1Premier port d’armement négrier français tout au long du xviii^e siècle, Nantes est l’une des principales places de commerce du royaume. Pourtant, la ville ne dispose pas d’un port capable d’accueillir les navires équipés au long cours par ses armateurs, en direction des côtes de l’Afrique, des îles à sucre, ou encore de l’Amérique septentrionale. À partir d’un tableau comparant les tonnages des flottes commerciales des ports de Bordeaux, La Rochelle et Nantes à la fin du xviii^e siècle, l’historien Jean Meyer a montré

« [qu’]à peine 15 à 20 % des navires pouvaient remonter à pleine charge jusqu’à Nantes, alors qu’au xvi^e siècle le voilier atlantique jaugeait d’ordinaire entre 60 et 70 tonneaux. Le bâtiment de haute mer de la Renaissance aborde directement les berges nantaises ; rien ne serait plus faux que d’imaginer, en 1789, la Fosse encombrée de gros voiliers1 ».

2Il serait cependant inexact d’imaginer le port de Nantes comme un lieu désert. Il faut se représenter la cité ligérienne comme un port fortement encombré de caboteurs et de gabares venant de l’aval chargés de marchandises, notamment coloniales, et les quais grouillant d’activité. Il convient de ne pas omettre non plus toute la batellerie assurant les liaisons avec les espaces localisés en amont. À bien des égards, Nantes est un port saturé au xviii^e siècle. Dans une situation plus défavorable que les autres grands ports français, les négociants de la cité ligérienne sont dans l’obligation d’utiliser des avant-ports pour le départ et le retour de leurs vaisseaux ; le principal est Paimbœuf, véritable création nantaise. Ainsi, un complexe portuaire2 s’étend-il tout au long du « boulevard portuaire de la Loire maritime », pour reprendre l’expression de Gérard Le Bouëdec3. La partie estuarienne de la Loire est qualifiée dans les sources de « rivière de Nantes », signe tangible de l’emprise de la ville sur cet espace. Les sites de chargement et de déchargement des navires le long de l’estuaire sont nombreux et paraissent s’imposer principalement en fonction de leur capacité d’accueil en termes de tonnage.

3Les conditions de navigation le long de la Loire et d’accès au site de fond d’estuaire constituent des préoccupations majeures pour les négociants nantais et plus généralement pour les autorités. Deux facteurs rendent la situation de plus en plus délicate : d’une part la hausse de la taille et par voie de conséquence des tirants d’eau des navires utilisés ; d’autre part l’accroissement spectaculaire du trafic portuaire au xviii^e siècle. Devant l’accumulation des plaintes et des écrits mettant en évidence une détérioration de l’état du fleuve, des travaux sont envisagés pour remédier à cette situation. Les choses n’avancent guère au xvii^e siècle ; il faut attendre le xviii^e siècle pour rencontrer des travaux d’ampleur, d’abord sous la forme de projets dans la première moitié du siècle, puis pour les voir entrer dans une phase de réalisation en particulier sous l’impulsion du duc d’Aiguillon (1720-1788), commandant en chef de la province de Bretagne de 1753 à 1768. Les solutions proposées, d’abord relativement timides, sont de plus en plus grandioses, ce qui provoque une inflation des coûts. En outre, les moyens envisagés pour améliorer la navigation combinent progressivement toutes les techniques connues et possibles au xviii^e siècle, des digues aux canaux en passant par la mise en place d’épis4.

4Le passage à la réalisation des aménagements ne se fait pas sans difficultés. Elles sont de plusieurs ordres : il faut d’abord s’entendre sur le diagnostic de l’état du fleuve ; il convient ensuite de s’accorder sur un projet et surtout sur les modalités de financement des travaux. Ce dernier aspect représente bien évidemment le principal point d’achoppement. Les différents intervenants se renvoient (constamment) la balle : les négociants de Nantes représentés par les Juge & Consuls, la municipalité nantaise, les États de Bretagne, le gouverneur de la province ou le commandant en chef, l’intendant, le ministère de la Marine, sans parler de l’amiral de France et bien entendu du contrôleur général des Finances. Les travaux effectivement réalisés seront ensuite abordés dans une troisième partie, et principalement l’œuvre de l’ingénieur Magin. Chemin faisant, il ne faudra pas perdre de vue l’enjeu pour les négociants nantais : ils sont en effet dans l’impérieuse nécessité de contrôler étroitement l’estuaire pour pérenniser leur activité portuaire et empêcher tout développement concurrentiel en aval.

