1La France ne fut pas le seul pays à réagir au rétablissement de la Compagnie de Jésus qui avait suscité, dès le xvi^e siècle, défiance et suspicion dans une Europe en pleine crise politique et religieuse. Représentant la quintessence du catholicisme agressif post-tridentin et du papisme pour le monde protestant. Symboles d’un catholicisme baroque centré sur Rome, en opposition avec un clergé séculier plus porté vers une spiritualité rigoriste et défenseur des droits des pasteurs et des Églises nationales dans le monde catholique, les jésuites avaient été l’objet d’une hostilité, à la fois générale en Europe, et spécifique – dans ses thématiques et dans ses formes –, à chaque contexte national. Les antijéséuitismes nationaux se croisant et se nourrissant mutuellement jusqu’à former à l’époque moderne – par la diffusion de données, d’opinions, d’avis, de publications et de récits dont José Eduardo Franco souligne l’intertextualité1 –, un antijésuitisme européen. De la cupidité à l’ambition démesurée, de la morale relâchée à l’hypocrisie, du despotisme papal au complot théocratique, de la destruction de l’ordre social et de la nation au régicide, les éléments fondamentaux du mythe antijésuite européen avaient fini par se rejoindre pour former un tableau, dont la vérité paraissait, là encore, démontrée par la répétition2. Le développement de cette mentalité antijésuite avait incité les régaliens espagnols, français, italiens ou allemands à défendre la nécessité d’abattre la Compagnie, perçue comme une maladie pernicieuse et contagieuse3. Une maladie que Pie VII a de nouveau lâchée sur le monde en 1814, « au grand étonnement de l’Europe4 », et dont les effets traditionnels ne tarderont pas, selon Rondeau, à se manifester5. Tout comme les éléments fondamentaux de la légende noire des jésuites.

2Peu de temps après leur rétablissement, les jésuites sont déjà, d’après leurs détracteurs, prêts à conquérir le monde6. Le vieux thème de la soif de domination universelle des jésuites, associé aux ambitions théocratiques de Rome, est repris et renforcé par la nouvelle dimension donnée à la théorie du complot depuis la Révolution. Les jésuites semblent jaillir du sol ! Il y en a partout… Le vocabulaire utilisé par Rondeau – et la presse libérale – évoque la peste ou la vermine : ils sortent par centaines de Rome, ils se répandent en Espagne, dans la péninsule italienne, « inondent7 » les États d’Europe, envoient des « détachements » qui les pénètrent « furtivement8 », en bons « pères de la ruse ». « Il faut que les membres de cet ordre soient doués d’une longévité particulière, ou qu’ils aient recruté en secret, pour que l’on puisse comprendre comment il a pu paraître tout d’un coup un si grand nombre de jésuites », copie Rondeau dans le Journal de Paris9. Aux frontières du fantastique – ou du diabolique –, il relève même la mention d’un jésuite de Pérouse qui aurait 126 ans10 ! Ce grouillement soudain, annonçant le noir nuage qui s’apprête à obscurcir l’Europe, telles les sauterelles de l’Apocalypse, renvoie au bestiaire antijésuite mis en évidence par Malina Stefanovska11 et incarne l’aspect monstrueux de la Compagnie, autre élément-clé du mythe. Du bestiaire vermineux à la sournoise ambition dominatrice en passant par l’image de l’errant, comment ne pas penser au mythe antisémite, dont le mythe jésuite, par l’homologie des éléments qui le composent, apparaît indéniablement comme une matrice.

3Ce surgissement réactive rapidement les discours antijésuites nationaux12 et européens. Cela apparaît nettement dans les Nouvelles. Rondeau, qui suit avec inquiétude leur déploiement en Europe, recense également avec soin les publications antijésuites parues à l’étranger : en Allemagne13 dès septembre 1815 ; en Angleterre14 en 1818-1819 ; en Suisse15 et en Bavière16 en 1819. Mais il est peu soucieux des nuances nationales17, exception faite de la Grande-Bretagne, où il associe jésuitisme et ultramontanisme comme étant les principaux obstacles au problème, tout britannique, de l’émancipation civile des catholiques18. Plus généralement, en résonnance avec le climat politique de la Restauration, il adhère à une lecture contre-révolutionnaire de l’action de la Compagnie en Europe.

Les espoirs des Rondeau

4« Qu’est-ce que les jésuites ? La Contre-Révolution19 » écrivait encore Jules Michelet en 1844, alors que le mythe jésuite était de nouveau agité en France dans la querelle sur la liberté de l’enseignement. Cela, nous l’avons vu, Rondeau en est persuadé depuis… la Révolution ! Et c’est bien ce que les libéraux ont martelé durant la campagne antijésuite en France, en dénonçant, à travers la figure du jésuite, la collusion entre ultracisme et ultramontanisme, en un mot, la réaction. Mais, pour les tenants du mythe, les « sombres menées » des jésuites contre l’héritage révolutionnaire ne se limitent pas à la France. Pour eux, comme pour Rondeau, la Compagnie est bien, selon le mot de l’avocat Dupin, l’épée contre-révolutionnaire et ultramontaine « dont la poignée est à Rome et la pointe partout20 ». Elle est, note Rondeau en 1816, « la seule puissance en guerre en Europe21 ». En guerre contre les peuples, contre les lumières, contre les souverains qu’elle trompe en feignant de les servir, contre les Églises nationales aussi, liguée avec la Cour de Rome pour établir un gouvernement théocratique. Ainsi que l’a souligné Michel Leroy, le mythe jésuite est bien avant tout un mythe politique22 ; un mythe qui, dans le contexte post-révolutionnaire, trouve un nouvel écho. La scission du monde entre lumières et ténèbres, accusation traditionnelle de l’antijésuitisme moderne, s’enrichit et trouve une nouvelle expression, un nouveau développement, dans l’opposition entre Révolution et Ancien Régime, entre une Europe libérale et l’Europe de la Sainte-Alliance.

