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Du clos Saint-Lazare à la gare du Nord

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Florence Bourillon
, 
Frédéric Jiméno
, 
Karen Bowie

Troisième partie. L’aménagement du quartier de la gare du Nord

L’implantation de la gare du Nord dans le clos Saint-Lazare1

Karen Bowie

Texte intégral

  • 1 Ce texte est issu de travaux menés dans le cadre d’un programme financé par le Plan Urbain Construc (...)
  • 2 Pour ces questions, voir Durbec Joseph-Antoine, Contribution à l’histoire du chemin de fer de Paris (...)

1Le site d’implantation de la gare du Nord dans Paris avait fait l’objet de projets ferroviaires depuis au moins le milieu des années 1830, avant l’inauguration de la gare en juin 1846. Dans l’intervalle, des débats vifs et structurants avaient donné lieu à l’adoption de la grande loi sur les chemins de fer de 1842. Ces débats concernaient la nature même du nouveau réseau, le régime juridique et financier qui devait le régir et en particulier les rôles et poids respectifs dans le nouveau système de l’initiative privée et de « l’intérêt général », représenté normalement par l’administration agissant à ses divers échelons. Plus ou moins directement selon les cas, ces discussions concernaient aussi les choix des sites d’implantation des gares terminus dans Paris, liés aux tracés adoptés pour les premiers tronçons des lignes en partance de la capitale. Les hésitations et incertitudes autour de ces questions ont marqué le choix du site d’implantation de la gare du Nord et l’histoire du quartier Poissonnière. Dans ce contexte où tant d’aspects du nouveau système restaient encore à définir, les tenants de tracés dits « directs », défendus surtout dans un premier temps par les ingénieurs de l’administration, s’opposaient à des entrepreneurs s’intéressant plutôt aux possibles revenus que produiraient des tracés plus sinueux desservant des vallées fluviales peuplées. On retrouve les traces d’un projet de ce dernier type au quartier Poissonnière. L’un des plus importants propriétaires de terrains dans la zone expropriée en 1843 par le chemin de fer du Nord pour l’implantation de sa gare parisienne était une autre compagnie de chemin de fer, celle de « Paris à la mer », qui avant d’être liquidée en 1839 avait obtenu la concession d’une ligne Paris-Le Havre avec un tracé non pas par la vallée de la Seine telle que nous la connaissons aujourd’hui, mais un tracé direct, « par les plateaux2 ».

  • 3 Archives du service des Domaines de la SNCF.

2 Des recherches dans des archives de la SNCF ont permis de nouveaux éclairages sur l’histoire de l’implantation de la gare dans Paris, de son articulation avec la voirie urbaine et de ses effets sur l’urbanisation du quartier environnant3. Dans ce qui suit, nous évoquons d’abord certains des sites initialement envisagés pour l’implantation de la gare du Nord et les divers enjeux qu’ils soulevaient. Nous abordons ensuite la question de l’acquisition des terrains nécessaires à la mise en place du nouvel équipement. En effet, avant la concession en 1845 de l’exploitation de la ligne à la Compagnie du chemin de fer du Nord, une démarche d’expropriation avait été mise en œuvre en 1843 à la faveur du « Chemin de fer du Nord », construit et géré par l’administration des travaux publics et le corps des Ponts et Chaussées. Nous concluons en évoquant la complexité des relations entre le chemin de fer et la ville à travers une série de contentieux liés à l’insertion de la gare dans le tissu de son quartier.

Débats et études préalables au choix du site

  • 4 Vallée Louis-Léger, Exposé général des études faites pour le tracé des chemins de fer de Paris en B (...)
  • 5 L’auteur souligne que le tracé menant à cet emplacement ne traversait « que des terrains vagues et (...)

3Plusieurs documents nous renseignent sur les divers emplacements envisagés pour l’implantation de la gare du Nord. En 1837, l’ingénieur Louis-Léger Vallée publie une série d’études pour les tracés envisagés pour les lignes de Paris vers la Belgique et vers l’Angleterre ; il présente dans ce cadre une discussion de divers sites possibles pour leurs stations dans Paris4. Sept emplacements pour des « stations d’arrivée dans Paris » sont décrits ; le 4e, la « Station de la Foire Saint-Laurent, dans la rue Neuve-Chabrol », sera adopté plus tard pour la tête de ligne du chemin de fer de Strasbourg5 ; pour la gare du Nord, l’ingénieur Vallée défend plus particulièrement un site dans le clos Saint-Charles, la partie nord de l’ancien clos Saint-Lazare.

La ville « plaque tournante »

  • 6 Papayanis Nicholas, « Urbanisme du Paris souterrain : premiers projets de chemin de fer urbain et n (...)
  • 7 Brame Édouard et Flachat Eugène, Chemin de fer de jonction des Halles centrales avec le chemin de f (...)

4Au-delà de la question de l’emplacement des gares dans Paris, le système décrit par Vallée intéresse en tant que témoignage de la réflexion de l’époque sur la relation entre le réseau ferré et la capitale. L’auteur prévoit des voies ferrées qui traverseraient complètement la ville : dans les quartiers centraux, elles seraient placées en tranchée sous des rues portées par des viaducs alors que dans les quartiers périphériques elles seraient au contraire surélevées et soutenues par des arcades. La ligne du Nord aurait été pourvue de plusieurs stations intermédiaires à l’intérieur de la limite du mur des Fermiers généraux, annonçant ainsi les projets des années 1840 et 1850 pour ce que l’historien Nicholas Papayanis a appelé des « chemins de fer urbains » et qui constituaient selon lui les fondements du système parisien de métropolitain souterrain créé à la fin du siècle6. Les projets décrits par Vallée partagent plusieurs aspects de ces études plus tardives mais contrairement au futur système de métro, la conception des années 1830 ne sépare pas transports de voyageurs et de marchandises : la question de l’arrivée et du stockage dans le centre-ville, en particulier des denrées périssables, y trouve une place importante. Le système décrit par Vallée prévoit ainsi une voie ferrée flanquée de « bâtiments latéraux servant de magasins, d’hôtels, d’entrepôts, etc. » qui devaient permettre aux marchandises arrivant par ce chemin de « se caser immédiatement » tout en soulageant les rues de Paris « étroites et encombrées ». Cette vision intégrée de la circulation « des hommes et des biens », de voyageurs et de marchandises, sous-tendra encore pendant plusieurs décennies les projets de chemins de fer devant relier les grandes gares non seulement entre elles (chemin de fer de Ceinture) mais aussi avec les Halles centrales, voire avec les Postes centrales. On pense notamment au célèbre projet de chemin souterrain élaboré par Édouard Brame et Eugène Flachat, publié en 1854 et étudié jusqu’au début des années 18707.

