1Le Saint-Siège n’avait pas attendu la chute de Napoléon pour travailler à la reconstruction des Églises mises à mal par les bouleversements politiques des vingt-cinq dernières années. Des négociations avaient été entamées avec la Bavière en 1805, avec la Prusse en 1810, mais sans aboutir. Après les Cent-Jours, les conditions politiques – et les frontières – sont stabilisées et permettent au Saint-Siège d’entamer sérieusement les discussions avec les différents États européens. La Congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires – qui a pris la relève de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques pour la France, et qui a vocation à être consultée sur toutes les questions intéressant les relations de l’Église avec des États –, est reprise en main par le cardinal Consalvi en juillet 1815. Diplomate consommé, il vient d’obtenir au congrès de Vienne la restitution des États pontificaux. Souhaitant utiliser le concordat de 1801 comme modèle, il va être l’inspirateur et le premier artisan de la politique concordataire intense menée par Rome durant la première partie du xix^e siècle, qui marque un nouvel âge des relations entre l’Église et les États.

Une politique concordataire à l’échelle européenne : obstacles et conflits

2Mais cela ne se fait pas sans difficultés. Commencées en 1815, les négociations avec la Prusse n’aboutissent qu’en 1821. Celles qui sont menées avec le royaume du Wurtemberg à partir de 1815 ne sont achevées qu’en 1827. Le Concordat bavarois est plus vite conclu, mais sa mise en application pose problème jusqu’en 1825. Même le royaume de Naples, qui pratique pourtant une politique très favorable à l’Église, met trois ans pour aboutir à un accord en 1818. En ce qui concerne les Pays-Bas, les relations avec le Saint-Siège sont tendues jusqu’à la conclusion d’un concordat en 1827. En fait, quelles que soient leurs bonnes dispositions à l’égard de l’Église catholique et de la papauté, les souverains ne veulent pas perdre le contrôle sur l’institution ecclésiale que la tradition et l’histoire leur ont concédé. Quant au Saint-Siège, le fait qu’il associe un rejet intransigeant de l’héritage révolutionnaire et la revendication de son indépendance, notamment dans la nomination des ecclésiastiques, entraîne également un certain nombre de blocages.

3La Révolution et les péripéties de la conquête napoléonienne n’ont pas détruit la tradition régalienne, loin s’en faut ! Qu’ils soient absolutistes ou appuyés sur une Constitution, tous les gouvernements d’Europe continuent à considérer que ce que l’on appelle la police des cultes relève de leur compétence. Ainsi que le souligne René Rémond, tous entendent garder le contrôle sur une institution qui a un pouvoir d’influence sur une partie des sujets ou des citoyens1. Mais l’équilibre régalien d’Ancien régime a été rompu : la sécularisation de la société civile et politique tend à dépouiller l’Église d’une partie du contrôle qu’elle exerçait en contrepartie sur les populations. C’est aussi une Église affaiblie matériellement, qui supporte d’autant moins la mainmise de l’État qui a tendance à s’alourdir. Mais c’est également une Église qui se recentre sur une papauté qui a retrouvé, dans sa lutte contre Napoléon, un prestige et une importance perdus depuis le Moyen Âge et qui entreprend de récupérer le contrôle des nominations ecclésiastiques qu’elle a largement abandonné aux États sous l’Ancien Régime. Les tensions suscitées dans ce conflit traditionnel entre les deux puissances sont donc exacerbées, après la Révolution, par la sécularisation en cours qui amène la plupart des gouvernements européens à respecter les choix de la conscience et à aménager un régime de pluralité confessionnelle.

4Il est évident que ces conflits présentent des traits particuliers selon l’histoire de chaque pays. Il ne saurait être question de détailler ici les subtilités et les infinies variantes de ces histoires. Mais, ainsi que l’a rappelé René Rémond, ces affrontements ont porté sur des points communs à travers le continent européen2. Ce sont eux que suit plus particulièrement Rondeau. Ses notes mettent en avant deux obstacles principaux à la conclusion de concordats : le problème traditionnel du contrôle des nominations ecclésiastiques et la question du serment exigé de la part des ecclésiastiques.