5Une Europe qui, dans un premier temps, résiste plus ou moins à l’envahissement. Rondeau, qui suit scrupuleusement les progrès de l’ennemi, annonce avec satisfaction les pays qui refusent de laisser la Compagnie reprendre pied chez eux. Il cite ainsi le Portugal, hautement symbolique dans l’histoire de la suppression de l’ordre, qui déclare nettement en mars 1816 avoir l’intention de s’en tenir à l’application, « dans toute leur rigueur », des dispositions de l’ordonnance Alvara du 3 septembre 1759 qui avait chassé les jésuites du royaume, « quelle que soit d’ailleurs la détermination positive des autres têtes couronnées23 ». L’Allemagne se fait également honneur lorsque la diète de Francfort demande officiellement aux souverains de refuser l’entrée de leurs États aux jésuites24. Et l’Autriche, dont le gouvernement « s’est de tout temps prononcé contre eux » et les regarde « comme des hommes dangereux », écrit Rondeau, ne les accepte pas non plus, en dépit de leurs « diverses menées25 ». Ces refus sont en réalité fondés sur les anciens réflexes antijésuites nationaux, et non sur un rejet de l’esprit contre-révolutionnaire ou antilibéral. Du moins, pas encore. Mais le fait que la Compagnie soit immédiatement bien accueillie dans les royaumes italiens et en Espagne, dont les souverains sont parmi les plus explicitement tournés vers l’absolutisme d’Ancien Régime, conforte encore Rondeau dans sa lecture d’une intime liaison entre le despotisme contre-révolutionnaire et la Compagnie.

6En Espagne, le rétablissement de l’Inquisition, qu’il associe intimement aux jésuites en tant qu’auxiliaires de la « cour de Rome » dans la lutte contre les principes constitutionnels – et donc contre les libertés –, en est une autre preuve à ses yeux, ainsi que nous l’avons vu. Tout comme leur conquête du chapitre de Saint-Isidore de Madrid en juillet 1818, hautement symbolique26. Le Reales Estudios de San-Isidro, fondé par décret royal de Charles III le 19 janvier 1770 en remplacement du Collège impérial géré par les jésuites avant leur expulsion, avait en effet eu un rôle certain dans la diffusion des doctrines jansénisantes, épiscopalistes ou régaliennes27. Et lors de la proclamation de la Constitution de 1812, le chapitre avait adressé ses félicitations aux Cortès, accréditant encore davantage dans l’esprit des opposants au régime constitutionnel la liaison entre jansénisme et libéralisme. Le fait qu’il soit précisément confié aux jésuites est donc pour Rondeau significatif du rôle joué par la Compagnie dans le soutien à l’absolutisme espagnol. Interprétation partagée sans doute, puisqu’en 1820, lors de la révolution libérale, le gouvernement remplacera les jésuites de Madrid par le chapitre de Saint-Isidore28.

7Et de fait, en dehors de l’épisode libéral, les jésuites sont bien accueillis dans le royaume. Dès 1816, vingt-cinq villes espagnoles manifestent le souhait de leur confier leurs collèges29. Et trois ans après, en 1819, Rondeau note que la Société fait des progrès rapides en Espagne, qu’elle y compte déjà vingt collèges et quatre cents membres, que leurs cinq noviciats sont pleins et qu’il y a « beaucoup d’aspirants30 ».

8Car c’est évidemment dans le domaine de l’éducation que la Compagnie représente le plus grand danger : la formation de la jeunesse dans un esprit contre-révolutionnaire est un enjeu de taille dans la lutte contre les doctrines libérales. Comme nous l’avons vu, c’est bien ainsi que la question est posée lors de la campagne antijésuite en France. Mais toute l’Europe est confrontée au débat. Ce nouvel enjeu se greffe sans difficulté sur la tradition antijésuite d’Ancien Régime, fondée sur la défiance d’un ordre extrêmement performant et actif en matière d’éducation, en situation de quasi-monopole dans certains pays, et ouvertement prosélyte31. Ce que revendique d’ailleurs la Compagnie de Jésus, dont c’est l’une des vocations et dont beaucoup de membres ont continué à enseigner après la suppression de l’ordre. Mais, dans le contexte post-révolutionnaire, leur mission éducatrice s’est enrichie d’un nouvel objectif, directement lié à la lutte entre deux systèmes politiques et sociaux : « Nous nous appliquons à donner la véritable éducation jésuitique et l’esprit de la Compagnie, par lequel la religion a opéré tant de prodiges. La révolution qui éclata 24 ans après notre suppression est la meilleure et la plus énergique apologie de la Compagnie32 », écrit un jésuite de Barcelone en 1819. Rondeau pense exactement le contraire : pour lui, la Révolution a été l’un des fruits de l’action pernicieuse des jésuites, le jugement terrible de Dieu sur une Église qu’ils ont, de concert avec Rome, obscurcie33. Et les voici de nouveau en puissance de ramener les ténèbres sur l’Europe en s’emparant de l’esprit de la jeunesse.

9C’est donc avec inquiétude qu’il suit la multiplication des collèges jésuites en Europe. La faveur dont ils jouissent dans les États les plus réactionnaires, « en Espagne, à Naples, en Sicile, à Parme34 », où ils récupèrent leurs anciens collèges, est pour lui une preuve supplémentaire de l’implication de la Compagnie dans le mouvement contre-révolutionnaire. Et les progrès sont rapides ! Les lignes de défense cèdent à partir de 1819, précisément au moment où s’affirme la poussée des mouvements libéraux en Europe qui inquiète tant la Sainte-Alliance et aboutit aux révolutions libérales dans les monarchies méditerranéennes. Désormais, les jésuites ne sont plus les seuls à être en guerre en Europe.

10Menée par la Quadruple Alliance35, qui s’est arrogé le droit et la mission de reconstruire des États dont la seule légitimité est celle de leurs souverains – justifiant ainsi le retour délibéré à l’Ancien Régime et le rejet du principe des constitutions –, la répression contre les libéraux est générale en Europe : en Espagne et à Naples bien sûr, où elle est la plus violente ; en France contre la Charbonnerie ; dans les territoires allemands – surtout en Prusse et dans les États du sud –, où la Confédération cherche à limiter les droits des Chambres, mais aussi en Suisse, qui est sommée par l’Alliance d’expulser les nombreux réfugiés libéraux et républicains qui s’y trouvent. Cette concomitance entre la réaction antilibérale des monarchies de la Sainte-Alliance et la réimplantation de la Compagnie dans plusieurs d’entre elles ne saurait, pour les libéraux comme pour Rondeau, être un hasard. Car, malgré l’exemple de la Russie, qui, à rebours du reste de l’Europe, expulse les jésuites par l’ukase du 13 mars 1820 au prétexte de leur prosélytisme36, la Compagnie gagne du terrain. Que la Russie ne soit pas précisément une terre de libéralisme qui rejetterait les jésuites comme agents de la Contre-Révolution importe peu à Rondeau. La nouvelle accusation qu’il porte contre les jésuites s’accommode fort bien des anciennes, l’une confortant les autres et inversement. Le tenant du mythe trouve toujours une cohérence dans sa reconstruction des faits. Et le fait est que, tandis que les jésuites sont rétablis dans leurs biens après l’écrasement des révolutions libérales, des pays qui, jusque-là, leur avaient refusé l’accès de leur territoire, font volte-face.