  • 8 Casselle Pierre, « Les travaux de la Commission des embellissements de Paris en 1853. Pouvait-on tr (...)

5La vision de Vallée concerne ainsi le passage des voies à travers la ville : l’ingénieur souligne que son projet permettrait « de lier un jour, au moyen d’une traverse exécutée dans Paris, les chemins du Nord avec ceux du Midi », en prolongeant le chemin de fer depuis l’Hôtel de Ville par les quais de l’île Notre-Dame jusqu’à la plaine d’Ivry. Cette question des relations des grandes gares entre elles sera au cœur des objectifs de la transformation de Paris effectuée pendant le Second Empire sous la direction du baron Haussmann, même si ces objectifs seront atteints dans les faits par la réalisation de grandes voies ouvertes à la circulation hippomobile et non pas par un réseau ferré urbain. Même avant la prise de fonctions du célèbre préfet, Napoléon III avait identifié sept priorités pour l’embellissement de Paris, la première étant bien « que toutes les grandes artères aboutissent aux chemins de fer8 ». Un projet des années 1850 en témoigne bien : la rue de Rennes aurait été prolongée rive droite pour relier la gare Montparnasse avec la gare du Nord.

6Si en définitif les gares de marchandises ne seront que peu présentes en centre-ville et le réseau souterrain concernera la circulation de voyageurs, les projets décrits par Vallée en 1837 témoignent d’une vision des relations entre chemin de fer et ville, entre circulation territoriale et urbaine qui sera largement partagée pendant une bonne partie du xixe siècle : le réseau national se prolonge sans heurts à l’intérieur et à travers la ville qui lui sert de plaque tournante.

Les sites proposés et leurs enjeux

  • 9 Voir Bourla André et Renaud Ed., Mémoire pour servir à l’appui des demandes de la Cie John Cockeril (...)

7Pour l’ingénieur Vallée, la question du statut et de la disponibilité des terrains concernés par les projets est une considération fondamentale. Un aspect avantageux d’un des sites envisagés pour la ligne du Nord, une « station du carrefour des rues La Fayette et du Faubourg Saint-Denis » (fig. 1), était la présence de l’aqueduc de ceinture, flanqué de sols appartenant à la Ville de Paris : « Le projet ne traverserait presque aucune construction, et il pourrait être fait en partie sur le sol dépendant de l’aqueduc du ceinture… » De beaux dessins montrant la gare du Nord sur ce site sont publiés en 1837-18389 (fig. 2 et 3) dans le cadre du projet du chemin de fer de Belgique développé par la Compagnie John Cockerill.

  • 10 Saussay, Les Gares des grandes lignes de chemins de fer par rapport aux grandes villes qu’elles des (...)

8Au-delà de la question du statut des terrains qu’il serait nécessaire d’acquérir, les attitudes des propriétaires parisiens devant la perspective de l’arrivée d’une gare dans leur quartier constituaient un autre enjeu important. Pour certains, il s’agissait d’une source possible de plus-values importantes ; d’autres au contraire redoutaient de voir leurs biens perdre en valeur. Pour un auteur de l’époque, les valeurs des propriétés étaient susceptibles d’augmenter ou de perdre en valeur selon leur situation « en amont » ou « en aval » de la future gare10. On observe ainsi la naissance de « groupes de pression » avant la lettre qui pouvaient jouer un rôle important dans les débats, s’exprimant par voie de presse et publiant de nombreuses brochures visant à peser sur les votes des députés et conseillers municipaux.

Fig. 1. – « Étude d’ensemble d’un projet de boulevard rattachant l’embarcadère du chemin de fer du Nord à celui de l’Ouest dressée par C. Boutry architecte », Revue municipale, 1er mai 1857, plan annexé n° 228, Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans, GE C-7211. © BnF.

  • 11 Caron François, Histoire des chemins de fer en France 1740-1883, Paris, Fayard, 1997, p. 137.
  • 12 Chemin de fer, ligne du Nord. A Messieurs les Députés. Mémoire adressé par les 3e, 4e, 5e, 6e, 7e e (...)

9Le 7 février 1842, le ministre des Travaux publics dépose le projet de loi sur les chemins de fer. Des conflits au sujet des emplacements prévus pour les gares terminus parisiennes éclatent immédiatement. Dans l’exposé des motifs de la loi, le ministre propose le clos Saint-Lazare comme point de départ pour les deux grandes lignes du Nord et de l’Est. Les frères Isaac et Émile Pereire, concessionnaires des chemins de fer de Paris à Saint-Germain et à Versailles-Rive-Droite, desservis par la gare terminus rue Saint-Lazare en service depuis 1837, réagirent rapidement en publiant dans la presse une contre-proposition visant à attirer la ligne du Nord vers leur gare existante. En fait, comme souligné par l’historien François Caron, les Pereire avaient dès l’origine de leur projet de ligne entre Paris et Saint-Germain eu l’ambition de voir leur compagnie « devenir la tête de ligne de l’ensemble du réseau français11 ». Mais plusieurs notables des arrondissements nord de la ville s’opposent au projet des Pereire, notamment à travers un mémoire publié dès le 1er mars 184212.

Fig. 2. – Lithographie de Bachelier, Vue générale de la station des Chemins de fer de la Belgique dans Paris, vers 1838, Compiègne, musée de la Voiture (CMV1445). © RMN.

Fig. 3. – Plan général de la station des Chemins de fer de la Belgique dans Paris. Projet présenté pour être exécuté par la Cie John Cockerill, A. Bourla et Éd. Renaud, architectes ingénieurs, vers 1838. Paris, Archives nationales (F14/10330-1-54). © AN.

  • 13 Lavedan Pierre, La question du déplacement de Paris et du transfert des Halles au conseil municipal (...)

