Présence par effraction et par intrusion
| ,Photographies : bris de cadre et intrusions
Selfies, appropriation et appropriationnisme. Une esthétique de l’intrusion ?
Texte intégral
- 1 D. Crimp, « Appropriating appropriation » dans Appropriation, Documentary of Contemporary Art, MIT (...)
« Over the past few years it has become increasingly clear that the strategy of appropriation no longer attests to a particular stance toward the conditions of contemporary culture »
Douglas Crimp1
- 2 From Here on, exposition Arles, Magasin Électrique, 4 juil. au 18 sept. 2011, organisé par Clément (...)
- 3 De la notion d’intrusion, nous entendons la pénétration, la prise, l’occupation d’un espace (symbol (...)
1« Maintenant, nous sommes une espèce d’éditeurs. Tous, nous recyclons, nous faisons des copier-coller, nous téléchargeons et remixons. Nous pouvons tout faire faire aux images2. » Cette phrase inaugure le Manifeste From here on des Rencontres d’Arles de 2011 qui marquent un tournant, témoignant d’une certaine production photographique, de l’évolution de la notion d’auteur et révélant les changements à l’œuvre du statut de l’image et des images. On peut observer depuis quelques années, une démarche de collecte des images de photographes dits amateurs et notamment des selfies postés sur les réseaux sociaux et autres sites ou blogs, par des artistes. Si la question de l’appropriation des œuvres ou des images n’est pas propre à l’art contemporain et est bien antérieure, elle demeure aujourd’hui très présente, et ce, au-delà du champ artistique. Ce texte propose une réflexion autour de la notion d’intrusion, voire d’effraction dans la photographie contemporaine, particulièrement celle qui prend pour objet, sujet, matière première, source : le selfie. Il est donc question de penser cette notion d’intrusion/d’effraction3 dans un contexte d’hyper-visibilité et d’hyper-accessibilité des images via des artistes qui glanent, réemploient et s’approprient des images préexistantes, des images dites d’amateurs, remettant en jeu leur dimension auctoriale mais aussi mettant en lumière de nouvelles problématiques autour de leur circulation. Il ne s’agit pas ici de penser le selfie en soi mais la façon dont les artistes s’en emparent et jouent sur ce qui pourrait peut-être être de l’ordre d’une esthétique de l’intrusion, entre éthique et poétique, une intrusion dans un jeu de visibilités, au travers d’un dispositif du voir et de l’être-vu, une intrusion de l’artiste à travers la prise, la reprise des images et également une intrusion de l’œil, du regard du spectateur.
- 4 C’est au musée d’art contemporain de Montréal, du 22 oct. 2014 au 1er janv. 2015, que J. Mayer expo (...)
2Nous aborderons trois points au travers les œuvres de trois artistes : A través del espejo de Joan Fontcuberta de 2010, la série des New Portraits de Richard Prince datant de 2014 et l’œuvre de Jillian Mayer, 400 Nudes4 exposée en 2014.
Appropriation et appropriationnisme
- 5 L’appropriation en art connaît de multiples supports (sculpture, cinéma, photographie etc.) et dive (...)
- 6 C. Grenier, La Manipulation des images dans l’art contemporain, Éd. du regard, 2014.
- 7 From Here on, op. cit.
3Le terme appropriation apparaît notamment en 1977 sous la plume du critique d’art Douglas Crimp, suite à l’exposition Pictures à la galerie New-yorkaise Artists Space dans laquelle sont exposés Sherrie Levine ou encore Robert Longo, artistes dits de la Pictures generation, des artistes qui s’approprient des images, pratique artistique nommée appropriationnisme. L’appropriation dans l’art n’est pourtant ni spécifiquement propre à cette époque, ni spécifiquement propre à la photographie ; son usage même est bien antérieur à cette date et ne concerne pas uniquement les images qu’elles soient photographiques, publicitaires ou autres5. De nos jours, cette pratique de reprise est non seulement toujours très présente dans l’art contemporain6 mais absolument actuelle quels que soient le médium, les techniques ou le support. Elle se décline en de multiples variations et terminologies telles que le remake ou le re-enactment ou encore ce que Clément Chéroux, historien de la photographie, nomme appropriationnisme digital7. En 2011, lors des Rencontres d’Arles dont il est le co-commissaire avec Martin Parr, Eric Kessels, Joachim Schmid et J. Fontcuberta, il donne une définition de l’appropriationnisme digital dans le manifeste qui s’intitule From here on, À partir de maintenant :
- 8 Id.
