Chapitre 2. Un déploiement ubiquiste et discriminé en France
p. 27-43
Texte intégral
1La tendance à la fermeture des espaces résidentiels concerne la France, comme bien d’autres pays, même si ce phénomène ne peut être qualifié d’entièrement nouveau. En effet, un petit nombre de domaines résidentiels clos existent depuis longtemps dans l’hexagone, tout particulièrement en région parisienne, où quelques hameaux et villas privés datent du xixe siècle, et sur la Côte d’Azur, où plusieurs ensembles fermés ont vu le jour à partir des années soixante (Madoré et Glasze, 2003). Cependant, la réalité et la représentation du phénomène changent depuis les années quatre-vingt-dix, comme en témoignent le développement des clôtures et du contrôle des accès dans les programmes immobiliers neufs ou encore la multiplication d’articles de presse consacrés au sujet. Le mouvement de fermeture des espaces résidentiels est donc bien en marche et ne semble plus réservé aux seuls territoires des classes aisées, même si sa connaissance reste encore approximative et pose problème, d’un point de vue conceptuel et méthodologique. Quant à la répartition de ces programmes clôturés par promoteur ou zone géographique, elle semble marquée par un processus à la fois ubiquiste et discriminée géographiquement, où le rôle de l’offre créée par les promoteurs semble jouer un rôle déterminant en termes d’apparition et de diffusion.
UNE CONNAISSANCE DE L’AUTOENFERMEMENT RÉSIDENTIEL TRÈS BALBUTIANTE
2En France, les recherches portant sur les ensembles résidentiels clos étaient il y a encore peu de temps quasiment inexistantes. Ce sont des journalistes qui, les premiers, ont commencé à s’intéresser au phénomène, cherchant sans doute à vérifier l’existence d’un effet de diffusion des gated communities nord-américaines sur le sol français. Quatre articles retiennent ainsi l’attention entre 1999 et 2002. Le premier a été écrit par deux journalistes du Monde, J.-P. Besset et P. Krémer, qui ont enquêté en 1999 sur la fermeture des espaces résidentiels en France. L’approche se limite toutefois à collectionner des témoignages de promoteurs et se garde bien d’avancer la moindre statistique sur l’ampleur prise par le phénomène. Le second article, rédigé par le journaliste H. Belmessous, a été publié au cours de l’année 2000 dans la revue Urbanisme. L’approche est purement monographique, l’auteur prenant appui sur deux exemples d’ensembles résidentiels apparentés à des villes privées (Le Parc de Maisons-Laffite, créé en 1830 dans les Yvelines, et deux projets immobiliers du groupe Georges V), pour montrer comment se renforce la ségrégation résidentielle en France. La troisième série d’articles, parue dans différents supports médiatiques en 2001, relate la construction, par un promoteur allemand, d’une résidence entièrement clôturée et sécurisée dans le Var, « Terre Blanche » comprenant 123 villas de luxe et un palace cinq étoiles (Mathieu, 2001). Enfin, un quatrième article, publié en 2002 dans Le Monde diplomatique de nouveau par H. Belmessous, prend l’exemple de Toulouse et en particulier des complexes clôturés réalisés par le promoteur de la ville rose Monné Decroix, pour illustrer le développement de « villes privées » à la française.
3En réalité, on perçoit comment le prisme journalistique repose sur une sélectivité sociogéographique dans l’appréhension de la fermeture résidentielle en France : soit ces articles donnent à voir une forme assez exceptionnelle et peu représentative du phénomène, en focalisant l’attention sur des exemples s’apparentant à l’image du « ghetto doré » ou de la « forteresse des riches »; soit ils sont centrés sur une ville, celle de Toulouse, considérée comme l’épicentre du phénomène.