La difficulté d’arriver à un accord sur le diagnostic de l’état du fleuve

5Si tous les intervenants s’entendent sur l’état déplorable de la « rivière de Nantes », des divergences se font jour dès qu’il s’agit de chiffrer précisément les seuils d’accès et surtout au moment de fixer la situation antérieure de l’estuaire, vers laquelle il faudrait revenir avec des aménagements. Ces querelles se révèlent particulièrement sensibles au moment du rapport Perronet pour les négociants nantais. Ces derniers présentent bien souvent une vision idéalisée du fleuve. Il est classique de constater les différences dans les sondes. À propos des sondages réalisés le long de l’estuaire de la Loire au xviii^e siècle pour mesurer la hauteur d’eau, Anne Vauthier-Vézier indique qu’ils

« furent souvent critiqués par les marins qui ne reconnaissaient pas toujours leur chenal […]. Par ailleurs, dans un élément aussi changeant qu’un estuaire soumis aux marées, au reflux et aux crues, un tel sondage n’est valable que le temps de la sonde. Une des questions qui se posent sur la Loire est justement la mobilité de son lit5 ».

6L’une des enquêtes les plus solides réalisées sur l’état de la Loire au xviii^e siècle est celle conduite par Jean-Rodolphe Perronet (1708-1794), premier ingénieur des Ponts et Chaussées, datée de 1770. Il estime « qu’il y aura continuellement des travaux à faire sur cette rivière pour maintenir la navigation en bon état ». Son objectif n’est cependant pas de permettre aux navires de haute mer de remonter jusqu’à la Fosse de Nantes :

« On ne doit point se flatter de voir remonter de pareils vaisseaux à Nantes, la rivière ne le comporte pas et il faudra, comme on l’a toujours fait de mémoire d’homme continuer à se servir des gabarres ou allèges pour charger et décharger à Maindin ; à Paimbœuf ou à Couëron […]. L’on doit donc principalement s’occuper du soin de rendre la rivière navigable pour le port des petits vaisseaux et des grandes gabarres6. »

7Les conclusions de l’ingénieur sont contestées par les Juge & Consuls de Nantes, représentant les intérêts des négociants, dans un mémoire adressé aux États de Bretagne en décembre 1770. Parmi les remarques qu’ils font, une reprend les résultats avancés par Perronet au sujet de la taille des navires capables de remonter la Loire jusqu’au port de Nantes. Il affirme que

« l’état naturel de la rivière de Loire dans la partie du dessous de Nantes, n’a pas permis anciennement d’y faire remonter des vaisseaux de construction hollandaise, qui sont ceux qui prennent le moins d’eau, qui porte plus de 200 tonneaux ou environ. Actuellement les plus forts de ces mêmes vaisseaux ne portent que 150 ou tout au plus 180 tonneaux dans le temps des marées les plus favorables7 ».

8À quoi les Juge & Consuls de Nantes répondent :

« Il est évident que cet ingénieur n’a pas eu des informations exactes […] faire remonter des vaisseaux de construction hollandaise de plus de 200 tonneaux, c’est à dire de 8 à 9 pieds de tirant d’eau. Les archives, la tradition, l’affirmation de personnes encore existantes qui en ont été témoins constatent que la place nommée la Hollande, située au haut de la Fosse, a été remblayée par des vaisseaux de 300 tonneaux qui venaient le long du quai y déposer leur lest8. »

9Dans leurs contestations, les Juge & Consuls de Nantes mentionnent également la « Machine » :

« Il subsiste encore un monument au milieu du quartier de la Fosse, qui prouve que la Loire pouvait dans cette partie [recevoir] des vaisseaux d’un plus grand port. Ce monument, que l’on appelle la machine, était une espèce de gruë dont on se servait à mâter, charger et décharger les plus grands vaisseaux et notamment des corsaires de 30 canons, construits par le sieur Varin dans les dernières guerres de Louis XIV, lesquels venaient sous cette machine, prendre leur artillerie et leurs munitions9. »

10Les différents documents consultés, en particulier ceux de l’Amirauté, poussent à faire le constat suivant : les observations de Perronet correspondent davantage à la réalité que celles des négociants nantais. Une confusion est entretenue par ces derniers au sujet du type de navire utilisé. En raison de leur quille plate, les bâtiments hollandais ont un tirant d’eau inférieur d’environ deux pieds par rapport aux embarcations françaises de haute mer, pour un navire d’un port équivalent. Une autre source d’ambiguïté résulte dans le fait de savoir si les intervenants parlent de navires chargés ou vides. Ainsi, un navire de 300 tonneaux tire de 9 à 15 pieds suivant qu’il soit chargé ou non10.