5Globalement, le Saint-Siège a bien du mal, dans ces premières négociations, à récupérer les nominations épiscopales. Même les royaumes les plus favorables à l’Église ne cèdent pas. C’est le cas du concordat signé entre le royaume de Naples et Rome le 16 février 1818 : la religion catholique est reconnue comme « unique foi du royaume » ; l’enseignement doit être conforme à la doctrine catholique ; les propriétés ecclésiastiques sont inaliénables ; les évêques peuvent tenir synode et communiquer librement avec Rome. Mais c’est le roi qui nomme les évêques et le clergé doit prêter serment de fidélité au souverain. Et Jean Leflon note qu’en dépit de ces apparentes bonnes dispositions, le gouvernement napolitain a cherché à « élargir ou restreindre les dispositions au profit de sa politique et au détriment du catholicisme3 ». Dans la très catholique Espagne de Ferdinand VII, le concordat de 1753 est toujours en vigueur et le roi mène une politique toute régalienne. Le souverain conserve le patronage royal sur les nominations ecclésiastiques et cherche même à renforcer celui-ci aux dépends des patronages particuliers (chapellenies). En Bavière, l’accord conclu le 24 octobre 1817 laisse au souverain un droit de regard sur les nominations épiscopales et un droit de présentation pour les nominations aux cures4. Les droits de juridiction, de discipline, de fixer la liturgie et de communiquer librement avec Rome, ainsi que le droit de censure des évêques, sont garantis. Les évêchés, chapitres et séminaires sont dotés et l’État promet la protection du culte et l’interdiction des écrits contre l’Église. Enfin, l’État laisse aux évêques le contrôle de l’enseignement public en matière de foi et de morale. En échange, le remaniement des circonscriptions ecclésiastiques tient compte des souhaits du gouvernement et les ecclésiastiques prêteront serment de fidélité au roi. En apparence, c’est une convention plutôt à l’avantage du Saint-Siège et l’on peut s’étonner de voir le roi Maximilien I^er renoncer ainsi à la tradition joséphiste, auparavant de règle en Bavière. Certaines dispositions, notamment l’engagement de protéger la religion catholique et celles concernant l’enseignement public, provoquent de vives réactions chez les protestants et chez les libéraux bavarois. Le débat intéresse toute l’Europe et Rondeau mentionne en particulier un ouvrage publié en France, intitulé Considérations sur le concordat bavarois, dont les auteurs, selon le rédacteur de L’Ami de la religion, sont Grégoire – décidément sur tous les fronts –, et Ignaz Heinrich von Wessenberg, qui seraient également les auteurs des articles publiés sur le sujet par le Journal du Commerce5. Il compare cet ouvrage à celui de Lanjuinais publié en 1817 à l’occasion des débats sur le nouveau concordat négocié avec Rome6. Rondeau note que :

« La majorité des catholiques bavarois espèrent que le concordat ne sera mis à exécution qu’après avoir subi des modifications indispensables. Le roi de Bavière a rassuré les protestants de son royaume sur les inquiétudes que leur avait inspirées le concordat7. »

6De fait, une mauvaise surprise attend le Saint-Siège. Tout comme Bonaparte, le gouvernement bavarois adjoint unilatéralement au Concordat – qu’il publie en annexe de la constitution bavaroise le 26 mai 1818 –, un édit religieux8. Dans le même esprit que les Articles organiques, celui-ci limite considérablement les dispositions du Concordat en rétablissant le Staatkirchenrecht9. L’édit réintroduit le placet pour les textes pontificaux et exige des prêtres un serment de fidélité à la Constitution ainsi modifiée. Il affirme que les affaires internes de l’Église ne sauraient être réglées que sous contrôle de l’État10. C’est bien reprendre d’une main ce qui a été concédé de l’autre. Les évêques refusent naturellement de prêter serment à cette Constitution remaniée, mais Rome ne va pas jusqu’à interdire officiellement au clergé de le prêter et envoie le nonce Francesco Serra Cassano à Munich pour négocier. Rondeau, qui par principe n’aime pas les nonces, le juge fort sévèrement. Dans une note sur Mgr Serra Cassano, il dénonce les « menées de ceux qui prônent une espèce de système théocratique11 » et affirme à plusieurs reprises que les catholiques bavarois sont satisfaits des mesures prises par le gouvernement pour maintenir l’indépendance de la couronne et défendre la Constitution contre les remontrances du nonce « sur quelques articles de la constitution bavaroise » et « contre les usurpations ultramontaines12 ». Selon lui, le Concordat bavarois « a cessé d’être en harmonie avec les lois constitutionnelles13 ».