Banalisation de l’appropriation d’une part, hyper-accessibilité aux images de l’autre, la conjonction de ces deux facteurs est particulièrement féconde. Elle crée les conditions d’une stimulation artistique. Et, en effet, depuis les premières années du millénaire – Google Images date de 2001, Google Maps est lancé en 2004, Flickr la même année – les artistes se sont emparés des nouvelles technologies. Depuis, ils sont chaque jour un peu plus nombreux à mettre à profit les richesses que leur offre Internet. De la manière la plus décomplexée, ils s’approprient ce qu’ils découvrent sur leur écran, éditent, transforment, déplacent, ajoutent ou retranchent. Ce que les artistes cherchaient autrefois dans la nature, en déambulant dans les villes, en feuilletant les magazines, ou en fouillant dans les cartons des marchés aux puces, ils le trouvent aujourd’hui sur la toile. L’Internet est une nouvelle source vernaculaire, un puits sans fond d’idées et d’émerveillements8.
4Nous pouvons souligner plusieurs points importants dans le texte de Clément Chéroux. Tout d’abord, l’utilisation du terme Manifeste, mot révélateur de sa volonté et de son engagement esthétique et presque politique par rapport à la réalité du statut de l’image d’aujourd’hui, effectif depuis quelques années. Par ce texte, Chéroux fait officiellement d’Internet une source d’inspiration légitime et, s’il valorise la figure de l’amateur et désacralise la figure de l’artiste, il justifie cependant la dimension auctoriale de l’artiste par sa médiation. L’artiste est l’auteur de ces images car il opère un déplacement au niveau de leur interprétation. Il précise que les artistes n’utilisent pas n’importe quelles images, ils font un choix, il y a un vrai fil conducteur entre les images, une véritable démarche artistique. Clément Chéroux réinvente la figure de l’auteur qu’il voit comme un collectionneur, comme un éditeur. L’historien observe dans l’appropriationnisme digital une posture un peu surréaliste, de poésie du hasard aux accents ludiques. Ainsi, l’importance du Manifeste est de mettre en lumière les nouveaux usages et pratiques de la photographie contemporaine et indique l’évolution certaine du statut de l’image.
- 9 L’année 2010 est la date marquante d’une petite révolution. Des changements se sont opérés entre l’(...)
- 10 Les autoportraits pris dans le reflet d’un miroir au smartphone et non plus au téléphone portable s (...)
5Les préceptes de l’appropriationnisme et de From here on, nous les retrouvons dans l’œuvre de J. Fontcuberta, artiste espagnol né en 1955. Cette figure de la photographie s’intéresse beaucoup à la photographie amateur, aux flux d’images sur internet qu’il conçoit comme une esthétique de l’accès. Dès le début des années 2000, il réalise des œuvres à partir d’images préexistantes. En 20109, J. Fontcuberta présente une installation avec projection d’images qui se superposent et qui défilent, A través del espejo soit À travers le miroir. Ces images ont toutes un point commun : ce sont des reflets, des reflets de personnes qui se photographient face à une surface réfléchissante, miroirs bien sûr mais aussi vitres, poignée de porte ou encore revers métallique d’un grille-pain, etc. Fontcuberta nomme ces images des réflectogrammes. Dans A través del espejo, se succèdent des photographies de groupe ou de famille mais aussi des photographies de personnes dénudées et des photographies érotiques notamment. Pourtant, peu importe le genre, nous sommes toujours face à des représentations de soi, des autoportraits, des images prises avec des appareils photographiques ou avec des téléphones portables. Ces images prises au téléphone sont, en quelque sorte, les prémices de celles qu’on abordera bientôt sous le nom de selfie10.