10Les arguments déployés dans ce document par les membres de la « Commission des arrondissements du Nord » témoignent d’une connaissance détaillée des débats et des enjeux liés aux choix d’emplacement des grandes gares dans la capitale. Pour démontrer que « les intérêts de la ville de Paris et des communes les plus importantes des banlieues seraient compromis » si l’on n’adoptait pas le projet du gouvernement ayant un point de départ dans le clos Saint-Lazare, « seul admissible du point de vue de l’intérêt général », les auteurs évoquent d’abord les récents efforts du conseil municipal pour « arrêter et diminuer » les mouvements parisiens des populations vers le nord-ouest : ce qu’on a pu appeler ailleurs la question du « déplacement de Paris13 ». « Si on ajoute [à la gare du Paris – Saint-Germain rue Saint-Lazare] les provenances du Nord, comment empêcher la population d’affluer dans ce quartier vers lequel la mode attire déjà une portion notable de la classe aisée ? » Les auteurs évoquent ensuite les avantages du site du clos Saint-Lazare, notamment la proximité aussi bien de l’entrepôt de Douane que de la Douane d’exportation ; ils rappellent dans ce contexte le projet mentionné plus haut, dessiné par Bourla pour la Compagnie Cockerill, qui « avait démontré la possibilité de mettre en communication directe cet embarcadère avec les entrepôts. » En effet, les plans de ce projet montrent une prolongation de la voie ferrée depuis la grande gare jusqu’aux entrepôts du Marais, sur le canal Saint-Martin. Les membres de la Commission soulignent aussi l’importance des « rattachements » du chemin de fer avec le bassin de La Villette et le canal Saint-Martin et, surtout, les « voies de communications larges et importantes » dont le nouveau quartier Poissonnière pouvait se vanter : « Les rues du Faubourg Saint-Martin, Saint-Denis, Poissonnière, Montmartre, et cette belle rue La Fayette qui les relie si heureusement, si commodément. » Les arguments concernent en fait pour une large part la circulation et l’encombrement autour des gares, même si les auteurs du mémoire évoquent aussi des questions d’économie politique, les rôles respectifs de l’État et des compagnies dans la construction des équipements ferroviaires et dans la fixation des tarifs. Les auteurs insistent sur « les inconvénients de la concentration de toutes les grandes voies de circulation dans un quartier [autour de la gare de la rue Saint-Lazare] où déjà la population s’agglomère et qui n’a que des débouchés insuffisants » ; il y aurait des « dangers pour la sûreté publique de cette concentration et cette absence de débouchés ». Ils soulignent aussi l’affluence qui serait créée par « les 15000 ou 20000 curieux qui se portent en foule les dimanches dans la vallée de Montmorency ».

« Les rues si étroites et déjà si fréquentées de la Chaussée d’Antin ne suffiraient pas à cette circulation extraordinaire de piétons, de voitures, d’omnibus, à quoi il faut ajouter la circulation d’innombrables voitures de roulage. »

  • 14 Il est à noter que ces descriptions de la facilité de circulation dans le nouveau quartier Poissonn (...)

11Par contre, l’emplacement dans le clos Saint-Lazare est « environné de rues larges et de communications commodes et faciles » notamment avec la Bourse et les Halles14.

12Les députés furent vraisemblablement sensibles aux arguments des membres de la commission, puisque la tentative des Pereire échoua et la gare du Nord fut effectivement établie sur les terrains du clos Saint-Lazare, un site dont les avantages avaient déjà été exposés dans le rapport de l’ingénieur Vallée en 1837.

L’implantation de la gare

  • 15 Lagrené M. de, « Notice sur M. Onfroy de Bréville », Annales des Ponts et Chaussées, 1890, t. 1, p. (...)
  • 16 Paris, Archives des Domaines Région Paris-Nord, gare du Nord, 1843.

13L’implantation de la gare du Nord dans Paris était dirigée par l’ingénieur des Ponts et Chaussées Camille Onfroy de Bréville (1799-1889), dans le cadre d’opérations qui ont fortement engagé la future évolution non seulement de la gare mais de la ville15. Dès 1842, l’ingénieur fut chargé de la construction du premier tronçon du chemin de fer du Nord entre Paris et Amiens. Deux rapports de sa main retiennent en particulier l’attention, témoins de sa conception de la gestion de l’implantation physique de la gare dans la capitale : l’un concerne le dimensionnement de la future gare et l’importance des surfaces à acquérir en vue de sa réalisation ; l’autre, le fonctionnement des jurys organisés en vue de l’expropriation de ces terrains16.

La prévision des besoins de la première gare du Nord

  • 17 Clozier René, La Gare du Nord, op. cit., p. 38 sq.

14Inauguré le 14 juin 1846, la première gare du Nord s’est révélée rapidement insuffisante face aux besoins d’un trafic sans cesse en augmentation17. Son remplacement par un équipement plus important commença dès 1857, après seulement onze années d’activité ; la deuxième gare, œuvre de l’architecte Jacques Ignace Hittorff (1792- 1867), fut achevée dès 1865. Toutes les gares parisiennes furent agrandies et remaniées de nombreuses fois au cours du xixe siècle et il est malaisé d’établir des comparaisons directes de leurs diverses durées de vie. Toujours est-il que sur les sites des autres gares parisiennes, le délai fut plus long avant de procéder à de tels remaniements : rue Saint-Lazare, les bâtiments de la gare de 1841 ne furent remplacés qu’au moment de l’agrandissement de 1885-1889 ; gare de Lyon, ce n’est qu’au moment de l’extension du tournant du siècle que les bâtiments de la première gare inaugurée en 1849 furent en grande partie démolis ; enfin, à la gare de l’Est, dédoublée pendant les années 1930, des parties importantes du bâtiment d’origine de 1849 sont toujours en place aujourd’hui. La première gare du Nord, œuvre de l’ingénieur-architecte Léonce Reynaud (1803- 1880), semble donc avoir eu une vie particulièrement courte.

  • 18 Paris, Archives des Domaines Région Paris-Nord, gare du Nord, 1843.

15Dans cette perspective, il est intéressant d’étudier le manuscrit de Camille Onfroy de Bréville, rédigé à un moment avant la réalisation de la première gare où l’on hésitait entre deux projets différents, l’un plus important que l’autre18. C’est le projet le plus restreint qui sera adopté, sans doute à cause de son coût moins élevé. Le document présente deux programmes d’acquisition de terrains dans le clos Saint-Lazare, l’un concernant environ 4 hectares et demi (fig. 4), l’autre un hectare de plus. La préférence de l’auteur pour le premier projet transparaît clairement. L’insuffisance du dimensionnement des toutes premières gares était pourtant un problème reconnu et évoqué par l’ingénieur : « les gares de Londres et de Bruxelles sont moins vastes mais on reconnaît aujourd’hui qu’elles sont insuffisantes ».

Fig. 4. – Plan de la gare du Chemin de Fer du Nord et de ses abords. Terrains acquis le 11 novembre 1843 pour l’établissement de la gare, SNCF, Archives des domaines Région Nord. © K. Bowie.

  • 19 Voir ci-après le texte de Pauline Prevost-Marcilhacy.

16On est frappé aujourd’hui par l’optimisme de l’auteur qui, à une époque où l’on manquait cruellement de données qui permettraient des prévisions fondées, n’hésite pas à s’exprimer au futur : « La surface […] est nécessaire et suffisante pour tous les besoins auxquels on aura à satisfaire. » L’ingénieur s’exprime avec tout autant de certitude quant à la future évolution de la circulation aux abords de la gare : « Des rues nombreuses et commodes […] assurent des débouchés tels qu’aucun encombrement ne sera possible quelle que soit la future activité de la circulation sur ce point. » Une prévision qui se révélera bien erronée, comme en témoignent les descriptions des années 1850 de l’intensité de la circulation dans ce quartier et notamment les réclamations parues dans la Revue municipale demandant la création de nouvelles voies afin de soulager ces problèmes19.

