Les petits ports de la basse vallée de la Seine

1Le travail de Marcel-Adolphe Hérubel sur les ports de la Seine-Maritime a été en partie repris par Jimmy Mouchard dans sa thèse soutenue en 2008 sur les sites portuaires gallo-romains et médiévaux de l’estuaire de la Seine, de sorte que nous disposons aujourd’hui d’un inventaire suffisamment complet et factuel pour appuyer l’essentiel de nos observations1. Depuis Chef-de-Caux jusqu’à Rouen, nous avons dénombré plus de 90 sites portuaires de toutes importances qui s’égrainaient le long des 300 km de rives, ce qui correspond à la très forte densité d’un port tous les 3300 mètres. Nous y avons ajouté ceux localisés sur les affluents de la Seine qui étaient également atteints par les navires de mer, tel Pont-Audemer qualifié au milieu du xi^e siècle de portum maris2. Tous les toponymes des lieux identifiés dans les sources figurent encore sur la carte de l’état-major dressée en 1820-18663, à l’exception du site de Risleclif, attesté du xi^e au début du xiii^e siècle au confluent de la Risle et de la Seine et qui disparaît ensuite des textes4. Cette constatation indique qu’ils ont été solidement ancrés dans le paysage, continuant en général de fonctionner durant toute la période moderne, même si leur localisation a pu varier quelque peu. Ajoutons que beaucoup d’autres toponymes figurant sur la carte de l’état-major – environ 120 au total – désignent des lieux de concentration d’habitat au bord du fleuve, ce qui donne à penser que des points de relâche et de manutention supplémentaires ont dû exister dès le Moyen Âge, sans laisser de traces dans les sources.

2Beaucoup de ces ports semblent avoir pris naissance au cours de la période gallo-romaine et ont souvent perduré pendant l’époque médiévale, leur position ayant été adaptée autant que de besoin en fonction des évolutions de la topographie de la basse vallée de la Seine. Nous ne connaissons quasiment jamais la date de leur création, ou de leur réactivation. Parmi les exceptions, citons la mise en place du bac traversant le port de Saint-Sanson en 14955. Il faut penser que la courbe de leur nombre a suivi celle du trafic de la Seine. À quelques exceptions près, nous ignorons aussi la nature de leurs aménagements, ce dont il ne faut pas s’étonner car la grève alluvionnaire et indentée du fleuve ne réclamait pas qu’on y consacre de grands travaux. Pour exemple, le port de Fiquefleur, situé sur la rive gauche de l’estuaire non loin d’Honfleur, avait trouvé sa place à l’embouchure de la petite rivière de la Morelle, formée de trois sources. Les pêcheurs qui l’employaient trouvaient dans cette petite crique un abri et une grève où ils n’avaient qu’à poser leurs embarcations. Les ports voisins de Jobles, de Berville et de Crémanfleur présentaient les mêmes conditions d’accueil6.

Le complexe portuaire d’Harfleur

3Seuls les avant-ports de Rouen qu’étaient Harfleur et Honfleur se distinguent. En ces lieux en effet, il fallut engager un combat inégal contre l’estuaire afin d’empêcher qu’il ne comble ou qu’il n’emporte ce qu’il avait permis autrefois d’établir. Le havre d’Harfleur, ainsi que ceux de Leure et de Graville, furent les principales victimes de l’engraissement des rives dont nous avons évoqué l’ampleur précédemment. Les origines de ce complexe portuaire tiennent vraisemblablement à l’économie saunière dont quelques traces demeurent dans les cartulaires locaux du milieu du xi^e siècle7. À ses débuts, il avait pu profiter de conditions naturelles très favorables à son développement. Positionné à la confluence de la Lézarde qui traçait un chenal au travers la plaine marécageuse, il s’ouvrait sur une large rade, profonde et protégée par un cordon littoral de galets qui enveloppait les marais compris entre Leure et Chef-de-Caux. De surcroît, les premières collines cauchoises l’abritaient des vents d’ouest/nord-ouest dominants.

4L’histoire médiévale du port d’Harfleur est servie par une documentation de grande qualité contenue essentiellement dans les archives de la ville et dans celles du département de la Seine-Maritime. Pour sa plus grande part, ce corpus de sources est aujourd’hui accessible grâce aux études et aux éditions réalisées depuis le xix^e siècle par Ernest de Fréville, François Blanchet, Anne Merlin-Chazelas et Bérengère Le Cain8. Il a servi de base aux travaux fondateurs d’Alphonse Martin et de Marcel-Adolphe Hérubel d’abord, et très récemment à ceux de Jimmy Mouchard et Nicolas Leroux, ces derniers étant appuyés par l’apport précieux de l’archéologie9. C’est au cours des xi^e-xiii^e siècles que l’agglomération antique d’Harfleur fut réactivée, profitant des développements du trafic de la Seine. Dans une donation du 13 juillet 1035, réalisée par Robert le Magnifique au profit de l’abbaye de Montivilliers, apparaît le port d’Harfleur avec le privilège de taxer les bateaux amarrés dans le port et le contrôle de la navigation10.

