1L’histoire dite « maritime », qui conçoit dans leur globalité tous les faits liés à la mer, a connu des avancées considérables depuis l’après-guerre. Dans le sillage ouvert par le courant des annales, plusieurs grands médiévistes français s’étaient fixé pour cap d’aborder l’évolution des sociétés littorales au travers de leur vie matérielle et des facteurs de leur développement. Grâce aux travaux pionniers qu’ils ont conçus, puis à ceux de leurs disciples, nous percevons assez bien aujourd’hui des pans entiers de cette histoire maritime. Les hommes et leurs pratiques, depuis le saunier ou le viticulteur jusqu’au marchand et au banquier, en passant bien sûr par le marin et le pêcheur, sont restitués à chaque échelle de leurs organisations professionnelles et sociales. Avec eux, ce sont aussi les cadres et les outils de leurs activités qui furent examinés : les navires, les instruments et les techniques du commerce, les armatures politiques et fiscales. Parfois, les valeurs numériques des productions et des trafics ont pu être saisies, ce qui permet de comprendre les caractéristiques et les tendances de certains secteurs économiques. Nous en possédons même une vision globale à l’échelle du royaume de France et de l’Europe du Ponant, grâce à plusieurs synthèses produites sur ces questions. Les seigneuries et les villes maritimes, avec leurs populations rurales ou leurs sociétés urbaines, envisagées individuellement pour les plus importantes ou à l’échelle régionale pour les autres, ont été à peu près toutes étudiées ; de sorte qu’il serait possible d’en brosser un portrait général, embrassant l’ensemble de la France atlantique, depuis les premiers regains économiques du xi^e siècle jusqu’à la fin du xv^e siècle. Tant et si bien que les réalités de la vie maritime – ou tout du moins leurs principales caractéristiques – peuvent nous paraître aujourd’hui largement éclairées.

2Et pourtant, si l’on cherche ce que nous savons des ports parmi les progrès de cette grande entreprise collective, il faut se rendre à l’évidence : nos connaissances à leur endroit sont restées pour le moins lacunaires et hétérogènes. Les ports stricto sensu, considérés en tant que territoires à part entière et non pas comme de vagues appendices urbains ou de simples outillages du commerce, n’ont que très peu attiré l’attention. Ils sont passés sous le regard de chercheurs attirés par les navires plus que par les quais. C’est très récemment que certains historiens et archéologues ont manifesté de l’intérêt à leur égard. Mais leur production scientifique n’intéresse à ce jour qu’un nombre réduit de sites portuaires. Incontestablement, il y a là matière à de nouvelles avancées.

3En fait, la seule entreprise d’envergure conduite sur le sujet remonte au xix^e siècle. Il est à remarquer – c’est assez symptomatique – qu’elle ne provient pas des historiens eux-mêmes. Entre 1878 et 1899, le ministère des Travaux publics commanda et supervisa la publication de 13 volumes consacrés aux Ports maritimes de la France, depuis Dunkerque jusqu’à La Calle (en Algérie). On s’adressa pour cela aux ingénieurs des ponts et chaussées en poste dans les différentes villes littorales. Leur mission fut d’établir pour chaque site une notice, systématiquement divisée en quatre chapitres, apportant des renseignements sur la géographie, l’hydrographie, l’histoire, les aménagements, les statistiques et le commerce portuaire1. Sans surprise, compte tenu de la formation de leurs auteurs, les données historiques qu’elles procurent s’avèrent de qualité très inégale, surtout pour le Moyen Âge. Cependant, elles offrent une vue globale du réseau portuaire français qui fut – c’est étonnant – totalement oubliée des maritimistes par la suite. À ce portrait d’ensemble il faut ajouter celui incomplet mais plus précis proposé par l’économiste Marcel-Adolphe Hérubel. Dans les années 1920-1930, il publia plusieurs études sur les ports de Boulogne-sur-Mer, d’Honfleur, de Caen, de Roscoff, ainsi que sur les origines des ports de la Seine maritime, de la Loire maritime, de la Gironde et de la Garonne maritime. La synthèse de ses réflexions se trouve contenue dans un ouvrage édité en 1943 intitulé Les ports maritimes2. Cependant, là encore, les informations historiques employées ne sauraient tenir lieu de base documentaire pour un médiéviste.