4Ainsi, le Parc de Maisons-Laffite, créé en 1830 et présenté par H. Belmessous (2000), constitue l’archétype du « lotissement chic » analysé par M. Pinçon-Charlot et M. Pinçon (1994), où l’entre-soi et la vigueur du contrôle normatif instauré par une association syndicale constituent une puissante clôture symbolique, à défaut d’être physique. Quant aux deux projets immobiliers du groupe Georges V présentés également par H. Belmessous, il s’agit pour l’un d’une résidence hôtelière à destination des cadres construite à Lyon, et pour l’autre d’un complexe résidentiel non clôturé projeté à Bergerac. Ce dernier présente de nombreuses similitudes avec les « lotissements chics » du type le Parc de Maisons-Laffite, dans la mesure où la sécurisation s’opérera en amont par le tri social, la clientèle visée étant composée de riches européens du Nord. Enfin, la résidence clôturée « Terre Blanche » construite dans le Var constitue un véritable « ghetto pour millionnaires », comme le titre le journal Le Monde (Mathieu, 2001), ce qui est attesté par le coût d’acquisition d’une maison, soit 1,5 million d’euros (10 millions de francs). La focalisation médiatique sur ce projet au cours de l’été ou de l’automne 2001 a renforcé cette impression que l’autoenfermement résidentiel ne concernait, en France, que les riches qui cherchent à s’emmurer.
5Par ailleurs, croisant pour partie cette figure du « ghetto doré », le regard journalistique est focalisé sur les villes du sud de la France, plus particulièrement Toulouse, où le groupe Monné Decroix attire tous les regards. Ainsi, pour observer « le nouvel attrait pour les résidences sécurisées », les journalistes du Monde J.-P. Besset et P. Krémer sont allés enquêter dans la ville rose en 1999, mettant en évidence le rôle déterminant joué par Monné Decroix dans l’essor de ce phénomène. Surtout, ils soulignent combien, « au-delà de l’exemple toulousain, le sud de la France (Bordeaux, Montpellier, Aix-en-Provence…) semble particulièrement concerné », donnant ainsi l’impression au lecteur que la diffusion géographique de la fermeture résidentielle en France ne serait limitée, pour l’essentiel, qu’aux seules grandes villes de la moitié méridionale de l’hexagone, et plus particulièrement à Toulouse.
6Au total, il est illusoire, à la lecture de ces quelques articles écrits par des journalistes, d’avoir ne serait-ce qu’un vague aperçu de la réalité géographique de la fermeture des espaces résidentiels en France. Néanmoins, ce regard journalistique est fort utile, nonobstant les précautions d’usage inhérentes à l’emploi d’une source non validée scientifiquement. En effet, l’ensemble des témoignages des promoteurs interrogés converge pour observer une tendance à la progression vigoureuse du concept de l’ensemble résidentiel fermé.
7Le développement de la fermeture résidentielle en France vu par le journal Le Monde
Si la clôture ne fait encore que rarement l’objet d’une demande spontanée, « on sent que si on la propose, le marché est là », note Jacques Pautigny, président du Syndicat national des aménageurs-lotisseurs. « Et dans les dix années à venir, elle se développera énormément. À qualité égale, on sait qu’on vendra mieux des produits avec clôture périphérique et filtrage des entrées par carte magnétique ou gardien » […] Chez France-terre, promoteur et aménageur-lotisseur, on confirme que le concept de village sécurisé, « apparu il y a deux ans », est « en train de devenir systématique pour les résidences de bon standing en province ».
Besset J.-P. et Krémer P., « Le nouvel attrait pour les résidences sécurisées », Le Monde, 15 mai 1999.
