1Le corps, l’existence, la vie, acquièrent, au siècle des Lumières, un prix sans précédent. La médecine et l’hygiène sont désormais à la base de toute morale1. La conservation du corps en bonne santé est un devoir religieux et social. Abréger ses jours par l’intempérance ou, qui pis est, par l’attentat contre ses propres jours, est un crime que seuls les Anglais, barbares, sont capables de commettre2. Les principes de l’hygiène et les conseils médicaux contribuent donc au bonheur. Ou, autrement dit, nul bonheur n’est possible sans une bonne santé3.

2Or, le corps de la femme ne se porte pas bien au xviii^e siècle. Madeleine de Puisieux, dans ses Caractères, constate que les femmes de la haute société ont moins d’enfants qu’auparavant, et plus chétifs : « Dans les Maisons titrées, à peine voit-on un rejeton sur la santé de qui on puisse compter4. » Seules les femmes de province et les Parisiennes du commun, remarque-t-elle, ont « beaucoup d’enfants », « sains et bien conformés5 ». Mais les grossesses trop rapprochées et les accouchements dans de mauvaises conditions médicales et hygiéniques peuvent conduire à la maladie ou à la mort de la mère et/ou de l’enfant6.

3 Les mariages mal assortis, suggère Madeleine de Puisieux, et l’air vicié de la métropole ne contribuent pas non plus à la bonne santé de ces dames7. Leur enfermement conventuel et/ou leurs alliances prématurées avec des hommes trop âgés pour elles sont également source de pathologies très répandues, telles que les vapeurs, la nymphomanie ou l’hystérie, qui nuisent grièvement à la santé féminine8. L’onanisme est la conséquence logique de ces mœurs éloignées de la nature, qui endommage la robustesse des femmes :

Les hommes ne sont pas les seuls criminels et les seules victimes de l’infâme habitude dont nous exposons les dangers. Les filles et les femmes y sont excitées par la sensibilité, l’irritabilité de leurs organes, la vivacité de leur imagination, et elles en éprouvent en peu de temps les terribles et funestes effets à cause de la faiblesse de leur tempérament et de leur constitution. Leurs aveux sur ce sujet inspirent l’horreur, et les observations démontrent que les suites en sont encore plus affreuses qu’elles ne le sont chez les hommes. Les femmes éprouvent non seulement les maux que j’ai rapportés, mais elles ont des vapeurs hystériques affreuses, des jaunisses incurables, des crampes cruelles de l’estomac et du dos, de vives douleurs de nez, des pertes blanches dont l’âcreté est une source continuelle des douleurs les plus cuisantes, des douleurs aigües, des inflammations, des squirrhes, des cancers, des abcès, des ulcérations à la matrice, des chutes de cette partie, des fureurs utérines qui leur ôtent la pudeur, la raison9.

4L’habillement s’avère un obstacle de plus à la bonne santé des femmes :

À peine sorties des bras de nos nourrices, on nous met à la gêne dans des corps durs et étroits qui empêchent la nature de s’étendre, et les parties nobles qui sont trop resserrées, se gâtent et se dessèchent10.

5Certes, l’hygiène vient en aide au corps des femmes, soucieuses de leur santé mais aussi de leur « propreté ». Il existe mille recettes contre la puanteur des pieds et des aisselles11. On sait à quel point Rétif était amateur des pieds féminins non crottés, car il prétendait que la propreté du pied était à l’image de celle du sexe12. M^me de Campan explique dans ses Mémoires que Marie-Antoinette, les jours où elle ne se baignait pas, prenait un bain de jambes13. La brosse à dents, venue de Chine, pénètre petit à petit dans les foyers des élites urbaines, et les femmes sont les premières à vouloir s’en servir pour conserver une bonne haleine et de belles dents14. Les chimistes modernes, et notamment Lavoisier15, avertissent contre l’air et l’eau pollués de Paris, à l’origine de nombre de maladies citadines. La défénestration des ordures et des excréments est désormais mal perçue par une population qui sait qu’il ne suffit plus de s’écarter pour être épargné des molécules putrides, des souffles méphitiques, des remugles miasmatiques ou des vapeurs empoisonnées16. Et si la sociabilité passe par les femmes, l’hygiène aussi va devenir une affaire féminine, faisant du corps féminin le parangon de la propreté17.

6Mais les études et les découvertes de l’anatomie féminine18 qui dévoilent la différence entre hommes et femmes, ne contribuent pas à l’image d’un corps féminin sain. L’être humain femelle n’est plus désormais, comme l’affirmaient les théories classiques, un homme imparfait, avec les organes sexuels restés à son intérieur, faute de finition19, mais il est bel et bien un être vivant différent de l’homme20. Avec l’utérus, la matrice comme symbole de ce corps étrange et étranger à l’homme. Animal à part qui régit la nature féminine de manière capricieuse21. Cette bête autonome dévore les entrailles de la femme en même temps qu’il les pollue faisant de l’être qui le porte une espèce différente du mâle, avariée, impure, souffrante22. Ce qui abonde dans sa déchéance physique, que ce siècle de libertinage, aux mœurs et à l’atmosphère corrompues, favorise. L’abus des pratiques sexuelles, en dehors de tout but reproductif, l’ennui provoqué par l’oisiveté ou la sensualité exacerbée, voire par l’enfermement et l’inaction, conforment une figure urbaine féminine en pleine décadence23.