4Considéré le caractère très lacunaire de nos connaissances dans ce domaine, toute réflexion sur les ports de la façade atlantique du royaume de France au Moyen Âge suppose qu’au préalable on tente d’y remédier. Il nous faut disposer d’un inventaire, sinon exhaustif, tout du moins aussi complet que possible, des sites employés pour le stationnement et le mouvement naval ; et, autant qu’il nous est donné de le faire, les décrire de façon systématique, dans le temps et dans l’espace. Les informations historiques que nous devons rechercher pour cela ne concernent pas tant les marchands, leurs produits où le mouvement des navires, en dehors du fait que c’est parfois uniquement par l’identification de leur port d’attache que nous pouvons apporter la preuve de l’existence de tel ou tel site. Il est plutôt nécessaire de porter notre attention sur les témoignages relatifs à leur environnement, à leurs fonctions, à leurs qualités, à leurs aménagements et à leurs évolutions.

5C’est donc, de manière objective et assumée, un exercice d’érudition que nous avons entrepris là, un travail d’accumulation et de géolocalisation de connaissances. Cette tâche laborieuse et trop délaissée, assez peu en vue il faut bien le dire, est pourtant primordiale : si elle ne saurait se substituer à une réflexion historique, elle fournit à cette dernière la matière factuelle dont elle a éminemment besoin. Bien que son format puisse paraître original, elle est aussi nécessaire que l’édition d’un cartulaire pour qui étudie un établissement religieux, ou bien d’actes princiers pour qui entend percer la vie de cour. Partant de là, précisions le : l’objectif de ce tableau géohistorique n’est pas de produire une histoire totale des ports médiévaux, dans toutes leurs dimensions physiques, économiques, politiques, sociales et culturelles. Non, notre travail est plus ciblé. Nous voulons tout à la fois présenter une vue d’ensemble de la cartographie portuaire de l’époque et fournir, dans un but utilitaire, une somme d’informations et de faits nécessaires aux recherches qui sont et seront conduites sur cette thématique. Enfin, il s’agit du premier volet d’un projet plus large, qui nous amènera ultérieurement à préciser les définitions et à étudier les dynamiques singulières des territoires portuaires.

6Sur le plan méthodologique, cette entreprise impose de se tenir à deux exigences. En premier lieu, nous devons distinguer les sites navals des agglomérations auxquelles ils étaient plus ou moins liés, ainsi que des bateaux, des denrées et des marchands qui les abordaient. En effet, un village côtier n’était pas nécessairement pourvu d’un port ; quant à une ville, elle pouvait en employer plusieurs. À ce propos, le lecteur se rendra compte que beaucoup d’entre eux étaient des ports ruraux, éloignés des foyers de peuplement qu’ils desservaient ; ou bien que finalement, des franges littorales très en vue en raison du dynamisme de leurs gens de mer, paraissent bien discrètes d’un point de vue portuaire.

7D’autre part, pour disposer d’une documentation significative, suffisamment riche et nombreuse, capable de couvrir tout le spectre géographique et chronologique retenu, il convient d’ouvrir grands les yeux et de dépasser le cadre habituel de nos recherches. Il n’existe pas pour le Moyen Âge de fonds archivistique susceptible de concentrer des données propres aux ports. L’inorganisation des amirautés n’a, par exemple, pas permis de produire entre les xiii^e et xv^e siècles les informations si abondantes dont on dispose pour le xviii^e siècle. Nous avons donc fait le choix de construire en partie notre corpus de sources sur les travaux de nos prédécesseurs, et particulièrement sur ceux des érudits du xix^e siècle. Épluchant une à une leurs monographies, il a été possible d’identifier une somme significative de pièces authentiques, directement impliquées dans la connaissance des ports maritimes de la France atlantique entre les xi^e et xv^e siècles.

8En ce qui concerne les sources originales, le corpus français est globalement bien mince et il existe peu d’espoir de sortir de l’ombre archivistique quelque dossier de qualité. Pour comprendre cet état de fait, en dehors de l’explication habituelle tenant aux vicissitudes qui affectèrent les écrits du Moyen Âge, il faut en ajouter une qui tient davantage à la production même des rédacteurs. La plupart du temps situé hors de l’enceinte urbaine, le port n’a bénéficié que d’une très faible attention de la part des autorités publiques, principales émettrices des sources conservées. Ce n’est donc que dans certaines circonstances exceptionnelles, quand il fut nécessaire de recourir à l’intervention d’une instance urbaine, seigneuriale ou princière pour régler un problème portuaire, que des recueils documentaires dignes d’intérêt ont pu être constitués. Nous pouvons d’ores et déjà énumérer les deux principaux, l’un et l’autre décrivant les efforts consentis pour résister et s’adapter au comblement de sites originels : celui relatif aux transformations du Zwin et celui attaché à la préservation du port d’Harfleur. Le premier est formé d’actes publiés dans diverses collections belges ; le second regroupe essentiellement des pièces conservées aux archives départementales de la Seine-Maritime et aux archives municipales d’Harfleur, en partie publiées dans des mémoires de recherche. Pour le reste, en dehors de la création du port aunisien de Queue-de-Vache renseignée par une série de documents exceptionnels, il nous faut nous satisfaire d’actes isolés et de mentions éparses contenues dans des sources indirectement liées aux ports concernés. Pour tenter de combler une partie de nos lacunes, nous avons entrepris depuis 2011 la constitution d’une base de données consacrée aux faits maritimes. Elle est alimentée par l’exploration systématique des séries du Trésor des Chartes et du Parlement conservées aux Archives nationales, ainsi que de documents divers provenant de la Bibliothèque nationale de France. À ce jour, quelque 3 000 pièces ont été référencées, parmi lesquelles plusieurs dizaines viennent éclairer l’histoire de certains ports situés le long des littoraux de Normandie, de Picardie, de Saintonge, d’Aunis et du Bas-Poitou.