8Il est nécessaire d’aller au-delà d’une présentation quelque peu stéréotypée d’un point de vue sociogéographique de la fermeture des espaces résidentiels en France, vision tronquée par un prisme journalistique arc-bouté sur la figure du « ghetto doré » ou l’enclave fermée des villes du sud de la France et notamment de Toulouse. Toutefois, la connaissance du phénomène est un véritable leurre statistique, qui achoppe sur une difficulté conceptuelle et méthodologique. Comment, en effet, appréhender cette réalité dans un pays où, pour des raisons à la fois culturelle et urbanistique, la fermeture de l’habitat est une pratique courante ? Un regard candide conclurait aussitôt à la généralisation du phénomène. Qui n’a pas remarqué que dans l’habitat collectif continu situé dans les zones urbaines denses, la mitoyenneté et l’alignement des façades permettent de constituer un espace privatif clos en arrière de la construction ? Par ailleurs, l’habitude de clore sa propriété par une haie, un mur ou une grille est complètement banalisée, en particulier dans l’habitat pavillonnaire. Il suffit de parcourir un lotissement de maisons individuelles pour observer combien chaque propriétaire n’a de cesse, rapidement, de borner sa propriété par la pose d’une clôture. Cet acte traduit le caractère fondamental du droit de propriété. Celui-ci est reconnu par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et trouve souvent un prolongement dans de nombreux règlements de lotissement, qui imposent la clôture. Cet acte peut s’interpréter, d’un point de vue psychologique, comme un processus d’appropriation de l’espace privatif. En réalité, la seule véritable exception à cette règle de l’enclosure est l’habitat collectif discontinu issu de la seconde moitié du xxe siècle, lorsque les immeubles ne sont plus mitoyens. La logique fonctionnaliste, où l’espace public, matrice de la cité, disparaît au profit de micro objets architecturaux privilégiant l’urbanisme de volume au détriment d’un urbanisme de façade, a favorisé cette diffusion de la non enclosure et, par voie de conséquence, une certaine perméabilité entre l’espace privatif et l’espace public. Nonobstant cette exception, cette pratique de l’enclosure relève assez largement d’un processus implicite : elle n’est pas nécessairement revendiquée par les acteurs qui la mettent en œuvre. Elle fait partie, pourrait-on dire, de l’habitus. À l’aune de cette réalité, l’enfermement résidentiel apparaîtrait donc beaucoup plus développé en France que dans un pays comme les États-Unis où, le plus souvent, aucune clôture ne marque la limite avec la rue dans les suburbs pavillonnaires.
9Si l’approche statistique de l’enfermement résidentiel conduit en France au mieux à une impasse, au pire à une erreur de diagnostic sous-estimant une composante culturelle fondamentale des modes d’habiter, il semble pourtant que la réalité et la représentation du phénomène évoluent très sensiblement. Il suffit d’observer les transformations récentes de la gestion du contrôle des accès dans les copropriétés pour s’en convaincre. Dans ces ensembles, le contrôle des accès était traditionnellement individualisé en se situant à la porte de chaque logement. Or, un contrôle mutualisé au niveau de la rue, par l’imposition d’une porte fermée à l’aide d’un interphone ou d’un digicode, vient souvent se surimposer à ce contrôle individualisé. Ce phénomène participe bien d’un mouvement de fermeture des espaces résidentiels, puisqu’il matérialise et clarifie, par l’imposition d’une limite et d’un contrôle des accès, la différence de statut juridique entre l’espace privé et le domaine public. Dans une première approche, considérons ce phénomène comme une extension aux espaces collectifs privatifs que sont les sas d’entrée, les couloirs et les espaces extérieurs (parkings, jardins, aires de jeux…) d’un processus d’appropriation de l’habitat, qui avait largement tendance, jusqu’à présent, à se limiter à la cellule logement.
10Quels sont les indicateurs susceptibles de rendre compte d’une progression de la fermeture résidentielle avec contrôle des accès en France ? Une voie de recherche a été explorée, fondée sur l’observation des représentations de la fermeture dans la promotion des programmes immobiliers neufs, dès lors que cette fermeture s’entend comme celle de l’ensemble du programme. La légitimité de cette analyse repose sur le postulat suivant : à partir du moment où l’enclosure est partie intégrante de l’habitus, c’est lorsqu’elle est sort du champ de l’implicite et qu’elle est revendiquée comme mode de fermeture de l’ensemble du programme immobilier qu’elle peut prendre un sens différent, guidé alors par une logique d’appropriation d’un patrimoine collectif partagé par l’ensemble des résidants.