17Dans ce même rapport, Onfroy de Bréville décrit sommairement donc un deuxième projet plus ample. Il souligne que même s’il concerne une différence de surface de seulement un hectare par rapport au premier, « l’accroissement du deuxième projet portant sur les terrains beaucoup plus chers […] le chiffre des dépenses et indemnités serait augmenté dans une toute autre proportion ». On a d’ailleurs l’impression qu’il fut élaboré sinon directement par un deuxième ingénieur non identifié, pour le moins à l’instigation d’un tel personnage. Onfroy de Bréville prend ses distances vis-à-vis du deuxième projet :

« Bien que le [premier] projet ait pu satisfaire à toutes les conditions, la crainte a été exprimée que les dimensions qu’il présente ne fussent pas suffisantes. Non pour les besoins actuellement connus mais pour ceux que déterminerait dans l’avenir un accroissement indéfini de la circulation […]. L’acquisition d’une plus vaste surface de terrain a été indiquée comme désirable. Un second projet a dû être rédigé en ce sens. »

  • 20 Onfroy de Bréville s’était distingué à la fin des années 1830 par la manière particulièrement écono (...)

18On comprend la rigueur de l’ingénieur public, sa réticence devant les dépenses impliquant les deniers de l’État. Ses arguments ont visiblement été entendus puisque c’est le premier projet qui fut finalement adopté20.

L’ingénieur public devant les jurys d’expropriation

  • 21 AN, F14 9376 ; Bowie Karen, « Gares et villes au xixe siècle. Deux ingénieurs des Ponts et Chaussée (...)

19Onfroy de Bréville sera amené à prendre la parole devant le jury d’expropriation des terrains nécessaires pour l’implantation de la gare du Nord. Le rapport qu’il soumet à sa hiérarchie à cette occasion témoigne d’un moment de conflit aigu entre des intérêts privés et publics et des difficultés de fonctionnement de structures mises en place pour gérer une situation jusqu’alors inédite. Véritable cri de cœur de l’ingénieur de l’État dans un contexte économique et politique en forte évolution, le texte exprime avec éloquence la haute idée qu’avait l’ingénieur de son rôle en tant que défenseur des intérêts publics21 :

« Il serait difficile d’imaginer les passions qui se sont produites dans ces longs débats si l’on ne se rappelait qu’ici l’expropriation attaquait à la fois deux intérêts qui dominent notre époque, l’amour de la propriété et celui de la spéculation ; les immeubles expropriés sur la Chapelle et sur Paris présentaient pour la plupart ce double titre à l’affection des propriétaires, et à la bienveillance des Jurés ; les estimations s’en sont ressenties ; elles ont, à mesure que l’on s’est rapproché du centre, perdu toute base positive ; les valeurs futures ont été comptées comme actuelles ; les pertes d’industrie et de clientèle ont été exagérées ; toutes les ruses possibles ont été employées pour induire en erreur ; on a encombré d’ouvriers, de produits et d’éléments de fabrication les ateliers ordinairement déserts et vides ; la descente des Jurés sur les lieux n’était ainsi qu’un moyen de mystification ajouté à tous les autres. Comme la loi n’oblige pas les indemnitaires à rien communiquer d’avance […] la discussion des demandes et l’examen des pièces devait se faire inopinément et sans préparation. Le combat a été d’autant plus rude que nous avons eu affaire à un Jury dont la majorité n’a pas cessé d’être vacillante. Au dernier jour, après un mois de session, ses opinions n’étaient guère plus formées qu’au début ; quelques Jurés étaient, de parti pris, opposés à l’Administration et ceux-là seuls étaient persistants ; d’autres se jetaient tantôt à droite tant à gauche, sans qu’on sût où les attendre ; d’autres enfin prononçaient leur verdict avec indifférence parfois même sans savoir de quoi il s’agissait. Avec de tels éléments, il a fallu des efforts incessants pour éviter de ruineuses défaites. […] Commencée le 13 octobre, la session a fini le 11 novembre ; […] il m’a fallu, durant tout ce temps et dans toutes ces causes, approfondir les affaires, en pénétrer les défenseurs, parfois les soutenir moi-même comme si j’avais l’honneur d’appartenir au barreau ; toujours sur la brèche, c’était à mon travail, et souvent à moi que s’adressaient les coups. Je me suis efforcé de faire apparaître à tous les yeux la haute moralité des actes de l’Administration, et de combattre par des faits simples et vrais les habiles arguments de mes nombreux adversaires. On assure que j’ai exercé ainsi quelqu’influence sur le Jury, et que j’ai même contribué à épargner à l’État des sommes considérables ; Je serais heureux que cette opinion que l’on me manifeste fût vraie ; ce serait ma récompense. »

La gare et ses abords, 1847-1856

  • 22 L’ouverture partielle à l’exploitation avait cependant eu lieu le 10 septembre 1845 : Ribeill Georg (...)
  • 23 Acquisition des terrains d’Henry Bonar : voir le texte sur la Société du Clos Saint-Charles.

20La nécessité d’agrandir la gare et d’acquérir des terrains environnants apparaît presqu’immédiatement. En février 1846, avant même l’inauguration de la gare en juin22, James de Rothschild, dont la banque était le principal bailleur de fonds de la compagnie concessionnaire de la ligne du Nord, procède à une importante acquisition et à un échange de terrains avec la Ville de Paris. Il acquiert des terrains jouxtant la gare qui, comme il est possible de le voir sur un plan établi par l’ingénieur des Ponts et Chaussées Onfroy de Bréville en 1845 (fig. 5), avaient initialement été prévus pour l’établissement de l’hôpital Louis-Philippe (Lariboisière) ; par la même occasion, le banquier cède à la Ville de Paris des terrains qu’il avait acquis en mai 1845 dans le clos Saint-Charles23. C’est sur ces terrains s’étendant au sud du chemin de ronde que l’hôpital sera en définitive établi. James de Rothschild dispose alors de terrains entre l’aqueduc de ceinture et la limite méridionale du clos Saint-Charles, délimités par la rue Ambroise-Paré, la rue Saint-Vincent-de-Paul, la rue projetée latérale au chemin de fer (prolongation de la rue de la barrière Saint-Denis), ainsi que par une série de parcelles appartenant à des particuliers longeant la rue de l’Abattoir (rue de Dunkerque) entre la rue de Denain et la place du Nord (place de Valenciennes). En grande partie, les terrains acquis, traversés par la rue de Maubeuge et la rue de Bouvines, ne seront en fait jamais développés par le banquier, mais échangés une nouvelle fois en 1856, comme nous le verrons, au cours d’une opération complexe impliquant la Compagnie du Nord, la Ville de Paris, l’Assistance Publique et James de Rothschild.