7La situation reste bloquée plusieurs années avant que le souverain n’accepte de spécifier, dans la déclaration de Tegernsee de septembre 1821, que le serment constitutionnel n’a trait qu’aux problèmes civiques et ne contraindra pas les catholiques à des actes « contraires aux lois divines et aux canons ». Les choses ne sont pas réglées pour autant. Rondeau ne manque pas de relever en 1822, à la rubrique Prétentions de la Cour romaine sur le civil, l’exclusion de la Chambre des députés du royaume de Bavière de deux représentant du clergé catholique, Karl Borromaüs Egger et Benedikt Abbt, « pour avoir obtenu du pape des dispenses de prêter le serment à la Constitution ». Il approuve les propos que le Constitutionnel prête au roi de Bavière sur la nécessité d’empêcher « la tendance de la Cour romaine à empiéter sur le domaine séculier, sous prétexte de l’intérêt de la religion14 ». Enfin, en 1825, il note encore que les « journaux ultramontains français » se plaignent de la surveillance que l’autorité civile exerce sur les mandements des évêques, les bulles pontificales et rappelle qu’en 1824, l’évêque de Spire, Mgr von Chandelle, a reçu ordre du gouvernement bavarois de rappeler ses théologiens du séminaire de Mayence, où l’on était « trop attaché à l’ultramontanisme15 ». La situation s’apaise peu à peu après l’avènement de Louis I^er en 1825, mais le placet, par exemple, ne sera officiellement supprimé qu’en 1841.

8Devant les difficultés de négociation et de mise en application du Concordat bavarois Rondeau a parfois espéré voir la Bavière abandonner l’idée d’un concordat particulier et se rallier au grand projet qui l’enthousiasme, celui d’une Église d’Allemagne unie. Mais pas n’importe quelle Église ! Une Église selon son cœur, une Église nationale indépendante.

Pour une Église nationale allemande : le combat de Wessenberg

9Incontestablement, les Églises d’Allemagne sont dans une bien mauvaise situation. Le Saint-Empire est dissous. Le recès impérial du 25 février 1803 a entraîné la disparition de la quasi-totalité des principautés ecclésiastiques, les princes allemands ayant compensé leurs pertes de territoires rhénans grâce aux territoires ecclésiastiques. Presque tous les évêchés sont vacants – il ne reste plus que six titulaires, dont cinq âgés de plus de 70 ans –, il n’y a plus ni chapitres, ni séminaires, le tout sans ressources après la sécularisation des biens ecclésiastiques par le traité de Lunéville en 1801. Rompant avec le principe du Cujus regio, ejus religio16, la nouvelle carte politique de l’Allemagne a placé sous l’autorité de souverains protestants des sujets catholiques, ce qui n’est pas sans bouleverser les habitudes et nécessiter des aménagements.

10Pour certains, la réorganisation qui s’impose apparaît comme l’occasion de donner forme à l’évolution doctrinale et théologique qu’a connu le catholicisme allemand sous l’influence de l’Aufklärung17 – de Febronius à Joseph II – et de constituer une Église d’Allemagne plus indépendante de Rome. Les principaux promoteurs de cette idée sont le prince primat Dalberg18 et Wessenberg, vicaire général de Constance, puis vicaire capitulaire à la mort de Dalberg en 1817. Tous deux ont mis en œuvre dans le diocèse de Constance des pratiques qui ne sont pas au goût du Saint-Siège que, d’après Georges Goyau, Wessenberg ignore tout simplement19 : introduction de l’allemand dans la liturgie, moindre intransigeance sur l’obligation d’instruire dans la religion catholique les enfants nés de mariages mixtes – sujet sensible dans l’espace germanique – dispense du bréviaire pour les ecclésiastiques, promotion d’un certain œcuménisme… Mais surtout, ils défendent des principes ecclésiologiques irrecevables à Rome, tels que l’élection des évêques. Et ils s’appuient sur l’autorité du concile de Bâle et de la Pragmatique Sanction – promulguée par la diète de Mayence en 1439 et devenue loi de l’Empire20 –, pour revendiquer les libertés de l’Église germanique. Prince-primat, Dalberg souhaite rendre son titre de primat effectif. Ainsi que l’écrit Georges Goyau, cette Église nationale serait dépendante d’un primat, régie par des statuts qui seraient partie intégrante de la Constitution germanique, animée par des synodes diocésains, provinciaux et nationaux, présentant ainsi une triple protection contre le pape : les synodes, la primatie et la loi fédérale21. Certains parlent même d’une nouvelle « Église d’Utrecht22 ». On comprend que Grégoire, qui connaît Dalberg depuis 1804 et qui est en correspondance avec Wessenberg23, suive avec le plus grand intérêt leur action ! Rondeau observe lui aussi avec quelque espoir les efforts qu’ils déploient pour mettre en œuvre, dans un contexte géopolitique bien différent, un projet qui n’est pas sans rappeler cette Église constitutionnelle qu’il continue de défendre. Quant aux souverains, l’indépendance revendiquée vis-à-vis du Saint-Siège ne peut que convenir à leur volonté de contrôle des Églises qui sont sur leurs territoires.