5Son activité est attestée à deux reprises à la fin du siècle suivant (1193, 119813). Cet essor fut consacré en 1281 lorsque Philippe III, l’ayant acquise du comte de Gueldre, la promulgua ville royale. Compte tenu du caractère maritime de son économie, tout un dispositif portuaire avait été mis en place, composé de plusieurs parties. Sur la Lézarde, là où la rivière traversait la ville, s’organisait le port intérieur de commerce que les fortifications du milieu du xiv^e siècle achevèrent d’intégrer dans l’organisation urbaine. Il s’étirait depuis le « pont aux chaînes » jusqu’au pont Gorand. Un peu en amont, deux moulins furent construits, complétés par des écluses, en 1391-1398. Ces dernières interdisaient aux navires de remonter vers Montivilliers et renforcèrent ainsi la position commerciale de la ville. Plus au sud, une station navale – le « Clos aux Galées » – réservée à l’armement militaire avait été établie au cours des années 1280-1290. Elle était de forme circulaire, d’un diamètre voisinant les 100 m, pour une surface d’environ 5 000 m², le tout contenu dans sa propre enceinte14. Et puis hors de la ville, logé dans une anse, se trouvait Port-Marie, non loin duquel fonctionnait aussi le port de la Pêcherie. Ce dernier secteur, où des caraques pouvaient encore se poser, était davantage le quartier des petits pêcheurs15.

6Ces espaces spécialisés, directement affectés à la vie économique et militaire d’Harfleur, étaient complétés et fonctionnaient avec d’autres sites placés sur le pourtour de la baie dans laquelle se déversait la Lézarde. Un jugement prononcé en 1403 suite à un différend entre les communautés de Leure et d’Harfleur, permet de saisir comment étaient alors partagées ces eaux portuaires. Il y est précisé que :

« IIII. Item, lesd. prevostés sont limitées et s’estendent, c’est assavoir : lad. prevosté de l’Eure, depuis la moictié du vieil hable dud. lieu de l’Eure, audessoubs de la crique de Graville, en aval, ou costé de l’Eure, ou travers de l’eaue.
V. Item, la prevosté dud. lieu de Harefleu s’estent de la moittié dud. vieil hable, au travers de l’eaue, ou costé de Graville, en amont, vers Harefleu.
VI. Item, en icellui hable sont arrivées les nefs, lesquelles ont apporté les denrées et marchandises d’estranges pays : harens, avoir de pois et autres denrées ; et celles qui deschargoient au costé de l’Eure, estoient es mettes de la prevosté de l’Eure.
VII. Item, et les autres nefs qui arrivoient et deschargoient de l’autre costé dudit hable, en amont vers Graville, estoient és mettes de la prevosté de Harefleu ; et illec ou environ sont les vrayes bournes, mettes, limitacions et divisions d’icelles prevostés de l’Eure et de Harefleu.
Vlll. Item, et environ icelles mettes et division des prevostés dessus dictes, avoit bateaux passagiers, lesquielx passoient les marchans et autres bonnes gens oultre l’eaue et leurs denrées et marchandises, ainssi que il font de present, de Harrefleu à Honnefleu, pour ce que le cours et diep de l’eaue est aprochié dudit lieu de Harefleu16. »

7Ce document peut être complété par des extraits du chartrier de Graville, collationné en 1464, qui décrit notamment les droits du seigneur de Graville sur le vieux havre de Leure et les ports d’Harfleur, de Leure, de Chef-de-Caux, d’Anglequeville et de Tancarville17 :