Fig. 5. – Onfroy de Bréville, Abords des installations de la Compagnie des Chemins de fer du Nord dans Paris, 1845, Paris, Bibliothèque nationale de France, DCP, DL 30/1845. K. Bowie.

  • 24 Cébron de Lisle Philippe, L’Eau à Paris au xixe siècle, thèse d’histoire, université de Paris-Sorbo (...)
  • 25 Surtout, on remarque combien le rôle du préfet de la Seine se transforme pendant le Second Empire a (...)

21Malgré leur complexité, ces opérations donnent l’impression d’avoir pu être réalisées sans donner lieu à trop de difficultés juridiques ou administratives. Cependant, d’autres documents suggèrent que le cadre réglementaire régissant les opérations nécessaires à l’agrandissement de la gare et à son insertion dans le réseau de circulation urbaine pouvait parfois s’avérer insuffisant. Plusieurs affaires témoignent de conflits, notamment à propos des compétences administratives respectives des diverses autorités en présence. Un litige qui a lieu entre 1842 et 1855 concerne par exemple un conflit entre le préfet de la Seine et le ministère de l’Intérieur au sujet de leurs compétences respectives dans l’établissement des actes et titres de propriété. Un conflit qui est à replacer, nous semble-t-il, dans le contexte des retombées des modifications apportées à l’organisation administrative de la capitale dans les années 1820 et 1830. Plusieurs auteurs ont signalé la spécificité du statut de la Ville de Paris, l’importance de la tutelle de l’État sur la ville et les ambiguïtés créées lorsque, autre exemple, la direction des Travaux publics de Paris, créée en 1811 et rattachée en 1817 au ministère de l’Intérieur, fut supprimée en 1830 et ses attributions reprises par le préfet de la Seine24. Le cas qui nous occupe évoque ainsi un contexte qui s’est mis en place progressivement et dont certaines des conséquences se prolongeront au cours des xixe et xxe siècles et même jusqu’à nos jours25. Considérons à présent dans leur détail ces diverses opérations d’acquisition et d’échanges de terrains, les modalités de leur mise en œuvre et les difficultés auxquelles elles ont pu parfois donner lieu.

Préfet de la Seine contre ministre des Travaux publics

  • 26 AN, F14 9376.

22La première affaire que nous évoquons ici concerne donc un conflit entre la préfecture de la Seine et le ministère des Travaux publics qui dura de 1842 à 185526. Le ministère avait stipulé au moment des expropriations de terrains pour l’implantation de la gare que les actes d’acquisition devaient être instruits non pas par le préfet mais par les ingénieurs de l’administration. Nonobstant, le préfet de la Seine estimait qu’il ne pouvait « signer sans contrôle et sans révision les contrats qui lui sont présentés, surtout lorsqu’ils lui paraissent incomplets et entachés d’irrégularités ». La préfecture réclame donc au ministère de quoi régler les honoraires de deux de ses agents qui « avaient été chargés de préparer dans ses bureaux les actes d’acquisition de terrains ».

  • 27 Le conflit qui opposa les compagnies du Nord et de l’Est entre 1850 et 1937 au sujet de terrains ac (...)
  • 28 AN, F14 9376 : des rapports internes au ministère des Travaux publics prônaient une réponse favorab (...)

23On comprend qu’il s’agit de frais que le ministre des Travaux publics préférait éviter d’assumer en chargeant ses propres agents de l’accomplissement de ces tâches ; mais on voit aussi que le préfet de la Seine, voyant sa responsabilité engagée, souhaitait contrôler la régularité des actes établis. Et il est vrai que des ambiguïtés dans les actes de propriété pouvaient mener à des difficultés considérables27. Ce n’est qu’après plusieurs années de réclamations et de rapports28 que la question sera enfin tranchée en 1855 par un refus de « prendre en charge la dépense d’un travail fait contrairement aux instructions formelles du ministre des Travaux publics ».

Création de rues aux abords de l’Hôpital Lariboisière

  • 29 AN, F2 (II) Seine 23.

24Une correspondance de juillet 1847 entre le préfet de la Seine et le ministre de l’Intérieur concernant la création de rues aux abords de l’Hôpital Lariboisière témoigne quant à elle des procédures et des raisonnements qui présidaient à ce type d’aménagement29. On remarque en particulier combien la volonté de limiter à brève échéance les coûts de l’équipement du nouveau quartier a pu conduire à plus long terme à de réelles difficultés et poser des obstacles à son développement.

  • 30 Limite entre des terrains lotis par André et Cottier et la propriété de la Ville de Paris.

25Le document concerne l’ouverture de six nouvelles voies aux abords de l’hôpital Lariboisière. Il s’agit vraisemblablement de parcelles définies lors du lotissement de cette zone par la Société du Nouveau Quartier Poissonnière pendant les années 1820 et qui jouxtaient des terrains appartenant à James de Rothschild en 1845 comme nous l’avons évoqué plus haut (fig. 6 et 7) un front de parcelles longeant la rue de l’Abattoir (rue de Dunkerque) et limité au nord par le tracé de l’aqueduc de Ceinture30. Sont concernées par cette opération les rues Saint-Omer, de Bouvines, Ambroise Paré, Saint-Vincent-de-Paul, de Rocroy et de Maubeuge.

26Deux questions sont soulevées dans cette correspondance entre le préfet de la Seine et le ministre de l’Intérieur. D’une part, le fait que quatre de ces nouvelles voies traversent des propriétés particulières, extérieures aux terrains échangés entre James de Rothschild et la Ville de Paris, doit-il être considéré comme « une circonstance fâcheuse », nécessitant des indemnisations ? D’autre part, y avait-il lieu de modifier certaines voies existantes, notamment en les élargissant, « depuis que l’établissement dans ce quartier du chemin de fer du Nord est venu en augmenter d’une manière si considérable la circulation et l’importance » ? Dans les deux cas, le préfet considère qu’il n’y a pas lieu de prévoir des dépenses supplémentaires pour l’aménagement du nouveau quartier. Les propriétaires des terrains traversés auront « un intérêt évident à obtenir des façades sur les rues projetées » ; le préfet est « persuadé que ces propriétaires livreront gratuitement les terrains nécessaires à la réalisation complète de ces percements ». Il a aussi examiné le plan du quartier et « reconnu que les rues existantes étaient en assez grand nombre et fixées à des largeurs suffisantes pour satisfaire à toutes les exigences d’une active circulation ».