11Dès 1815, tandis que Dalberg cherche à s’opposer à la dissociation du diocèse de Constance24, il envoie Wessenberg au congrès de Vienne pour tenter d’influer sur les négociations. Celui-ci propose d’inscrire dans l’Acte du congrès un article qui énoncerait le principe d’une Église nationale allemande. L’idée séduit certains États, qui y voient le moyen d’assurer la pérennisation des sécularisations et ne sont peut-être pas insensibles à la dimension patriotique mise en avant par les tenants d’une Église nationale allemande. Ainsi, le chapelain de Dalberg, Georg Ludwig Karl Kopp, a-t-il publié en 1814 un ouvrage dans lequel il affirme :

« L’Allemagne ne devra jamais cesser d’être une patrie, une nation. Unie dans sa langue, sa culture et ses usages, l’Allemagne doit l’être également dans son Église25. »

12Metternich soutient également la solution d’un concordat général pour l’Église d’Allemagne, mais dans un tout autre but : il s’agit pour lui de faire triompher le joséphisme et d’assurer l’autorité de l’Autriche sur une Église germanique cohérente. Malgré le soutien intéressé du chancelier, les efforts de Wessenberg vont pourtant être mis en échec à Vienne par l’action conjuguée de la Bavière et du cardinal Consalvi. Devenu le seul État catholique de la Confédération germanique – et étant en divergence avec la Prusse sur la question du statut des protestants –, la Bavière n’est pas favorable à un concordat général. Elle souhaite un concordat particulier, qui sera conclu en 1817 ainsi que nous l’avons vu. Quant à la Curie, qui avait envisagé favorablement en 1804 la solution d’un concordat général – qui aurait pu assurer davantage d’indépendance aux Églises menacées d’asservissement –, elle est désormais hostile à la naissance d’une Église d’Allemagne indépendante « qui consacrerait la soumission du spirituel au temporel26 ». Le fait que le concordat de 1801, avec les Organiques, soit la référence pour la plupart des souverains de la Confédération semble justifier ses craintes. Par ailleurs, Dalberg et Wessenberg ne sont certes pas à ses yeux les promoteurs idéaux de l’unité de l’Église d’Allemagne, et les principes qu’ils défendent ne peuvent que discréditer de facto l’idée même d’un concordat unique. Soutenu par la Bavière, et en dépit des efforts de Metternich, Consalvi réussit à écarter ce danger et à promouvoir une politique de concordats particuliers négociés avec chaque État. Succès négatif, selon Jean Leflon, car la question de la réorganisation de l’Église d’Allemagne n’est pas réglée lors du congrès de Vienne.