9De surcroît, il ne faut pas manquer de faire appel aux sources modernes lorsqu’elles sont spécialement consacrées aux littoraux. Elles font parfois référence à des réalités médiévales qui peuvent prendre place parmi notre matériel historique. C’est le cas en particulier des enquêtes commandées à plusieurs reprises durant les xvii^e et xviii^e siècles par le pouvoir royal, embrassant tout ou partie des côtes françaises : celle que Colbert ordonna le 24 janvier 1665, afin de l’informer de l’état des ports du royaume3 ; celle réalisée à la fin des années 1720 par François Le Masson du Parc, ce dernier ayant été missionné pour examiner les pêcheries côtières du Ponant4 ; celle conduite sous Louis XVI par le commissaire Daniel Chardon5. Bien que les objectifs fixés à chacun fussent différents, leurs procès-verbaux offrent des descriptions relatives aux côtes, aux activités maritimes, à la fiscalité et aux juridictions de chaque amirauté, dont la profondeur historique nous concerne directement. C’est le cas aussi de toute une production de mémoires, de projets et de rapports, parfois illustrés de cartes, mais aussi d’atlas et d’albums. Leurs propos et leurs représentations enregistrent souvent des éléments tout droit issus du Moyen Âge. Et puis, il y a la somme des travaux conduits au xviii^e siècle par les deux commissions chargées de vérifier les péages (1724) et les droits maritimes (1739) que les seigneurs côtiers affirmaient détenir. Leurs enquêtes exigeaient qu’ils recherchent les preuves justifiant les prétentions des intéressés, ce qui les conduisit souvent à exhumer des titres médiévaux, mais aussi des pancartes et des extraits de comptes aux origines reculées6.

10 Afin de compléter cette somme d’informations éparses, nous avons eu recours – nous l’avons dit – à une bibliographie qui s’est avérée assez dense dès lors qu’on ne la limite pas aux études réalisées au cours des dernières décennies. L’historiographie, plutôt sévère avec les romantiques et les positivistes, a détourné notre regard de toute une production d’un réel intérêt, qui peut venir enrichir sensiblement le corpus documentaire du médiéviste. Au xix^e siècle, un peu partout en France, un certain engouement pour l’histoire et les antiquités s’était en effet répandu parmi les élites locales. Dans le même temps, le dynamisme économique et la révolution des transports remaniaient en profondeur la physionomie des villes maritimes. Des chantiers d’équipement, de protection et d’élargissement furent conduits dans la plupart des ports et sur les voies navigables qui les desservaient. Les populations riveraines constataient l’ampleur des transformations occasionnées par ces travaux qui affectaient des paysages urbains et périurbains relativement immuables depuis la fin du Moyen Âge. Il est probable que ces circonstances ont aiguisé chez certains érudits la volonté, non seulement de rapporter un passé plus ou moins glorieux de leurs ancêtres, mais aussi de consigner ces vestiges voués, sous leurs propres yeux, à disparaître. Aux actes originaux ou édités qu’ils employaient dans leurs études, ils ajoutaient donc des témoignages de la mémoire locale ainsi que leurs propres observations du territoire. L’historien d’aujourd’hui, s’il doit bien entendu porter un regard critique sur ces données pour en estimer le caractère factuel, a tout intérêt, devant la pénurie documentaire à laquelle il est confronté, à les prendre en compte.

11À l’instar de ce qu’on observe encore dans beaucoup d’endroits du monde, les ports médiévaux n’étaient en général que bien peu de chose, des emplacements choisis à même le rivage où l’habitude avait été prise de décharger et d’embarquer des marchandises et des hommes, des lieux abrités où il était aisé de poser les bateaux, voilà tout. C’est ce qui les rend si discrets dans les textes comme dans les paysages. Une plage de sable ou une crique tapissée de galets faisaient l’affaire pour tirer à sec de petites embarcations de pêche. Le moindre bras d’eau percé dans la côte ou dans les berges d’un estuaire suffisait à la manutention des marchandises. L’essentiel était de fixer le port à proximité d’un lieu de production ou de consommation afin d’éviter le coûteux et fastidieux portage à dos de bêtes, par traîneaux ou par charrettes. À moins que parfois ce fût le port qui provoqua l’établissement d’une communauté humaine. En fait, sauf exceptions, et tant que les progrès de la technologie navale n’imposèrent pas en certains endroits de meilleures installations, cette réalité se reconnaît partout et à toutes les époques du Moyen Âge.