6De ces photographies, on observe l’évolution technologique des différents appareils permettant de se prendre en photo : l’appareil photographique, le compact, le numérique, quelques téléphones sont présents mais ce n’est pas encore le monopole des smartphones. Les réflectogrammes de J. Fontcuberta nous livrent les usages d’une photographie non-artistique, amateur et visible sur le net. Les images choisies par l’artiste proviennent de plusieurs sites en libre accès et sont sujettes à la licence Creative Commons. Contrairement à la démarche de R. Prince dans New Portraits, Fontcuberta ne montre pas ce qui pourrait identifier les auteurs de ces images qui sont volontairement laissés anonymes. Si nous pouvons voir leurs visages, rien n’est dévoilé de leur identité numérique, pseudonyme ou autre. S’il y a visibilité des images, s’il y a accessibilité des images, le spectateur ne peut pas retrouver la trace des personnes qui se sont photographiées et ce, malgré le fait que ces images et leurs auteurs participent à cette esthétique de l’accès de la société contemporaine.
7L’artiste montre les variations iconographiques autour d’un thème, la créativité des auteurs, la dimension ludique de la prise de vue, le jeu avec les possibles de l’appareil mais surtout Fontcuberta met en lumière l’importance de la représentation de soi dans la photographie amateur, sa popularité et ses pratiques photographiques qui pourraient tendre vers une certaine forme de non-visibilité, comme celles représentant la nudité et la sexualité des corps. Ce phénomène d’autoreprésentation n’a eu de cesse de s’amplifier grâce aux Technologies de l’Information et de la Communication, en particulier avec l’usage massif des smartphones.
L’art de l’appropriation vs Appropriation art
- 11 En 2013, R. Prince remporte un procès en appel contre le photographe français Patrick Cariou alors (...)
8Associé à l’Appropriation art dont il est l’une des principales figures, R. Prince (artiste américain né en 1949) procède, à l’instar de Fontcuberta, à l’appropriationnisme digital. Cependant, certains aspects de sa démarche diffèrent. Depuis les années 1970, R. Prince photographie des images préexistantes, qu’il détourne, retouche, recadre, écrivant parfois dessus et multipliant les supports, allant de la photographie aux images de publicité, nommant de lui-même sa pratique la re-photographie. Ce procédé lui a valu encore récemment des démêlés avec la justice et notamment avec d’autres artistes11, puisqu’il a été accusé de plagiat, voire de vol. Son travail soulève toujours la controverse auprès du grand public comme auprès du monde artistique. L’appropriation pose problème notamment parce qu’elle met en porte-à-faux les flous juridiques, les tolérances d’un pays à l’autre, leurs différends et leurs différences législatives à propos du droit d’auteur, du droit à l’image. L’appropriationnisme questionne l’utilisation du Fair Use et éprouve les limites des usages des images.
9En 2014, R. Prince propose à la Galerie Gagosian une exposition intitulée New Portraits. Cette série se compose de photographies et plus précisément de captures d’écran qui sont agrandies de portraits, de selfies publiés sur des comptes publics, accessibles par tous sur le site Instagram et dont la forme et l’agencement rappellent les polaroids. On peut observer sur ces photographies la présence des portraits mais aussi de likes, du nom de la personne qui tient le compte, de commentaires. Par ailleurs, l’artiste intervient toujours par un petit commentaire de quelques mots et/ou de quelques émoticônes, et ce commentaire apparaît systématiquement en dernier, en dessous des autres commentaires et en dessous du portrait, laissant supposer que Prince a fait sa capture d’écran juste après l’avoir posté. Ce geste n’est évidemment pas anodin dans la mesure où il indique que d’une part, R. Prince est intervenu sur l’image et que, d’autre part, cette position finale n’est pas sans évoquer celle de la signature d’une œuvre, d’une signature numérique.
- 12 « Des clichés volés sur Instagram vendus 100000 dollars dans une galerie », [http://lexpress.fr/cul (...)