7Ainsi, les Européennes sont à peine capables d’engendrer : « Nos femmes langoureuses, débiles, ne connaissent plus dans l’enfantement que les douleurs et les dangers auxquels leurs corps mal constitués, engourdis et énervés, les rendent si communément sujettes24. » Il n’est donc pas étonnant que la stérilité, mal vécue au sein du couple de l’Ancien Régime, soit imputée à la femme25.

8Dans ce contexte, l’accès au bonheur, auquel aspire l’ensemble de la société européenne au siècle des Lumières, paraît interdit aux femmes. Mais si le bonheur durable n’est pas à la portée de la femme, à cet être humain au corps dolent, est-ce qu’elle a accès à la jouissance, ce « bonheur momentané26 ? »

9Certes, si le désir féminin ne saurait être nié27, d’autant plus que la matrice pousserait la femme à des accès d’hystérie ou de nymphomanie28, la jouissance29 féminine est mise en doute30 et, dans l’imaginaire du siècle, la simulation de l’orgasme féminin se fait de plus en plus présente, pesante, dans l’art, et en particulier dans la littérature libertine. La Nuit et le Moment ou Les Matines de Cythère. Dialogue (1758) de Claude-Prosper Jolyot de Crébillon en est un exemple emblématique. Et ce constat s’avère d’autant plus paradoxal qu’il découle d’une vérité scientifique nouvellement dévoilée : alors que la jouissance masculine est nécessaire, la femme n’a pas besoin de jouir pour mener à bon terme la gestation d’un nouvel être humain.

10Le savoir médical gynécologique est loin d’être unifié à l’aube du xviii^e siècle. L’anatomie des organes femelles, en dehors du vagin et de l’utérus, reste incertaine31. Les ovaires sont connus comme les « testicules féminins », mais leur fonction demeure obscure. L’utérus abrite, certes, l’embryon, et le nourrit, mais est-ce là le seul rôle que remplit cet organe ? Il est généralement admis que l’imagination de la femme agit sur le fœtus, mais à quel point ? La semence féminine est-elle fertile ou pas ? Le sang menstruel sert-il à nourrir l’embryon32 ? Des questions que l’on se pose depuis Aristote et Galien, et qui, non seulement restent en vigueur, mais continuent de faire objet de controverse. Les aristotéliciens, tout comme leur maître, admettent que la femme émet un fluide lors de l’accouplement, mais refusent sa nature spermatique. Pour eux, la femme ressemble à un enfant par son corps gracile, sa voix, son absence de barbe, et puisque l’enfant n’a pas de semence, ergo et mulieres33. Pour les galénistes, au contraire, il s’agit d’une vraie semence, bouillonnante d’esprits. Tout au plus la femelle peut être considérée comme un mâle mutilé et imparfait à certains égards. Et puis, tout cet appareil femelle doit bien servir à quelque chose, affirme le galéniste Gaspard Bartholin : « Leur usage [des testicules femelles] est d’élaborer la semence, comme la raison et l’expérience le témoignent. Et je m’étonne qu’Aristote ait osé dire le contraire34. » Alors que pour les aristotéliciens, seul le sperme mâle est fertile, pour les galénistes c’est le mélange des deux semences, masculine et féminine, le conceptus, qui sera à l’origine de la gestation d’un nouvel être.

11Un autre argument en faveur de la fertilité de la semence féminine, sur lequel vont insister les galénistes du xvii^e et du xviii^e siècles, c’est celui du plaisir de la femme dans l’acte de la génération. Chez l’homme, le plaisir accompagne l’émission du sperme ; or, si la femme sent du plaisir, c’est qu’elle émet aussi une semence : « Les femmes éprouvent certainement dans l’amour autant de plaisir que les hommes. Or les hommes ressentent ce plaisir par l’émission de la semence. Ergo et mulieres35. » Puis, les vapeurs, les attaques d’hystérie ne sont autre chose que des effets de la « suffocation de la matrice36 » qui affecte les « femmes sans homme » comme disait Galien, c’est-à-dire les jeune nubiles et les jeunes veuves, car elles retiennent leur semence à l’intérieur de la matrice, et cet excrément, justement parce qu’il est utile à la procréation, pourrit lorsqu’il est retenu, et devient « pernicieux comme venin37 ».

