À Michel Blay

1En quoi les Lumières et la Révolution française nous éclairent-elles sur le bonheur1 ? La Déclaration d’indépendance américaine de 1776 puis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dénoncent les gouvernements qui font le malheur du peuple, et accordent la légitimité à ceux qui permettent la recherche du bonheur, se donnent pour but le bonheur de tous. Ces textes juridiques peuvent nous surprendre. Ils modifient le sens et le but de l’organisation politique : les citoyens ne sont plus des sujets soumis à la puissance de l’État, mais se donnent les moyens de leur bonheur à travers l’association politique. Ces préambules constitutionnels révèlent aussi que la question si privée et individuelle du bonheur est inséparable d’une dimension collective, d’ordre idéologique et politique. Enfin, ces déclarations supposent que l’espérance de bonheur s’est imposée contre une idéologie de l’acceptation de la souffrance, mais aussi que le mot « bonheur » a échappé à son origine étymologique, qui en faisait depuis le xii^e siècle une bonne fortune, l’effet d’un destin favorable.

2Si l’association politique doit être jugée à l’aune du bonheur ou du malheur qu’elle favorise, alors cette revendication de bonheur marque une victoire contre un système culturel passé, mais nous indique aussi que l’on peut concevoir le bonheur en d’autres termes que ceux qui viennent à l’esprit quand on prononce ce mot aujourd’hui. La distinction entre le Bonheur absolu et les plaisirs de la vie ou petits bonheurs n’est peut-être pas l’essentiel. L’évidence du caractère privé du bonheur est discutable. Et le bonheur ne se trouve pas au petit bonheur la chance. Petits ou grands, les bonheurs sont d’abord pluriels, non pas tant parce que chacun trouvera son bonheur à sa manière, mais parce que les conditions du bonheur de chacun sont l’affaire de tous, dépendent des relations entre tous. À l’opposé d’une étymologie qui en faisait une bonne fortune, contre une idéologie religieuse qui en affirmait l’impossibilité, et par-delà une croyance moderne qui en ferait un nouvel absolu tombant du ciel ou ne dépendant que de soi, le bonheur est d’abord une affaire de solidarité, et de lutte collective contre la fatalité.

La légitimation du bonheur par les lumières

3L’entrée du bonheur dans les textes constitutionnels résulte de la victoire de valeurs portées par la philosophie des Lumières. Dans les Lettres philosophiques (1733-1734), Voltaire magnifie le système culturel, économique et politique de l’Angleterre contre une France qui hérite de l’absolutisme et de l’intolérance religieuse de Louis XIV. Voltaire s’oppose à Pascal, dont les Pensées posthumes (1670) justifient la souffrance par l’idée de péché, et invitent à attendre le Salut après la mort. Pascal affirme que « Tous les hommes recherchent d’être heureux » et que « jamais personne, sans la foi, n’est arrivé à ce point2. » Mais le philosophe chrétien triche en réduisant le bonheur à la béatitude infinie du Paradis. Dans son célèbre pari, il estime qu’il y a davantage à gagner en pariant sur l’existence de Dieu (une vie éternelle), qu’il y a à perdre (une existence finie et les plaisirs terrestres) : « Notre proposition est dans une force infinie, quand il y a le fini à hasarder, à un jeu où il y a pareils hasards de gain et de perte, et l’infini à gagner3. » Mais le mathématicien pipe les dés en évaluant les gains et les pertes du point de vue du croyant. Car si la vie éternelle n’existe pas, ce sont l’existence finie et ses plaisirs qui sont notre seul bien, et leur perte, un désastre absolu. Voltaire veut croire en un Dieu qui souhaite que ses créatures jouissent de la vie. Ce qui était péché est valorisé : amour de soi, désir de s’enrichir, plaisirs de la chair, jouissance des spectacles. Le Bonheur absolu n’est pas de ce monde, mais tous ces bonheurs relatifs sont désormais l’essentiel, un bonheur humain, possible et légitime.