11On peut du reste s’interroger sur les motifs de cette contestation des Juge & Consuls de Nantes : agissent-ils par volonté de ne rien entreprendre de crainte de voir les taxes augmenter ou pour dénoncer le manque d’ambition de l’ingénieur ? Il est également possible d’interpréter cette divergence d’analyse par une volonté des négociants de noircir la situation du port de Nantes pour obtenir un prompt secours de la monarchie. Malgré tout, derrière cette querelle de chiffres, c’est bien la conception même de Nantes en tant que port maritime qui apparaît comme objet de débat. Que la cité ligérienne ne soit pas en mesure d’accueillir des navires de tonnages un peu élevés, personne ne le conteste en 1770. En revanche, que ce port n’ait jamais été en mesure de le faire, pose d’une certaine façon le problème de la légitimité de Nantes en tant que pôle de commandement de l’aire portuaire. Cette controverse provoquée par les négociants pourrait bien se justifier par la conception mentale qu’ils se font de leur port. En effet, l’insuffisance chronique du site de fond d’estuaire à laquelle s’ajoute la hausse de la taille des navires, notamment de ceux qui sont équipés au long cours, pousse quasiment à un décalage vers l’aval du lieu des décisions. Le commissaire de la Marine à Nantes, un nommé Bertin, ne dit pas autre chose dans une analyse faite en 1751 :

« Ces circonstances [il fait allusion aux difficultés de navigation entre Nantes et Paimbœuf] sont si fâcheuses qu’elles donnent lieu de craindre que dans 20 à 30 ans les négociants ne soient obligés d’abandonner leur ville et d’aller résider à Paimbœuf, par l’impossibilité où ils seront de faire transporter leurs marchandises à bord des navires11. »

12Perronet est d’ailleurs très clair sur les conséquences des travaux qu’il préconise :

« après quoi on a tout lieu de penser qu’avec l’aide de la marée, on aura 9 à 10 pieds de hauteur d’eau qui suffiraient pour faire remonter facilement à Nantes des vaisseaux de 180 et 200 tonneaux ; c’est à quoi l’on doit raisonnablement borner ses prétentions pour le commerce de Nantes […] on ne contrarie la nature jusqu’à un certain point, l’énergie de l’eau de la Loire n’a jusqu’à présent été suffisante que pour donner 8 à 9 pieds d’eau au plus avec le secours des marées. C’est en vain que les hommes entreprendraient par leurs travaux d’empêcher le mouvement et le dépôt des sables qui sont presque aussi fluides que l’eau12 ».

13En d’autres termes, il est utopique de penser que Nantes pourrait se réserver la réalité du trafic maritime de haute mer. Il est à signaler que l’ingénieur fait reposer ses recommandations sur le principe fondamental d’imitation de la nature. Cette vision idéalisée du seuil d’accès au port de Nantes se retrouve également dans l’Encyclopédie méthodique. Au cours de la décennie 1780, en évoquant les chantiers de construction navale situés au bas de la Fosse, les auteurs considèrent que :

« Nantes n’est plus un port de mer ; les sables et les terres que la Loire et les rivières affluentes accumulent dans le chenal, l’ont encombré au point qu’il n’y peut plus remonter que des navires d’un très petit tirant d’eau. Les bâtiments que l’on construit maintenant, beaucoup au-dessous de la ville, ne sont lancés qu’avec un appareil immense de futailles ; et, portés sur ce berceau, ils franchissent les bas-fonds de la rivière pour descendre à Paimbœuf, où l’on finit de les emménager, et où l’on procède à leur armement. Jamais ils ne revoient ensuite le lieu qui les a vus naître. Cependant, le port de Nantes recevait il y a cinquante ans, des navires de 500 et 600 tonneaux13. »

