Préface. Politique et religion

En finir, c’est commencer.
T.S. Eliot

1Pour beaucoup le jansénisme renvoie au monastère de Port-Royal, à Pascal, à Racine et à la persécution systématique menée par Louis XIV contre ce qu’il considérait comme une secte de « républicains ». Théologie et littérature dominent cette histoire. Théologie, politique et droit constituent les trois éléments autour desquels s’organise la réflexion de Valérie Guittienne-Murger. Cette convergence n’est pas si fréquente dans une culture laïcisée. Notre historienne joue pourtant avec brio de ces trois registres sur l’une des partitions temporelles les plus bousculées de notre passé : fin de l’Ancien Régime, Révolution, Empire et Restauration. Un temps de basculement, d’accélération du rythme, qui bouleverse les certitudes individuelles. Un moment primordial – qu’on l’aime ou qu’on le déteste – qui a inscrit dans la mémoire collective la difficile relation entre l’Église et l’État. En un sens cette histoire constitue le laboratoire privilégié de nos débats contemporains, autant et peut-être bien plus que la loi de 1905. De tels enjeux ne sauraient laisser indifférent. Le passé se lit au présent.

2Les écrits de l’abbé Rondeau, conservés dans la précieuse Bibliothèque de Port-Royal, sur lesquels repose cette recherche n’ont rien d’exceptionnel. L’abbé lui-même demeure l’un de ces seconds rôles qui observent l’histoire en train de se faire faute de pouvoir en changer le cours. Né en 1759, il est entré à l’Oratoire en 1777 et est devenu prêtre en 1783. Il a enseigné au collège de la congrégation à Troyes puis à Beaune. Vicaire en 1789, il sera curé constitutionnel de Frépillon (1791) et curé de Sarcelles de septembre 1797 à novembre 1802. Ensuite, prêtre habitué et enseignant dans la paroisse Saint-Séverin, le dernier bastion janséniste parisien, il devient le secrétaire de l’abbé Grégoire et se lance dans la rédaction des « Nouvelles ecclésiastiques pour le xix^e siècle ». Le temps de l’écriture est celui d’un relatif éloignement de la fonction sacerdotale. Il est frappé d’interdit en 1815. Homme de conviction, Rondeau comprend le monde au travers du prisme janséniste. Valérie Guittienne-Murger évoque une « pensée verrouillée ». La conception augustinienne de la grâce, l’affirmation des droits de la conscience, un attachement à la liberté constituent les points d’ancrage autour desquels s’élabore sa vision du monde et se modélisent ses engagements.

3Passionné du temps présent, Rondeau valorise cependant le passé, un passé inventé et fabriqué, selon la célèbre formule de Lucien Febvre. L’idéal serait de pouvoir revenir aux temps héroïques du christianisme, celui des apôtres et des martyrs, lorsque la communauté chrétienne vivait dans une fraternelle transparence. Le Moyen Âge n’est pas dépourvu d’intérêt, qui a eu le bonheur de vivre sous le régime de la Pragmatique Sanction, loin de Rome et dans une relative démocratie cléricale. Mais c’est évidemment Port-Royal qui est mis en avant : moment de grâce et lieu d’exception dans un monde cruellement marqué par le péché. Le providentialisme imprégné de figurisme définit sa conception de l’histoire. En 1789, Rondeau a choisi le camp du clergé patriote et il continue de défendre l’Église constitutionnelle, même si celle-ci a été trahie par certains des siens. Le mariage des prêtres lui semble une abomination. Fort de tous ces exemples glorieux, Rondeau livre une analyse des temps de trouble qu’il traverse, et en le suivant nous revisitons la France, l’Europe et le monde. Valérie Guittienne-Murger rend admirablement bien compte de cette série de décalages révélateurs : temps long de la grâce et temps court du politique ; chronique alerte et nostalgie ; étroitesse de l’homme et ouverture sur le monde ; fragilité d’un destin individuel au sein d’une révolution permanente.

4Rondeau est un fidèle sujet de l’Empire. Il poursuit cependant la rédaction de « Nouvelles ecclésiastiques » et conserve la forme que le périodique janséniste avait utilisée au xviii^e siècle. Un réseau d’informateurs lui communique les faits qu’il relate et commente. La reconstitution de ce réseau est un point fort de la démonstration de Valérie Guittienne-Murger. Son importance est loin d’être négligeable. Minoritaire l’influence janséniste demeure. Dans cette mouvance les oratoriens sont nombreux et le clergé constitutionnel est bien représenté. Clandestines au xviii^e siècle les Nouvelles ecclésiastiques ont été autorisées en 1789. Elles s’éteignent définitivement en 1803. Rondeau a renoncé à l’imprimé : il copie et recopie selon la tradition port-royaliste. Sans doute ne tient-il pas à contredire la politique officielle. Car il soutient l’empereur comme le Premier Consul. Il fournit un éclairage nouveau sur le concordat de 1801 dont il propose une relecture janséniste et gallicane. Il livre de nouveaux éléments particulièrement intéressants sur le concile national de 1811. Napoléon lui apparaît comme un champion de la cause gallicane ; il retrouve sous l’Empire les valeurs de 1682. Il n’éprouve aucune compassion à l’égard du pape emprisonné par l’empereur. Contrairement à Grégoire, Rondeau n’est pas républicain. Il est régalien : tout pouvoir est légitime qui ne persécute pas la véritable Église. Le gallicanisme est ici force de soumission. Louis XIV en 1682, Joseph II et Napoléon partagent le même combat légitime contre l’absolutisme romain.