11Dans le royaume des Deux-Siciles37, où la Compagnie avait été rétablie dès 1804 à la demande du souverain puis chassée par le gouvernement libéral, les jésuites se voient de nouveau confier l’instruction publique en 182138. En Savoie et en Piémont, le roi de Sardaigne39 leur confie également l’éducation de la jeunesse40. En Espagne, où ils ont payé par le sang leur lutte contre le régime libéral41, ils sont rétablis dans leurs collèges – y compris le Reales Estudios de San-Isidro –, dès juillet-août 1823. Puis ils obtiennent en 1825 la direction du collège d’artillerie de Ségovie et celle des universités littéraires42. Même le Portugal, dont les députés libéraux dénonçaient encore en 1821 « le despotisme papal et l’influence des jésuites ligués avec la Cour romaine pour établir un gouvernement théocratique43 », tourne bride : après les deux tentatives de restauration de l’absolutisme de Vila Franca (mai 1823) et d’Abrilada (1824) en sa faveur, le prince Miguel44 autorise les jésuites dans son royaume en 1829. Enfin, la joséphiste Autriche, qui, d’après Rondeau, invitait encore en 1816 le souverain de Naples à ne pas accepter les « nouveaux ordres religieux »45, finit par céder.

12Pourtant, en 1819, Rondeau est encore convaincu que les tentatives des jésuites pour s’établir en Autriche sont « inutiles ». Et il rappelle que les ouvrages de théologie jésuites y sont toujours prohibés et que l’on y craint surtout l’influence « à tous égards pernicieuse » que les bons pères pourraient avoir sur la jeunesse46. Crainte justifiée semble-t-il, puisqu’il relève en janvier 1820 dans le Constitutionnel que les jésuites ont insidieusement contourné la difficulté en envoyant « quelques jeunes gens qui se présentent en Autriche comme le nouvel ordre des Ligoriens [sic] », qui sont « des jésuites déguisés47 ». Puis, paradoxalement, ils profitent de l’exode provoqué par l’ukase qui les expulse de Russie : en juin 1820, Rondeau annonce que les jésuites qui sont chassés de Russie sont autorisés à passer par l’Autriche pour se rendre en Italie et que « leurs confrères les rédemptoristes ou ligoriens vont établir un noviciat à Vienne48 ». Deux mois plus tard, l’empereur d’Autriche leur accorde la permission de s’installer en Galicie où ils pourront ouvrir des collèges49. Le ver est dans le fruit. Et l’année suivante, en octobre 1821, on annonce que le souverain, « occupé constamment du salut de ses sujets, a permis aux pères de la Société de Jésus, d’élever un noviciat dans Vienne » et qu’ils seront chargés de l’inspection de tous les établissements d’éducation50. Enfin, en 1823, Rondeau note que les jésuites « inondent l’Autriche51 ».

13Malgré le rejet de l’ultramontanisme ancré dans la tradition joséphiste, la crainte de nouvelles secousses révolutionnaires – fruits d’un nouveau complot moderniste – aurait donc poussé le souverain autrichien à accepter l’impensable. Pourtant, Marie-Élisabeth Ducreux souligne que l’entrée des jésuites en Autriche est accompagnée des mêmes restrictions qui frappent tous les ordres religieux : ils ne peuvent enseigner selon leur méthode et n’ont pas le droit de communiquer sans contrôle avec Rome52. Politique restrictive, dans la tradition joséphiste, que confirme une note de Rondeau en 1825, qui rapporte que l’empereur « aurait ordonné aux jésuites qui se trouvent dans ses États d’obéir à l’archevêque du diocèse où ils sont domiciliés comme à leur chef spirituel, sous peine d’en être exilés ». Mais pour lui, il s’agit ni plus ni moins d’une expulsion, car les jésuites, écrit-il, n’obéissent pas à l’ordinaire et ne reconnaissent pour chef que leur général53. Vain espoir ! Le 22 novembre 1827, un décret réitère certes l’injonction, mais il donne surtout à la Compagnie une existence légale dans l’empire54. L’antijésuitisme va diminuant en Autriche et ne sera réactivé qu’après 1850, dans un autre contexte, plus nationaliste55. Les jésuites sont bel et bien entrés dans la forteresse autrichienne à la faveur de la « guerre faite au principe démagogique56 », selon la formule de Jacques Crétineau-Joly, qui confirme ainsi la liaison posée par Rondeau et les libéraux européens entre la réaction et le retour en grâce de la Compagnie.

Les jésuites et la réaction : le cas exemplaire de Fribourg

14Une collusion même, qui prend toute sa mesure, et une valeur démonstrative, dans le cas de la Suisse, et plus particulièrement du canton de Fribourg.

15Terre confessionnellement isolée en pays protestant, à la frontière linguistique franco-allemande, Fribourg, haut lieu de la Réforme catholique, est caractérisée dès l’Ancien Régime par la résistance aux changements, qu’ils soient religieux, politiques, sociaux ou économiques. Ainsi, la « révolution de Pierre-Nicolas Chenaux » – ou soulèvement Chenaux – a été menée en 1780-1784 contre le patriciat fribourgeois en réaction à l’accroissement de sa mainmise sur les ressources économiques de la montagne, mais aussi en raison de la crainte des habitants de voir les autorités civiles et épiscopales trahir la foi catholique pour passer au protestantisme57. Ce qui a, dès avant l’onde de choc de 1789, renforcé à la fois les réflexes de défense du catholicisme et le rejet de l’esprit révolutionnaire. La classe dirigeante fribourgeoise, contre-révolutionnaire avant la Révolution, a donc eu conscience très tôt du danger que représentaient pour elle les événements de France, ainsi que l’a démontré Marius Michaud58, et a immédiatement dénoncé l’esprit d’insubordination et l’impiété des révolutionnaires, en agitant la bannière de la « religion en danger ». Et les autorités civiles s’appuient sur le clergé dans leur lutte contre le péril révolutionnaire59.