14Les bâtiments de forts tonnages rencontrés à Nantes restent surtout liés à ces lancements depuis les chantiers de construction de la cité ligérienne. Ils ont donc un caractère exceptionnel. Ces situations mises à part, les documents dépouillés fournissent des chiffres nettement inférieurs à ceux avancés dans les différents mémoires cités. Par exemple, l’idée avancée par les Encyclopédistes que des navires de 500 à 600 tonneaux aient pu venir décharger à Nantes à pleine charge dans les années 1730 relève de l’imaginaire et pose la question d’une véritable construction mentale d’un port de Nantes se voulant port de haute mer. D’ailleurs, en 1735, dans un mémoire dénonçant le délestage abusif commis par les navires étrangers, les négociants de Nantes retiennent un tonnage très inférieur en indiquant que : « Les navires de 250 à 300 tonneaux qui n’avaient ci-devant besoin que d’un vent favorable, sont outre cela forcés à présent d’attendre l’occasion des grosses marées, tant pour entrer que pour sortir de la rivière14. »

15L’avancée du débat est perturbée par la vision idéalisée que certains – notamment les négociants – se font du port de Nantes. Par ailleurs, il convient de souligner la prudence du constat et des conseils dispensés par l’ingénieur Perronet. Elle tranche singulièrement avec d’autres projets nettement plus ambitieux.

Quelques projets d’importance avec un objectif : faire de Nantes un port de haute mer

16L’une des remarques que l’on peut faire à la lecture des différentes recommandations émanant de la ribambelle d’ingénieurs qui se succèdent le long de l’estuaire est le manque de vision d’ensemble de bon nombre de projets. Malgré tout, durant le xviii^e siècle, plusieurs desseins envisagent des travaux de grande envergure qui permettraient à Nantes, en cas de réalisation, d’accueillir en son sein le trafic maritime de haute mer. Deux options sont à distinguer et à évoquer successivement : le nettoiement de grande ampleur d’une part, et la construction de canaux d’autre part. Cette dernière possibilité est replacée dans un contexte marqué, depuis le xvii^e siècle, par la livraison de plusieurs canaux15. En tout état de cause, ces projets témoignent d’une volonté d’aménager l’estuaire de la Loire dans son ensemble ou au moins la partie localisée entre Nantes et Paimbœuf, principal avant-port de la cité ligérienne. Ils marquent une rupture avec des plans préconisant des interventions limitées à Nantes le plus souvent, ou à Paimbœuf. Précisons toutefois que cette logique d’aménagement global est antérieure au siècle des Lumières. Dès 1663, le duc de La Meilleraye (1602-1664), alors lieutenant général du roi en Bretagne et gouverneur de la province, présente au bureau de la ville de Nantes un ambitieux projet de nettoiement de la « rivière de Nantes » :

« ayant proposé au roi le dessein de rendre la rivière de Loire de commode et facile navigation depuis la rade de Paimbœuf distante de neuf lieues ou environ de ladite ville en sorte que les vaisseaux du port de quatre à cinq cents tonneaux pourraient venir mouiller l’ancre au port et havre de la Fosse dudit Nantes16 ».

17Fort du soutien de Louis XIV, le duc demande l’avis du corps de ville17. Celui-ci s’exprime à l’unanimité en faveur de ces travaux qu’il juge « utile[s] et avantageux tant à ladite ville qu’à tous les marchands négociants en icelle », mais s’empresse de déclarer son incapacité à pourvoir aux frais engendrés par un tel projet : « l’ouvrage proposé ne se peut exécuter sans grands frais et dépenses et qu’il n’y a en la communauté de cette ville aucun fond capable d’y fournir ». Le bureau municipal, majoritairement composé d’officiers à ce moment-là, s’en remet au roi en lui demandant d’autoriser la levée d’un devoir, n’excédant pas 10 sols par tonneau, sur toutes les marchandises qui entrent et sortent par la mer de la rivière de Loire. Comme le résume l’abbé Travers : « Rien n’a été exécuté à cause des difficultés, ou plutôt par l’impossibilité de mettre à exécution un pareil projet18. » Il est aisé de comprendre que les marchands jugent généralement de façon défavorable l’instauration de nouvelles taxes, perçues comme des freins au commerce. Ils pèsent donc de tout leur poids pour faire échouer la mise en chantier de plans financés de la sorte.