12L’identification de ces endroits est de fait extrêmement problématique et rend tout essai d’inventaire exhaustif parfaitement illusoire. Lorsqu’ils se signalent dans les sources écrites, leurs toponymes n’ont pas toujours survécu. Pour ne reprendre que notre expérience du contexte aunisien, nous avons dû plusieurs fois renoncer à localiser des sites aujourd’hui disparus, et pourtant parfaitement dénommés dans les documents. Où se trouvait le port de la « Covillere » ou de la « Couvillere » présent dans des relevés fiscaux ? Quelque part dans les marais du sud de La Rochelle, sur un chenal sans doute aujourd’hui colmaté7. Et à quel endroit positionner ceux de « la Seppe » ou de « Vyers » évoqués dans une rémission d’avril 1401 ? En bordure d’estuaire de la Charente, un peu au-dessus Tonnay pour le premier, entre Soubise et Rochefort pour le second, sans plus de précision8. Il pourrait être envisagé de les rechercher dans le paysage. Toutefois, l’action conjuguée de l’érosion, de la sédimentation et des remaniements humains les a soit éliminés purement et simplement, soit dissimulés de notre vue. En dehors de l’archéologie ou de prospections géophysiques qui, a très grands frais, pourraient mettre en évidence des traces d’activités passées, il n’existe guère de solution, si ce n’est le long des littoraux calcaires. En effet, sur leurs plages de galets blancs, le lest déposé par les navires de commerce à proximité des ports de chargement est facilement repérable. Il en subsiste encore de nombreuses traces sur le pourtour de l’île de Ré ou sur les rivages de l’Aunis : des épandages de pierres de granit et de schiste exogènes laissées là par les bateaux venus charger du vin et du sel. Il y a quelques années, une étude prometteuse du lest déposé à proximité de Brouage avait permis de retracer l’origine géologique des blocs analysés9.

13Si le terme port puise ses origines dans le vocabulaire médiéval10, ce n’est pas le cas de la notion de ports maritimes qui est, elle, tout à fait contemporaine. Jusqu’où, sur un fleuve, un port peut-il être qualifié de maritime ? Sur le plan juridique, la réponse n’avait pas encore été clairement apportée au Moyen Âge. Jusqu’aux limites du plus grand flot de mars – c’est-à-dire des marées d’équinoxe – répondirent quant à eux les juristes de l’Ancien Régime11. Cependant, les conceptions théoriques sur l’étendue de la mer territoriale relevant des amirautés modernes montrent que la question n’a en réalité jamais été résolue, donnant lieu à de multiples conflits évoqués notamment par Chardon au xviii^e siècle. Nous entendrons donc les ports maritimes sous une acception fonctionnelle : ce sont les sites qu’employaient les maîtres de navires pour le transport par voie de mer, sans tenir compte d’autres considérations. Cela signifie que des installations portuaires localisées sur la basse vallée d’un fleuve et atteintes par l’onde de marée, mais inaccessibles aux bateaux provenant de l’embouchure en raison d’un pont ou d’une contrainte réglementaire par exemple, ne sont pas comptabilisées dans notre inventaire.

14Lorsque leur importance le permet, nous traitons les ports individuellement. Dans le cas contraire, ou quand existait une forte complémentarité entre eux, nous les abordons par groupes portuaires. Nous avons choisi de dérouler ce tableau depuis le sud vers le nord du royaume de France, par grands secteurs géographiques, chacun de ces secteurs présentant aussi l’avantage de correspondre en partie aux principales entités politiques de la seconde moitié du Moyen Âge. Nous avons cependant isolé les grands estuaires de la Gironde, de la Loire et de la Seine, qui constituaient des entités littorales à part entière. Les côtes de la France atlantique, cohérentes sur le plan institutionnel et maritime, offrent également une grande variété de situations environnementales et économiques. Par ailleurs, nous faisons débuter nos observations au xi^e siècle, moment qui correspond au début de la création ou de la réactivation du semi-portuaire. En couvrant les cinq derniers siècles du Moyen Âge, c’est-à-dire la période assez bien identifiée de l’expansion maritime de l’Europe du Ponant, il nous est possible de suivre les adaptations dont beaucoup de ports furent l’objet.