16À l’échelle du pays, ainsi que le souligne François Walter, l’engagement nettement contre-révolutionnaire du patriciat, qui lutte de plus en plus ouvertement contre la France et accueille volontiers les émigrés, a attiré l’attention sur la Suisse dès le début des années 1790. Et la présence de nombreux émigrés, dont les deux tiers étaient des prêtres insermentés60, à Berne, à Soleure, mais surtout à Fribourg – alors seul canton catholique et francophone –, a alimenté une « propagande spontanée61 » hostile à la Révolution et conforté le patriciat et le clergé fribourgeois dans la nécessité de « préserver le peuple de la contagion idéologique », en développant notamment un discours sur le droit de résister à un régime antichrétien62. Jean-Pierre Dorand, tout comme Damien Savoy, ont souligné à cet égard l’importance et l’influence des effets de la Constitution civile du clergé dans la façon dont les autorités laïques et ecclésiastiques ont appréhendé les événements en France63.

17Les choses ne sont cependant pas si tranchées. Outre l’opposition villes-campagnes, qui est traditionnellement un élément important de la vie politique suisse, le peuple suisse supporte de plus en plus mal l’exclusivité du pouvoir que s’est arrogé le patriciat depuis le xvii^e siècle64. En 1798, il accueille donc plutôt favorablement l’occupation des Français, comme libérateurs démocratiques65. Car les révoltes ont été nombreuses en Suisse aux xvii^e et xviii^e siècles et la révolution de 1798, qui met en place la République helvétique, est autant la conséquence logique de la corruption et du blocage du système politique en Suisse que le résultat de l’influence, incontestable, de la Révolution française. Par ailleurs, le clergé catholique, bien que majoritairement opposé aux principes révolutionnaires, est lui aussi divisé. Ainsi que le rappelle Damien Savoy, la Suisse, touchée tardivement par l’Aufklärung catholique, voit apparaître dans les années 1780-1790 une nouvelle génération d’ecclésiastiques, kantienne et plus ouverte aux idées sociales et politiques des Lumières, qui accueille elle aussi favorablement les révolutions française et helvétique66. Convaincus que la conciliation est possible entre le catholicisme et le laboratoire de l’Aufklärung que représente pour eux l’expérience de la révolution helvétique, ils se réfèrent au mythe de l’Église primitive pour défendre la nécessaire soumission au pouvoir civil, la tolérance civile et l’idée d’une régénération au travers d’une république professant un christianisme éclairé67. Comme Grégoire ou Rondeau, ils imputent également à la résistance du clergé français d’avoir beaucoup contribué à le perdre et œuvrent pour éviter de reproduire les mêmes erreurs. À Fribourg, Damien Savoy a montré combien la crainte d’un schisme identique à celui provoqué par l’opposition d’une partie du clergé français au serment civique a guidé l’action du clergé fribourgeois dans les premiers mois de la République helvétique, dans un souci de maintien de la paix dans le canton68. Les divisions ne tarderont cependant pas à apparaître au sein du clergé, entre une fraction conservatrice et ultramontaine et la fraction éclairée et réformatrice, que son engagement en faveur de la Révolution marque du sceau de l’erreur, dans un processus identique à celui qui frappe le clergé patriote et constitutionnel en France. Tout comme en Allemagne ou en France, la polarisation que suscitent les événements révolutionnaires entraîne en Suisse le déclin du mouvement réformateur catholique, rejeté par la Contre-Révolution dans le camp libéral, et devenu, après la Restauration de 1814, la cible de la réaction ultramontaine dans les cantons catholiques.

18C’est dans ce contexte politico-religieux que s’inscrit le rappel des jésuites dans les cantons catholiques, accréditant aux yeux de l’Europe libérale l’identité de nature et d’objectif entre Contre-Révolution, ou antilibéralisme, et « jésuitisme ».

19Ordre de la Réforme catholique par excellence, la Compagnie de Jésus avait été active dans les cantons catholiques dès le xvii^e siècle en fondant la plupart des écoles moyennes et supérieures. Elle avait joui d’un quasi-monopole de l’enseignement jusqu’en 1773 et avait même été relativement épargnée après la suppression de l’ordre, beaucoup de villes ayant demandé aux jésuites de devenir des prêtres séculiers et de poursuivre leurs activités d’enseignement. L’antijésuitisme catholique semble ainsi avoir été moins développé en Suisse que dans d’autres pays européens.

20Dès le rétablissement de la Compagnie, les jésuites sont donc prêts à reprendre place dans leurs anciens collèges, dont certains, comme à Fribourg, n’ont jamais été vraiment abandonnés. Ils s’installent à Brigue et Sion, dans le Valais, dès 1814, sans difficultés apparentes. C’est un peu plus long dans le canton de Soleure – pourtant très conservateur lui aussi et contre-révolutionnaire de la première heure –, dont le gouvernement, « sur l’invitation du nonce du pape69 » note Rondeau, manifeste l’intention de les rappeler dès 1815. D’après lui, l’opinion publique70 et « l’immense majorité71 » des membres du Grand Conseil – dont les plus libéraux sont attachés à promouvoir une Église nationale et se défient d’un ordre soumis à Rome – sont opposées à ce projet jugé « très funeste par tous les véritables patriotes suisses », commente Rondeau, qui espère bien que les lignes de défense vont tenir72. Les jésuites sont finalement appelés à Soleure en 1819. Cela a certes pris un peu de temps, mais en fait il semble bien que l’opposition du peuple – attaché historiquement à la défense du catholicisme ainsi que le rappelle François Walter –, ait été fort exagérée, voire imaginée, par la presse libérale et que Rondeau s’y soit laissé prendre. Ce n’est évidemment pas ainsi qu’il analyse les événements.

21Suivant l’opposition traditionnelle entre les clergés séculiers nationaux et la trop romaine Compagnie, il ne manque pas de lier les difficultés qui freinent les négociations avec Rome sur les nouvelles circonscriptions diocésaines73 avec l’avancée des jésuites en Suisse, qui « profitent de cet intérim » pour se répandre à partir du Valais74. Procédé bien digne des « pères de la ruse », dont les fruits traditionnellement dénoncés par les antijésuites ne tardent pas à se manifester. Dès 1818, Rondeau note que les « sourdes menées » des jésuites et de leurs soutiens en Suisse « ont déjà produit l’effet de diviser le gouvernement des cantons et d’attirer des persécutions de tous genres aux meilleurs citoyens75 ». Action occulte, manœuvres, complot, destruction de l’ordre social par les divisions qu’il engendre, lutte contre les meilleurs éléments de la société – tenants des Lumières qui ne peuvent qu’être opposés aux ténèbres que les jésuites tentent de ramener –, intolérance et persécution : le vocabulaire renvoie aux fondamentaux du mythe jésuite, repris à l’envi par la presse libérale qui nourrit Rondeau. Un mythe qui sert de cadre interprétatif politique, simplificateur, clivant et mobilisant, dans le cas de la Suisse comme dans celui des autres pays européens.