18Près d’un siècle après cette tentative de nettoiement, le projet de Pelletier dont fait état l’intendant de Bretagne, Pontcarré de Viarmes19, dans une lettre adressée à son subdélégué à Nantes en juin 1748, propose des aménagements similaires et un mode de financement identique :

« Il a été fait, Monsieur, une offre au Conseil d’assurer la navigation de la rivière de Loire moyennant un octroi de 20 sous par tonneau pris et levé sur tous les vaisseaux qui entreront et sortiront de la Loire, dont la perception ne commencera que lorsque la Loire sera en assez bon état pour qu’on puisse faire remonter à Nantes un vaisseau de 300 tonneaux20. »

19Précisons que cette proposition émane d’une Compagnie privée, apparemment extérieure à la ville de Nantes. L’intendant semble adhérer à cette offre et charge son représentant dans la cité ligérienne de recueillir l’opinion des négociants. À la suite des suggestions de Pelletier, les Juge & Consuls de Nantes rédigent un mémoire dans lequel ils mettent d’abord en avant les aspects positifs de ce projet :

« quel avantage en effet cette ville ne recevrait-elle pas si la rivière devenue navigable pouvait apporter ici des vaisseaux qu’on est obligé de laisser à Paimbœuf, alors tout se passerait sous les yeux du négociant, les armements et désarmements se feraient avec célérité, il y aurait plus d’exactitude, plus d’économie et moins de soustraction d’effets : les frais de voyages et dépenses d’auberge seraient épargnés, et on éviterait les avaries qui arrivent assez fréquemment, surtout en hiver21 ».

20Toutefois, ces remarques sont bien vite tempérées par la perspective de ce nouveau droit perçu sur les marchandises, ainsi que par une discussion sur le seuil d’accès au port de Nantes avancé par la Compagnie, jugé imprécis et insuffisant par les négociants :

« le terme des navires de 300 tonneaux […] est trop vague, y ayant des bâtiments de ce port qui exigent moins d’eau que d’autres qui ne contiennent que 200 tonneaux, cela dépendant de la façon dont ils sont construits ; il serait nécessaire en dressant le projet, d’examiner le tirant d’eau des plus grands navires qui viennent ici, afin de régler la dessus la profondeur qu’il faut donner à cette rivière22 ».

21Les négociants estiment qu’un « projet aussi immense ne peut être regardé que comme une entreprise royale ; si la compagnie qui se présente en était adjudicataire, elle en serait indubitablement la victime ; car les dépenses dans lesquelles cela la constituerait, n’auraient par leur excessivité aucun rapport avec l’octroi qu’elle recevrait ». Après avoir passé en revue toutes les solutions possibles pour financer les travaux, les Nantais terminent par la meilleure hypothèse selon eux. Sans surprise, ils recommandent :

« à l’exemple de ce qui s’observa pour le nettoiement du port de La Rochelle et de la barre de Bayonne, y faire contribuer tout le royaume, ce qu’il s’agirait d’examiner dans le temps ; mais il faudrait bien se donner de garde d’imposer les vaisseaux, surtout les étrangers qui se rebutent aisément des moindres charges et portent leur commerce ailleurs23 ».

22Finalement, le projet de Pelletier n’est pas concrétisé, sans doute à cause de l’énormité des coûts. Dans son rapport de 1770, Perronet insiste sur le montant très important des travaux envisagés par cet ingénieur : dans une première version 6 millions de livres et dans une seconde 8 millions, dont 4 seulement pour la construction des digues.

23En 1786, un ancien capitaine de navire, Louis Viaud, fait éditer à Nantes un document proposant la construction de machines pour creuser le lit du fleuve dans sa partie estuarienne24. À l’instar des deux projets précédemment évoqués, les travaux sont destinés à l’ensemble de la « rivière de Nantes ». L’idée de Viaud est d’installer de chaque côté d’un bateau des roues munies à leur extrémité de larges pelles qui, grâce à l’action du courant, doivent chasser les sables déposés au fond du fleuve vers la mer25. Il prévoit également un dispositif spécifique pour les obstacles tels que les carcasses de navires. Pour lui, six embarcations sont nécessaires dans le cas de la Loire. En travaillant trois par trois, à la suite les unes des autres, elles permettraient d’évacuer plus efficacement les sables. La réalisation de ces unités est estimée à 100 000 livres et l’ancien capitaine prévoit un montant annuel d’entretien de 9 000 livres, comprenant la rémunération des ouvriers. Malgré un coût inférieur aux deux premiers projets, les bateaux ne sont pas construits.

24En ce qui concerne les canaux, deux projets sont à signaler. Une première tentative de d’aménagement d’un canal entre Nantes et la baie de Bourgneuf voit le jour au milieu du xviii^e siècle ; l’auteur de cette proposition est l’ingénieur du roi Decaux. En 1746, ce dernier envisage de « faire un canal depuis Nantes jusqu’à Bourgneuf pour porter les plus gros navires en tout temps de la rivière de Nantes avec leur charge26 ». L’ouverture de ce canal maritime passant par le lac de Grandlieu s’explique par la crainte de l’ingénieur de voir échouer les travaux qu’il propose par ailleurs pour l’estuaire de la Loire, tant l’état du fleuve lui apparaît catastrophique27. En effet, il projette d’enlever les bancs de sable en les attaquant avec des herses de fer, de construire des digues et des épis le long d’un chenal unique rassemblant la totalité des eaux de la Loire, enfin de mettre en chantier un bassin à Paimbœuf.