11La fermeture résidentielle en France : questions de méthodes
L’observation des représentations de la fermeture dans la promotion des programmes immobiliers neufs en France privilégie une double approche.
La première vise à recenser les programmes de logements ayant un affichage clair de l’existence d’une clôture. L’ensemble des sites Internet de promoteurs constructeurs en France a été exploré. La base de données, constituée au cours du premier semestre 2002, comprend 148 promoteurs, appartenant à vingt et une régions (seule la Corse est absente). 183 programmes, sur un total de 1537, ont été sélectionnés, car ils contiennent les mots clés suivants : « ensemble ou programme clos, clôturé, fermé ou protégé (par mur, muret, grille ou portail automatique) ». Ce filtre conduit à ne retenir que la forme la plus restrictive et la plus visible de la fermeture résidentielle, puisque la clôture s’applique à l’ensemble du programme, ce qui revient à le constituer en isolat clos par rapport à son environnement urbain. L’intérêt de cette approche est triple : d’une part, elle permet d’identifier les promoteurs qui se positionnent sur ce créneau l’enclosure résidentielle ; d’autre part, elle autorise une analyse géographique, à l’échelle des régions de France métropolitaine et des aires ou unités urbaines, du phénomène ; enfin, elle débouche sur une analyse sémantique des mots de la fermeture et des descriptifs des programmes. Les limites de cette approche doivent néanmoins être soulignées : le recensement reposant sur un mode déclaratif, une sous-estimation de la diffusion réelle du phénomène est certaine. En toute rigueur, seuls les programmes dont le descriptif affichait explicitement et clairement l’existence de la clôture ont été pris en compte. Or, certaines opérations, dont il est impossible d’estimer la proportion, sont également clôturées, mais sans qu’il en soit fait mention dans le descriptif.
La seconde approche dans ce travail portant sur les représentations de la fermeture résidentielle est qualitative et repose sur la réalisation de dix entretiens auprès de promoteurs. Cinq promoteurs nationaux ont été enquêtés, les 15 et 16 janvier 2002: Bouygues Immobilier et Eiffage Immobilier, qui comptent parmi les plus grosses sociétés de promotion immobilière en France, Promogim et enfin deux petits promoteurs nationaux, Espace 2 et European Homes. Cinq promoteurs régionaux, tous situés à Toulouse, ont également été enquêtés, du 23 au 25 janvier 2002. Le choix d’interroger les promoteurs toulousains s’explique aisément : ce sont les premiers, a priori, à avoir intégré en France l’objectif de la clôture dans leurs programmes résidentiels. Deux groupes apparaissent. Le premier est constitué de deux promoteurs spécialisés dans l’immobilier locatif défiscalisé et qui passent pour des chantres de la fermeture : Monné Decroix et 4M Promotion. Ces deux sociétés ont désormais vocation à couvrir tout ou partie du territoire national. Le second groupe est formé de trois promoteurs se positionnant sur un créneau plus classique et dont l’activité se développe dans les régions méridionales de la France : Fonta, Malardeau et Sagec. Au sein de ces dix groupes de promotion immobilière, nos interlocuteurs sont, en majorité, responsables des programmes ou directeur technique. Ils occupent donc une position stratégique dans la société pour tout ce qui touche à la conception des opérations, car ils œuvrent à l’amont de la production.