13Dès lors, tandis que certains États – comme la Bavière puis le Wurtemberg –, mènent des négociations particulières avec Rome, Wessenberg et les partisans d’une Église nationale tournent leurs espoirs vers la diète de Francfort. Ainsi que le rappelle Rudolf Lill, les princes protestants de l’ancienne Confédération du Rhin tiennent eux aussi aux conceptions joséphistes ou napoléoniennes des rapports entre l’Église et l’État. Leurs intérêts politiques croisant les convictions ecclésiologiques défendues par Wessenberg et une partie du clergé allemand, ils vont donc soutenir l’idée d’une Église nationale à la diète de Francfort. Les grands duchés de Bade, de Nassau et de Hesse-Darmstadt, la Hesse électorale, la ville libre de Francfort et, dans un premier temps, la Prusse, s’entendent pour régler conjointement les négociations avec Rome. Significativement, Wessenberg est chargé des affaires des Églises catholiques de la Diète. Rondeau, qui veut croire que l’Église d’Allemagne réussira là où celle de France a échoué, suit avec espoir l’évolution des négociations. Wessenberg n’a-t-il pas affirmé en 1812 que le clergé allemand était plus gallican que le clergé de France27 ? On sait, écrit Rondeau, que « cet évêque est connu par son attachement aux anciennes maximes de l’Église catholique, qui sont conformes à celles que l’Église gallicane professa dans son assemblée célèbre de 168228 ». En octobre 1816, il note que le Saint-Siège semble avoir renoncé à des négociations séparées et qu’il va envoyer un délégué extraordinaire pour négocier avec la Diète « un concordat nationis germanicae29 ». Reprenant un article du Journal de Paris, il ajoute que « la nation a la confiance que la diète fédérale de l’Allemagne agira, en cas de besoin, comme agit en 1444 la diète de Mayence qui adopta les articles du concile de Bâle concernant les rapports entre l’État et la Cour de Rome30 ».

14Ces espoirs ne sont pas tout à fait infondés, puisque la Diète prépare effectivement un projet de Pragmatique Sanction, qui prévoit certes de placer le culte catholique sous la protection des gouvernements, mais qui ne saurait convenir à la Curie. D’après ce projet, cinq diocèses seraient érigés : un pour le Wurtemberg à Rottenbourg-sur-Necker ; un pour le duché de Bade à Rastadt ; un pour la Hesse électorale à Fulde ; un pour le duché de Hesse à Mayence ; et un pour le duché de Nassau et la ville libre de Francfort à Limbourg. Un chapitre, sous la forme d’un presbytère, ou sénat ecclésiastique, serait établi dans chaque cathédrale (art. 3) et chaque diocèse aurait un séminaire. « Pour conserver l’ancienne discipline de l’Église germanique, la promotion à la dignité épiscopale se fera par la voie de l’élection, par chapitre et par députés du clergé élus dans doyennés ou archiprêtrés. Trois candidats seront élus, allemands d’origine et indigènes de la province ; le souverain choisira l’évêque parmi eux31. » Le pape aurait seulement le droit de les instituer dans les six mois – notons la forte résonance avec les exigences de Napoléon dans la querelle des investitures – et le sujet choisi devrait prêter serment de ne « rien entreprendre ou permettre pour le dommage de l’État ». Enfin, l’article 9 prévoyait un archevêque, sorte de primat germanique comme l’avait souhaité Dalberg, « pour consolider les rapports nécessaires avec le siège apostolique. Celui-ci s’engagerait par écrit à ne porter aucun préjudice aux droits des princes et des souverains ». Lui aussi serait salarié. En outre, des « stipulations fondamentales pour la loi organique de l’Église nationale » restées secrètes accompagnent ces dispositions32. Satisfaction de Rondeau qui note :

« L’un de ces points les plus essentiels est l’établissement de synodes diocésains et provinciaux. Le système épiscopal y obtient une grande extension, de même que la bonne organisation des séminaires, où les chaires ne doivent être accordées qu’aux plus dignes par un concours public. Il paraît, en général, qu’on y reviendra au système adopté par plusieurs électeurs ecclésiastiques et évêques allemands sous le règne de l’immortel Joseph II33. »

15La diète de Francfort a, ajoute-t-il, fixé « les principaux points dont l’Église d’Allemagne ne déviera sous aucun prétexte ». Selon lui, le projet « consacre les principes de liberté et de tolérance qui caractérisent l’esprit du siècle, et font le plus grand honneur aux princes protestants auxquels les catholiques devront la jouissance sans restriction de tous leurs droits34 ». Vision quelque peu optimiste du bon vouloir des princes protestants vis-à-vis de leurs sujets catholiques. Mais il s’agit de saisir l’occasion de « se soustraire tout à fait à l’influence ultramontaine35 ».