12Mais aux néo-aristotéliciens d’argumenter le contraire, s’appuyant sur l’affirmation d’Aristote lui-même : les femmes peuvent concevoir sans plaisir, selon lui, et si parfois elles ressentent du plaisir, c’est par le motus titillativus des esprits de la semence mâle lorsqu’elle se précipite dans les parties femelles38. Ils vont imposer l’idée que la vraie semence de la femme est le sang menstruel, puisque c’est un fluide froid et humide comme la femme, et qu’il est absurde de penser qu’elle peut produire deux semences, l’une chaude et l’autre froide car cela équivaudrait à penser que la femme a un tempérament chaud et froid en même temps, ce qui paraît « absurdissimum39 ».

13Grâce à certaines concessions des partisans du plaisir partagé et fructifère, tant l’influence d’Aristote est grande, même parmi les galénistes, une demi-entente est possible, qui consiste à reconnaître que la semence de la femme est imparfaite : « Plus aqueuse, moins féconde et moins remplie d’esprits que celle des hommes40. » Puisque la femme est d’un tempérament froid et humide, sa semence sert plutôt à tempérer celle de l’homme, « comme est l’eau pour le vin41 ».

14Il est important de signaler que les discours scientifiques et philosophiques du xvii^e siècle à ce propos restent majoritairement favorables à la théorie de la double semence, des libertins42 à Descartes43. Mais les recherches et les découvertes dans le domaine des sciences de la vie à l’aube des Lumières vont pénétrer petit à petit les mentalités du siècle jusqu’au dépassement définitif de la pensée mécaniciste. Et ce dès le début du xviii^e siècle en France, avec les théories ovistes et la découverte des animalcules et en particulier des spermatozoïdes. Van Horne, Sténon, Harvey, Kerckring, Lucas Schacht, Régnier de Graaf sont à l’origine de l’ovisme. Jean-Baptiste Denis traduit l’Anthropogeniae Ichnographia de Kerckring en 1672 dans son Recueil des Mémoires et Conférences, où il montre combien l’ovisme est vraisemblable par l’établissement d’une analogie parfaite avec les ovipares, dont les recherches de Redi viennent d’accroître prodigieusement le nombre. Si l’on en croit un chirurgien parisien (dont le témoignage a été publié tardivement, en 1718)44 :

L’opinion des œufs ne parut pas plutôt sur la scène, qu’on la regarda comme un paradoxe des plus extravagants ; les petits-maîtres en plaisantèrent ; le théâtre s’en divertit ; les précieuses prirent la chose sur le ton sérieux et la regardèrent comme un outrage sanglant que l’on faisait à leur sexe, de le comparer à celui des poules ; et la plupart des gens qui jugent de tout superficiellement la mirent au rang des creuses visions45.

15Le succès fut grand mais les résistances immédiates. Alors que Houppeville, médecin à Montpellier, publie un petit traité intitulé La génération de l’homme par le moyen des œufs46, il va être immédiatement réfuté par un collègue anonyme dans une Réponse à la lettre de Monsieur Guillaume de Houppeville47 dans ces termes :

Vierges Vestales ! qui nourrissez dans votre cœur un feu divin, qui ne s’éteint pas même par votre mort, mais qui, étant allumé par l’Esprit Saint, est éternel et immortel. Chastes Filles, soit que vous viviez dans le siècle, soit que vous soyez cloîtrées, souffrirez-vous un Médecin qui veut que vous ayez un ovaire comme les poules ? que vous pondiez des œufs subventanés et hardelés ? […] Souffrirez-vous ? nous ne disons pas sans rougir, mais sans crier à la vengeance contre un Docteur qui vous accuse impunément de saleté et de mollesse. […] Non, il faut laisser ce schisme si pernicieux et conclure avec nos anciens Pères au mélange des deux semences48.

16La découverte des animalcules spermatiques, faite par Leeuwenhoek en 1677, attendra toutefois 1704 pour être officiellement discutée par les médecins français, avec la thèse du bachelier Claude Du Cerf : An hominis primordia vermis ? Mais cette théorie, émise par le président du jury, Étienne Geoffroy, fut à la fois un « événement scientifique et mondain49 » très en avance sur la science officielle. Sur le plan mondain, Fontenelle nous apprend que la thèse « piqua tellement la curiosité des Dames, et des Dames du plus haut rang, qu’il fallut la traduire en français, pour les initier dans des mystères dont elles n’avaient point la théorie50 ».