Fig. 6. – Plan du nouveau quartier Poissonnière et des abords des chemins de fer du Nord et de Strasbourg, 1er février 1847, dressé par Jacinthe Leclère, ingénieur-géomètre, SNCF, Archives des domaines Région Nord. © K. Bowie.

Fig. 7. – Plan du nouveau quartier Poissonnière et des abords des chemins de fer du Nord et de Strasbourg, 1er février 1847, dressé par Jacinthe Leclère, ingénieur-géomètre, SNCF, Archives des domaines Région Nord. © K. Bowie.

27En fait, tout porte à croire que le préfet ait mal apprécié les défis spécifiques que présenterait l’arrivée de la gare dans le nouveau quartier. Les textes qui évoquent les difficultés croissantes de circulation dans un quartier « enclavé » devenant sans cesse plus « embourbé » sont, à ce titre, éloquents.

Les derniers échanges de terrains en 1856

  • 31 Paris, Archives des Domaines Région Paris-Nord, gare du Nord, 1856.

28Enfin, nous voyons qu’en 1856 les acteurs de l’urbanisation de cette partie de la ville engagent des tractations plus complexes, mais plus ambitieuses aussi, pour procéder à d’importants échanges de terrains entre l’administration de l’Assistance Publique, la Ville de Paris, la Compagnie du chemin de fer du Nord et M. le baron de Rothschild31. Les parties prenantes établiront un véritable traité pour régir leurs relations, imposant conditions et contraintes aux activités de la compagnie de chemin de fer et du banquier devenu propriétaire important de terrains en face de la gare.

29Le « traité » établi pour régir ces échanges complexes est accompagné d’un plan (ill. 27), qui avait en lui-même une valeur contractuelle. Ce plan et le traité qui l’accompagne donnent l’impression que James de Rothschild était devenu propriétaire de bien d’autres terrains dans le quartier que ceux en face de la gare qui, aujourd’hui, forment trois îlots d’une architecture homogène. En particulier, il apparaît que les deux îlots triangulaires en face de l’hôpital Lariboisière, de part et d’autre de la rue Saint-Vincent-de-Paul, furent construits par James de Rothschild puisqu’il entre en possession de ces terrains à ce moment, ainsi que de terrains qui forment aujourd’hui deux îlots entre le boulevard de Magenta et la rue du Faubourg Poissonnière (fig. 8 et 9).

  • 32 Jean-Charles Adolphe Alphand, Les promenades de Paris : histoire, descriptions des embellissements, (...)

30Le traité d’échanges est riche en détail concernant la rénovation et la modernisation d’un quartier pendant le Second Empire. Les premières conditions énoncées concernent la prescription des matériaux de construction (pierre de taille), la hauteur des étages des bâtiments, la continuité des lignes de façade sur les maisons construites ainsi que la limitation des hauteurs des constructions élevées dans les cours afin qu’elles ne dépassent pas les hauteurs des façades. Vient ensuite une série de considérations ayant trait à la construction d’égouts reliés aux nouveaux bâtiments qui évoquent sous de nombreux aspects certains travaux décrits par l’ingénieur Adolphe Alphand dans Les Promenades de Paris publié à partir de 186732. Il s’agit surtout des conditions et des coûts de la réalisation de ces équipements, selon deux possibilités : soit un égout unique suivant l’axe de la chaussée, soit deux égouts bordant les propriétés. Si l’égout devait être construit au milieu de la chaussée, les propriétaires seraient tenus de construire à leurs frais les embranchements pour les eaux pluviales et ménagères ; si au contraire l’égout était placé le long des propriétés, les propriétaires devaient contribuer aux coûts de la réalisation de l’équipement au prorata des mètres de façade leur appartenant. Les propriétaires étaient aussi dans l’obligation d’aménager dans toute construction mise en communication avec l’égout public, au droit de chaque embranchement, une cheminée de ventilation s’ouvrant sur les combles.

Fig. 8. – Roger Henrard (1900-1975), La gare du Nord et les voies de chemin de fer, 1955, Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris (Ph 344/015547N). © Roger Henrard/Musée Carnavalet/Roger-Viollet.

Fig. 9. – Roger Henrad (1900-1975), La gare de l’Est, la gare du Nord, hôpital Lariboisière. Vue aérienne oblique vers le Nord-Ouest, Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris (Ph 344/015549N). © Roger Henrard/Musée Carnavalet/Roger-Viollet.

31Ces règlements, qui participent visiblement aux efforts du régime pour moderniser la ville et y améliorer les conditions d’hygiène, sont complétés par une autre série de conditions concernant l’alimentation en eau du quartier et de la ville. Il est fait mention de l’obligation des propriétaires de fournir ce service au moyen d’un abonnement aux eaux de la ville, mais, surtout, le traité d’échanges comporte d’importants passages concernant l’aqueduc de ceinture et les conditions particulières occasionnées par sa présence sur le site. En effet, cet ouvrage important, mentionné plus haut, avait été voulu par Napoléon Ier et réalisé conjointement avec le canal de l’Ourcq.

32Nous avons vu comment la présence de l’aqueduc de ceinture et sa protection en surface par une bande de dix mètres de large – terrains en principe inaliénables de la Ville de Paris – avaient, depuis sa création, marqué les projets dans cette zone. Limite des terrains acquis par la Société du Nouveau Quartier Poissonnière sous la Restauration, cette zone a dans un premier temps été envisagée comme susceptible de l’aménagement d’une promenade plantée avant que l’ingénieur Vallée projette d’y implanter des gares, car ces terrains présentaient pour lui l’avantage de ne demander aucune expropriation. Mais comment protéger cet équipement lorsqu’il s’agit d’agrandir une gare existante ? C’était bien l’objet de l’imposante série de « dispositions » incluses dans le contrat d’échanges de terrains.

33Pas moins de huit conditions ou « dispositions » relatives à la « jouissance des terrains supérieurs à l’aqueduc » sont ainsi énoncées. La « jouissance des terrains » est avant tout subordonnée au service et à la conservation de cet ouvrage, dont l’axe est indiqué par des bornes apparentes, encastrées dans les murs construits au travers de cette ligne. Des réserves de terrains s’étendent à 5 mètres de chaque côté de cet axe et il est à jamais interdit de planter des arbres ou des arbustes sur cette zone de dix mètres ; on ne pourra non plus aménager ni puits, ni fosses d’aisances de réservoirs d’eau, ni de puisards ; aucune matière lourde dont le poids pourrait nuire à la voûte, aucun fumier ou autre matière infiltrante ne pourra y être déposé… Il est précisé aussi qu’aucun mur, pan de bois ou autre construction ne pourra reposer directement sur l’aqueduc, que les planchers doivent être soutenus par des solives. L’aqueduc devra pouvoir être restauré et même au besoin reconstruit sans amener la destruction des ouvrages supérieurs, et les agents de l’administration doivent avoir en tout temps le droit de pénétrer sur la zone réservée.