« Dessus sa terre de Graville :
Premierement, la terre de Graville commencement du viel havre de l’Heure durant jusques à la cricques Thomas le Brasseur, Monseigneur y prend le queage pour paisant de tonnel charestier, ung denier et de descharge autant.
[…] Item, il prent sur chascune nef harengues et qui asseche a ladite cricque quatre deniers et quatre deniers de la ballizage.
Item, il prent sur chacune nef de franche poullye qui vient reposer, cinq solz.
Item, il prent pour chascune nef qui vient qui n’est franche poullye, pour seicher quatre deniers et quatre deniers pour ballizaige, lequel ballizaige respond au fermier qui tient le ballizaige dudit seigneur.
[…]Item, sy l’on faisoit une nef neufve ou rabiller sur siege de nef, il auroit tel droict comme la nef seroit grande ou petite.
Harfleur :
Premierement, pour chascune nef qui vient depuis le viel havre de l’Heure jusques a Harfleur, ou a la cricque pour ballizaige, quatre deniers.
Item, il prent le queage depuis la cricque Thomas le Brasseur jusques a Harfleur qui y descharge ou charge, un denier
[…]Item, il a tel droict et action en la ville de Harfleur que il ne paye riens, de charge ny descharges, telles choses comme il luy plera, en auquel quay que il voudra, sans rien paier, et pour ce ne payent riens les vaisseaux de Harfleur de balizage depuis la mer jusques a Harfleur.
Item, il prent les sieges des nefs, et se ilz ne viennent prendre congé au seigneur ou au receveur, ilz le doivent amender a la volonté du seigneur. »

8Le bassin de confluence entre la rivière et le fleuve était donc partagé en deux entités : l’une au nord formant le havre d’Harfleur dont dépendait aussi la crique de Graville, l’autre au sud-ouest comprenant la fosse ou port de Leure, ainsi que la crique d’Espagne constituée au cours du xiv^e siècle18. Encore à cette époque, le site offrait aux navires marchands entrant dans la Seine un large bassin de relâche à partir duquel ils pouvaient soit réaliser leurs opérations de transbordement dans l’un des ports qui leur étaient ouverts, soit simplement stationner à l’abri d’une crique avant de repartir. La fosse de Leure était l’endroit le plus accueillant. Dénommée « port du Perroy » dans une quittance du 9 septembre 1372, elle est même qualifiée de « port et havre d’Harfleu » dans une enquête de 147119. En effet, selon un privilège accordé par Charles VI le 21 mai 1398, c’est ici, « es lieu de la crique et de la fosse de Leure, où se repose le navire venant ou havre de la dite ville de Harfleu20 ». La fosse de Leure pouvait contenir au bas mot une quarantaine de nefs21. Lors des préparatifs de la bataille de L’Écluse en 1340, on y réquisitionna 42 bâtiments, dont 10 jaugeaient 200 tonneaux et davantage22. Le prévôt du lieu était chargé d’assurer autant que de besoin son entretien, comme en 1349 lorsqu’il paya 60 sols pour la construction de renforts en bois. On fit aussi réaliser un môle au niveau de la Petite Leure pour protéger l’entrée du chenal par lequel se faisait l’accès aux autres havres23. Au fond de la crique de Graville, dite aussi la fosse aux Maquereaux ou la crique « Le Brasseur », évoquée dans plusieurs pièces des années 1370-1380, se trouvait un autre port vers lequel convergeaient en particulier les voyageurs24. Il bordait le château des Mallet dont la muraille aurait été garnie d’anneaux de fer pour l’amarrage des bateaux25. Et comme la fosse de Leure, il était en communication directe avec les quais d’Harfleur grâce aux rotations qu’effectuaient dans leurs vaissels les mariniers locaux26.

9Mais déjà à la fin du xiii^e siècle, les évolutions du contexte fluvial commençaient à compromettre la bonne conservation de ces ports. L’extension des marais d’Orcher diminuant l’effet de chasse de la Lézarde, les Harfleurais voulurent creuser une tranchée dans les sables et les vases et détourner ainsi le cours de l’eau de leur rivière qui alimentait également la fosse de Leure. Les habitants du village adjacent à ce havre intentèrent un procès devant l’Échiquier de Rouen qui, après enquête, reconnut « que l’eau douce, selon son antique et naturel cours, avait coutume de couler au crot ou hable de Leure, que par la dite tranchée ce cours était empêché et totalement détourné au détriment du dit hable et au préjudice et dommage des habitants de Leure27 ». Mais les gens d’Harfleur ne renoncèrent pas à leur ouvrage. Aussi, en 1299, ce fut au Parlement de Paris d’être saisi de l’affaire. Il prononça un arrêt qui confirma l’appréciation des magistrats rouennais.

« Comme entre les hommes, habitant à Leure, d’une part, et les hommes habitant à Harfleur, contestation s’est élevée sur ce que lesdits habitants de Leure assuraient que lesdits habitants d’Harfleur avaient fait de nouveau une tranchée en scindant les terres de leur hable de Leure jusqu’à la Seine et par ladite tranchée conduisant l’eau douce de la rivière coulant à Harfleur en la dirigeant jusqu’à la Seine et détournant totalement l’antique et naturel cours de ladite eau douce qu’elle avait coutume d’avoir vers le crot ou hable de Leure, au détriment dudit hable et au préjudice et dommage des hommes habitants de ladite ville de Leure ; demandant que nous prononcions la suppression de la dite tranchée. Lesdits habitants de Harfleur disant le contraire et assurant qu’ils ont de droit pu faire cette tranchée et qu’elle doit rester en l’état qu’elle est. Vu l’enquête, […], par jugement de notre cour, il a été prononcé que la dite tranchée en tant qu’elle détourne et est faite contre le naturel et antique cours de ladite eau douce au détriment dudit hable et au préjudice desdits habitants de Leure devait être supprimée28. »

