Préface
p. 7-10
Texte intégral
1Les signataires de ces lignes, venus d'horizons divers, ont en commun d'avoir choisi de rallier l'université du Maine pour réaliser une thèse sous la direction de Jean-Marie Constant. Tous peuvent témoigner de la chaleur de son accueil, de sa disponibilité et de son enthousiasme communicatif à parler d'histoire alors même qu'il assumait, avec aisance et bonheur, de lourdes tâches administratives. La faculté des Lettres, dont il a été doyen pendant dix ans, sait ce qu'elle doit à la gestion énergique et vigilante qu'il a mise en œuvre afin de donner les meilleures chances de réussite aux étudiants, qu'il recevait toujours avec bienveillance. Jean-Marie Constant a toujours considéré que, dans la jeune université qu'il avait rejointe en 1979 et accompagnée dans son développement, de nombreux chantiers devaient s'ouvrir et que, pour peu qu'on ne ménage ni son temps ni sa peine, les espaces de liberté qu'on pouvait y rencontrer étaient beaucoup plus ouverts que dans des établissements plus vastes ou plus anciens. C'est dans ce contexte qu'il a créé, en 1995, le laboratoire d'Histoire Anthropologique du Mans, entraînant dans l'aventure les historiens modernistes et contemporanéistes de l'université. Après dix années d'existence, et au-delà des avatars institutionnels, il reste une communauté de chercheurs actifs et motivés qui attendent encore beaucoup de ses intuitions, de ses initiatives et de sa détermination. Son action pour faire vivre ce groupe de recherche montre que Jean-Marie Constant n'a jamais été un chercheur solitaire replié dans sa tour d'ivoire. Certains de ses ouvrages, à destination du grand public cultivé, ou des étudiants, illustrent ses qualités de passeur. On peut penser en particulier à La Vie quotidienne de la noblesse française aux xvie et xviie siècles, Les Français pendant les guerres de Religion ou encore à sa synthèse sur Les Guise. Grâce à une longue pratique des archives et à une connaissance quasi intime des auteurs contemporains, il a modifié notre approche de la société française des xvie et xviie siècles, en particulier dans sa composante nobiliaire.
2Les travaux de Jean-Marie Constant ont profondément renouvelé notre connaissance de la noblesse pour trois raisons principales. En premier lieu, il a utilisé des sources qui avaient, jusqu'alors, été trop négligées. Au cours de sa thèse, les fonds des Archives départementales et les manuscrits conservés dans les bibliothèques municipales lui ont permis de reconstituer la petite noblesse des campagnes beauceronnes. Il a également démontré l'intérêt du Cabinet des Titres, dont les registres nous apportent une foule de renseignements sur l'origine des familles, à condition d'être critiqués avec soin. De même, il a été l'un des premiers à exploiter de manière systématique les manuscrits de la BnF, où sont conservés les registres de l'ordre de Saint-Michel et les correspondances que les nobles de province échangeaient avec le pouvoir royal. Enfin, il n'a jamais hésité à lire certains textes littéraires avec un regard d'historien, pour en dégager des enseignements sur les spécificités de la culture nobiliaire.
3En second lieu, il a étudié ces nobles en adoptant un point de vue anthropologique, et non plus seulement sociopolitique. Certes, il a travaillé sur leurs revenus, leurs liens de clientèle ou leurs rapports au pouvoir souverain. Mais il a surtout cherché à les comprendre en décryptant leurs structures mentales, en explorant leurs représentations et en explicitant leurs motivations. Cet angle d'approche, attentif à ne pas commettre d'anachronisme, a beaucoup contribué à dépassionner les recherches sur la noblesse depuis les années soixante-dix : elle est devenue un objet d'Histoire comme un autre, que l'on a étudié à l'aide d'outils de plus en plus performants.
4En troisième lieu, Jean-Marie Constant a abordé le second ordre avec des problématiques et des méthodes nouvelles. Son parti-pris anthropologique l'a inévitablement conduit à s'interroger sur l'identité noble. Il a donc d'abord cherché à connaître leurs effectifs : la notion de densité nobiliaire, qu'il a énoncée en 1984 avec de nouveaux modes de calcul, a permis de grandes avancées dans ce domaine, où les évaluations restaient très approximatives. Il a également cherché à retrouver les origines des familles : souvent cachées ou oubliées, elles nécessitaient une patiente reconstitution des généalogies, ce qui lui a permis de décrire les mécanismes de l'anoblissement taisible. Sur le plan politique, il a élaboré le concept de noblesse seconde, qui permettait de mieux appréhender les rapports, conflictuels ou coopératifs, que la noblesse entretenait avec le pouvoir royal. Enfin, il a voulu comprendre les mécanismes qui les liens de clientèle, si importants dans l'attitude politique et sociale de la noblesse à l'époque moderne. Il les a retrouvés en exploitant les sources narratives et en faisant une place privilégiée à l'étude du sentiment.
5Ce recueil d'articles permet de mesurer le chemin qui a été parcouru depuis une trentaine d'années, et de dégager les apports scientifiques de ces nombreux chantiers. Les calculs de densités ont ainsi mis en évidence de grandes diversités régionales. L'écart est, par exemple, considérable entre l'Ouest atlantique, où les nobles étaient nombreux, souvent modestes, et le Nord-Est, où les densités nobiliaires étaient très basses. Depuis 1984, Jean-Marie Constant a poursuivi ses travaux dans ce domaine, et a mis en évidence, comme Michel Nassiet, la diminution du nombre des nobles entre le xvie siècle et la fin du xviiie. Les gentilshommes campagnards furent les premières victimes de ce processus, et ce phénomène s'accompagna souvent d'un transfert de propriétés au profit de la magistrature ou de l'aristocratie. Les calculs de densités, même s'ils peuvent sembler fastidieux, permettent ainsi d'obtenir des résultats du plus haut intérêt, et mériteraient d'être étendus à l'ensemble du royaume.