4Durant tout le xviii^e siècle, les textes les plus divers font preuve d’une passion pour le thème du bonheur4 : correspondances, traités (parfois proches d’une écriture intime, comme le Discours sur le bonheur d’Émilie du Châtelet), poèmes philosophiques, réflexions économiques, ou romans, dont la diffusion s’élargit sans cesse. Certaines fictions trahissent une tension entre l’obsession du péché et la quête de bonheur (Manon Lescault de Prévost), ou maintiennent l’idée du Mal dans la Nature (les textes de Sade), mais la tendance est à magnifier le sentiment amoureux ou, comme chez Crébillon fils, à célébrer les plaisirs de la séduction et de l’érotisme. Progressivement, une bonne partie des Chrétiens est elle-même convaincue de la légitimité d’un bonheur terrestre.

Le droit constitutionnel de s’opposer aux malheurs publics

5Dans les Lettres persanes, Montesquieu critique le despotisme, métaphorisé par le sérail oriental où se nouent violence publique et violence privée. Porte-parole du philosophe, Roxane remplace la vertu religieuse par la vertu politique, le courage de mourir pour ses valeurs5. Contre la soumission des femmes, cachées et violées par leur propre mari, Roxane défend son droit à aimer librement et se suicide en héroïne antique, tandis que Montesquieu interprète les suicides comme l’échec du contrat implicite entre le citoyen et une société qui lui devait la possibilité du bonheur.

6Cette articulation entre aspiration au bonheur et critique du despotisme est aux fondements de la Déclaration d’indépendance américaine :

Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur6.

7Le propos porte avant tout sur le droit à s’opposer au gouvernement qui empêche la recherche du bonheur. L’idée est la même au début de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 :

Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, […] afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous7.

8Ces textes incitent à réinterpréter la phrase célèbre que Saint-Just prononce le 3 mars 1794 : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Le contexte est celui de la guerre européenne et de la Terreur :

Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre ; qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur ! Le bonheur est une idée neuve en Europe8.

9Ce propos découle d’une sensibilité millénariste, aspirant à un véritable Paradis sur terre. Mais la sentence finale témoigne aussi du changement mental et juridique en cours, et peut être réinterprétée en des termes moins idéalistes et cependant profondément radicaux : le bonheur serait une idée neuve en Europe en cela que, désormais, chacun aurait le droit et le devoir de s’opposer aux malheurs publics, effets d’un mauvais gouvernement ou de mauvaises lois. Ainsi, dans la conquête du droit au bonheur au xviii^e siècle et son institutionnalisation juridique à la fin du siècle, il s’agit de la possibilité de s’organiser pour rejeter la fatalité du malheur, réduire la souffrance, et favoriser petits et grands bonheurs.

Bonheur et droit au divorce

10Dans Les Liaisons dangereuses (1782) de Laclos, la libertine Madame de Merteuil estime que la dévote Madame de Tourvel a remplacé la Religion par l’Amour et le prêtre par l’amant. Cette réflexion est riche pour une histoire des mentalités. Pourtant, la Révolution a œuvré au bonheur de chacun autrement qu’en proclamant le droit à un Amour absolu : la veille de la proclamation de la République est votée une loi autorisant le divorce. Ici, nul bonheur, grand ou petit, hier comme aujourd’hui. Mais la loi du 20 septembre 1792 libère l’institution du mariage d’un pouvoir coercitif, soulage des souffrances, peut ouvrir le chemin à de futurs bonheurs. Cette loi s’inscrit dans l’immense révolution des relations entre les sexes, à l’échelle de plusieurs siècles9. Elle dit mieux qu’une autre ce que la République peut apporter au bonheur. Cette grande loi laïque est liée au long travail de diffusion des Lumières. Le texte de Kant, intitulé Qu’est-ce que les Lumières ? (1784) s’inscrivait dans un débat sur le droit au mariage non religieux. Plus radical, Diderot avait conçu sa propre théorie et pratique des Lumières en forme de contes sur le malheur en amour (Ceci n’est pas un conte et Madame de la Carlière), suivis d’une fiction utopique, le Supplément au Voyage de Bougainville (1773-1774), fiction dans laquelle il imaginait le bonheur par l’union libre et repensait dans la foulée l’ensemble des valeurs qui doivent fonder les lois et les mœurs.