10La question cruciale du déblaiement des alluvions du fleuve était cependant posée. Le colmatage de la baie s’accélérant pour atteindre en moyenne quelque 3,5 m par an29, on tenta plusieurs fois de désengorger le port intra-muros d’Harfleur. En 1341, Philippe VI octroya certains privilèges aux marchands portugais, et demanda par la même occasion, comme l’avait fait Philippe IV en 1309, « que le hable de Harefleu soit fait tel et si bon comme il pourra estre fait par aucune voie30 ». Toutefois, « pour ce que le hable de ladicte ville de Harefleu pourroit empirer, […] il convendroit les diz marcheans et gens leurs nefz amarer en ladicte ville de Leure31 ». La même consigne fut renouvelée en 1351 et 136232. En 1364, puis en 1369 et 1371, Charles V entreprit « la fortiffication, repparacion, garde et autres choses necessaires d’icelle ville33 ». On fournit par exemple 5 « mas de sap tous nefs mis et emploiez à faire escluses34 ». Poursuivant les travaux de réfection engagés par son père, Charles VI fit restaurer les bassins et achever les quais35. Il fallut également retravailler les « portes du hable de la ville […] qui tiennent les eaues de la mer » et permettaient le fonctionnement du moulin du roi. En raison de dégâts occasionnés par « la grande carche des eaues de la mer », on fit renforcer le dispositif de gestion hydraulique en 1385, au moyen de plusieurs pièces de ferronnerie36. Puis, de 1391 à 1398, il consacra 6 000 francs d’or à l’édification des écluses de la Tour-du-Moulin afin de « tenir et laisser aller les eaues toutes fois que l’on voudra pour curer et vuyder ledit port et hable37 ». Une barre destinée à la régulation des eaux, dont la maçonnerie comportait des matériaux en bois et en fer, fut réalisée à cette occasion38. Le 5 août 1396, Robin de Grosmesnil, responsable de la rénovation du port et havre d’Harfleur, commanda à Billart Lambert, gestionnaire des deniers affectés au chantier, de payer 41 l. 8 s. 7 d. tournois à Mahieu du Couvray pour avoir « rempli de terre la grant escluze qui a esté de nouvel faite au travers du hable ou dehors de ladicte ville pour tourner les eaues des rivieres qui passent parmi ycelle ville et pour garder que les eaues de la mer ne puissent entrer oudit port, afin que l’on puisse besongner es ouvrages de carpenterie de l’alonguement du planchié de la barre d’icellui port39 ». On engagea aussi les « ouvrages de pieronerie de la grant escluse qui traverse le hable au dehors de la dite ville, pour tourner les eaues des rivières qui passent parmi ycelle40 ». Puis, le 8 juin 1397, on fit appel à un certain Thomas le Boourt, marinier, « pour le fret de son vessel d’avoir [mené audit] lieu de Harefleu vingt et trois pierres nommees parpains, douze pierre de noé et cinquante sept pierres nommees [effacé] prey carrieur, deschargiés aux caiz d’icelle ville […] pour mettre et emploier es ouvrages de machonnerie de la tour as chaaines dudit [port]41 ». Ces travaux semblent avoir participé à un projet plus ambitieux, dont l’objet était la réhabilitation complète du complexe portuaire. Par mandement du 20 juin 1391, Charles VI ordonna aux généraux des aides d’assurer le versement sur 3 ans de 50 000 francs d’or, sur les 52 000 francs qu’un accord passé avec les Harfleurais destinait ni plus ni moins à « la construction d’un hable42 ». Il y est fait aussi référence en ces termes, en 1396, alors que les habitants de la ville avait « fait acommencié a fere ou dit port et hable certains grans ouvrages43 ».