10Une controverse fait jour rapidement autour de cette exposition car R. Prince revend près de cent mille dollars chacun de ces portraits, sans avoir au préalable demandé l’autorisation, prévenu le détenteur du compte de l’utilisation et de la diffusion d’une œuvre dans laquelle se trouve une de ses images et aussi sans dédommager ou rétribuer en aucune façon ce dernier. Certains articles de presse perçoivent une dimension d’effraction de la démarche de l’artiste, l’accusant explicitement de vol comme le titre le journal L’Express du 22 mai 2015 : « Des clichés volés sur Instagram vendus cent mille dollars dans une galerie12. » Malgré les critiques, le procédé de Prince est un exemple d’appropriation qui est protégé par le Fair Use car les images dites volées sont retravaillées à plusieurs niveaux, par le choix délibéré d’une personne et de son image, par l’intervention directe de Prince sur le compte Instagram de la personne et par le fait que ce n’est pas l’image, le selfie, la photographie seule qui est utilisée, Prince ayant recadré l’image. L’appropriation est donc légale dans le cadre de la justice américaine même si elle peut sembler injuste pour certains d’autant que les détenteurs des comptes n’ont pas été rémunérés. Ce qui pose aussi problème et fait intrusion, si l’on se réfère à la démarche de J. Fontcuberta, c’est cette traçabilité de l’identité des auteurs des images originelles, cette immédiate visibilité du nom, du pseudonyme, ce dévoilement de cette forme d’intimité et ce, même si les comptes sont publics. Entre appropriation et Appropriation art (en tant que démarche artistique), la limite est tacite. Pourtant, si l’intrusion n’intervient pas au niveau juridique, elle est aussi de l’ordre du ressenti et de l’émotion et n’en est pas moins réelle.
Du partage du sensible aux regards intrusifs
- 13 L. Allard, « Express Yourself 3.0 ! Le mobile comme media de la voix intérieure. Entre double agir (...)
- 14 Id.
11Des observations, théories et réflexions autour du selfie, de son caractère trivial à l’évocation de la dimension narcissique, en passant par la configuration machinique, on en viendrait presque à oublier l’investissement sensible patent, cette présence de l’affect comme fondement de la création de ces images et le fondement de leurs usages, l’image comme lieu, geste, temps de l’émotion et de son partage, ce que Laurence Allard appelle partage du sensible13. La question de l’émotion est soulevée par la chercheuse au sujet de la photographie mobile et à propos du selfie qu’elle décrit comme étant un média d’intériorité, photographier avec son téléphone, c’est aussi, selon elle, matérialiser une émotion14. Cet investissement du sensible et de l’émotion est d’autant plus important au regard de certaines images, de certains thèmes extrêmement présents sur l’internet et au sein de ces nouveaux usages de la photographie telles que la nudité et la représentation du corps sexué et/ou sexualisé, c’est-à-dire représentant le corps d’une femme ou d’un homme et/ou représentant ce corps dans une position, une action à caractère sexuel. La notion d’intrusion est d’autant plus importante dans le cas où ces images passent d’une visibilité à caractère privé de la relation interpersonnelle à une hyper-visibilité. Cette intrusion peut se faire violence et devenir effraction lorsque ce passage se produit sans consentement ni autorisation d’une des personnes concernées et ce, dans l’unique but de lui nuire, de détruire quelque chose de sa personne et de son identité.
- 15 Le slut-shuming ou humiliation des salopes est une expression désignant la stigmatisation de person (...)
- 16 L’affaire de Steubenville est celle d’un viol collectif dans une petite ville de l’Ohio en 2012, ce (...)
12J. Mayer est une artiste américaine née en 1984, à Miami. Son installation 400 Nudes est une installation en deux temps et en deux lieux datant de 2014. Une partie est présentée au MAC, musée d’art contemporain de Montréal, l’autre, numérique, est réinjectée dans le web. Est également exposée une œuvre d’Andrea Bowers, Courtroom Drawings (Steubenville Rape Case, Text Messages Entered As Evidence, 2013) qui témoigne de l’affaire de viol de Steubenville, aux États-Unis. Lui aussi dénonce la violence faite aux femmes, la culture du viol et le Slut-shaming15, l’extrême violence de certains comportements, notamment sur les réseaux sociaux16.
- 17 Les sites de Revenge Porn ou de revanche pornographique sont des sites sur lesquels des Ex, général (...)