6On pourrait en dire autant des structures de l'anoblissement, qui obéissent sans doute à différents modèles provinciaux. En Beauce, Jean- Marie Constant a démontré la vigueur de l'anoblissement taisible, qui permettait aux familles roturières de faire oublier, en quelques générations, leurs origines grâce à l'achat d'une seigneurie et à l'adoption du mode de vie nobiliaire. Ce processus d'intégration au second ordre, qui s'enclencha certainement au cours de la guerre de Cent Ans, fut remis en question par les grandes enquêtes de Colbert, dans les années 1660 ; ce contrôle accru de l'État eut pour effet de ralentir le renouvellement des lignages au cours de la seconde modernité, et explique peut-être en partie la diminution des effectifs nobles que l'on observe à cette époque. Toutefois, Jean-Marie Constant a plaidé, dès le milieu des années 1980, pour une étude régionale de ces phénomènes, car le « modèle beauceron » n'est pas universel. En effet, dans l'élection de Bayeux, étudiée par James Wood, les riches roturiers préféraient, dès le xvie siècle, obtenir une lettre de noblesse. En Provence, les deux modes d'anoblissement coexistaient, selon Monique Cubells, sans oublier le rôle que pouvait y jouer le Parlement d'Aix. Dans bien des villes, les tribunaux de bailliage ou des présidiaux, par lesquels de nombreux magistrats sont passés, méritent d'être davantage étudiés, comme le fait actuellement Michel Cassan. De même, la « noblesse de cloche », souvent moquée par les contemporains, permet parfois de comprendre les gros effectifs nobiliaires de certaines villes.
7On savait depuis longtemps que la noblesse était très diverse, car les théoriciens de l'époque moderne le soulignaient eux-mêmes et prenaient toujours soin de distinguer les lignages selon leur ancienneté ou leurs emplois. Les historiens utilisaient donc volontiers les termes de « noblesse de robe », « noblesse d'épée », « aristocratie », « petite noblesse », etc. Le concept de noblesse seconde, que Jean-Marie Constant a énoncé pour la première fois au colloque d'Oxford, publié en 1989, est au contraire un outil spécifique à la recherche, qui rend compte d'une réalité politique et sociale sans recourir à une expression de l'époque moderne. Il permet de mieux penser le rapport de la noblesse au politique, en l'articulant à d'autres notions — le crédit, la clientèle, l'autorité — pour comprendre les relations que la noblesse de province entretenait avec ses différents partenaires — le roi, les aristocrates de cour, les villes ou les petits gentilshommes. Longtemps, la noblesse a été vue comme un obstacle à la construction de l'État moderne. Grâce au concept de noblesse seconde, on a pu expliquer de quelle façon elle pouvait jouer un rôle politique et militaire décisif, soit pour le mettre au service du souverain, soit pour l'utiliser contre lui.
8Ce nouvel outil s'est inscrit, en outre, dans une réflexion d'ensemble portant sur la culture et les pratiques politiques de la noblesse au cours de la première modernité. Dès 1987, Jean-Marie Constant a mis en valeur l'importance du néo-stoïcisme dans l'imaginaire politique noble. En étudiant les mobiles des conjurateurs qui s'opposaient à Richelieu, il a en effet remarqué qu'ils étaient surtout hostiles à sa manière d'exercer le pouvoir. Les méthodes expéditives du cardinal étaient, à leurs yeux, aux antipodes du bon gouvernement, qui devait s'appuyer sur la délibération et le consentement de la noblesse. Leurs idéaux s'exprimaient pleinement dans l'Astrée, où le pouvoir, exercé par une reine pleine de sagesse, était guidé par la mansuétude et la raison. Selon Jean-Marie Constant, la pensée politique noble, tout au long des xvie et xviie siècles, doit enfin être analysée en tenant compte de paramètres affectifs. Pour expliquer certaines prises de parti, même au cours des guerres de Religion, il est parfois nécessaire d'aller aux sources d'une amitié, plutôt que de se contenter d'une grille de lecture confessionnelle. À l'époque baroque, l'amitié fut également un facteur de mobilisation essentiel, que ce soit pendant la cabale des Importants ou lors de la Fronde. Les factions ne s'affrontaient pas forcément au nom de conceptions opposées de l'État, mais selon des logiques très personnelles, dont certaines nous échappent encore.
9L'histoire de la noblesse offre donc toujours de nombreuses pistes. Elle suscite d'ailleurs l'intérêt accru des historiens, qui testent de nouvelles problématiques, explorent des thèmes inédits ou revisitent des domaines que l'on croyait bien connus. Certaines enquêtes, menées par Jean-Marie Constant, demandent encore à être prolongées, soit dans l'espace, soit dans le temps. Elles offrent actuellement un vaste champ de réflexion aux jeunes chercheurs, qui peuvent y trouver des méthodes efficaces et des questionnements cohérents.
10Annie Antoine, Laurent Bourquin, Nicolas Le Roux,
11Cédric Michon, Frédérique Pitou
Auteurs
ORCID : 0000-0002-2482-2039
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