17Malgré les résistances, malgré le retard, ces découvertes vont imposer progressivement dans les milieux scientifiques, médicaux et philosophiques français une vérité démontrable et démontrée : le fluide féminin peut favoriser l’accouplement entre l’homme et la femme mais il n’est pas « habité » par des animalcules, il n’est pas fertile, en somme, il n’est pas nécessaire à la génération. Et, en conséquence, l’orgasme féminin non plus. La femme peut devenir grosse sans avoir joui. Or, la jouissance féminine devait sa légitimité à sa finalité procréatrice. À ce titre, les sages-femmes avaient accompli jusqu’alors un rôle qui ne se bornait pas à contribuer au bon déroulement de l’accouchement. En effet, elles donnaient aussi des conseils pour la réussite de la conception, qui allaient de la proposition verbale, orale ou écrite, de régimes alimentaires, de postures favorables lors du coït, d’attouchements personnels favorisant l’excitation avant l’accouplement, aux manipulations directes des corps féminins désirant tomber enceinte51. Ces pratiques, ces techniques, favorisaient la jouissance féminine dans les rapports sexuels, mais aussi et surtout procuraient un savoir-faire aux femmes, qui leur était sans doute utile à l’heure de multiplier, seules ou pas, ces « moments de bonheur ».

18Certes, la femme avait cru jusqu’alors que l’absence de jouissance pouvait la préserver d’une grossesse non désirée, et les nouvelles découvertes auraient pu l’encourager à s’adonner plus librement à la recherche de son bonheur lors des échanges sexuels à but non reproductif. Mais la méconnaissance du corps de la femme par l’homme, les rapports intimes dans des conditions souvent peu favorables, non seulement empêchent cet épanouissement mais contribuent à la simulation féminine. La supposée libération féminine, dans les milieux mondains où se pratique le libertinage, sera également un facteur qui, paradoxalement, contribuera à cette simulation, car la femme ne veut pas qu’on la sache « insensible » et les bruits courent vite dans les couloirs des petites maisons52. La feinte féminine devient désormais un fantasme masculin. Avec un double pendant, le fantasme de la jouissance de la femme seule (aidée de la lecture du livre érotique… ou de son chien), ou dans les bras d’une autre femme. Fantasmes complémentaires qui se matérialisent dans la peinture et la gravure comme dans l’écriture.

19Le bonheur extatique de la femme passe ainsi du moment à l’éternité grâce à l’art qui multiplie les femmes à la tête renversée et aux yeux mi-clos. En peinture, le thème est d’autant plus prisé qu’il remplace le thème traditionnel, au sein de la peinture religieuse, de l’extase de la vierge ou de la sainte mystique. Mais, tout comme dans son antécédent religieux, la femme est le plus souvent présentée seule, Dieu étant ici remplacé, non plus par l’homme, mais par le livre et par une main. À côté de la jeune innocente du Verrou de Fragonard qui se pâme dans les bras de son séducteur, nous trouvons toute une galerie de femmes jouissantes qui sont l’image spéculaire d’une réalité sociale fruit de phénomènes distincts : l’accès collectif des femmes des couches les plus élevées à la lecture, à la lecture des romans, y compris des romans libertins, l’ambiance libertine dans ces mêmes cercles mondains, et aussi, ne l’oublions pas, l’usage de l’image en général et de l’illustration en particulier, mais aussi du roman comme moyen de stimulation érotique masculine, et la masturbation féminine comme topos à l’intérieur d’un ensemble de recours excitants53. Il est même possible de dresser une liste des variantes de la femme jouissante dans la peinture galante et la littérature libertine, qui irait du rêve à la lectrice, en passant par la jeune qui folâtre avec son bichon.

20Ainsi, le rêve ou la rêverie au cours desquels la femme se laisse aller inconsciemment, guidée par son désir, jusqu’à la jouissance, apparaît dans Le Sopha (1742) de Crébillon, chez Colson, dans son célèbre tableau Le Repos où, sous les apparences les plus innocentes, la position des mains de la jeune fille, ainsi que l’allégorie animale qui l’accompagne (un chat menace l’oiseau prisonnier), suggèrent un rêve peut-être moins innocent que le titre ne l’indique ; moins d’ambiguïté dans la toile de Fragonard intitulée La Rêverie (1771-1772), où le visage extatique de la dame permet au spectateur d’interpréter à quel genre de rêverie elle s’adonne.

21La musique accompagne souvent la pâmoison de ces dames. Chez Watteau, dans La Surprise (vers 1718), une jeune femme se laisse littéralement tomber par terre après avoir été embrassée par son partenaire de danse, au son d’un joueur de guitare qui a préalablement « sensibilisé » la fille. La leçon de musique est présente, pervertie, puisqu’elle se passe entre femmes, dans La Religieuse (1780), pour mettre en scène une mère supérieure extatique, d’une « sensibilité incroyable » pour la musique, mais surtout pour Suzanne, dont la « virtuosité » la fait se pâmer.

22La scène érotique entre femmes sert aussi comme scène d’initiation, de « sensibilisation » d’une jeune fille avant de passer dans les bras de l’homme qui la convoite. Dans Les Liaisons dangereuses la jeune Cécile en est presque aux convulsions grâce aux caresses savantes d’une adroite marquise de Merteuil (Lettre LXIII). Ou bien comme initiation entre femmes, dans le cadre cloîtré du couvent, par exemple, comme dans La Religieuse de Diderot ou encore de manière plus explicite dans l’ouvrage anonyme de 1777 intitulé Lettres galantes et philosophiques de deux nonnes (1777, réédité en 1794) où l’une des estampes les plus connues montre les deux nonnes qui se masturbent à l’aide de deux godemichés, l’une en face de l’autre, se servant de miroir instructif avant l’extase de l’une d’entre elles, dans une posture qui n’est pas sans rappeler l’arc d’hystérie… tableau couronné par le détail d’un chat à ses pieds qui joue indifférent avec d’autres gadgets priapiques sortant d’une boîte restée ouverte.