5Tout change avec la Restauration. Le manuscrit de Rondeau devient une véritable revue de presse que Valérie Guittienne-Murger analyse avec pertinence. La presse l’emporte désormais dans les références de l’abbé. Est-ce parce que celle-ci est plus libre ou parce que le réseau janséniste s’effrite ? Rondeau retrouve les valeurs de l’opposition et renoue avec les pratiques contestataires qui étaient celles des jansénistes sous la monarchie absolue du xviii^e siècle. Valérie Guittienne-Murger souligne l’importance des occurrences relatives au Constitutionnel, organe des libéraux. Les modalités du rapprochement entre jansénistes et libéraux sont finement mises en valeur. C’est toute l’histoire politique du début du xix^e siècle qui est revisitée et s’inscrit dans des perspectives nouvelles. Quels sont les éléments de ce rapprochement ? Nous trouvons le meilleur des talismans : une haine commune, celle du jésuite évidemment. La restauration par le pape en 1814 de la compagnie de Jésus est vécue comme une catastrophe. L’alliance avec les libéraux fonctionne comme la répétition de l’alliance avec les philosophes contre cet éternel adversaire commun. Discrète, pour ne pas dire secrète, dans les années 1760, elle est ouverte au xix^e siècle. Phénomène de circonstance, opportunité, rencontre plus que convergence, la lutte commune au temps des Lumières repose déjà cependant sur un véritable point commun : la dénonciation d’un pouvoir absolu. Au xix^e siècle la rencontre n’est plus aussi paradoxale et renvoie à de véritables convergences. L’engagement des libéraux est plus politique que philosophique, et en ce domaine, les jansénistes qui ont accepté la Révolution ont fait déjà de grands pas dans leur direction. Le clergé constitutionnel a sanctionné une forme de sécularisation de la société. Les curés patriotes respectent l’état civil et la légitimité civile du divorce. La résistance à la persécution permet de retrouver le chemin des combats communs. Les refus de sacrements au mitan des Lumières avaient entraîné la sympathie de l’opinion en faveur de jansénistes exclus du viatique et de l’enterrement en terre consacrée. Les débats théologiques au lit des agonisants semblaient déjà des intrusions scandaleuses. La mort était devenue affaire privée. Le clergé réfractaire qui revient souvent d’émigration ne brille pas par l’esprit de pardon et de concorde. Non seulement le clergé constitutionnel est jugé indigne, mais les sacrements distribués par ses soins sont considérés comme invalides. Leurs ouailles sont fermement invités à la repentance et au renouvellement. La reconquête cléricale revient à la pastorale de la peur. Les refus de sacrements sont étendus à des domaines politiques puisqu’ils atteignent même ceux qui ont acheté de biens nationaux…

6De cet incontestable rapprochement issu de multiples capillarités naît la légende républicaine de Port-Royal. Étrange avatar, amalgame rétroactif, qui témoignent de la puissante force de la liberté et du dynamisme dans la construction d’un passé imaginaire. Apôtres et martyrs des premiers temps, solitaires et religieuses du précieux monastère se rejoignent dans un catholicisme militant susceptible de se retrouver sur les barricades. L’histoire fabrique la légende et la légende fait l’histoire. Cette exception française est la clef à partir de laquelle Rondeau observe le monde. L’Europe catholique post-révolutionnaire est passée au crible des valeurs issues des droits de l’homme et de l’augustinisme. Contre une papauté intransigeante qui condamne la « pernicieuse doctrine » de la liberté, s’ébauche dans tous les pays, selon Rondeau, un front antiromain dont il importe de trouver et souligner les moindres traces. La religion n’est pas nécessairement l’ennemie du progrès. Et quand Rome agite les forces obscures du passé, les redéfinitions des alliances, les nouveaux engagements, les rapprochements inattendus comme la défense de valeurs communes permettent d’envisager une réconciliation de l’Église et de l’État, des Églises et des États, selon des modalités diverses mais convergentes. Le gallicanisme constitue un modèle, une réserve d’arguments pour la formation d’Églises nationales qui maintiendront les exigences de la foi tout en se soumettant aux normes politiques. France gallicane et France des droits de l’homme même combat !

7Cet aggiornamento finalement réussi par les catholiques au xx^e siècle est-il envisageable pour toutes les religions, notamment celles qui dépendent plus ou moins de l’étranger et dont les racines plongent dans d’autres cultures ? C’est ainsi que Rondeau, modeste témoin, d’une curiosité infinie mais bloqué dans ces certitudes, montrerait un chemin ? Répétitions, avatars, amalgames, haines et manipulations, violences et persécutions, n’ont pas nécessairement le dernier mot. Le modeste Rondeau nous livrerait-il, grâce à la lecture vigoureuse de Valérie Guittienne-Murger, des éléments pour comprendre le présent et (pourquoi pas ?) une espérance pour l’avenir.