1Il était une fois trois amis. Ils avaient leurs habitudes dans une boîte de Saint-Germain-des-Prés. Ils parlaient travail et plaisirs. L’un était en train d’inventer l’archéologie du savoir, l’autre de repenser la sémiologie, le troisième ne prétendait à nulle fondation théorique, il se contentait de présenter le xviii^e siècle comme nul ne l’avait jamais fait. On a reconnu Michel Foucault, Roland Barthes et Robert Mauzi. L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au xviii^e siècle1 (1960) a l’importance, dans les disciplines littéraires, du Degré zéro de l’écriture (1953) ou de l’Histoire de la folie à l’âge classique (1961).

2Pour apprécier l’apport du maître-livre de Robert Mauzi, paru il y a maintenant plus d’un demi-siècle, il faut songer à ce qu’était alors l’état de l’édition et de la recherche. Les collections d’œuvres complètes de Diderot, Rousseau ou Voltaire auxquelles il fallait se référer restaient celles du xix^e siècle. Le premier tome du Rousseau de la Pléiade date de 1959. Le nom de Sade restait interdit à l’université. Daniel Mornet et Paul Hazard faisaient autorité, qui divisaient le xviii^e siècle, soit chronologiquement, soit idéologiquement, en un versant rationaliste et un versant sensible. Ils expliquaient l’époque par ce qui devait la conclure : la Révolution et le romantisme. La philosophie des Lumières était donc censée préparer la cassure de 89 et le goût des ruines à la Hubert Robert annoncer les innovations esthétiques de 1820 ou 1830. Rares étaient les travaux qui échappaient à ce finalisme, ainsi qu’au manichéisme de la raison et du sentiment : l’édition du Neveu de Rameau par Jean Fabre (1950), Spinoza et la pensée française de Paul Vernière (1954), La Religion de Voltaire de René Pomeau (1955), Rousseau. La Transparence et l’obstacle de Jean Starobinski (1957).

3 La séduction de L’Idée du bonheur est d’analyser d’un même mouvement philosophes et romanciers, théologiens et poètes et de construire une grille d’analyse qui refuse les oppositions a priori entre Lumières et Anti-Lumières, rationaux et sentimentaux. Il serait si simple de suivre à travers le siècle un antagonisme entre épicuriens, épris de plaisir, et stoïciens, maîtres d’eux-mêmes. Les philosophes réhabiliteraient le plaisir et les chrétiens se prendraient pour de nouveaux stoïciens. Seulement l’idéal épicurien est le repos, alors que nombre de philosophes des Lumières prônent l’activité et le mouvement, retrouvant une volonté toute stoïcienne de possession du monde.

4Robert Mauzi connaissait trop dans sa vie les doutes et les dépressions pour ne pas lire dans les textes le frémissement des consciences. Son art est de marier histoire des idées et histoire des mœurs, philosophie et esthétique. Un soupçon s’impose dès le début : que l’aptitude au bonheur soit la chose la moins bien partagée. Dans le reflux des certitudes religieuses se développent les maladies de l’âme, susceptibles de prendre quatre formes : l’ennui qui, explique M^me Du Deffand à son ami Walpole, ressemble au ver solitaire et consomme tout ce qui devrait nous rendre heureux, la mélancolie qui aigrit et fige l’ennui, la certitude d’être voué au malheur et l’obsession morbide. Heureusement l’évidence du bonheur l’emporte souvent sur tous ces vertiges et s’impose avant même la réflexion et l’effort de théorisation.

5Si la réflexion veut en rendre compte et le définir, il peut être bilan (chez La Mettrie, par exemple), plénitude (chez Voltaire peut-être), conscience de soi (chez Rousseau) ou bien intensité (chez Sade). C’est dire qu’il représente un équilibre ou un compromis entre des exigences contraires : l’unité et la diversité, l’expérience immédiate et la construction rationnelle, l’impulsion personnelle et l’ordre collectif. De telles catégories ne sont pas plaquées sur les textes, elles semblent se dégager des traités, des mémoires et des romans que Robert Mauzi a dépouillés pour nous à une époque où on ne lisait les livres anciens qu’en bibliothèques et où on ne prenait des notes qu’à la main sur un papier. Il nous jette en pleine prolifération des œuvres du xviii^e siècle, des plus grandes aux moins connues. Il analyse longuement Cleveland et La Nouvelle Héloïse, mais cite avec délectation le Discours sur le bonheur de M^me Du Châtelet2 ou l’Essai sur le bonheur de l’abbé de Gourcy, l’Épître sur la consomption de Guérineau de Saint-Péravi ou les Réflexions d’un jeune homme de Feucher d’Artaize. Des esquisses biographiques en note dessinent les silhouettes de ces oubliés et méconnus. Elles font vivre les textes, donnent une épaisseur morale aux idées.

6Le propre du siècle qui commence par s’étourdir dans les fêtes galantes et finit par légiférer sur le bonheur universel est de ne plus se contenter de la sagesse de chacun. Il veut comprendre, décrire, organiser. Vaut-il mieux être riche ou pauvre, altruiste ou égoïste ? Les chrétiens portés par l’évolution des sensibilités insistent sur la continuité du plaisir terrestre au salut céleste. Les philosophes, attentifs à l’ordre social, se contentent parfois de rebaptiser bienfaisance la charité chrétienne. Une zone « où la pensée chrétienne et la pensée philosophique pénètrent l’une et l’autre » est le domaine bourgeois, fait de travail, de possession et juste jouissance.

7Réduit à la sensation ou ancré dans la raison, immobile ou passionné, plaisir prolongé ou bien récusé, le bonheur des Lumières finit toujours par se réclamer d’une nature et d’un ordre. Il tend à se confondre avec la vertu, caractérisée comme obéissance à la loi de la nature qui veut le bonheur de chacun. « On ne saurait reprocher aux hommes du xviii^e siècle d’avoir appauvri le sens du mot bonheur. S’il fallait formuler contre eux un grief, ce serait plutôt d’y avoir logé maintes contradictions, afin d’épuiser plus sûrement toutes les ressources de l’homme, de la société et du monde. » Le travail de Robert Mauzi est stimulant et incitatif, il n’est pas péremptoire. Dix ans après sa publication, l’auteur proposait sinon une autocritique, du moins un retour critique sur ce qu’il nommait ses naïvetés ou illusions de jeunesse, il suggérait des compléments, des aménagements3. Aujourd’hui où la recherche est transformée par l’outil informatique et par la multiplication des chercheurs, L’Idée du bonheur au xviii^e siècle reste une irremplaçable mine de références et de suggestions et une leçon de modestie4.