22À la vieille opposition confessionnelle se mêle désormais en Suisse l’opposition entre conservateurs et libéraux, dont les jésuites vont devenir l’un des symboles, jusqu’à devenir le prétexte à la guerre civile du Sonderbund en 184776. L’ordre de la Contre-Réforme devient l’ordre du conservatisme. Et, selon la formule de François Walter, quand le conservatisme se crispe, il devient contre-révolutionnaire77. Comme nous l’avons vu, c’est notablement le cas dans le canton de Fribourg, qui, à partir de 1818, attire toute l’attention de l’Europe libérale – et donc celle de Rondeau –, en associant rappel des jésuites, Contre-Révolution politique et religieuse et lutte contre l’enseignement mutuel, marqué du sceau du protestantisme et du libéralisme.

23À Fribourg, la restauration se veut intégrale. Le canton fribourgeois est en effet le seul qui recouvre un régime dit ultra, avec le rétablissement formel du patriciat, basé sur le principe de légitimité. Le rappel des jésuites s’inscrit nettement dans ce mouvement de restauration politique. Les autorités de Fribourg attendent de la Compagnie de Jésus qu’elle joue contre la Révolution un rôle identique à celui qu’elle a assumé contre la Réforme. La seconde n’étant jamais, selon l’analyse bonaldienne ou maistrienne à laquelle adhèrent beaucoup de patriciens fribourgeois, que la suite de la première. Ainsi que le souligne François Walter, « remobiliser les jésuites symbolise la volonté de parachever l’œuvre de restauration contre la philosophie politique diffusée par la Révolution française78 ».

24Ce sont les plus ultras des patriciens, dont le chef est Jean-François-Melchior-Louis d’Uffleger79, qui réclament le rétablissement des jésuites à Fribourg. La première proposition de rappel, faite au Grand Conseil par l’avoyer Philippe de Gottrau80 le 6 juin 1818, est acceptée. Puis le conseiller d’État Balthazar de Müller81 dépose au Conseil d’État une motion en faveur du rappel le 16 juin, qui n’obtient pas tout de suite la majorité des 2/3 requise82. Le Conseil d’État rend donc tout d’abord un préavis défavorable le 17 juin, puis un préavis favorable en août. Et le 15 septembre 1818, sur une nouvelle proposition de Gottrau, le Grand Conseil décrète le rétablissement des jésuites par 69 voix contre 4883.

25Si le vote n’est pas unanime, il ne s’élève que quelques voix contre cette décision. Rondeau mentionne les protestations de six conseillers d’État84, ce qui est tout à fait minoritaire, mais suffisant pour déclencher une polémique, relayée en France par la presse libérale. La Chronique religieuse reproduit leur déclaration contre une décision « dont les suites funestes pour le bien-être du canton, et peut-être de la patrie Suisse, se montraient à [leurs] yeux dans toute leur étendue ». Pour les conseillers protestataires, les jésuites, « dont l’esprit, les mœurs et les principes ne sauraient convenir à notre nation suisse », aidés de surcroît par « une influence secrète du dehors et des vues masquées au-dedans », sont des « inconnus [à qui l’on abandonnerait sans réserve] la tâche la plus importante de la société85 ». Les vrais patriotes ne sauraient confier l’instruction de la jeunesse à un corps étranger, soumis à une autorité extérieure. Invocation d’un autre élément de l’antijésuitisme européen traditionnel, que l’on réactive dans la lutte pour le contrôle de l’éducation, champ privilégié – en Suisse comme dans le reste de l’Europe –, de l’affrontement politique et sociétal entre conservateurs et libéraux, et dans lequel la Compagnie restaurée occupe une place centrale.

26À Fribourg, François-Joseph-Nicolas-Gaspard d’Uffleger86, frère du chef des ultras et membre du Grand Conseil, publie, en octobre 1818, une réponse justificative aux protestations des conseillers dans son Examen de la déclaration du 26 septembre au nom de la minorité du Grand Conseil contre l’admission des jésuites à Fribourg87. L’évêque de Lausanne, Pierre-Tobie Yenni88, affirme, dans une lettre pastorale, que les jésuites rétablis « inculqueront, comme autrefois, le respect pour les vérités révélées et la soumission pour les autorités établies : maximes tutélaires qui garantissent les bonnes mœurs, l’ordre et le bonheur dans la société, en assurant aux lois divines et humaines l’obéissance qui leur est due ». Il conclut que les jésuites « justifieront, avec le temps et dans cette ville en particulier, toutes les espérances et sauront bien mériter de l’État comme de l’Église89 ». On ne saurait mieux exprimer l’utilisation politique d’un ordre religieux. Quant au Conseil d’État, il improuve les contestataires dans une circulaire et met en avant les adresses de remerciements qu’il reçoit du canton. Adresses sur lesquelles, écrit Rondeau, il « ne faut pas se faire illusion », car elles ont été « demandées et commandées par l’autorité » dont c’est la « marche ordinaire quand, au défaut d’une conscience pure et éclairée dans ses démarches précipitées, on veut les légitimer par l’opinion publique90 ». Ignorant tout des enjeux politiques traditionnels qui sous-tendent les relations entre la ville-État et les campagnes – et que l’on perçoit nettement dans le texte –, Rondeau ajoute que le fait est prouvé par la réponse du conseil municipal de Domdidier reproduite dans le Journal du Commerce :

« M. le préfet, vous nous invitez à remercier les autorités supérieures qui ont rappelé à Fribourg l’ordre des jésuites. Attendons que l’arbre ait porté ses fruits pour juger de leur saveur. Si notre opinion eût importé au gouvernement, il nous aurait sans doute consultés d’avance. Aujourd’hui, il appréciera ainsi que vous les motifs qui nous empêchent de la manifester91. »

27Toujours intéressée à dénoncer l’action des jésuites dont elle combat le retour en France, la presse libérale française rend largement compte de la polémique qui agite un canton aussi ouvertement contre-révolutionnaire. Un article du Journal du Commerce, que Rondeau attribue à Tissot, l’inscrit clairement dans le champ politique post-révolutionnaire tout en jouant sur les ressorts traditionnels de l’antijésuitisme :