11De son côté, la fosse de Leure, affligée par la tempête de 1359, dont le mauvais état était encore signalé en 136444, fut presque totalement obstruée entre 1394 et 1403. Un conflit naquit alors avec le prévôt de cette localité, celui-ci ayant fait saisir les navires qui désertaient l’endroit pour décharger dans la crique de Graville ou directement dans le port d’Harfleur. L’hydrologie du fleuve ayant restitué – temporairement – l’accessibilité de la fosse, il n’y eu finalement pas de suite à l’affaire45. Toutefois, on peut supposer que son rétablissement nécessita un déplacement du site là où la profondeur était la plus forte. D’après une pièce du chartrier de Rouen, il y a en effet tout lieu de penser qu’au « vieil hable de Leure » se substituait en 1404 celui « de la ville de la Jeune Leure46 ». Notons enfin que les populations des villages alentour étaient régulièrement mises à contribution pour draguer et entretenir les deux havres ainsi que la crique de Graville. En témoigne une ordonnance de Charles V, donnée en mars 1371, selon laquelle les habitants des paroisses « de Saint-Eustace de la Forest et de Saint-Jehan de la Neuville […] sont tenuz, toutes les fois que il en est nécessité et que le cas s’y offre, de vuidier le hable d’entre la ville de Harfleur et de Leure, pour plus aisiement et mieux venir les marchandises qui viennent par la mer, et arrivent aux pors des dis lieux, au prouffit et bien publique de nous et de tout nostre royaume47 ».

12Un mémoire produit en 1403 par les habitants de Rouen, qui défendaient leurs exemptions dans les limites des prévôtés de Leure et d’Harfleur, éclaire assez bien l’état de la situation dans la baie d’Harfleur en proie à un irrésistible comblement. On y relate que :

« Depuis un pou de temps en ça, le cours et le diep de l’eaue soit mue tellement que les nefs […] ne povaient passer la dite fosse de Leure ou ledit vieil hable sans deschargier aus dis lieux. Et ilz viennent jusques aupres de ladite ville de Harefleu et au-dessus tout es mectes d’icelle prevosté de Harefleu et hors des mectes de la prevosté de Leure. Et ou quel lieu eulx sont plus a seur de tous maal vueillans qu’ilz n’estoient ne seroient en ladite fosse ou vieil hable de Leure. » Plus loin, il est précisé que depuis « LX ou L ans, […] le cours et diep d’icelle eaue estoit plus pres de ladite ville de Harefleu et au-dessus d’icelle qu’il n’est a present, et la venoient et povoient venir poser et descharger iceulx nefs et vesseaulx48 ».

13En dépit des efforts consentis à la fin du xiv^e siècle, rien n’y faisait, et la situation empirait insensiblement, au point d’empêcher l’accès à tous les ports de la baie d’Harfleur. À la fin des années 1460, une hourque s’était enfoncée dans la vase, dans le secteur de la crique d’Espagne, ce qui gênait dangereusement la circulation des autres navires et risquait de fixer davantage les sédiments. Il fallut que Louis XI demandât son évacuation, ce qui fut fait et nécessita un « eslargissement ou hable dicelle ville hors le Clos à Galées près l’entrée de la crique d’Espaigne pour ce que oudit hable ne pourroit plus entrer ne yssir le navire49 ». Dans la même zone, en 1473, c’est une vieille barque appartenant à la ville « qui estoit enfondrée et envasée50 ». Simultanément, entre 1469 et 1477, le roi lança un vaste programme de réfection des havres de la baie51. À Harfleur, le port intérieur fut nettoyé, élargi et bordé de bois ou de pierre de Caen52. On fit appel au « peuple de la ville besoignant à la vuidange dudit havre53 ». Les écluses furent renforcées. On fit même « paver et plancher de bois le fond dudit havre, tant dedans ladite ville que dedans le Clos aux Galées54 ». Ce plancher, attesté depuis 1396 et réfectionné en 1473, améliorait l’évacuation des « gravois et vases55 ». Mais encore cette dernière année, on devait payer des ouvriers « pour vidange de vases qui ferment tellement que le navire ne pouvait entrer dedans ladite ville56 ». Comme partout où il fallait résoudre les problèmes d’envasement, on chercha à faire converger le ruissellement des eaux douces d’amont pour obtenir un effet de chasse capable de repousser l’alluvionnement. Dans cette perspective, plusieurs opérations d’envergure furent menées entre mars 1474 et mai 147757. L’objectif fut de sauvegarder la crique d’Espagne et la fosse de Leure, seuls bassins assez profonds et spacieux pour permettre aux navires de charge de stationner à proximité de la ville. Le cours de la Lézarde fut rectifié et palissadé pour que son flux soit entièrement déversé dans ce secteur. On creusa également des tranchées, munies de batardeaux, d’éventelles ou d’écluses dans le but de créer des retenues d’eau dont la puissance du relargage entraînerait les galets, le sable et la vase. Il fut rapporté en 1761 la découverte de vestiges maçonnés, vraisemblablement ceux du dispositif établi à l’entrée du chenal qui reliait la fosse de Leure à la crique d’Espagne. Il était muni de portes ainsi que de cabestans58. Des ponts furent également édifiés ou améliorés pour faciliter l’accès à Harfleur par un chemin qui la reliait aux deux ports59. Cependant, tous ces beaux efforts s’avérèrent rapidement vains. Les curages répétés, comme celui réalisé en 1490 dans le Clos aux Galées, ne faisaient qu’entretenir l’espoir60. L’envasement inéluctable condamna dans les décennies suivantes l’ensemble du secteur.