UNE DIFFUSION À LA FOIS UBIQUISTE ET DISCRIMINÉE
12La diffusion de la fermeture résidentielle, telle qu’elle apparaît dans le descriptif des programmes immobiliers en cours de commercialisation en 2002 en France, ne concerne qu’une proportion très minoritaire de la production des promoteurs, avec 12 % seulement du total, soit 183 programmes sur 1 537. Les caractéristiques physiques de ces ensembles fermés (fig. 1) sont marquées par une dominante très nette de programmes d’habitat collectif (70 %) et par des opérations de petite dimension (38 logements en moyenne). Par ailleurs, l’examen des descriptifs montre l’absence, dans les trois quarts des cas, de toute référence à la nature de la clôture (mur, grillage, grille…). En revanche, les deux tiers quasiment mentionnent l’existence d’au moins un type de contrôle ou de restriction des accès, un sur cinq en signalant même trois ou plus. Le portail ou la grille (automatique ou télécommandé(e)) sont le plus souvent cités (40 % des descriptifs), devant le vidéophone ou la vidéosurveillance, le digicode et l’interphone, pour un cinquième chacun (tab. 1). Enfin, à peine un dixième des descriptifs mentionnent la présence d’un gardien, car la dimension réduite des programmes rend prohibitif sa rémunération : selon les promoteurs interrogés, ce coût ne devient acceptable que lorsque la taille de l’opération atteint 80 à 100 logements.
13Bien que la proportion de programmes clôturés soit très minoritaire, leur répartition par promoteur ou zone géographique laisse cependant entrevoir une diffusion assez large du phénomène (tab. 2). Ainsi, 40 % des promoteurs, soit 59 sur les 148, affichent sur leur site Internet au moins une opération immobilière fermée. Les treize promoteurs nationaux retenus dans la base de données développent des programmes avec enclosure, contre un tiers des 135 promoteurs régionaux. Toutefois, la proportion de programmes affichés avec clôture est plus forte chez ces derniers : elle représente 15 % du total, contre 9 %. Quant à la diffusion géographique du phénomène, elle est marquée par une certaine ubiquité : les quatre-cinquièmes des régions métropolitaines, soit dix-huit sur vingt-deux, et le tiers des aires ou unités urbaines, soit 40 sur 117, sont concernées.
14Néanmoins, au-delà d’une répartition quelque peu ubiquiste, la géographie de la fermeture des espaces résidentiels neufs en France s’avère assez nettement discriminée. Elle marque de son empreinte les villes situées au sud de la France, ainsi que Dijon (tab. 3 et fig. 2). C’est à Toulouse que la fermeture résidentielle des programmes neufs atteint son maximum. Cette aire urbaine occupe le second rang derrière Paris pour le nombre d’ensembles fermés (36 contre 41), mais la première position en termes de proportion dans le total de la production locale (46 %), alors que Paris se trouve relégué au huitième rang avec 7 % seulement. Les principales villes de la bordure méditerranéenne se distinguent également par la fréquence des programmes immobiliers fermés, même si ceux-ci y sont nettement moins nombreux qu’à Toulouse. La conurbation azuréenne et les deux aires urbaines de Marseille/Aix-en-Provence et de Montpellier ne sont jamais situées au-delà de la sixième place, que ce soit pour le nombre de programmes fermés (entre huit et quatorze) ou pour leur proportion dans le total de la production locale (entre 16 % et 23 %). Enfin, Dijon occupe une place remarquable dans cette géographie de la fermeture des espaces résidentiels neufs en France. Cette aire urbaine apparaît au quatrième rang pour le nombre d’ensembles fermés (12), mais en seconde position derrière Toulouse pour la proportion de programmes avec fermeture (36 %).