23L’imaginaire masculin du xviii^e siècle fait de la jeune femme dont la rétention des fluides conduit aux maladies dites féminines, un être en proie à son propre désir. La jeune fille du Verrou (vers 1777) de Fragonard s’évanouit de désir qui devient jouissance rien qu’avec le contact, certes habile et rapproché, de son conquérant.

24La masturbation féminine émerge dans l’imaginaire du siècle, alimenté par les études médicales faisant foi de l’existence de ce vice aussi bien chez les hommes que chez les femmes. La masturbation a, certes, existé de tout temps, mais comme le souligne Thomas Laqueur54, la masturbation moderne est profane. Socialement, elle n’est plus considérée comme un péché, mais comme la cause ou la conséquence d’un déséquilibre corporel, humoral. Ainsi, la masturbation féminine est souvent perçue comme le résultat d’une continence spermatique utérine, qui provoque la gazéification du fluide séminal, le faisant monter à la tête, et suscitant l’apparition d’idées lubriques55. Diderot, dans l’article « Mariage » de l’Encyclopédie, incite ces dames à s’adonner au vice solitaire, moindre mal :

Les filles, dans qui les aiguillons sont plus précoces et plus pressants, les passions plus vives, la retenue plus nécessaire, sont bien plus incommodées de la trop longue rétention de la semence… Tous les praticiens conviennent que les différents symptômes de vapeurs ou d’affections hystériques qui attaquent les filles ou les veuves sont une suite de la privation du mariage. On peut observer que les femmes, surtout bien mariées, en sont ordinairement exemptes… Le mariage est dans tous les cas utile, ou même nécessaire, pour prévenir tous ces accidents : il peut même, quand ils sont déjà formés, les dissiper ; et c’est souvent le seul secours dont l’efficacité soit assurée… Leur délire ne peut s’apaiser que par l’excrétion de l’humeur dont l’abondance et l’activité l’ont déterminé… Je laisse aux théologiens à déterminer si, dans pareils cas, une pollution, qui ne serait nullement déterminée par le libertinage, mais par le besoin pressant, est un crime, ou s’il n’est pas des circonstances où de deux maux il faut éviter le pire. Il paraît assez naturel que dans certains cas extrêmes on fait céder toute autre considération à celle de rendre la santé.

25On peut le faire seule, dans l’intimité du boudoir ou du lit, comme la précoce Thérèse philosophe :

J’avais à peine sept ans lorsque cette tendre mère, sans cesse occupée du soin de ma santé et de mon éducation, s’aperçut que je maigrissais à vue d’œil. Un habile médecin fut appelé pour être consulté sur ma maladie : j’avais un appétit dévorant, point de fièvre, je ne ressentais aucune douleur, cependant ma vivacité se perdait, mes jambes pouvaient à peine me porter. Ma mère, craintive pour mes jours, ne me quitta plus et me fit coucher avec elle. Quelle fut sa surprise lorsqu’une nuit, me croyant endormie, elle s’aperçut que j’avais la main sur la partie qui nous distingue des hommes où, par un frottement bénin, je me procurais des plaisirs peu connus d’une fille de sept ans, et très communs parmi celles de quinze. Ma mère pouvait à peine croire ce qu’elle voyait. Elle lève doucement la couverture et le drap, elle apporte une lampe qui était allumée dans la chambre, et, en femme prudente et connaisseuse, elle attend constamment le dénouement de mon action. Il fut tel qu’il devait être : je m’agitai, je tressaillis, et le plaisir m’éveilla. Ma mère, dans le premier mouvement, me gronda de la bonne sorte, elle me demanda de qui j’avais appris les horreurs dont elle venait d’être témoin. Je lui répondis en pleurant que j’ignorais en quoi j’avais pu la fâcher, que je ne savais ce qu’elle voulait me dire par les termes d’attouchement, d’impudicité, de péché mortel, dont elle se servait. La naïveté de mes réponses la convainquit de mon innocence, et je me rendormis : nouveaux chatouillements de ma part, nouvelles plaintes de celle de ma mère. Enfin, après quelques nuits d’observation attentive, on ne douta plus que ce fut la force de mon tempérament qui me faisait faire, en dormant, ce qui sert à soulager tant de pauvres religieuses en veillant. On prit le parti de me lier étroitement les mains de manière qu’il me fut impossible de continuer mes amusements nocturnes56.