25Les dépenses des travaux envisagés pour l’estuaire de la Loire dépasseraient les 2,6 millions de livres tournois tandis que celles liées au canal avoisineraient les 4,4 millions. Un autre document estime l’investissement pour le canal à moins de 2 millions « compris le dédommagement du terrain pour construire les écluses et carneaux, plus du lac et de ces marais28 ». Ce papier insiste particulièrement sur les économies que l’on pourrait retirer de cette réalisation : la disparition des coûts liés aux transports des marchandises par gabares entre Paimbœuf et Nantes ; la récupération de terres sur les marais et sur l’espace du lac de Grandlieu qui serait asséché. En résumé : « pour moins de deux millions on peut acquérir dans moins de deux ans un fond de plus de douze millions » ; une phrase écrite par un opposant à la fin de la description inverse les proportions : « C’est tout le contraire, avec une dépense de 12 millions on acquerrait peut être de 2 ou 3. » Cette proposition ne semble guère avoir retenu l’attention puisqu’elle est très brièvement évoquée par Perronet en 1770. L’énormité des coûts ainsi que la démesure du projet ont constitué, à n’en pas douter, de puissants freins.

26Un peu moins d’un demi-siècle plus tard, précisément en avril 1786, le marquis de Brie-Serrant, seigneur du duché de Retz, propose aux États de Bretagne la construction d’un canal entre Nantes et Pornic29. Son idée est de réhabiliter le port de la Baie et de faire passer toute la navigation de Nantes par un canal raccordant ce lieu à la Loire ; la jonction doit s’effectuer à hauteur d’Indre, environ deux lieues en aval du port ligérien. Les négociants de Nantes réagissent très négativement à cette proposition de Brie-Serrant. Dans un document adressé aux États de Bretagne en janvier 1787, ils exposent les raisons de leur opposition : « La Loire est le canal naturel qui ouvre une communication à presque toutes les provinces de France pour négocier avec tout l’univers commerçant : pourquoi vouloir forcer la nature et s’exposer à dépenser des sommes énormes, sans espoir de réussir30. » Les frais occasionnés par le projet du marquis sont colossaux, près de 6 millions de livres selon les concepteurs. Les négociants avancent quant à eux le chiffre de 20 millions « puisque partout il faudrait forcer la nature par des travaux aussi immense[s] qu’effrayants ». Au-delà du montant, c’est surtout la répartition de la dépense qui pose problème aux Nantais. Effectivement, il est encore question de lever une taxe sur les navires fréquentant le canal. De plus, les négociants soulèvent une question d’importance :

« Pour favoriser quelques paroisses du Bas-Poitou et plusieurs riches propriétaires du Duché de Retz, on ruinerait Paimbœuf et toutes les paroisses situées au nord de la Loire jusqu’à St Nazaire : ce serait donc vouloir détruire d’un côté pour réédifier de l’autre31. »

27Cet argument prend toute sa force en observant notamment le rôle joué par ces ports de l’estuaire de la Loire dans la fourniture de main-d’œuvre, en particulier pour les bâtiments nantais équipés au long cours32. Pourtant, le marquis ne désarme pas et propose même son projet à l’Assemblée nationale en 1789 et de nouveau en 179033.

28Il est « amusant » de constater que les négociants de Nantes, après avoir combattu avec force le projet de Brie-Serrant, menacent de s’y rallier au moment où les habitants de Paimbœuf souhaitent obtenir le privilège d’entrepôt. Un mémoire des juges et consuls de Nantes, rédigé en réponse à une lettre du contrôleur général du 24 novembre 1790 et transmise au général du commerce par l’intermédiaire du directoire du département de la Loire-Inférieure, rend compte de la levée de boucliers des Nantais devant cette initiative du commerce de Paimbœuf. Les Paimblotins souhaitent

« jouir du bénéfice de l’entrepôt pour les marchandises à expédier par les navires qu’il compte armer incessamment à la destination des commerces privilégiés […] ce port pouvant recevoir, à moyennes marées, des bâtiments de 4 à 500 tonneaux : les négociants avaient, d’après l’arrêt du 31 [octobre] 1784, le droit de faire des armements pour les commerces privilégiés ».