Le port d’Honfleur

14Sur la rive opposée, la lutte contre l’estuaire battait aussi son plein. Le havre d’Honfleur avait été précédé au haut Moyen Âge par le Port-Noir. Il fut fondé entre deux rades, celles de Villerville/Pennedepie à l’est et de La Rivière/Saint-Sauveur à l’ouest, au niveau d’un renflement saillant que forme le trait de côte. Ici débouche une petite rivière, la Claire, dont l’échancrure qu’elle forme était tout indiquée pour y stationner des bateaux. Il n’est pas impossible que l’emplacement du Port-Noir était un peu différent de celui qui s’imposera par la suite, un peu au sud-est de ce dernier, sur un bras secondaire de la rivière. Dans cette zone, la mer avait commencé par ronger le rivage, obligeant les usagers de ce mouillage à reculer dans l’embouchure de la Claire pour rester à l’abri63. Puis, à la faveur de l’essor de l’économie maritime, la bourgade de pêcheurs et de sauniers établis à proximité avait été remplacée aux xii^e-xiii^e siècles par une ville étape, sur la route de Rouen64. Elle fut bientôt munie d’une enceinte, bâtie entre 1368 et 141865, dont les réparations et les extensions sont signalées dans plusieurs pièces des années 1456-149966. En 1295, le port devint aussi une station navale, capable d’armer des navires pour le roi67. Et des chantiers de construction navale y prospéraient, comme l’attestent des documents de janvier 1419 et avril 149368.

15Contrairement à Harfleur qui se trouvait au fond d’une partie concave de l’estuaire, propice au dépôt de grandes quantités d’alluvions, Honfleur était placé à l’extrémité d’une section convexe, ce qui exposait davantage sa côte au flux marin et en limitait donc le colmatage. Dans deux octrois royaux de 1480 et 1483, il est même dit que c’était « ung des dangereux passaiges et destroiz de notre royaume69 ». Pour autant, l’accès au port était régulièrement gêné par la vase. Durant les mois de janvier-février 1361, on réunit les moyens nécessaires à son « videment70 » ; opération qu’il fallait renouveler puisqu’en 1388-1389, « le hable a esté tel et si malvais tout icellui temps que nulle grant nef n’eust pu venir pour carchier71 ». D’autres mentions des années 1433 et 1446 attestent de difficultés identiques72. Le 19 novembre 1433, les barils de monnaie provenant de la recette de la ville, qu’on devait expédier par le fleuve jusqu’à Rouen, durent être transportés « hors d’icelle ville, sur la grève de la mer » afin d’être chargés sur le bateau qui les attendait73. Et en 1438, il fallut faire appel à des allèges pour vider la cargaison de sel d’un « grant vaissel » parce que ce dernier ne pouvait pas s’en approcher. Les bâtiments d’un fort tonnage n’entraient donc pas dans le havre d’Honfleur, sauf au moment des plus fortes marées74.

16Il était divisé en deux ports, placés sur deux bras différents de la Claire. Le « havre du dehors », le plus proche des flots et le plus petit, était contenu entre deux jetées dont les sources font état à partir de 143076. Initialement fabriquées en bois, elles servaient à contenir l’alluvionnement et, plus marginalement, à protéger du flux d’ouest l’entrée du port principal. Un certificat délivré le 4 avril 1431 par Jehan Cherwyn, gouverneur d’Honfleur, atteste l’exécution de travaux sur une des jetées du havre par Pierre Lalis, pionnier, et Jehan Patin, charpentier77. Le port principal, appelé l’Enclos, s’enfonçait dans la ville qu’il desservait directement. Il était continuellement nettoyé, au moyen d’écluses, par les eaux de la rivière.

