Introduction à la première partie
p. 33-35
Texte intégral
1Cette partie vise à expliquer la genèse et les métamorphoses successives des politiques publiques internationales du handicap. Notre analyse se centre uniquement sur les politiques publiques multilatérales adoptées par des organisations internationales, c’est-à-dire l’ensemble des programmes d’action assumés par les organisations internationales, dont les effets dépassent largement le cadre d’un territoire national1. Ces politiques sociales se développent sur le temps long suivant un processus non linéaire, et constituent des solutions apportées à des situations problématiques transformées en « problèmes publics » par les acteurs impliqués.
2Nous souhaitons éclairer la manière dont les questions relatives au handicap (invalidité, cécité, etc.) sont construites et conceptualisées en tant que problèmes publics à l’échelle internationale, puis reformulées au cours du xxe siècle. L’émergence d’un problème public est le résultat d’une succession d’actions : des acteurs dotés d’un certain statut identifient une situation problématique à partir de l’expérience d’un trouble (non conforme aux normes sociales en vigueur), ils engagent pour cela une enquête « qui permet de circonscrire une situation à réguler ou à maîtriser, d’en déterminer progressivement les composantes et les enjeux2 » ; ils utilisent ensuite leur capital relationnel, social, politique et économique pour constituer des publics (profanes ou experts) concernés par cette situation problématique, et publiciser cette situation dans de multiples lieux de discussion ; ils démontrent que ces problèmes publics nécessitent une réponse qui dépasse les souverainetés, puis ils parviennent à convaincre les organisations internationales de résoudre ce problème ; le problème devient dès lors un objet d’intervention publique pour les organisations internationales, et les solutions adoptées sont institutionnalisées.
3Lors de la réalisation de l’enquête, le problème est défini, il est circonscrit, des causes géographiquement situées sont dénoncées – sans systématiquement désigner des responsables –, et des solutions sont trouvées. Ces acteurs formulent le problème en fonction des informations qu’ils détiennent, de leur culture (juridique, scientifique, politique), de leurs intérêts, et des solutions adéquates qu’ils envisagent. S’il est de bonne qualité une fois finalisé, le travail d’enquête attribue une objectivité factuelle et morale à une situation problématique3. Le problème peut ensuite être redéfini au gré des changements de rapports de force et/ou de l’apparition de nouveaux acteurs.
4Le processus de transformation d’une situation de trouble en problème public transnational est non linéaire. En effet, la reconnaissance d’un problème social n’est pas liée directement à la gravité de ce trouble dans la vie des individus, mais dépend davantage de la mobilisation des acteurs pour le légitimer, de son statut dans la hiérarchie des questions sociales, de son insertion dans le champ de compétence d’une administration ou d’une association, de la menace qu’il constitue pour l’ordre social, ainsi que des possibilités existantes pour le résoudre4.
5Les éléments d’une situation problématique relèvent généralement de plusieurs univers sociaux, mais les acteurs peuvent construire, identifier et traiter le problème dans un seul ou plusieurs univers, selon leur choix. Du fait de la complexité et de l’étendue de chaque situation problématique apparaissant à l’échelle internationale, plusieurs organisations intergouvernementales sont susceptibles de revendiquer la prise en charge de ce problème. Désireuses d’élargir leurs champs de compétence, ces organisations se disputent pour s’approprier le problème, attribuer des causalités, proposer des solutions adéquates pour y répondre, et répartir des responsabilités politiques. Ces relations aboutissent à une répartition plus ou moins pérenne des champs de compétences entre les organisations, et à la fixation du degré d’autonomie d’action de chaque organisation. Les relations entre les organisations peuvent être marquées par la coopération, la division du travail, l’émulation, la rivalité, la domination, l’élimination ou la subversion5. La prise en charge administrative d’un nouveau problème par les organisations internationales conduit souvent à la mise en place de sections administratives spécialisées et à l’embauche d’agents administratifs spécialisés, chargés d’effectuer des enquêtes et de mettre en œuvre une politique internationale sur le sujet. Ces fonctionnaires internationaux sont juridiquement détachés des États.
6Les organisations internationales constituent « des espaces structurés par des relations entre des individus et des groupes d’acteurs, qui, à leur tour, contribuent à leur (re)structuration6 ». Il faut donc se défaire de l’image monolithique de chaque organisation, en montrant la pluralité des voix au sein de chaque institution, le type de relations que les individus entretiennent au sein de l’ensemble institutionnel7. L’étude de la trajectoire biographique des fonctionnaires internationaux est utile pour mieux cerner la multipositionnalité des individus travaillant dans ces organismes, les multiples loyautés (avec un gouvernement, une fondation, etc.) auxquelles ils sont soumis lors de leur travail. Toutefois, par manque de sources, nous nous limiterons ici à mentionner rapidement la trajectoire professionnelle des fonctionnaires internationaux spécialisés sur le handicap.
7L’un des objectifs principaux est de mesurer le rôle des ONG, des États, des syndicats, des Églises, dans la construction des problèmes publics relatifs au handicap, dans la délimitation transnationale des droits des personnes handicapées et dans la construction des politiques publiques internationales du handicap. Les modalités et les limites de l’internationalisation des politiques publiques du handicap doivent également être définies. La géographie des territoires où se mobilisent les acteurs qui contribuent à la construction des problèmes publics à l’échelle internationale, et celle des territoires impactés par les politiques publiques internationales du handicap, méritent d’être précisées. Cette attention pour la géographie permet de questionner le rôle des pays européens et des pays anglo-saxons dans la construction des modèles de politiques publiques à l’échelle internationale, d’en dégager les enjeux géopolitiques, et de décentrer le regard vers les autres pays du monde.
Notes de bas de page
1 Petiteville F. et Smith A., « Analyser les politiques publiques internationales », Revue française de science politique, vol. 56, 2006/3, p. 362.
2 Cefaï D. et Terzi C., L’expérience des problèmes publics, Paris, EHESS, 2012, p. 10.
3 Ibid., p. 19-20.
4 Bonetti M., « La construction des problèmes sociaux », in Gaulejac V. de et Roy S. (dir.), Sociologies cliniques, Paris, Desclée de Brouwer, 1993, p. 163-176.
5 Saunier P.-Y., « La secrétaire générale, l’ambassadeur et le docteur. Un conte en trois épisodes pour les historiens du « monde des causes » à l’époque contemporaine, 1800-2000 », Monde(s). Histoire, Espaces, Relations, no 1, 2012, p. 29-47.
6 Kott S., « Les organisations internationales, terrains d’étude de la globalisation. Jalons pour une approche socio-historique », Critique internationale, no 52, 2011, p. 15-16.
7 Revel J., « L’institution et le social », in Lepetit B., Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 72.
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