13Comme pour J. Fontcuberta et R. Prince, les photographies originelles de 400 Nudes ont été collectées sur le net. Pourtant Mayer va beaucoup plus loin dans l’appropriation de ces images. Sur un présentoir, l’artiste expose des photographies, quatre-cents, au format carte postale, ce qui semble être des selfies aux corps dénudés grands ou petits, fins ou épais, des Nudes. À y regarder de plus près, la multitude des corps se confronte au visage, un seul visage, un visage unique sur toutes les photographies : celui de l’artiste. J. Mayer a photoshoppé chaque selfie pour introduire ses propres traits à la place de ceux de la femme qui pose à l’image. Son visage se fait masque grotesque, il laisse percevoir le truc, la supercherie du montage photographique, il se fait mascarade de la tension érotique des images, mascarade de l’objet femme, excluant toute volonté de semblance avec le corps exposé. De cet anonymat forcé, de cette intrusion dans l’image, de cet assemblage déroutant, se manifeste la détermination de J. Mayer d’éviter l’identification des femmes à l’image car ce ne sont que des victimes du Revenge Porn17 et toutes ces images proviennent uniquement de sites publiant ce genre de photographies. L’intrusion de l’artiste vient se heurter à l’effraction de l’intime et de ses images. J. Mayer a choisi exclusivement des photographies de femmes et aucune d’homme parce qu’elles sont l’écrasante majorité des victimes. Elle a aussi opté pour des images de femmes nues, se dénudant ou montrant parfois leur sexe. L’intention sexuelle de ces selfies est totalement explicite, même si on notera que Mayer a sélectionné des images ne représentant pas d’acte sexuel.
14Dans un second temps de l’œuvre, J. Mayer a mis en ligne ces images, elle les a réinjectées et disséminées sur différentes plates-formes, notamment sur des sites pornographiques, laissant les selfies avec son propre visage errer de façon totalement autonome, indépendamment de sa volonté, sans aucun contrôle. Cette démarche mouvante, évolutive, est aussi vertigineuse et profondément angoissante quant au devenir et aux usages possibles de ces images. Le dessein de l’artiste va au-delà de ses propres inquiétudes (notamment tout présentes de l’absence d’emprise sur ces images) pour semer la confusion auprès de ceux qui sont consommateurs et spectateurs de ces photographies, les poussant à s’interroger sur ce qu’ils voient et ce qu’ils font des images, sur le rôle qu’ils jouent et nient jouer. L’intention de J. Mayer par cette intrusion de son visage sur des images pré-existantes, par l’intrusion de son image dans l’espace de la pornographie 2.0, par ce selfie devenu double, l’original et celui retouché, dans le circuit des images à caractère sexuel, est de fausser les éventuelles informations circulant à propos des victimes, de contrefaire une possible reconnaissance faciale. Quelle identité pour quel visage ?
- 18 L. Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Minuit, 1977.
15J. Mayer revendique la dimension féministe de son œuvre, que l’on peut qualifier de politique. Elle retourne cette prise de pouvoir des sites de Revenge Porn sur les corps et les images qui ont fusionné en une seule et même chose, un objet, un fétiche, une marchandise. Selon l’artiste, le selfie nu, le nude est à l’origine une pratique fondamentalement positive puisqu’elle est appropriation de soi ; car se photographier c’est aussi une façon de s’approprier ce qui est devant l’objectif. Ces femmes s’affirment, s’aiment, se regardent, assument leur désir, leur nudité, leur corps, leur séduction, leur sexualité, elles se photographient et cette prise de pouvoir, cette forme d’indépendance fait, au final, violence. Violence car dans un processus d’extrême perversion, ce qui est une force est renvoyé au rang de faiblesse, la femme désirante est déniée, reniée, devenue une impossibilité, le sujet est devenu objet, un objet parmi d’autres sur ce grand et nouveau « marché des femmes » pour citer le titre d’un chapitre de Luce Irigaray dans Ce sexe qui n’en est pas un18.