26ou en présence des tierces personnes, voyeurs, parfois voyeurs vus, comme la Messaline de La Philosophie dans le boudoir de Donatien Alphonse François de Sade57, aidée d’un doigt, comme Monique, dans l’Histoire de dom B***58, de godemichés59, ou autres mécanismes plus sophistiqués, tels que le rouet à godemichés, comme dans les Mémoires de Suzon60 (1778), l’escarpolette à godemiché61… ou encore se servant des bichons, comme dans les toiles de Fragonard, qui immortalisent cet « instant nécessaire et délicieux », comme dirait Diderot62, et dont La jeune fille faisant danser son chien dans son lit (1770) reste la plus emblématique. Les images des jeunes filles solitaires, nues, de dos, couchées, tels les Odalisques de Boucher, servent, certes, à exciter le spectateur qui contemple la dame dans cette « posture provocante », mais aussi à suggérer la pratique du plaisir solitaire par la jeune femme qui repose en général sur des coussins douillets, en soie, parfumés et à formes protubérantes, dessinés exprès à l’époque pour faciliter cet exercice érotique63.

27Les femmes seules s’adonnant à la lecture64 constituent un véritable leitmotiv de la représentation de la femme jouissive65. La diffusion en France d’Onania ou le Péché infâme de la souillure de soi66 contribue à mettre la masturbation au-devant de la scène, un livre à l’appui pour mieux éveiller l’imagination féminine, propre à la fermentation ; l’accès des femmes à la lecture, et l’idée d’une femme dominée par un utérus capricieux, et donc en proie à sa fantaisie lascive, favorisent l’émergence de ce fantasme masculin au xviii^e siècle67.

28 Dans le roman, la narratrice du Sylphe (1730) de Crébillon cherche « quelque dédommagement » dans la lecture d’un « livre de morale68 » au milieu d’une nuit chaude ; la Fatmé du Sopha choisit un livre aux situations tendres et aux images vives (I, 2) ; le narrateur des Bijoux indiscrets (1748) accuse Zima d’avoir eu « sous l’oreiller » Le Sopha, le Tanzaï et Les Confessions69 ; dans Thérèse philosophe (1748) du marquis d’Argens, l’héroïne « dévore des yeux70 » Le Portier des Chartreux, La Tourière des Carmélites, L’Académie des dames, Les Lauriers ecclésiastiques, Thémidore et Frétillon, parmi d’autres romans qu’elle ne cite pas, le tout en quatre jours. Parfois se produisent de beaux effets spéculaires comme dans Félicia ou mes fredaines (édition de Londres, 1778) de Nerciat, où la lectrice éponyme avoue que la lecture de Thérèse philosophe l’a « mise en feu » (III, 15), ou comme dans Angola, histoire indienne de La Morlière (1746) où le récit principal est inclus dans un récit cadre où un marquis surprend une marquise dans son salon particulier avec un livre intitulé justement Angola, histoire indienne. La marquise de Merteuil « prend le ton » dans Les Liaisons dangereuses grâce à la lecture d’un chapitre du Sopha, d’une lettre d’Héloïse (sic) et de deux contes de La Fontaine (Lettre X). La littérature reprend le thème pictural galant pour en faire aussi un motif déclencheur de la jouissance de l’héroïne, à qui il suffit parfois de contempler des scènes galantes, après l’échauffement de la lecture, pour se pâmer. C’est ce qui arrive à Thérèse, la philosophe, qui, après « une heure de lecture », allongée dans son lit, se met à regarder les tableaux au-dessus de sa tête : Les Fêtes de Priape, Les Amours de Mars et de Vénus, « où les postures les plus lascives étaient rendues avec un coloris et une expression qui portaient un feu brûlant dans mes veines71 ».

29La peinture excelle à son tour dans ce type de représentation. À l’image de la lectrice de textes sacrés, dans le genre de peinture pieuse, la lectrice de romans s’impose dans la peinture de mœurs du xviii^e siècle, en bonne partie grâce à M^me de Pompadour, qui adore se faire portraiturer un livre à la main, et qui sera ainsi immortalisée par Boucher en 1756. La peinture galante empruntera vite le thème pour mettre en scène ce moment d’égarement féminin, destiné à exciter l’homme et à alimenter la figure de la femme lascive, possédant une imagination ardente, et autonome. De La Lectrice (ou La Liseuse, vers 1776) de Fragonard, plus ou moins sage, au Midi de Ghendt, où une femme évanouie, extatique, au corps raide, aux jambes en l’air, à la mule tombante, vient de faire tomber un livre qu’elle tenait d’une main pendant qu’elle se masturbait de l’autre, le parcours de la lectrice solitaire est riche dans la représentation imagée de la femme jouissante, dans la France du xviii^e siècle. L’image la plus emblématique de ce thème majeur dans la peinture galante c’est L’Odalisque blonde, dans une version de 1751, avec un livre aux côtés de la belle O’Murphy. Le livre est ouvert, grand ouvert, même, les pages écartées. Comme si la femme nue, appuyée sur un lit drapé et ouaté, avait abandonné le livre précipitamment pour s’adonner à l’onanisme et être ainsi au bord de la transe lorsque l’homme qu’elle attend arrive enfin.