Fig. 1 : Diversité des ensembles résidentiels clôturés commercialisés en France en 2002 (trois programmes toulousains) (source : plaquettes promotionnelles des promoteurs)

Tab. 1: Types de clôture et de contrôle des accès dans les programmes résidentiels clôturés commercialisés en France en 2002 (source : sites Internet des promoteurs)

Tab. 2: Programmes résidentiels clôturés commercialisés en France en 2002 par promoteur, région et aire ou unité urbaine (source : sites Internet des promoteurs)

15À l’échelle des aires urbaines françaises, il est difficile d’apprécier la diffusion du phénomène, en termes de signification socio-spatiale notamment. En effet, si une analyse croisant le statut social des territoires urbains et la localisation des programmes fermés peut être riche d’enseignements, le risque d’erreurs d’interprétation serait trop important, étant donné le nombre très restreint d’opérations dans chaque aire urbaine. En toute modestie, nous ne pouvons conclure que sur un seul point : cette répartition intra-urbaine des programmes immobiliers fermés semble peu discriminante socialement à l’échelle des aires urbaines françaises, car elle épouse assez largement la géographie de la construction neuve. De fait, elle n’exclut que les zones urbaines denses, comme la commune de Paris ou l’essentiel des quartiers centraux et péricentraux des villes de province, où la densité du tissu urbain impose une urbanisation interstitielle, qui opère par respect du plan d’alignement. La construction vient alors s’encastrer entre celles déjà préexistantes. La clôture est donc assurée de fait par la conception urbanistique classique de l’alignement des façades le long de la rue.
16Aussi, l’affichage par les promoteurs d’une clôture fermant le programme immobilier concerne exclusivement, ou presque, des quartiers périphériques en extension, qu’ils soient situés sur le pourtour de la ville centre ou en banlieue, où l’absence de bâti en continu n’offre pas de perspective de fermeture par mitoyenneté. Ainsi, en province, un peu plus de la moitié des opérations recensées est localisée dans la ville centre, contre un tiers dans une commune de banlieue et un dixième dans la couronne périurbaine (définition 1999 des aires urbaines de l’Insee). À Paris en revanche, l’intégralité de la production, à une exception près, est située dans la banlieue, à 60 % dans les trois départements de la petite couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne). L’exemple de Toulouse illustre cette inscription géographique à la fois peu discriminante, au regard de la géographie sociale de cette agglomération, et essentiellement périphérique des programmes résidentiels fermés, avec une grande dispersion des zones d’implantation (fig. 3). Si la commune même de Toulouse concentre presque les deux tiers des programmes (22 sur 36), ceux-ci sont situés pour l’essentiel dans des zones d’expansion urbaine. Cette adaptation à la configuration locale est confirmée par les promoteurs. Ainsi, le directeur technique de Bouygues Immobilier souligne que « la clôture, on la met partout, dès qu’on est en périurbain ». Pour le groupe 4M Promotion, la systématisation de la clôture « tient à ce qu’on construit dans des zones périphériques des villes, sur des terrains qui sont des terrains vagues au départ ».
Fig. 2 : Programmes résidentiels clôturés commercialisés en France en 2002 par aire ou unité urbaine (source : sites Internet des promoteurs)

Tab. 3: Les dix premières aires urbaines françaises pour le nombre et la proportion de programmes résidentiels clôturés commercialisés en 2002 (source : sites Internet des promoteurs)

Fig. 3: Programmes résidentiels clôturés, en cours de commercialisation, dans l’aire urbaine de Toulouse en 2002 (source : sites Internet des promoteurs)

UN PROCESSUS RAPIDE DE DIFFUSION SPATIALE D’UNE INNOVATION
17Les caractéristiques de la géographie des espaces résidentiels fermés commercialisés par la promotion immobilière en France apparaissent sous un double trait, à la fois ubiquiste et discriminée, ce qui invite à privilégier un regard en termes de dynamiques, en essayant de décrypter les logiques d’expansion du phénomène. N’assisterait-t-on pas alors à un classique processus de diffusion spatiale d’une innovation, tel qu’il a pu être décrit par T. Hägerstrand (1952)?
18Le principal foyer émetteur de l’innovation serait ainsi situé à Toulouse, où certains promoteurs locaux semblent avoir joué un rôle pionnier dans le développement de la fermeture résidentielle en France. C’est le groupe Monné Decroix, spécialisé dans les produits immobiliers défiscalisés, qui a certainement été le premier à clore systématiquement ses programmes immobiliers, au début des années quatre-vingt-dix. Cette innovation lui a ainsi permis d’occuper un créneau, celui de la clôture, et de se distinguer de la concurrence. Puis, par effet de mimétisme, d’autres promoteurs toulousains, mais aussi des promoteurs nationaux intervenant sur le marché local ont intégré cette prestation dans leur production au milieu des années quatre-vingt-dix, contribuant doucement mais sûrement à sa banalisation. Les entretiens réalisés auprès des promoteurs illustrent bien ce phénomène de mimétisme régi par le jeu de la concurrence, où la clôture est réduite à une prestation commerciale.