16À l’origine, la prise de ces selfies et leur envoi sont des moments de désir, de complicité, de confiance, de partage d’émotions, d’affect érotique. Le Revenge Porn est une violation de l’intimité physique, psychologique, une effraction dans l’espace privé dans le but de nuire en brisant quelque chose. Cela est d’une violence inouïe parce que tout ce qui relève de l’intimité est exposé, exhibé, est l’objet d’une monstration abusive. Le nom, l’adresse peuvent être divulgués. Le corps, la nudité, le regard désirant sont montrés. Les lieux d’intimité comme la chambre ou la salle de bain, qui sont des lieux de la plupart des prises de vue notamment par l’utilisation du miroir qui s’y trouve, sont révélés. Par la publication de ces images en très grand nombre et surtout au format carte postale, objet de circulation par excellence, elle invite les spectateurs à prendre conscience de leur rôle d’acteur dans cette hyper-visibilité et hyper-accessibilité de l’intime, lorsqu’ils prennent ces cartes, ces quatre cents cartes, les transportent, les gardent, les redonnent, les collectionnent. Elle remet en place, rejoue le système de circulation de ces photographies devenues de véritables objets dans une mise en abîme de la marchandisation et la réification des corps et des images de femmes. Cette démarche, si elle se veut politique, préventive, féministe, a aussi quelque chose d’assez dérangeant dans la mesure où il y a remise en visibilité des corps, qui sont ceux de victimes, dans d’autres champs de visibilité, d’autres regards. Les yeux du spectateur, les nôtres, sont face à des images qu’on n’aurait jamais dû voir, qui sont de l’ordre de la communication interpersonnelle, de l’intimité, du sensible et ce, même s’il y a médiation de l’artiste. Le spectateur n’est pas, à proprement parler, voyeur, cependant son regard devient intrusif en raison de la provenance des images, le contexte de visibilité, leur parcours. La question du regard est primordiale dans le travail de Mayer, d’ailleurs, y a t-il regard ? Ces femmes, sous le masque de l’artiste, nous regardent, semblent nous regarder, et pourtant nous ne sommes pas l’objet de leur désir. Il y a manipulation de cette dimension dialogale des regards, une dimension déjà faussée par le médium photographique qui recrée un lien de regard désirant ; et la manipulation est double dans la mesure où ces regards ne sont plus ceux des femmes à l’origine de ces images, devenues anonymes par le truchement, par la décapitation réalisée par l’artiste, mais celui de J. Mayer.
- 19 Pour la France, voir l’article 226-2-1 du code pénal dans sa rédaction résultant de la loi 2016-132 (...)
17J. Mayer, par la mise en exergue de ces intrusions/effractions/appropriations successives des corps et des images, soulève les questions et les problèmes actuels autour de la consommation et de la circulation des images, de l’avenir des images en ligne, de la sécurité des renseignements personnels et de la violation de l’intimité et par extension, de la non-protection des victimes notamment de la part des gouvernements auxquels on peut reprocher la lenteur d’action, le manque d’organisation de campagnes préventives ou encore la faiblesse des sanctions pénales19. J. Mayer soulève les enjeux et les dangers de cette subculture qu’est le nude, ce selfie érotique, voire pornographique, une subculture qui ne nous renvoie pas à l’art du nu mais à la nudité dans sa crudité possible par les perspectives faussées, la disproportion des corps, les cadrages et éclairages hasardeux.
18La photographie, de la fin des années 1970 à aujourd’hui, en énonçant les enjeux de l’appropriation, dévoile les survenances et les manifestations d’intrusions des images et dans les images du point de vue éthique, juridique, esthétique, sensible par rapport aux positionnements des artistes, des photographes amateurs mais aussi par rapport au rôle des spectateurs, regardeurs de ces images. Les notions d’intrusion et parfois même d’effraction recouvrent des réalités multiples de représentations, de franchissements et de prises d’espace qu’il soit symbolique, photographique, psychologique et posent la question de la responsabilité des différents acteurs dans ce jeu des images. L’appropriation, quelle qu’elle soit, opère un changement du statut de l’image, elle la déplace, modifie son interprétation, son but premier en l’ouvrant sur de nouveaux champs de visibilité. Au-delà du statut des images, au-delà de la dimension artistique de l’appropriationnisme, la question de l’intrusion et du selfie dans les pratiques photographiques contemporaines amateurs relance l’articulation du triptyque femme/corps/image. La rencontre de ces trois éléments est séculaire ; cependant, on remarque un changement du point de vue originel, celui de la femme qui n’est plus seulement photographiée mais photographe. Si les femmes n’ont pas forcément conscience, car ce n’est évidemment pas le dessein de ces images, de la dimension politique et même historique de l’acte de la représentation de soi pour des groupes dits subalternes, elles s’approprient cette histoire de la représentation de la Femme qui les renvoie à un statut d’objet, elles s’en affranchissent, s’en libèrent en devenant sujet et cette liberté, malheureusement, elles en payent le prix fort.