*

34Les documents qu’il nous a été possible de consulter permettent de suivre dans le détail les effets de l’arrivée du chemin de fer du Nord sur la formation et l’évolution du quartier Poissonnière, dans un contexte de transformation radicale et de volonté de modernisation de la ville dans son ensemble. Si l’impact sur la morphologie urbaine proprement dite est spectaculaire – expropriation de terrains, redéfinition du parcellaire et de la voirie urbaine, création de nouveau bâti – l’importance de l’interaction avec d’autres réseaux techniques et de leurs ouvrages (aqueduc de ceinture, nouveau réseau d’égouts) apparaît également clairement. Surtout, on observe la démultiplication des acteurs en présence et la complexification de leurs relations : si pendant les années 1840 les conflits constatés semblent surtout liés à des rivalités de hiérarchie entre diverses parties de l’administration (ministère des Travaux publics versus ministère de l’Intérieur et préfecture de la Seine), sous le Second Empire ce sont comme nous l’avons vu à la fois la Ville de Paris, l’administration des Travaux publics, l’administration de l’Assistance publique, la Compagnie du chemin de fer du Nord et James de Rothschild lui-même qui négocient le remodelage du quartier.

Notes

1 Ce texte est issu de travaux menés dans le cadre d’un programme financé par le Plan Urbain Construction Architecture en 1996 : voir Bowie Karen, Polarisation du territoire et développement urbain : les gares du Nord et de l’Est et la transformation de Paris au xixe siècle, rapport de recherche, contrat n° 967002, PUCA/AHICF, 1999. Ces recherches avaient notamment mobilisé des documents auxquels l’accès nous avait été aimablement consenti par le Service des Domaines de la SNCF. Voir aussi Bowie Karen, « Paris, “plaque tournante” du réseau ferroviaire. Projets, débats et choix pour l’implantation de la gare du Nord », in Karen Bowie (dir.), La modernité avant Haussmann, Paris, Éditions Recherches, 2001, p. 251-264 ; Bowie Karen, « Débats sous la monarchie de Juillet », in Karen Bowie et Simon Texier (dir.), Paris et ses chemins de fer, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 2003, p. 36-51.

2 Pour ces questions, voir Durbec Joseph-Antoine, Contribution à l’histoire du chemin de fer de Paris à la mer, Paris-Rouen-Le Havre, les avant-projets et la réalisation (1825-1843), Paris, Imprimerie nationale, 1956.

3 Archives du service des Domaines de la SNCF.

4 Vallée Louis-Léger, Exposé général des études faites pour le tracé des chemins de fer de Paris en Belgique et en Angleterre et d’Angleterre en Belgique, desservant, au nord de la France, Boulogne, Calais, Dunkerque, Lille et Valenciennes, Paris, Imprimerie royale, 1837.

5 L’auteur souligne que le tracé menant à cet emplacement ne traversait « que des terrains vagues et un établissement peu important » ; comme leur acquisition n’exigerait qu’une dépense modérée, cet emplacement représentait « une des plus importantes stations qui puissent être proposées pour les Chemins de fer qui pénétreront dans Paris ». Ces analyses ont-elles influencé l’ingénieur Cabanel de Sermet lorsqu’il propose en 1845 ce même emplacement pour la tête de la ligne de Strasbourg ? Quoi qu’il en soit, le moment venu de procéder aux acquisitions de ces terrains pour le Chemin de Strasbourg, l’administration rencontrera une opposition bien plus importante de la part des riverains qu’elle ne l’avait fait dans le clos Saint-Lazare lors de l’établissement de la gare du Nord. Voir Bowie Karen, « Paris, “plaque tournante” du réseau ferroviaire. Projets, débats et choix pour l’implantation de la gare du Nord », art. cité.

6 Papayanis Nicholas, « Urbanisme du Paris souterrain : premiers projets de chemin de fer urbain et naissance de l’urbanisme des cités modernes », Histoire, économie et société, 17e année, n° 4 (oct.-déc. 1998), p. 745-770 ; voir aussi du même auteur « L’émergence de l’urbanisme moderne à Paris », in Karen Bowie (dir.), La modernité avant Haussmann, op. cit., 2001, p. 82-94 ; Lemoine Bertrand, Les Halles de Paris, Paris, l’Équerre, 1980 ; Mitchell Allan, Rêves parisiens. L’échec de projets de transports publics en France au xixe siècle, Paris, Presses de l’École nationale des ponts et chaussées, 2005.

7 Brame Édouard et Flachat Eugène, Chemin de fer de jonction des Halles centrales avec le chemin de fer de ceinture, Rapport à l’appui du projet, Paris, Bureau de la Revue municipale, 1854. Van Zanten David, Building Paris, Cambridge University Press, 1994, p. 247 : l’important projet de J. L.V. Grisart pour un Hôtel des Postes qui jusqu’en 1858 était prévu pour occuper le côté occidental de la place du Châtelet et qui devait vraisemblablement être relié aux lignes souterraines projetées par Brame et Flachat.

8 Casselle Pierre, « Les travaux de la Commission des embellissements de Paris en 1853. Pouvait-on transformer Paris sans Haussmann ? », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 155, 1997, p. 645-689.

9 Voir Bourla André et Renaud Ed., Mémoire pour servir à l’appui des demandes de la Cie John Cockerill tendantes à obtenir la concession des chemins de fer… de Paris à la frontière de Belgique…, Paris, Imprimerie de Madame Poussin, 1838, passim ; AN, F14 9376 ; Jouffroy Louis-Maurice, Une étape de la construction des grandes lignes de chemins de fer en France, op. cit., 1932, t. 2, p. 41 ; Clozier René, La Gare du Nord, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1940, p. 28. Bowie Karen (dir.), Les grandes gares parisiennes du xixe siècle, op. cit., 1987, p. 96-99.

10 Saussay, Les Gares des grandes lignes de chemins de fer par rapport aux grandes villes qu’elles desservent, Paris, impr. de Maulde et Renou, 1845 ; Bowie Karen, « Les gares Montparnasse », in Gilles-Antoine Langlois (dir.), Le XVe arrondissement, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 1996, p. 93-99.

11 Caron François, Histoire des chemins de fer en France 1740-1883, Paris, Fayard, 1997, p. 137.

12 Chemin de fer, ligne du Nord. A Messieurs les Députés. Mémoire adressé par les 3e, 4e, 5e, 6e, 7e et 8e arrondissements, au Conseil Général Municipal de la Seine, Paris, Imprimerie de E.-B. Delanchy, 1842 ; Ribeill Georges, La révolution ferroviaire. La formation des compagnies de chemin de fer en France, 1823-1870, Paris, Belin, 1993, p. 28 sq.