17L’ensemble de ce dispositif portuaire nécessita de nombreuses campagnes de rénovation, financées en général par la concession de subsides spécifiques. Ainsi, dès 1376, Charles V octroya aux bourgeois et habitants de « la ville de Honnefleu, port de mer et ville fermée », le sixième de l’imposition de douze deniers par livre pendant un an, plus le droit de prendre pendant le même temps « sur chascun tonnel de vin vendu à détail en la dicte ville deux frans d’or, et sur chascun tonnel de vin vendu en gros deux escuz d’or, sur chascun tonnel de cidre vendu à détail cinq solz, et en gros un quart d’escu ». Restait à Guy de Chastillon à superviser l’emploi de l’argent produit par ces taxes78. Quoi qu’il ait pu entreprendre pour la sauvegarde du port, aucun navire de charge ne pouvait y entrer entre le 30 octobre 1388 et le 11 septembre 1389. En 1409, les habitants de Honfleur furent exemptés des tailles et autres impositions pour dix ans afin de rénover « la paouvre ville, avecques ce qu’elle a perdu son port et havre qui estoit le plus beau et le meilleur de Normandye qui est comblé et envasé79 ». Par ce moyen, ils purent financer notamment la construction en juin-juillet 1417 de deux batardeaux, « l’un contre l’entree par ou l’eaue de ladite barre court ou hable dudit lieu de Honnefleu a Vallue, a une toise carree, l’autre bastardel ou devant l’escluse dont l’eaue entre des fosses oudit hable a Vallue, a deux toises carrees, une rigole pour retourner l’eaue dudit fosse parmi ledit hable en l’autre fossex ». Une quittance du 21 juillet de cette même année consigne le paiement d’un certain Jean l’Abbey, « pour avoir vidé les terres pour asseoir les herches du hable de ladite ville80 ». À plus de dix reprises, entre 1450 et 1499, le roi concéda des aides aux Honfleurois pour non seulement poursuivre les efforts de fortification de leur agglomération mais aussi soutenir l’entretien des aménagements portuaires. En 1464, il s’agissait d’effectuer de « grans reparacions […] à la herche de l’entrée du hable ». Constatant l’état de dégradation des jetées en bois, Charles VIII ordonna en 1493 que pendant les six prochaines années les aides soient en partie affectées à leur réfection. Puis, quatre ans plus tard, il voulut qu’elles « soient utilisés à faire pierre et forte muraille les havres, jetées et boullevard », ce que confirma Louis XII en 149881. Les deux jetées et les quais en bois furent ainsi maçonnés en pierre. À ces travaux d’infrastructures, s’ajoutaient les opérations de dégagement du chenal ainsi que de « curage, vidange » et « vuidement des vases » du port. Elles étaient effectuées à la pelle et à la pioche les populations locales elles-mêmes82. On en trouve mention par exemple en 1454, en 1456, dans une quittance du 14 mars 1461 et en 146283. Au total, moins affecté par les processus de colmatage que ne pouvait l’être Harfleur, Honfleur put continuer à entretenir le fonctionnement de son port et à accueillir, non sans certaines difficultés, les navires du commerce international qui s’engageaient dans la Seine pour trafiquer avec Rouen.

Le complexe portuaire de Rouen

18Avant le xv^e siècle, la documentation s’avère assez peu prolixe sur les aménagements rouennais. Quelques vers norvégiens composés à la fin des années 1020 par un poète revenant d’un voyage commercial en Gaule évoquent les murailles de la ville de Rouen auxquelles il avait attaché son navire84. À ce moment, le périmètre portuaire de la cité n’avait vraisemblablement pas encore connu sa première translation. Il semble en effet que le lit du fleuve, parsemé d’îlots que le colmatage reliait insensiblement aux rives, était plus large durant le premier millénaire de notre ère, ce qui explique l’implantation septentrionale de la ville gallo-romaine85. Dans leur configuration initiale, les berges irrégulières ne dépassaient pas la limite formée par l’actuelle rue de la Savonnerie, et selon toute probabilité elles étaient encore submersibles86. Quant au port dont il est impossible de connaître l’étendue exacte, il se localisait en particulier sur une sorte d’île comprise entre la rue Grand Pont et la rue du Bac, dans le quartier de l’ancienne église Saint-Martin. Il permettait aux marchands rouennais de commercer avec l’Europe comme en témoigne un diplôme de 629. Et c’est par lui que Rollon aurait débarqué dans la ville au début du x^e siècle. Il aurait dès ce temps-là porté le nom de port Morand87. Mais le limon charrié par le fleuve continuait son œuvre et il fallut bientôt achever le travail d’assèchement des prairies humides pour les annexer à la ville.

19Au xii^e siècle, le projet de construction d’un pont de pierre enjambant la Seine accompagna ce processus de colonisation et d’aménagement de la frange de terres neuves. Jusque-là, le franchissement se faisait par des bacs dont le fonctionnement donnait lieu au paiement d’un droit de pontage ou de travers, évoqué dans un acte de 102488. Il n’est pas impossible que cette infrastructure maçonnée fixa de manière plus durable un dispositif en bois préexistant, discontinu, qui aurait été employé dès le x^e siècle et dont les travaux de réparation figureraient dans un écrit du siècle suivant89. C’est à l’impératrice Mathilde, femme de Geoffroy Plantagenêt, que l’on doit l’initiative de ces travaux90. L’édification du pont de pierre, tout en facilitant la circulation de part et d’autre du fleuve, renforçait le caractère nodal de Rouen. Il empêchait en effet la remontée des bâtiments provenant de l’estuaire ce qui impacta fortement l’organisation portuaire de la ville. Dès lors, sa rive droite fut scindée en deux parties fonctionnelles : en amont de la structure, les berges étaient destinées à accueillir la batellerie séquanienne ; en aval, elles recevaient les navires et le commerce maritimes91.