16Pour Grégoire, qui rédige les articles sur l’Allemagne dans la Chronique religieuse, les princes et les États se sont coalisés pour établir l’épiscopat « par lequel l’Église se gouverne36 ».

17Voilà un « excellent moyen pour introduire le schisme en Allemagne » s’écrie le rédacteur de l’Ami de la religion ! Un concordat rédigé unilatéralement, « sans faire mention du concours du Saint-Siège, dont on saura sans doute se passer », basé « sur les articles d’Ems37 et sur les réglemens de Joseph II », aurait l’avantage, ironise Picot, de renouveler tous les troubles qu’ils ont déjà posés. Les évêques ne pourront rien faire sans l’autorisation du gouvernement :

« C’est-à-dire, qu’on ne les affranchit de l’autorité du chef de l’Église, que pour les mettre sous le joug de la puissance temporelle, ce qui montre avec quelle bonne foi on parlait précédemment de l’intérêt des libertés germaniques et de l’extension du système épiscopal ; que les souverains catholiques ou protestants nomment aux évêchés, aux chaires en théologie, et exercent, à l’égard des Églises catholiques, tous les droits qui découlent du droit de majesté, ce qui est encore très favorable aux libertés, etc. Voilà les principales bases du projet, où l’on reconnait l’esprit d’innovation et de haine pour Rome qui fermente depuis soixante ans en Allemagne et ailleurs. Quand ce serait quelque évêque à la façon de la Constitution civile du Clergé qui aurait dicté ce projet, il ne serait pas plus propre à mettre sur la voie du schisme38. »

18Comme à chaque fois, le rédacteur ne manque pas de lier ce projet, qui allie une ecclésiologie trop proche selon lui de celle revendiquée par l’Église constitutionnelle, à l’héritage joséphiste et napoléonien, ainsi qu’à l’œuvre et au péril révolutionnaires.

19Le projet est présenté au pape le 23 mars 1819. Limitant pratiquement l’action du pontife à l’établissement des circonscriptions diocésaines, il ne saurait être accepté par le Saint-Père. D’après Rondeau, tandis que les députés de la Diète sont en route pour Rome, « on s’occupe beaucoup en Allemagne des mesures qui seront à prendre dans le cas où cette mission ne réussirait pas »39. Sans illusions sur l’accueil que recevra le projet à Rome, il fonde néanmoins beaucoup d’espoir sur l’état d’esprit des Allemands et sur la fermeté de la Diète. Il qualifie par exemple de « chef d’œuvre » le discours que Karl Rotteck40, député de l’université de Fribourg, tient devant la Diète sur les rapports de l’Allemagne avec le Saint-Siège :

« Il s’y plaint avec une grande énergie des prétentions ultramontaines et de la tendance remarquable de quelques ennemis des Lumières à soumettre de nouveau l’Allemagne au joug de la Cour de Rome. Il déclare que le concordat de Frédéric III41, qui a fait tant de sacrifices aux négociateurs romains, se trouve anéanti par la dissolution de l’Empire germanique, et que l’Église allemande étant ainsi délivrée des charges qui pesaient sur elle, il fallait bien se garder de s’engager dans de nouveaux liens. Ce discours a produit une grande impression ; l’immense majorité des citoyens a applaudi42. »

20Pie VII répond le 10 août suivant dans une « exposition de principes » qui fixe les limites qu’il ne peut franchir : il refuse d’être « un arpenteur » et de « sacrifier implicitement ses prérogatives de chef spirituel43 ». Unique concession : il propose que les évêques soient nommés par Rome mais dans le souci d’être « agréable aux souverains », c’est-à-dire essayant de tenir compte de leurs avis. Refus logique, et d’autant plus assuré que l’apparente unanimité des États de la Confédération vantée par Rondeau est en réalité bien mise à mal. Comme la Bavière et le Wurtemberg, qui, tout en participant aux travaux de la Diète, ont entamé des négociations particulières avec Rome, la Prusse, puis le Hanovre jouent eux aussi sur les deux tableaux et envoient des représentants à Rome pour discuter de conventions bilatérales. De plus, la situation de Wessenberg se complique après la mort de Dalberg en 1817. Son élection comme vicaire capitulaire pour la partie allemande du diocèse de Constance est fermement rejetée par Pie VII. Refusant de se soumettre à Rome au nom des mêmes principes que ceux prônés durant le conflit entre Napoléon et le pape44, Wessenberg n’a d’issue que dans la concrétisation de son projet d’Église nationale, ainsi que l’écrit Rondeau :