« Dans cet état de choses (l’élan général de la plus grande partie de l’Europe vers les institutions libérales) un événement a fixé l’attention générale. C’est l’apparition soudaine des jésuites dans la vallée de Fribourg. Cette apparition a été le signal de la discorde. Les jésuites, en entrant à Fribourg, y ont introduit avec eux cette ardeur de controverse, cet amour du pouvoir qui est une des grandes maladies de l’esprit humain. Un grand nombre de citoyens ont protesté énergiquement contre l’établissement jésuitique. Mais les disciples de Loyola ne perdent pas aisément courage. L’opiniâtreté est leur principal caractère. Partout où on les souffre, ils prennent racine : tout climat, tout sol leur est bon ; on les connaîtra à leurs feuilles92. »

28À Fribourg, l’opposition des quelques députés à tendance libérale joue elle aussi, mais en vain, des motifs habituels de l’antijésuitisme, notamment ceux de la destruction de l’ordre social et des pouvoirs légitimes, qui sont en phase avec le renforcement d’une conscience identitaire nationale et les accusations d’antipatriotisme. C’est particulièrement le cas du député au Grand Conseil Pierre de Landerset93 qui devient la figure principale de l’opposition pour les libéraux français en attirant sur lui les foudres du Grand Conseil. Il publie – ou ses amis font publier, d’après l’adresse –, dès 1818 ses Opinions prononcées dans le Grand-Conseil… au sujet de l’admission des Ligoriens et des Jésuites, dans lesquelles il développe toute la panoplie des arguments antijésuitiques : de la morale relâchée et du probabilisme à l’hypocrisie, du corps étranger à la concurrence avec un clergé de « filiation suisse » qui confond vertu et amour de la patrie, de l’avidité à la faillite frauduleuse, du régicide à la guerre civile, de la soumission à Rome à la destruction des États, tous les poncifs de l’antijésuitisme d’Ancien Régime y sont déclinés. À quoi s’ajoutent des considérations contemporaines, comme l’identité de nature entre les jésuites et les Liguoriens, « enfants du mystère » entreprenants qui ne craignent ni la dissimulation, ni les « menées » et qui ne sont que des « amas d’étrangers » et des « gens sans aveu » venus détacher « les brebis de leurs pasteurs94 ». Et surtout, comme la critique d’un gouvernement qui, pour « faire le bonheur du peuple », le maintient « dans l’ignorance la plus absolue95 », tandis que l’expérience a montré que « le peuple le plus porté à défendre son gouvernement est celui qui en a reçu les institutions les plus libérales ». C’est bien dans le contexte d’une restauration politico-religieuse antilibérale qu’il pose une continuité entre les jésuites d’hier et d’aujourd’hui, entérinant la mutation provoquée par l’onde de choc révolutionnaire qui divise l’Europe.

29D’après Rondeau, le discours de « ce magistrat courageux » est imprimé à Paris par les soins d’un voyageur récemment arrivé de Suisse : « Publication utile et même nécessaire, ajoute-t-il, dans un moment où les Pères de la ruse ne négligent aucun moyen de s’insinuer dans l’éducation de la jeunesse et de multiplier leurs succursales en France96. » Car, écrit Rondeau, il a « prouvé le danger d’admettre un ordre enclin à toute sortes d’usurpations et si justement condamné par l’éloquence de Pascal et par la justice des souverains97 ». Mais le courageux magistrat va payer son audace : en décembre 1818, il comparaît devant la Chambre secrète98 pour avoir laissé imprimer son discours sur les jésuites et est suspendu de ses fonctions pour quatre mois. « La persécution veut éclater à Fribourg », commente Rondeau, qui ajoute qu’une circulaire du Conseil d’État « recommande aux préfets de faire saisir tous les esprits défavorables aux jésuites99 ». Intolérance, despotisme, persécution ne sont-ils pas les fruits traditionnels du jésuitisme dénoncé par les Lumières et les jansénistes ? Pour Rondeau, qui affirme que bientôt les membres « les plus respectables » – c’est-à-dire les mieux pensants opposés aux jésuites – seront contraints d’émigrer, rien n’est plus probant100. Deux mois plus tard, il note que « l’influence des jésuites dans le canton de Fribourg, en Suisse, s’y est manifestée (comme on devait s’y attendre) avec les symptômes ordinaires, l’esprit de prosélytisme et l’intolérance101 ».

Le cas du Père Girard

30La volonté affichée des autorités fribourgeoises de marquer la réaction politique et religieuse contre-révolutionnaire par le rappel des jésuites va corrélativement s’exprimer dans la condamnation de la méthode de l’enseignement mutuel. Sujet cher à Rondeau, nous l’avons vu, soutenu par la majeure partie des élites dans la mouvance libérale européenne et cible de tous les conservateurs, qui, comme en France, n’y voient que promotion des principes corrupteurs et irréligieux de la Révolution et danger social. Méthode incarnée à Fribourg par un homme, que des spécialistes de toute l’Europe viennent rencontrer pour découvrir les principes pédagogiques de l’enseignement mutuel : le père Grégoire Girard102.

31Le père Girard est l’une des figures majeures de cette nouvelle génération d’ecclésiastiques suisses aufklärer que nous avons évoquée précédemment, qui a défendu la possible conciliation entre le catholicisme et la Révolution helvétique en utilisant des arguments extrêmement proches de ceux avancés par les jansénistes constitutionnels103. Il est à cet égard assez significatif qu’on l’ait parfois appelé le « père Grégoire », en référence à notre abbé révolutionnaire104. Suspect de ce fait aux yeux du clergé dit ultramontain – à l’instar de l’ensemble des cordeliers fribourgeois dénoncés à la nonciature par leur évêque comme des libéraux kantiens105 –, il a été écarté à deux reprises du siège épiscopal pour lequel il avait été pressenti. S’il n’y pas trace d’une correspondance entre Grégoire et Girard, ces deux figures qui incarnent chacune dans leur pays le glissement d’une partie du clergé catholique réformateur, favorable à la régénération révolutionnaire, vers le libéralisme politique, leurs affinités intellectuelles et idéologiques sont évidentes. Grégoire le connaît – comme en témoigne sa correspondance avec le libéral zurichois Paul Usteri106 –, et ne manque pas de prendre sa défense dans la Chronique religieuse et, peut-être, dans le Journal du Commerce à qui nous l’avons déjà vu fournir les articles concernant l’Allemagne. Le père Girard est en revanche en correspondance avec Wessenberg107 à qui il livre en 1801 des réflexions éloquentes sur l’effet défensif qu’a provoqué la Révolution dans le clergé, disqualifiant pour longtemps, par polarisation, le catholicisme réformateur :