29Au total, aucun de ces projets d’envergure n’a été réalisé au xviii^e siècle. Cependant, dire que rien n’a été entrepris durant cette période serait inexact. La deuxième moitié du siècle marque le début de travaux le long de l’estuaire.

Quelques modestes réalisations

30Les choses évoluent malgré tout avec la nomination du duc d’Aiguillon en tant que commandant en chef de la province de Bretagne, en 1753. Deux ans plus tard, il donne aux travaux de la Loire une impulsion décisive en appelant à Nantes l’ingénieur Magin. Jean-Pierre Rousseau a consacré à l’œuvre de ce personnage de larges développements34. Aussi les travaux entrepris sous l’impulsion de cet ingénieur seront-ils évoqués par le bilan dressé par son collègue Perronet en 1770. Il convient tout d’abord de préciser les circonstances dans lesquelles le sieur Perronet est envoyé à Nantes : celles d’une visite d’inspection des travaux de Magin ordonnée par le roi à la suite des plaintes des États de Bretagne :

« Le roi étant informé que les ouvrages qui ont été exécutés sous la direction du sieur Magin ingénieur de la Marine, au moyen des fonds accordés à la ville et communauté de Nantes, tant par Sa Majesté que par les États de Bretagne, pour parvenir à faciliter la navigation de la rivière de Loire, n’ont pas encore rempli l’objet que l’on s’était proposé dans une entreprise aussi intéressante ; et Sa Majesté voulant connaître en quoi consistent lesdits ouvrages quelle en est la nature ainsi que l’effet qu’ils ont produit ; et désirant s’assurer de ce qui pourrait être nécessaire pour conduire cette entreprise à sa perfection […] ordonne que le Sr Perronet […] procède à la visite des ouvrages faits pour faciliter la navigation de la rivière de Loire depuis Nantes jusqu’à Paimbœuf35. »

31En fait, en 1768, au moment où le duc de Duras arrive en Bretagne pour remplacer le duc d’Aiguillon, la ville de Nantes se plaint des ouvrages de Magin. À la fin de cette année-là, les États de Bretagne cessent de verser des subsides, ce qui provoque l’arrêt des chantiers. Dans son mémoire, Perronet recense d’abord les travaux exécutés :

« Il résulte du procès-verbal qu’il a été construit dans la Loire entre Nantes et Paimbœuf depuis [1755] et compris 1768, 993 toises de longueurs de digues 1226 toises d’enrochement 281 toises de longueurs d’épis non compris deux épis dont un a été ensablé, et l’autre emporté en 1764 par les glaces ; et que de plus il a été construit en pierre sèche un épi ou espèce de môle à Paimbœuf sur 43 toises et 3 pieds de longueur36. »

32La dépense monte à 244 000 livres sans comptabiliser les appointements du sieur Magin ni la construction des deux tours d’Aiguillon qui ont été réalisées pour indiquer l’entrée de l’estuaire de la Loire, soit un total de 327 000 livres. Les travaux ont été financés par la monarchie, à hauteur de 80 000 livres, et par les États de Bretagne pour le reste, c’est-à-dire 247 000 livres, soit les trois quarts des fonds engagés. On peut souligner au passage la modestie des sommes engagées sur plus de dix ans, en comparaison des projets évoqués précédemment, qui exigeaient des investissements de plusieurs millions de livres ! Cette somme de 327 000 livres peut également être confrontée aux 190 500 livres affectées à la reconstruction partielle, entre 1729 et 1735, du pont de Pirmil37 ; ou encore aux 250 000 livres demandées à la communauté de Nantes, au début des années 1780, pour l’aménagement de la voirie du quartier Graslin, situé sur les hauteurs, en arrière du quai de la Fosse38.

33En ce qui concerne l’évaluation des travaux dirigés par Magin :

« Il a été constaté par le procès-verbal que les digues qui ont été faites pour jeter l’eau du côté de la ville de Nantes ont produit dans le port et au droit des chantiers de construction, tout le bon effet que l’on devait en attendre ; que le redressement de la rivière de Sèvre à son embouchure avec la Loire, a facilité la navigation de cette rivière, et que le môle à pierre sèche de Paimbœuf est utile. »

34L’ingénieur des Ponts et Chaussées

« a reconnu que les travaux dirigés par le sr Magin ont eu en général pour objet de réunir les îles et de porter la navigation dans un seul canal en le réduisant à une largeur de 120 à 150 toises qui suffit pour le temps des basses eaux et ce au moyen des digues et épis qu’il a fait construire : qu’il s’est en cela conformé aux règles de l’hydraulique et de la plus saine théorie parce que l’eau ainsi rassemblée a plus d’activité et de force pour recreuser son lit et faire couler le sable qui nuit à la navigation39 ».