« La nomination définitive de ce prélat à l’évêché sera suspendue jusqu’à ce que les affaires de l’Église catholique du Grand-Duché de Bade aient été réglées d’après les bases qui ont été adoptées dans les conférences ecclésiastiques de Francfort45. »

21Wessenberg – dont le frère aîné a été le second délégué autrichien au congrès de Vienne et est indiqué conseiller intime de l’empereur d’Autriche dans l’acte final du 9 juin 181546 –, est également fortement soutenu par le grand-duc Charles II de Bade, qui souhaite le voir nommé évêque de Constance. Le souverain publie plusieurs rescrits (juin 1817 et avril 1818) confirmant l’autorité de Wessenberg dans l’administration du diocèse47 et proteste devant la Diète contre l’attitude de Rome dans cette affaire. Rondeau note que le mémoire présenté par le grand-duc accuse la cour de Rome « d’usurpation sur les droits de l’épiscopat48 » et qu’il « devient une pièce importante dans ce moment où toute l’Allemagne s’occupe de fixer ses rapports religieux avec la Cour de Rome49 ». Il affirme que la conduite de Wessenberg « a reçu sa récompense dans l’estime dont toute l’Allemagne lui décerne aujourd’hui un éclatant et unanime témoignage50 ». Mais la situation est loin d’être aussi favorable au vicaire capitulaire de Constance. D’une part, le clergé allemand n’approuve pas unanimement « les évêques novateurs qui suivent les doctrines du feu prince primat de Dalberg et de son école » et d’autre part, des « prélats allemands défendent la conduite de la Cour de Rome envers M. de Wessenberg51 ». Mais surtout, les conditions politiques lui sont contraires. L’opposition inébranlable de la Bavière au projet de la Diète, rejointe par la Prusse qui refuse l’idée d’une Église d’Allemagne contrôlée par l’Autriche, empêche les négociations d’aboutir et donne toutes les raisons à Pie VII, s’il en était besoin, de maintenir ses positions. D’autant que, si difficiles qu’elles soient, les négociations bilatérales continuent, chaque État cherchant à affirmer son identité politique. Ainsi que le souligne François-Georges Dreyfus, c’est l’échec de l’unité politique dans la Confédération germanique qui entraîne l’impossibilité de construire une Église nationale52. Même les États du Rhin, poussés par la nécessité d’un rapprochement entre le Trône et l’Autel en raison de l’agitation libérale et révolutionnaire, renoncent à l’idée d’un concordat unique53. Wessenberg devient gênant pour des souverains qui ont besoin de solutions pratiques.

22S’ils abandonnent peu à peu l’idée d’un concordat général et entament chacun des négociations particulières avec le Saint-Siège, les souverains allemands n’entendent pas pour autant renoncer au contrôle de « leurs Églises » selon les principes fébroniens ou joséphistes. Ils attendent surtout du pape qu’il fixe les nouvelles circonscriptions diocésaines. Que ce soit avec le Wurtemberg, la Prusse, le Hanovre ou les États du Rhin supérieur, les pourparlers achoppent à chaque fois principalement sur la question des nominations épiscopales, sujet d’autant plus épineux que ce sont des souverains protestants qui revendiquent le droit de pourvoir aux évêchés. Devant l’impossibilité d’aboutir à des accords concordataires, Pie VII use alors en Allemagne de la solution qu’il utilise à la même époque en France après le rejet du concordat de 1817 par les Chambres : il pare au plus pressé et publie des bulles établissant les nouvelles circonscriptions diocésaines. Le 16 juillet 1821, la bulle De salute animarum réorganise les diocèses de Prusse et prévoit que les évêques seront élus par les chapitres cathédraux54. Même si la nomination des chanoines incombe en fait au roi, l’Église catholique jouit au final d’une législation plus libérale en Prusse que dans certains États catholiques. Cependant, la question des mariages mixtes va continuer à poser problème55 et les Articles organiques restent en vigueur sur la rive gauche du Rhin. Le 16 août 1821 est promulguée la bulle d’érection des circonscriptions pour les États du Rhin supérieur (Provida solersque)56. Les États n’obtiennent pas le droit de nomination des évêques, mais seulement le droit d’écarter certains candidats avant le vote des chapitres. Quant au diocèse de Constance, il est purement et simplement supprimé, ce qui clôt définitivement les revendications de Wessenberg.