Notes
1 D. Crimp, « Appropriating appropriation » dans Appropriation, Documentary of Contemporary Art, MIT Press, United-States, 2009, p. 189.
2 From Here on, exposition Arles, Magasin Électrique, 4 juil. au 18 sept. 2011, organisé par Clément Chéroux, Joan Fontcubertan Erik Kessels, Martin Parr, Joachim Schmid, Arles : les Rencontres d’Arles-Photographie, Treillières, 2011. « Maintenant, nous sommes une espèce d’éditeurs. Tous, nous recyclons, nous faisons des copier-coller, nous téléchargeons et remixons. Nous pouvons tout faire faire aux images. Tout ce dont nous avons besoin, c’est d’un œil, d’un cerveau, un appareil photo, un téléphone, un ordinateur, un scanner, un point de vue. Et, lorsque nous n’éditons pas, nous créons. Nous créons plus que jamais, parce que nos ressources sont illimitées et les possibilités infinies. L’Internet est plein d’inspirations, de profond, du beau, du dérangeant, du ridicule, du trivial, du vernaculaire et de l’intime. Nos petits appareils de rien du tout capturent la lumière la plus vive comme l’obscurité la plus opaque. Ce potentiel technologique a des répercussions esthétiques. Il change l’idée que nous nous faisons de la création. Il en résulte des travaux qui ressemblent à des jeux, qui transforment l’ancien en nouveau, réévaluent le banal. Des travaux qui ont une histoire, mais s’inscrivent pleinement dans le présent. Nous voulons donner à ces travaux un nouveau statut. Car les choses seront différentes, à partir de maintenant… »
3 De la notion d’intrusion, nous entendons la pénétration, la prise, l’occupation d’un espace (symbolique, numérique ou autre) de façon inopportune, sans en avoir le droit ou l’autorisation. Quant au terme d’effraction, si la question de pénétration, de prise d’un espace peut être présente, son étymologie signale le franchissement d’une limite, d’une frontière, d’un seuil et ce, avec violence. Du latin effringere, le terme signifie : « enlever en brisant, faire sauter, rompre, briser, ouvrir avec effraction, détruire » voir F. Gaffiot, Dictionnaire Latin Français, Hachette, 1934, [https://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php?q=effringere], consulté en juin 2018.
4 C’est au musée d’art contemporain de Montréal, du 22 oct. 2014 au 1er janv. 2015, que J. Mayer expose 400 Nudes.
5 L’appropriation en art connaît de multiples supports (sculpture, cinéma, photographie etc.) et diverses réalités (copie, plagiat, citation etc.). Le ready-made de Marcel Duchamp, Fontaine, datant de 1917 est un exemple célèbre d’appropriation par le détournement.
6 C. Grenier, La Manipulation des images dans l’art contemporain, Éd. du regard, 2014.
7 From Here on, op. cit.
8 Id.
9 L’année 2010 est la date marquante d’une petite révolution. Des changements se sont opérés entre l’Iphone 3GS et l’Iphone 4, sortis respectivement en juin 2009 et juin 2010. Le déclencheur sur la version antérieure est une touche tactile à retrouver sur l’ensemble de l’écran, donc difficile d’accès pour tenter un autoportrait et ce, malgré la présence d’un retardateur. L’opération demeure finalement peu pratique et le résultat obtenu est plus qu’aléatoire. L’Iphone 4, quant à lui, implante le déclencheur sur le côté de l’appareil et est donc beaucoup plus accessible, mais surtout, l’innovation majeure est la caméra frontale permettant la visioconférence du FaceTime. Plus encore, cette caméra permet à la personne qui se photographie de se voir comme dans un miroir et donc de réaliser un autoportrait parfaitement maîtrisé.