« Depuis la révolution, tout va de mal en pis. Nos professeurs sont devenus de véritables fanatiques, puisqu’ils unissent le zèle à l’ignorance. Ils ne voient partout qu’hérésie et impiété, soupçonnent tout ce qu’ils ne connaissent pas et condamnent provisoirement avant d’avoir entendu […]. À présent que l’on attribue tous les maux des révolutions aux Lumières et à la philosophie, on fait profession publique de l’ignorance ; l’anathème est irrévocablement lancé contre les illuminés, et tout homme est illuminé qui ne pense pas en tout comme nos dicteurs, ou qui s’exprime d’une manière qui ne leur est pas familière108. »

32Il est également en relation avec le baron de Gérando, le président de la Société pour l’Instruction élémentaire, dont il devient associé étranger en 1816109, ainsi qu’avec la Società per la diffusione del metodo di reciproco insegnamento de Florence. Inscrit dans le réseau libéral européen, tant par son action pendant la Révolution que par son engagement pédagogique, ses démêlés avec les autorités fribourgeoises vont prendre, eux aussi, une dimension européenne, notamment en France où se mène le même combat, pour ou contre l’enseignement mutuel.

33Appelé à la direction des écoles françaises de Fribourg en 1804, Girard a développé un enseignement primaire public – ainsi qu’une école moyenne préparant à l’économie et aux arts et métiers –, dans lesquels il a mis en application, avec grand succès, ses principes pédagogiques : donner à tous les enfants, y compris les plus pauvres, le sens des devoirs du citoyen, les moyens de les remplir et la volonté d’y arriver. Devenu le promoteur de l’enseignement mutuel, il est à partir de 1815 la cible principale des conservateurs idéologiquement hostiles à cette méthode revendiquée par les libéraux. Car le père Girard accorde la priorité à la compétence plutôt qu’aux privilèges de naissance. Ce nouveau principe est de nature à menacer l’ordre aristocratique qui réserve l’exercice du pouvoir et les postes administratifs aux seules familles patriciennes. L’on comprend qu’il ne soit pas apprécié dans la classe dirigeante fribourgeoise !

34La situation se durcit en 1818 avec le rétablissement des jésuites qui n’ont pas été rappelés par hasard. Leurs partisans dénoncent non seulement les origines protestantes de l’enseignement mutuel, jugé de facto impie, mais également ses objectifs sociaux, et notamment l’idée d’une école secondaire orientée sur les besoins de l’industrie (cours de géométrie) et du commerce (cours d’anglais). De plus, les autorités religieuses sont opposées au principe d’une école publique et revendiquent, comme en France, le rétablissement du contrôle de l’Église sur l’instruction, même si, dans un premier temps, le nouvel évêque de Lausanne se montre favorable à sa méthode. Les attaques contre Girard sont d’abord menées par les « pères de la ruse » qui, dépités « des succès inespérés » qu’il obtient avec sa méthode, écrit Rondeau, « lui suscitent une foule de désagréments110 ».

35Face à l’hostilité croissante, effectivement animée par les jésuites d’après Gabriel Mützenberg111, le père Girard publie dès 1818 une défense en forme de Mémoire sur l’enseignement religieux de l’école française de Fribourg, présenté au Conseil municipal, par le préfet de ladite école, et suivi de la réponse, dont la Chronique religieuse se fait l’écho. Il s’agit, à Fribourg comme à Paris, de réfuter la principale accusation contre ladite méthode en démontrant l’importance accordée à la formation religieuse dans l’enseignement dispensé. Il y énonce également les calomnies que l’on commence à répandre contre son école : suppression du catéchisme diocésain, enseignement de « mauvaises doctrines » qui poussent les parents à retirer les enfants de l’école. Mais surtout, il est, affirme la Chronique, la cible des « partisans de l’obscurantisme, c’est-à-dire du despotisme, persuadés que pour asservir les hommes, l’ignorance est un excellent moyen ». Belle occasion pour la Chronique, à travers l’exemple suisse, de répondre à l’« imbécile [qui] prétendait, il y a peu de temps à Paris, que le projet clandestin de renverser le trône et l’autel, était le but de cette méthode qui, par l’enseignement mutuel, apprend à lire et à écrire112 ».

36Tout comme en France, les choses se dégradent au fur et à mesure, tandis que l’Europe bascule dans l’antilibéralisme par crainte des révolutions. La méthode de l’enseignement mutuel cristallise de plus en plus l’opposition à Fribourg et finit par être attaquée directement.

37C’est l’évêque de Lausanne qui, tournant casaque, lance finalement l’offensive en prononçant la condamnation de la méthode, « nuisible à la religion », dans une lettre ouverte au Conseil d’État le 12 juin 1821. Le père Girard a beau se défendre et être un temps soutenu dans la ville, l’évêque poursuit son attaque en 1823 en envoyant, le 25 février, une adresse au gouvernement fribourgeois dans laquelle, cette fois, il demande carrément la suppression des écoles mutuelles à Fribourg. Il en appelle alors significativement à l’alliance du Trône et de l’Autel et souligne que l’État comme l’Église ont pour rôle commun de maintenir la population dans un état de soumission et que chacun y a intérêt. On ne saurait être plus clair. L’affaire fait grand bruit : les succès du Père Girard, rappelés par Rondeau, sont réels et ont suscité un engouement populaire autour de l’accès au savoir. Et le peuple, bien conscient des enjeux, descend dans la rue manifester devant les maisons des patriciens, à la porte de l’évêque et devant le collège Saint-Michel des jésuites, aux fenêtres duquel l’on jette des pierres en criant « Vive le Père Girard ! À bas les jésuites ! À bas les perruques113 ! » Les rabats et les perruques ensemble contre le peuple : c’est bien un affrontement politico-religieux pro et antilibéral que révèle l’affaire du père Girard. Affrontement est le mot. Car les troubles perdurent plusieurs mois et suscitent les gestes les plus indignes : les pro-jésuites vont jusqu’à déterrer le cadavre de la mère du pauvre Girard et le jettent dans la rue114 ! Quant à ses partisans, ils sont qualifiés d’émeutiers et traduits en justice.

38En avril 1823, Rondeau note que les troubles à Fribourg sont à attribuer « aux intrigues jésuitiques », selon le Constitutionnel qui réfute à l’occasion l’Ami de la religion, qui, lui, y voit la main des libéraux. Tout est évidemment une question de référentiel. Et le Constitutionnel, toujours intéressé à mettre en parallèle les événements européens et la situation en France, en profite pour opposer dans son article le « modèle de toutes les vertus chrétiennes », le « patriote dévoué » qui répond aux attaques par « un redoublement d’efforts pour faire le bien », aux « partisans des ténèbres » coutumiers des « coups d’État115 ».