30Cette figure de la nymphomane, en proie aux caprices de sa matrice, qui sait se satisfaire seule ou avec une partenaire, tout en demeurant inassouvissable, va de pair avec celle de la femme orgasmique ou multi-orgasmique, de la femme fontaine, des succubes, de ces êtres capables de dévorer l’homme, de l’assécher à force d’aspirer sa semence. L’image aimable et rassurante qui renvoie à l’homme celle de sa puissance virile, qui est capable de provoquer la jouissance presque immédiate de la femme lors de l’accouplement (comme chez Casanova), côtoie une autre, inquiétante, qui s’impose progressivement dans l’art, celle d’un appétit féminin insatiable face à un homme qui dépérit à force d’essayer de le combler, sans succès. Ce semblant de la femme fatale du xix^e siècle naît cent ans plus tôt.

31Absent ou présent, l’homme est incapable de procurer à la femme ce bonheur momentané mais éternellement exigé par elle. Dans Les Lettres persanes (1721) de Montesquieu, les épouses d’Usbek, décrivent presque cliniquement leur désarroi à leur maître. Dès le début du roman, émerge le désir frustré de la femme et la douleur qu’il lui provoque : dans la lettre III, Zachi écrit à son époux sa souffrance lorsqu’elle parcourt « ces lieux qui, me rappelant sans cesse des plaisirs passés, irritaient tous les jours mes désirs avec une nouvelle violence » (I, 3). Fatmé, elle, dans la lettre VII, reconnaît à son mari que son « imagination se perd dans ses désirs » (I, 7). Mais la présence du mâle ne saurait suffire à cette femme nouvellement découverte comme inapaisable. Que Catherine II, la tsarine, et Marie-Antoinette aient été perçues comme des ogresses, des dévoreuses d’hommes, n’est que le résultat logique et visible de l’image forgée au long du siècle, de ces femelles toutes utérus. Ainsi, la Félicia de Nerciat (Félicia ou Mes fredaines, 1775), qui « était de tous les plaisirs », vivant dans une « maison où Vénus est adorée », y attend « les heureuses occasions » de « satisfaire le désir indéfini de sa voluptueuse imagination72 » (I, 13). Bien entendu, les dévotes et les faussement vertueuses ne sauraient faire exception. Ainsi, dans Thémidore, le héros donne ce conseil au marquis : « Cher marquis, si vous devenez sensuel, délicat et raffiné en plaisirs, prenez-moi une dévote pour amie, vos vœux seront comblés ; elles seules ont la clef du bonheur73. »

32Mais en même temps que se construit le personnage voué à devenir mythe, de la femme inapaisable, le soupçon de la frigidité féminine prend une ampleur méconnue jusqu’alors. Pile et face d’une même monnaie, qui donnait le change d’une femme inapte au bonheur puisque jamais comblée.

33En France, c’est sous le pontificat d’Innocent III, au xii^e et xiii^e siècles, qu’est décrétée l’impuissance féminine (« De frigidis ») comme cause de nullité de mariage74. Au xviii^e siècle, les juristes continuent d’envisager l’impuissance féminine comme un cas exceptionnel75, à l’encontre de celle de l’homme. Trois sont les cas possibles de frigidité féminine, selon Boucher d’Argis, dans ses Principes sur la nullité du mariage pour cause d’impuissance76 : l’« arctitude » (organes trop resserrés qui empêchent l’intromission), et les deux variantes de la « clausura » : le vagin est complètement fermé par une membrane appelée le velamen, ou le col de l’utérus est obstrué par des excroissances charnues, ce troisième cas pouvant être de naissance ou bien d’origine morbide, selon Boucher d’Argis77. L’insensibilité féminine aux caresses d’un mari n’est donc pas cause de nullité de l’union maritale. Si elle obsède les hommes et les femmes du xviii^e siècle, c’est qu’elle devient un épiphénomène dans les rapports sexuels plus ou moins libérés dans les milieux mondains et libertins.

34Certes, la simulation de la jouissance féminine n’est pas un fait nouveau au siècle des Lumières. Des études récentes ont démontré que certains femelles primates adoptent cette stratégie de manière délibérée pour flatter les mâles de rang supérieur de leurs sociétés78, en vue d’une meilleure protection et d’une meilleure descendance, plus saine, plus forte, en perspective. Mais ce qui est nouveau, c’est que les femmes indépendantes, autosuffisantes en société, qui n’ont pas besoin d’un mâle protecteur et nourrisseur, veuillent flatter l’autre au prix d’une duplicité. La situation trouve son parallélisme de nos jours dans les sociétés occidentales et développées, après une libération sexuelle de la femme qui ressemble, toutes distances gardées, à celle de la femme libertine du xviii^e siècle. Pourquoi cette supposée libération féminine conduit à une aliénation sexuelle telle ? C’est ce qu’il resterait à étudier. Mais de la même manière que la femme, au lieu d’acquérir un bien-être auquel elle aspirait, s’est incorporée au marché du travail, tout en continuant de s’occuper de la maison, elle s’est livrée aussi à un hédonisme qui, toujours sous l’emprise machiste, l’a forcée à imiter l’homme dans sa jouissance, au dépens de la sienne, et au prix de la simulation.