19La fermeture résidentielle en France : entre prestation commerciale et effet de mimétisme (extraits d’entretiens auprès de promoteurs)
Entretiens réalisés à Paris les 15 et 16 janvier 2002 (Bouygues Immobilier, Eiffage Immobilier et Espace 2), puis du 23 au 25 janvier à Toulouse (Fonta, Malardeau, 4M Promotion et Sagec).
20Cette antériorité dans le développement de la clôture conforte ainsi Toulouse dans son rôle de foyer émetteur, puisque les promoteurs toulousains apparaissent très largement en tête pour le nombre d’opérations fermées commercialisées par les promoteurs locaux (46 programmes sont affichés comme fermés sur un total de 99, soit la moitié) (tab. 4 et fig. 4).
21Un second foyer émetteur, de moindre puissance cependant, semble pouvoir être distingué : il s’agit du foyer dijonnais. La seconde place occupée par Dijon dans la hiérarchie des aires urbaines françaises pour la proportion de programmes immobiliers commercialisés avec fermeture s’explique également par le positionnement sur ce créneau des promoteurs locaux. Neuf programmes sur vingt et un, soit 43 % de la production des promoteurs locaux, sont vendus avec clôture et parmi les quatre promoteurs ayant un site Internet, la clôture est très fréquente pour trois d’entre eux. Par ailleurs, Espace 2, ancien promoteur dijonnais dont le siège social a été transféré à Paris afin de donner une dimension nationale au groupe, mais dont l’activité sur Dijon reste importante (huit opérations sur les quatorze commercialisées au début de l’année 2002 le sont dans cette aire urbaine), semble avoir joué également un rôle précurseur, puisque depuis le milieu des années quatre-vingt-dix la quasi-totalité de sa production est enclose.
Tab. 4: Localisation en France des promoteurs commercialisant des programmes résidentiels clôturés en 2002 (source : sites Internet des promoteurs)

Fig. 4 : Localisation en France des promoteurs commercialisant des programmes résidentiels clôturés en 2002 (source : sites Internet des promoteurs)

22Au total, qu’il s’agisse de Toulouse ou, avec une intensité moindre, de Dijon, on perçoit le rôle déterminant de quelques promoteurs locaux dans la constitution d’un foyer émetteur structuré autour d’une innovation. Celle-ci participe alors de la recherche d’un positionnement original sur un marché où la production apparaît relativement standardisée, au-delà des différences de standing. Elle offre de fait une marque distinctive, prenant la forme d’une prestation hautement revendiquée, comme l’illustre à merveille la communication de Monné Decroix. La plaquette de présentation de la société évoque ainsi « un concept qui favorise la sécurité comme nulle part ailleurs ». Ce slogan s’accompagne d’une série de photos montrant l’arsenal sécuritaire proposé et permettant d’assurer la fermeture physique du programme immobilier : portail automatique, vidéosurveillance, clôture, double sas d’entrée, digicode et alarme individuelle (fig. 5).
23Comme tout processus d’innovation, celui-ci est appelé à se diffuser spatialement. Cette diffusion s’effectue selon une double logique. Dans un premier temps, les promoteurs à l’origine de cette innovation participent activement à sa vulgarisation, en développant des programmes fermés dans d’autres villes. L’exemple de Monné Decroix, à la fois chantre et pionner de la fermeture résidentielle en France, illustre bien ce mécanisme. Au premier semestre 2002, sur trente-un programmes en cours de commercialisation, douze seulement sont situés à Toulouse. Désormais, l’essentiel de la production du groupe est situé hors du cadre géographique qui a vu germer cette innovation, avec pas moins de dix villes d’implantation. Le processus de diffusion a d’abord gagné les régions les plus proches, soit le sud de la France où le phénomène atteint actuellement son acmé, avec quatre programmes à Montpellier, trois à Bordeaux, deux à Avignon et Lyon, un à Marseille et Montauban. Puis, il s’étend depuis le début des années deux mille en direction du nord de la France, où le groupe est désormais présent dans quatre agglomérations : deux programmes à Nantes et Tours, un à Blois et Paris.