23Les choses ne sont pas réglées pour autant, car dans l’été 1820 les gouvernements allemands ont publié une Pragmatique Sanction et « l’Instrument de fondation », qui réservent les nominations épiscopales aux souverains, transfèrent les pouvoirs pontificaux aux archevêques et obligent les évêques à prêter le serment en secret57. Le cardinal Consalvi proteste en décembre 1821, le pape refuse toute investiture aux quatre évêques qui ont accepté de signer les deux textes et l’effet de la bulle de 1821 est suspendu. La situation s’enlise et ne sera résolue qu’en 1827 avec la bulle Ad Domini gregis58. Enfin, en 1824, après des années de négociations bloquées par la question des nominations épiscopales et canoniales, le roi George IV accepte pour le Hanovre la bulle Impensa Romanorum Pontificum sollicitudo, qui accorde au gouvernement le droit de refuser des candidats à l’épiscopat avant l’élection par le chapitre. Quant à la Saxe, dont la population majoritairement luthérienne est gouvernée par un prince catholique, il n’y a ni concordat, ni bulle, mais une ordonnance promulguée le 19 février 1827, selon laquelle un vicaire apostolique (siégeant à Dresde), qui doit être saxon, est nommé conjointement par le souverain et par le pape et est assisté par un consistoire composé de trois ecclésiastiques et de deux laïcs59.

24Rondeau semble garder assez longtemps l’espoir de voir le grand-duc de Bade réussir à imposer Wessenberg : il écrit encore en mai 1820 que le conflit qui oppose le duché de Bade au Saint-Siège à propos du diocèse de Constance et de son vicaire capitulaire retardera « encore longtemps le règlement des affaires ecclésiastiques pour le Grand-Duché60 ». Puis, en juillet 1820, il copie un article du Constitutionnel qui affirme que le différend entre le duché de Bade et Rome est sur le point de s’aplanir et il semble croire l’annonce selon laquelle « cette dernière ne s’opposera pas plus longtemps à l’élévation de M. de Wessenberg à la dignité d’évêque de Constance61 ». Ceux qui se « déchainent » contre le respectable prélat ne sont que des ultramontains qui défendent l’« usurpation sur les droits de l’épiscopat » dont le Saint-Siège est à ses yeux coupable. Il soutient d’ailleurs les conclusions de deux professeurs de l’université de Fribourg, qui « s’opposent aux tentatives de la Cour de Rome de s’immiscer dans les affaires ecclésiastiques du pays » et proposent « qu’aucune autorité étrangère ne puisse à l’avenir exercer une influence dangereuse et contraire aux droits du gouvernement pour la régularisation des affaires catholiques du grand-duché62 ». Son antiromanisme semble augmenter au fur et à mesure qu’il observe la mise en œuvre de la politique concordataire du Saint-Siège63. Il est vrai qu’elle sonne la défaite des tenants d’une ecclésiologie que l’expérience de la Constitution civile du clergé a discréditée et qui est exactement contraire au mouvement de recentrage de la catholicité autour de Rome. À partir de 1820, les occurrences sur les affaires de l’Église allemande deviennent plus rares. L’occasion est bel et bien manquée. Le Saint-Siège, en dépit des difficultés qui persistent, a réaffirmé son autorité spirituelle dans la question des nominations épiscopales et les seules satisfactions que Rondeau peut désormais manifester concernent les occasions où les États défendent « leurs droits » en renforçant le contrôle sur le clergé.

25Mais il est un autre domaine où son hostilité doctrinale à Rome trouve à s’exprimer tandis qu’il observe l’Europe, c’est celui des problèmes posés par le rejet de l’héritage révolutionnaire, tant dans les relations entre les États et le Saint-Siège que dans l’engagement du clergé aux côtés des contre-révolutionnaires et des absolutistes.