39Finalement, le 4 juin 1823, le Grand Conseil vote à la majorité des deux tiers l’interdiction de l’enseignement mutuel. Accusé d’être réfractaire, ou membre d’une secte, ou d’être sur le point de se marier, ou encore d’enseigner aux enfants que Dieu dormant cinq heures par jour, l’on peut faire ce que l’on veut pendant ce temps116, Girard quitte Fribourg deux jours après. Les jésuites, note Rondeau, « sont parvenus à faire cesser les écoles du P. Girard117 ». Partout, ou presque, ils ont triomphé.

40Le père Girard s’installa à Lucerne, où il fut professeur de philosophie et directeur de l’école de jeunes filles pendant dix ans. Revenu à Fribourg en 1834, il refusa de reprendre ses fonctions et se consacra à la rédaction de plusieurs ouvrages pédagogiques. Son œuvre eut une influence durable sur l’Instruction publique en Suisse et il reste toujours présent dans la mémoire collective suisse, durablement marquée par ailleurs par la guerre du Sonderbund dont les jésuites furent le prétexte. En 2015, il a fait l’objet d’une exposition à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg : « Le Père Girard, au-delà du pédagogue », complétée par une conférence de David Aeby sur « Girard et les Jésuites ». Et la même année, il a été le sujet d’un film, réalisé par Jean-Marc Angéloz sur la base de cinq fonds d’archives, et intitulé « Qui a éteint le Père Girard, lumière de Fribourg ? » Film dans lequel Pierre-Tobie Yenni est présenté comme influencé par le nonce apostolique, les évêques européens antilibéraux, les ecclésiastiques français émigrés à Fribourg durant la Révolution et les jésuites du collège Saint-Michel, lieu de formation de l’élite des pouvoirs et de la reproduction de l’ordre établi. Malgré le temps qui passe, les vieux schémas ont la vie d’autant plus dure lorsque mythe et réalité se conjuguent…

41Car la suite de l’histoire du collège Saint-Michel, qui ouvre un pensionnat en 1827, donnera singulièrement raison aux dénonciateurs de l’alliance entre « jésuitisme » et Contre-Révolution. Après la promulgation en France des ordonnances du 16 juin 1828 contre les jésuites, les familles sur lesquelles s’était appuyé leur retour progressif dans le pays enverront leurs enfants à Fribourg, là où, selon la formule de Bruno Dumons, la Contre-Révolution constitue un terreau « naturel » et rayonne sur toute l’Europe dynastique118. Chez les pères qui, fidèles à une théologie politique d’alliance du Trône et de l’Autel, seront pour elles les garants d’une éducation fondée sur la fidélité et la soumission au roi et au pape. La culture monarchique européenne sera prégnante au collège Saint-Michel, quelle que soit la nationalité des élèves du pensionnat de Fribourg. On y viendra de presque tous les départements français, mais aussi de toute l’Europe, et cet exil de jeunes élèves issus des familles européennes les plus contre-révolutionnaires durera vingt ans. Les élèves de Fribourg seront nombreux à servir la cause légitimiste, ce dont le prétendant sera bien conscient, allant jusqu’à considérer Fribourg comme la « pépinière de la fidélité119 ». L’autre grande cause étant celle de la défense du pape et des États pontificaux120. Bruno Dumons souligne d’ailleurs qu’avec l’extinction de la branche légitimiste, la fidélité à l’Église et au Saint-Siège héritée de l’éducation des pères jésuites a supplanté progressivement celle qui s’attachait au dernier des Bourbons, la personne du Souverain Pontife apparaissant désormais comme l’autre roi légitime121. L’identité de nature posée par Rondeau et les libéraux, entre Contre-Révolution, Compagnie de Jésus et ultramontanisme a trouvé à Fribourg, et pour plusieurs décennies, sa plus parfaite démonstration. Selon Bruno Dumons, Fribourg, grâce à l’esprit de fraternité qui a uni tout au long du xix^e siècle les anciens élèves des pères jésuites, a été « l’une de ces pépinières qui a semé les ronces les plus acérées et les plus vivaces contre la République122 ».

42Dans sa lecture européenne de la décennie qui suit la chute de Napoléon – les occurrences postérieures à 1825 sont rares –, Rondeau, fidèle à lui-même et au cadre qu’il s’est fixé, s’est fait l’observateur et le commentateur des grands débats politico-religieux qui, entre traditions régaliennes et aménagement de l’héritage révolutionnaire, entre « utopies réactionnaires » et modernité, ont traversé les États européens. Les différents cas qui ont été présentés ont mis en évidence quelques grandes figures nationales d’un catholicisme réformateur et antiromaniste encore actif dans ces premières décennies du xix^e siècle, et qui n’a pas encore renoncé à promouvoir, contre le catholicisme intransigeant issu du rejet des principes de 1789 et recentré autour de Rome, une ecclésiologie et une action au monde qu’ils croient plus conforme et plus adaptée à la démocratie et à la société libérale naissante. Wessenberg, Llorente, Girard… Autant de défenseurs, aux côtés d’un Grégoire, des Églises nationales, démocratiques, patriotiques et tolérantes, en phase avec la modernité politique et la sécularisation des sociétés européennes. Utilisés pour les besoins de la cause par des libéraux qui avaient tout intérêt à adopter – en façade au moins – la défense d’une ecclésiologie en accord avec leurs principes politiques, ou par des conservateurs soucieux de défendre leurs prérogatives régaliennes, ils ont échoué pour des raisons politiques autant que religieuses. Par sa politique concordataire, en dépit des infinies variétés de blocages régaliens qu’elle a dû surmonter, et par l’identité idéologique de son intransigeance avec celle de la Sainte-Alliance, Rome a triomphé de ce qui était un réel danger pour elle dans une Europe bouleversée et en pleine mutation – et non pas seulement l’apanage de la France révolutionnaire. Pour Rondeau, ce triomphe est celui du despotisme, tant papal que monarchique. La marque d’une Église corrompue par le jésuitisme, dont le clergé, en liant défense de la légitimité monarchique et fidélité au Saint-Siège, donne une nouvelle preuve qu’absolutisme et ultramontanisme sont intimement liés. Liés contre les peuples, contre la liberté, contre la « vraie » religion qu’il défend.