35Et Perronet d’ajouter « on note que le succès de son travail ne saurait être douteux ; en effet cette navigation se trouve bonne partout où le projet de cet ingénieur a pu être exécuté ». Il relève toutefois quatre endroits où la navigation est difficile entre Nantes et Paimbœuf : « celui des arches de Chézine jusqu’aux grandes salorges. […] celui de la passe de Chantenay. […] celui de la queue des Plombs […] et celui du bouge allant à la pointe de l’île de Belle-Isle ». Au-delà de sa mission d’évaluation, l’arrêt du Conseil du roi enjoint également le sieur Perronet à rédiger « un mémoire ou devis estimatif des ouvrages qu’il estimera devoir être exécutés à l’effet de rendre ladite navigation plus facile ». C’est vers ces quatre difficultés que l’ingénieur concentre prioritairement ses recommandations :

« Les hauts fonds de Chantenay et la queue des Plombs étant principalement occasionnés par la grande largeur de la rivière. Le remède le plus efficace, pour ne pas dire le seul que l’on connaisse, est d’en réduire la largeur autant que cela se pourra ; on propose pour cet effet de faire des digues en espèce de zigzag qui seront composées chacune de trois traverses perpendiculaires au fil de l’eau sur la longueur ensemble de 360 toises40. »

36En outre, il préconise de « rétablir l’ancien môle [de Paimbœuf] et d’en construire par la suite au bas Paimbœuf un nouveau qui est demandé ». Cependant, le devis présenté ne prend pas en considération ce dernier ouvrage. Les travaux proposés par Perronet sont estimés à 180 000 livres qu’il souhaiterait voir pris en charge pour moitié par le roi, « à cause de l’utilité dont est le commerce de Nantes pour Paris et pour les autres provinces du royaume », l’autre part revenant aux États de Bretagne. Enfin, l’ingénieur insiste sur la nécessité d’entretenir les ouvrages existant et ceux qui sont projetés. En fin de compte, les États de Bretagne décident de ne pas accorder de crédits pour la réalisation des travaux proposés par Perronet, en arguant de leur épuisement financier.

*

37Le xviii^e siècle marque le début d’une série de travaux d’aménagement de l’estuaire de la Loire qui se poursuivent jusqu’à nos jours. Les projets d’ensemble proposés se heurtent aux impératifs financiers et techniques de l’époque : les ingénieurs ne possèdent pas forcément les moyens matériels et les procédés pour maîtriser l’aménagement d’un estuaire. Les tentatives de Magin sont anéanties par des intérêts partisans, même si une certaine amélioration des conditions de navigation de l’estuaire est à mettre à son crédit. Malgré tout, « les travaux de Magin avaient été trop limités pour améliorer nettement l’infrastructure portuaire41 ». Les problèmes de navigabilité et d’aménagement de la Loire aboutissent à la fin du xix^e siècle à la construction d’un canal maritime d’une quinzaine de kilomètres, appelé canal de la Martinière, doublant le fleuve sur sa rive gauche. Dans son analyse de l’aménagement de l’estuaire et des causes de la réalisation de ce projet, Anne Vauthier-Vézier a démontré que

« nous sommes là dans le domaine de l’imaginaire, où un canal permettrait à Nantes d’être ce port de mer qu’il n’était en réalité que modestement. Les armateurs nantais ont, depuis le xviii^e siècle, l’habitude de laisser leurs navires hauturiers à l’aval, et de transborder les marchandises sur des gabares et des chalands […]. Ainsi cette géographie imaginaire, qui projette Nantes au bord de l’eau, se heurte-t-elle à la réalité de l’estuaire et à ses difficultés de navigation42 ».

38La réalisation de ce canal s’inscrit bien dans le prolongement de la logique des négociants nantais au moment où ils contestent les conclusions du rapport de l’ingénieur Perronet, rédigées plus d’un siècle auparavant : Nantes doit rester à tout prix un port maritime de haute mer alors qu’elle ne l’est plus.