20Cette entreprise s’inscrivait d’autre part dans un processus plus global qui, sous l’autorité des Plantagenêt (Geoffroy puis Henri II), visa à reprendre la clôture pour lui faire épouser la forme des nouveaux quartiers92. Sa nouvelle enceinte achevée, Rouen bordait le fleuve sur près d’un kilomètre, depuis l’embouchure de l’Aubette jusqu’au fossé occidental. Malgré quelques tensions qu’occasionna l’entrée dans le giron capétien, ses bourgeois continuèrent leur conquête des rives affectées au transport naval. En 1224, ils obtinrent de Louis VIII la possibilité de disposer leurs quais comme ils l’entendaient et de les étendre sur la Seine pourvu que la circulation des navires n’en soit pas affectée93. Tant et si bien qu’à la fin du xiii^e siècle, l’ensemble de la façade fluviale de la ville paraît investi. En amont du pont, se trouvaient les quais communs affectés plus spécialement au trafic des chalands. La ville en devint propriétaire en 1266. En aval, se succédaient le port Morand, le quai de Renaud Marescot évoqué dans un acte de 1239, le quai aux Meule (dit aussi au Foin). Pendant quelque temps, depuis au moins 1226, un emplacement avait été affecté à la construction et à l’armement de navires de guerre pour le roi, sur la paroisse Saint-Éloi, aux environs de la tour « Maussifrote ». La commune acquit cet emplacement auprès de Philippe III le Hardi en 128494. Les comptes de la ville de Rouen de 1407 renferment les baux du droit de quayage appliqué sur les différentes sections de la berge. On y distingue, en amont du pont, le quai de la Vieille Tour et celui de la porte donnant sur la rue Malpalu ; et en aval, ceux de la porte Saint-Éloi, du Vieux-Pont et de la Vieille Harenguerie, correspondant respectivement au quai au Foin, au port Morand et au quai de la Poissonnerie95). Les « quaiz de Rouen » sont également évoqués en 1470 lors de la vente de plusieurs navires – des « escutes » – qui y avaient été abandonnés par des Hollandais et des Zélandais96.

21Si les aménagements se densifièrent par la suite, le port de Rouen avait atteint alors son extension maximum. Ceinte par des marais très humides et instables, la ville ne pouvait espérer, comme à Nantes ou à Bordeaux, élargir sa bordure portuaire. Aussi, seule la rive gauche, en aval du pont de pierre, pouvait encore recevoir des installations complémentaires. Elle offrait déjà un mouillage, la « cauchie » de Saint-Sever, le long duquel il devint obligatoire de stationner une fois les opérations de manutention achevées97. Dès lors que le roi s’était séparé, en 1284, au profit de la municipalité, de l’emplacement sur lequel se tenaient jusqu’à présent ses chantiers navals, il fallut trouver un nouvel endroit pour établir un arsenal capable de produire des armes et des galées ; instrument militaire d’autant plus nécessaire lorsqu’éclata au grand jour le conflit de la guerre de Cent Ans. L’on retint pour cela un terrain sis à Richebourg, à proximité du faubourg Saint-Sever. Une charte émanant du Cartulaire des Emmurées mentionne l’existence des « Neuves Galées » dans ce quartier, en avril 129798. Puis la présence à cet endroit du « Clos aux Galées » est clairement précisée dans des lettres d’amortissement accordées aux Carmes de Rouen par Philippe IV le Bel, en 1308, et dont les termes sont rappelés dans d’autres lettres patentes données trente ans après99. Terminons en soulignant qu’ici comme ailleurs ces aménagements furent exposés aux caprices du fleuve et à ses débordements qui dans les cas les plus extrêmes ruinaient en quelques jours ou quelques semaines les travaux consentis pendant des décennies. En 1296, le pont fut rompu par les eaux, et 200 ans plus tard, « au moys de janvier, vindrent si grande influence d’eaues du pays d’enmont, que la riviere de Sayne couvrit d’eaues Notre Dame du Pré, Sainte Katerine de Grandmont, dedens les eglises et sur la cauchye, depuis le pont jusques a Sain Sever, personne ne pouvoit passer ou aller que en bateaulx ou charectez, astellez de chevaulx100 ».