Le bonheur commun par la solidarité

11La Constitution de 1793, inspirée par Condorcet, est précédée d’une nouvelle Déclaration, qui affirme : « Article premier. Le but de la société est le bonheur commun. » Le « bonheur commun » peut désigner l’harmonie de la totalité sociale, ou renvoyer au bonheur de chacun en interaction avec tous les autres. La première conception, anti-humaniste, pense le groupe comme une unité érigée en transcendance. Elle réunit l’ultralibéralisme et l’ultra-communisme, ces frères ennemis qui s’opposent dès le xviii^e siècle10. La doctrine ultralibérale est propagée à travers l’idée que Dieu a conçu le meilleur des mondes possibles, et peu importe si cet optimum est obtenu aux dépens des individus. C’est l’« optimisme » théologique, diffusé par Mandeville, reconnu comme l’un des précurseurs du libéralisme, ou par Voltaire qui ne cesse de répéter que l’argent ou la condition sociale ne font pas le bonheur, tandis que le philosophe, sauf quand il écrit Candide, est le plus grand propagateur de l’optimisme, cette philosophie religieuse et économique qui recommande à chacun d’accepter son sort11. Quant au bonheur commun dans sa version ultra-communiste, il est diffusé par certaines fictions utopiques qui, en se focalisant sur l’absence de propriété privée, occultent le caractère éventuellement inégalitaire ou despotique d’autres dimensions sociales et politiques. Ainsi La découverte australe (1782) de Rétif de la Bretonne prône-t-elle l’égalité par la suppression de la propriété, tout en maintenant des inégalités sexuelles et raciales, et une monarchie éclairée dont le pouvoir est absolu. Aline et Valcour, ou le roman philosophique (1795) de Sade présente ces deux modèles : une utopie libérale où règne la violence et le bonheur des plus forts ; une utopie communiste censée faire le bonheur de tous. Dans les deux cas, Sade est incapable d’échapper au modèle du despotisme et de penser une association politique entre citoyens libres et éclairés, solidaires dans la recherche commune du bonheur de chacun12.

12Opposée à ces deux conceptions du bonheur (qui se ressemblent), une troisième voie (ou seconde ?) existe, que je laisse aux lecteurs le soin d’essayer de nommer. C’est celle qui s’exprime dans la Déclaration de 1789 et plus encore celle de 1793 (que le gouvernement de Salut public a remisée au placard au motif que la guerre contre l’ennemi extérieur et intérieur aurait exigé la Terreur). L’association politique est le moyen de lutter solidairement contre les malheurs de chacun et de tous, et de se donner les conditions de la recherche du bonheur. D’où l’importance accordée aux impôts, à l’emploi, à ce qui préfigure une sécurité sociale13. Ce sont, par exemple, les articles 21, 22, et 23, sur les « secours publics » aux « citoyens malheureux » (« en procurant du travail »), sur les « progrès de la raison publique » (en mettant « l’instruction à la portée de tous les citoyens »), sur « la garantie sociale » qui « consiste dans l’action de tous, pour assurer à chacun la jouissance et la conservation de ses droits ; cette garantie repose sur la souveraineté nationale14 ».

Bientôt une idée neuve en Europe

13À l’exception des intégrismes religieux, nul ne niera aujourd’hui la légitimité de la recherche des petits bonheurs ou de ce que certains considéreront comme un grand Bonheur (l’Amour, la Création, le Savoir, le fait de contribuer au bonheur d’autrui…). Mais à l’heure où l’on croit que le bonheur n’est qu’affaire privée, l’entrée du « bonheur » dans les fondements de la Constitution d’une Nation peut nous éclairer sur l’idée même de bonheur, sur la recherche solidaire du bonheur de tous. D’autant que vient de se produire, en 2007, l’exceptionnel déni de démocratie qui a consisté à faire voter, sous la forme du Traité de Lisbonne, le Traité Constitutionnel Européen que la volonté populaire avait refusé lors du référendum de mai 2005. Il peut éventuellement paraître difficile d’évaluer les buts assignés à l’association européenne par le TCE (la libre concurrence peut-elle favoriser la prospérité, donc le bonheur ?), mais chacun peut juger ce que signifie modifier une Constitution contre l’avis du peuple souverain. Les politiques économiques menées par les gouvernements successifs des Trente Piteuses, accentuées par une conception non démocratique de l’organisation européenne ne vont pas dans le sens de l’entrée du bonheur dans les textes juridiques fondamentaux des révolutions du xviii^e siècle. Dans les circonstances idéologiques, économiques et politiques qui sont les nôtres, espérons que nous pourrons trouver les moyens démocratiques pour que le bonheur soit bientôt une idée neuve en Europe.