13 Lavedan Pierre, La question du déplacement de Paris et du transfert des Halles au conseil municipal sous la Monarchie de juillet, Paris, Commission des travaux historiques, 1969, passim.

14 Il est à noter que ces descriptions de la facilité de circulation dans le nouveau quartier Poissonnière contrastent de façon marquante avec celles faites 10 à 15 ans plus tard, dans les années 1850, par Louis Lazare dans sa Revue municipale ; il y dénoncera un quartier « embourbé » et « enclavé », sans liaisons avec le reste de la ville.

15 Lagrené M. de, « Notice sur M. Onfroy de Bréville », Annales des Ponts et Chaussées, 1890, t. 1, p. 258-264.

16 Paris, Archives des Domaines Région Paris-Nord, gare du Nord, 1843.

17 Clozier René, La Gare du Nord, op. cit., p. 38 sq.

18 Paris, Archives des Domaines Région Paris-Nord, gare du Nord, 1843.

19 Voir ci-après le texte de Pauline Prevost-Marcilhacy.

20 Onfroy de Bréville s’était distingué à la fin des années 1830 par la manière particulièrement économe dont il avait fait réaliser un canal latéral à l’Aisne près de Soissons. Lagrené M. de, art. cité, 1890, p. 258-264.

21 AN, F14 9376 ; Bowie Karen, « Gares et villes au xixe siècle. Deux ingénieurs des Ponts et Chaussées et l’implantation des gares du Nord et de l’Est à Paris », Annales des Ponts et Chaussées, ingénieurs, sciences, sociétés, avril 1999, n° 89, p. 4-9.

22 L’ouverture partielle à l’exploitation avait cependant eu lieu le 10 septembre 1845 : Ribeill Georges, op. cit., 1993, p. 468.

23 Acquisition des terrains d’Henry Bonar : voir le texte sur la Société du Clos Saint-Charles.

24 Cébron de Lisle Philippe, L’Eau à Paris au xixe siècle, thèse d’histoire, université de Paris-Sorbonne (Paris 4), 1991, p. 150. Blancot Christiane et Landau Bernard, « La direction des Travaux de Paris au xixe Siècle », in Belhoste Bruno, Masson Francine et Picon Antoine (dir.), Le Paris des Polytechniciens. Des ingénieurs dans la ville 1794-1994, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 1994, p. 155-174.

25 Surtout, on remarque combien le rôle du préfet de la Seine se transforme pendant le Second Empire avec l’arrivée de Haussmann à cette charge ; les lettres qu’adresse ce dernier aux ministères concernés par les travaux de Paris n’ont rien de la subordination qu’on observe dans les correspondances de Rambuteau.

26 AN, F14 9376.

27 Le conflit qui opposa les compagnies du Nord et de l’Est entre 1850 et 1937 au sujet de terrains acquis en commun pour l’établissement de la Petite Ceinture en constitue un exemple éloquent. Il s’agissait d’une erreur au départ relativement mineure dans l’évaluation d’un terrain sur lequel existait une « bâtisse » oubliée dans les documents initiaux ; mais avec les années les intérêts accrus ont fait de cette différence de valeur au départ peu significative un enjeu important, compliquant encore le partage déjà difficile des propriétés initialement acquises en commun. Les services juridiques des deux compagnies s’en trouvèrent véritablement embourbés, leur relations empoisonnées (refus de communication de documents d’un service à l’autre…) et ce n’est que la création de la SNCF en 1937 qui mit fin au conflit. Gare du Nord, Archives des domaines, dossier « A », sous-dossier 3.

28 AN, F14 9376 : des rapports internes au ministère des Travaux publics prônaient une réponse favorable au préfet, mais le ministre n’a pas suivi.

29 AN, F2 (II) Seine 23.

30 Limite entre des terrains lotis par André et Cottier et la propriété de la Ville de Paris.

31 Paris, Archives des Domaines Région Paris-Nord, gare du Nord, 1856.

32 Jean-Charles Adolphe Alphand, Les promenades de Paris : histoire, descriptions des embellissements, dépenses de création et d’entretien des Bois de Boulogne et de Vincennes, Champs-Élysées, parc, squares, boulevards, places plantées, études sur l’art et arboretum, Paris, J. Rothschild, 1867-1873.

Table des illustrations

Légende Fig. 1. – « Étude d’ensemble d’un projet de boulevard rattachant l’embarcadère du chemin de fer du Nord à celui de l’Ouest dressée par C. Boutry architecte », Revue municipale, 1er mai 1857, plan annexé n° 228, Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans, GE C-7211. © BnF.
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Légende Fig. 2. – Lithographie de Bachelier, Vue générale de la station des Chemins de fer de la Belgique dans Paris, vers 1838, Compiègne, musée de la Voiture (CMV1445). © RMN.
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Légende Fig. 3. – Plan général de la station des Chemins de fer de la Belgique dans Paris. Projet présenté pour être exécuté par la Cie John Cockerill, A. Bourla et Éd. Renaud, architectes ingénieurs, vers 1838. Paris, Archives nationales (F14/10330-1-54). © AN.
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Légende Fig. 4. – Plan de la gare du Chemin de Fer du Nord et de ses abords. Terrains acquis le 11 novembre 1843 pour l’établissement de la gare, SNCF, Archives des domaines Région Nord. © K. Bowie.
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Légende Fig. 5. – Onfroy de Bréville, Abords des installations de la Compagnie des Chemins de fer du Nord dans Paris, 1845, Paris, Bibliothèque nationale de France, DCP, DL 30/1845. K. Bowie.
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Légende Fig. 6. – Plan du nouveau quartier Poissonnière et des abords des chemins de fer du Nord et de Strasbourg, 1er février 1847, dressé par Jacinthe Leclère, ingénieur-géomètre, SNCF, Archives des domaines Région Nord. © K. Bowie.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/174131/img-6.jpg
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Légende Fig. 7. – Plan du nouveau quartier Poissonnière et des abords des chemins de fer du Nord et de Strasbourg, 1er février 1847, dressé par Jacinthe Leclère, ingénieur-géomètre, SNCF, Archives des domaines Région Nord. © K. Bowie.
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Légende Fig. 8. – Roger Henrard (1900-1975), La gare du Nord et les voies de chemin de fer, 1955, Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris (Ph 344/015547N). © Roger Henrard/Musée Carnavalet/Roger-Viollet.
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Légende Fig. 9. – Roger Henrad (1900-1975), La gare de l’Est, la gare du Nord, hôpital Lariboisière. Vue aérienne oblique vers le Nord-Ouest, Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris (Ph 344/015549N). © Roger Henrard/Musée Carnavalet/Roger-Viollet.
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