10 Les autoportraits pris dans le reflet d’un miroir au smartphone et non plus au téléphone portable sont parfois nommés selfie miroir, selfie au miroir ou, en anglais, selfie mirror. Si avec l’autoportrait au miroir, le rapport du corps, au regard et à la prise de vue diffèrent via la dimension spéculaire, faisant référence davantage à un autoportrait traditionnel, cette distinction dans l’angle d’approche peut nous questionner sur ce qui définit le selfie. En effet, les personnes qui font des autoportraits au smartphone font, sans cesse, évoluer cette pratique et les termes qui la définissent. Alors que le dictionnaire Oxford, en 2013, décrit le selfie en mettant uniquement l’accent sur le fait que ce soit un autoportrait pris avec un smartphone et partagé sur les réseaux sociaux, André Gunthert le définit lui comme un « groupe de pratiques de photo ou vidéo réflexives » (voir « La consécration du selfie », [https://etudesphotographiques.revues.org/3529], consulté en août 2017). Nous privilégions ici le terme de selfie pour désigner un autoportrait pris à bout de bras comme un autoportrait pris dans le miroir dans la mesure où ce terme est celui employé par les usagers, sur Instagram notamment, pour ces deux types de prise de vue.
11 En 2013, R. Prince remporte un procès en appel contre le photographe français Patrick Cariou alors qu’une décision de justice a été favorable au plaignant en première instance. Cariou porte plainte en 2008 contre Prince au sujet de sa série « Canal zone » exposée à la galerie Gagosian. L’artiste américain y a re-photographié et détourné près de 40 photos du livre de Patrick Cariou : Yes rasta. Voir P. Cariou, P. Henzell, Yes rasta, New York, PowerHouse Books, 2000.
12 « Des clichés volés sur Instagram vendus 100000 dollars dans une galerie », [http://lexpress.fr/culture/des-cliches-voles-sur-instagram-vendus-100-000-dollars-dans-une-galerie_1682246.html], consulté en mars 2017.
13 L. Allard, « Express Yourself 3.0 ! Le mobile comme media de la voix intérieure. Entre double agir communicationnel et continuum disjonctif soma-technologique », [https://www.academia.edu/9298589/Express_Yourself_3.0_Le_mobile_comme_media_de_la_voix_intérieure_Entre_double_agir_communicationnel_et_continuum_disjonctif_soma-technologique] consulté en mars 2017. Si L. Allard n’y fait pas explicitement référence, on peut supposer qu’elle évoque le livre de Jacques Rancière du même nom, voir J. Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique, 2000.
14 Id.
15 Le slut-shuming ou humiliation des salopes est une expression désignant la stigmatisation de personnes (insulte, menace ou même agression) dont le comportement, la tenue vestimentaire ou encore le maquillage sont jugés comme provocants ou trop explicitement sexuels.
16 L’affaire de Steubenville est celle d’un viol collectif dans une petite ville de l’Ohio en 2012, celle d’une jeune lycéenne inconsciente, transportée de fête en fête, humiliée, agressée sexuellement, violée. Sur les réseaux sociaux, des vidéos de cette agression ont été postées le soir-même, des commentaires ont étés écrits et des photographies publiées entre autres par des personnes témoins de la scène. Comme si l’horreur n’avait pas atteint son paroxysme, la victime a dû, par la suite, faire face au slut-shaming, notamment de la part de certains médias. Ce que révèle l’affaire de Steubenville, c’est l’impunité d’une société qui minimise les agressions envers les femmes et l’impunité de la justice envers les violeurs, un et deux ans de détention pour ces deux sportifs prometteurs dont l’affaire pouvait briser la carrière selon une journaliste de CNN, Poppy Harlow.
17 Les sites de Revenge Porn ou de revanche pornographique sont des sites sur lesquels des Ex, généralement des hommes, postent publiquement des images à caractère érotique, pornographique prises lors de leur relation. Cette vengeance post-rupture sur leur ancienne compagne a pour seul but l’humiliation de celle-ci en utilisant sa sexualité, ses désirs, sa nudité pour châtiment, avec généralement insultes, nom, adresse, lieu de travail des victimes, dont la grande majorité des victimes sont des femmes. Certains sites vont très loin car ils vont jusqu’à hacker les boîtes mails et/ou faire des montages photos pour parvenir à leur fin.
18 L. Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Minuit, 1977.
19 Pour la France, voir l’article 226-2-1 du code pénal dans sa rédaction résultant de la loi 2016-1321 du 7 oct. 2016 pour une République numérique (article 67).
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.