35Revenant au xviii^e siècle, force est de constater que la femme libertine, tout comme la femme « libérée » et, se dit-elle, multi-orgasmique, de nos jours, aime faire montre de sa puissance sexuelle, de son énergie, de sa capacité de jouissance, de sa facilité pour jouir. Certes, le premier complice est l’homme, à l’origine, comme nous l’avons constaté, de cet imaginaire masculin de la femme ardente. Mais le phénomène d’une femme capable de simuler pour paraître sensible aux autres, est bien une réalité sociale que les romans et les toiles ne font que recréer. Bien entendu il y a, dans la littérature libertine comme dans la peinture galante, un moteur supplémentaire : leur rôle d’excitant dans les rapports sexuels ; et pour ce faire, la femme jouissante joue un rôle primordial. Cependant, la simulation féminine ne saurait se limiter à cette fonction. La figure de cette nouvelle femme dévoreuse d’hommes et en quête d’un orgasme qu’elle peut éprouver à l’infini sans s’y épuiser, est une image spéculaire dans laquelle se complait la femme « moderne ».

36La Nuit et le Moment (1755) de Crébillon est le roman qui met en scène de manière particulièrement expressive ce phénomène nouveau. Crébillon, anatomiste des rapports amoureux, s’applique à une vraie mise à l’épreuve de cette supposée sensibilité féminine exacerbée. Crébillon part dans ce roman d’un constat qui est celui de tous ces romans : l’impuissance masculine et l’insensibilité féminine sont, dans ce siècle libertin, la conséquence d’avoir le plaisir à la portée de la main, avant même l’éveil du désir. C’est cette ambiance de liberté sexuelle, cette possibilité de la multiplicité d’échanges, ces rapports multipliés et constamment renouvelés qui tuent, qui éteignent le désir chez l’homme autant que chez la femme. Dans Les Mille et une nuits, récemment découvertes et constamment récréées, Shéhérazade alimente le désir masculin, chaque nuit, sans jamais le rassasier, et c’est cet inassouvissement qui lui sauve la vie. À l’encontre de ce moteur diégétique, le récit crébillonien avance se déjouant du manque de désir, auquel se substitue l’amour-propre. Or l’amour-propre, l’enjeu du pouvoir, de la possession de l’autre, de tous les autres puisque Cidalise et Clitandre arrivent l’un dans les bras de l’autre après toutes les autres aventures, déclenche l’appétit sexuel. Autrement dit, c’est le désir de possession exprimé au long de cette conversation qui remplace les caresses avant d’aboutir à l’accouplement enfin réussi. Clitandre jouit de voir ainsi sa liste de femmes séduites enfin complétée, et non pas des faveurs de Cidalise. Mais est-ce que la possession de Clitandre suffit à la jouissance de Cidalise ? Est-ce que la sensibilité tant promise par Cidalise à Clitandre est vraie ? Ou est-ce qu’on est face à une simulatrice ? L’envie de possession, l’enjeu du pouvoir, d’être supérieure à ses rivales, suffit à la jouissance féminine ? C’est ce dont nous sommes en droit de douter. Une Cidalise pas plus amoureuse que Clitandre, cède à son partenaire, autoritaire comme il se doit dans les rapports hétérosexuels de l’époque, pour ajouter Clitandre à sa liste de femme séductrice, de femme libertine et sensible. Mais alors que Clitandre jouit physiquement de cette possession, de ce pouvoir exercé brutalement, on est en droit de croire que cette possession ne suffit pas à déclencher la jouissance de Cidalise, qu’on soupçonne moins sensible qu’elle ne le dit. Si l’amour-propre fait jouir l’homme, il provoque la dissimulation de la femme.

37Quand le désir s’éteint face à l’amour-propre, quand la femme s’avère incapable de jouir du pouvoir, quand l’orgasme féminin est par ailleurs devenu superflu, donc supprimable, il se conforme une nouvelle image double de la femme : la mère et l’épouse sont désormais insensibles et peuvent engendrer : l’homme lui-même et ses enfants ; la pute, sensible ou pas, nymphomane en quête du plaisir, demeure inassouvissable. Toutes les deux inaptes au bonheur. Seul Rousseau sut faire de Julie, dans La Nouvelle Héloïse (1761), une femme capable d’échapper à ce binôme, mais ce fut aussi au prix de son bonheur sur terre, au prix même de sa vie.