24Puis, de façon successive ou simultanée, le développement des premiers programmes clôturés dans une ville est de nature à susciter des vocations, par effet de mimétisme et de concurrence, chez les promoteurs locaux ou les promoteurs nationaux intervenant dans cette agglomération. Ces promoteurs vont alors jouer le rôle de récepteurs de l’innovation, ce qui va contribuer à élargir son aire de diffusion. Or, ces récepteurs se sont multipliés rapidement, puisqu’au premier semestre 2002, les quatre-dixièmes des promoteurs, appartenant à vingt aires urbaines différentes et à douze régions sur vingt-deux, affichent sur leur site Internet l’existence de la clôture dans le descriptif de leurs programmes. La rapidité de diffusion spatiale de cette innovation préfigure une généralisation progressive de la fermeture résidentielle en France, entendue comme processus d’appropriation privative des espaces communs d’un ensemble d’habitat (copropriété ou lotissement). D’ailleurs, les promoteurs interrogés confirment cette tendance à la généralisation de la fermeture, réfutant tout déterminisme géographique dans le développement du phénomène et insistant au contraire sur sa large diffusion spatiale. Certes, si la géographie de la fermeture résidentielle en France est encore discriminée, une dynamique d’extension du phénomène est en marche, confirmant sa tendance ubiquiste affirmée.
Fig. 5 : Résidence Le Champollion réalisée par Monné Decroix à Carquefou, banlieue nord de Nantes (cliché : F. Madoré, juin 2004)

25La fermeture résidentielle en France : sa banalisation progressive selon les promoteurs nationaux (extraits d’entretiens auprès de promoteurs)
- Le directeur technique de Bouygues Immobilier (promoteur national) souligne, en parlant de la clôture, que « dès qu’on est dans un environnement où on peut le faire, on le fait ». Il estime par ailleurs que la clôture est appelée inévitablement à se développer en France.
- Pour le responsable technique du groupe Espace 2 (promoteur national), « la clôture est systématique, que ce soit sur Paris, Nancy, Metz ou Dijon » (ces agglomérations correspondent aux lieux d’implantation des programmes du groupe).
- Pour le directeur technique d’Eiffage Immobilier (promoteur national), « tous nos programmes sont parfaitement clôturés par mur et grille en périmétrie de propriété ».
- Enfin, l’architecte de Promogim (promoteur national) estime qu’après « l’interphone [qui] s’est complètement banalisé, la grille va le devenir, le devient […] c’est-à-dire que ça va devenir véritablement quelque chose d’absolument normal ».
Entretiens réalisés à Paris les 15 et 16 janvier 2002 (Bouygues Immobilier, Eiffage Immobilier, Espace 2 et Promogim).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Penser et faire la géographie sociale
Contribution à une épistémologie de la géographie sociale
Raymonde Séchet et Vincent Veschambre (dir.)
2006
Les Aït Ayad
La circulation migratoire des Marocains entre la France, l'Espagne et l'Italie
Chadia Arab
2009
Ville fermée, ville surveillée
La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord
Gérald Billard, Jacques Chevalier et François Madoré
2005
La classe créative selon Richard Florida
Un paradigme urbain plausible ?
Rémy Tremblay et Diane-Gabrielle Tremblay (dir.)
2010
Le logement social en Europe au début du xxie siècle
La révision générale
Claire Lévy-Vroelant et Christian Tutin (dir.)
2010