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De la sauvagerie du site au cadre rêvé pour des vacances
Aménagement du littoral et création d’un site pour installer et développer une station balnéaire (Bretagne Sud et Vendée, 1800-1945)
p. 327-337
Texte intégral
1Il ne suffit pas à une commune d’être sur le bord de mer pour être une station balnéaire. Philippe Clairay, dans sa thèse sur les stations balnéaires bretonnes, les définit comme des agglomérations, situées en bord de mer, organisées autour d’une ou plusieurs plages, dans lesquelles se sont implantés une villégiature de plaisance et des équipements spécifiques ; l’ensemble, à destination de loisir, se caractérise nécessairement par la saisonnalité de son activité économique1. Ces caractéristiques sont en partie prises en compte par Le Petit Larousse illustré : « balnéaire », se dit d’un lieu de séjour situé au bord de la mer et généralement aménagé pour l’accueil des vacanciers. Les contemporains en sont d’ailleurs conscients : Paul Myon relate, en 1909, tous les efforts du concessionnaire de la plage de Préfailles. Cet industriel prévoit tout l’équipement nécessaire « dans l’exploitation d’un établissement hydrothérapique contigu à une plage balnéaire2 ». Néanmoins, tous ces éléments immobiliers ne suffisent pas. La station balnéaire est aussi un lieu de nature, à l’opposé de la ville. À partir du xixe siècle, quelques dizaines d’années après les débuts de l’implantation de l’activité balnéaire en France, la nature est un enjeu stratégique, individuel et collectif, à plusieurs échelles. C’est l’origine des rapports complexes à la nature dans les stations touristiques3. Selon Bernard Toulier, seuls la nature et les usages différencient les stations balnéaires et thermales : sur le littoral, la ville linéaire est ouverte sur la mer et dresse ses fronts de mer le long des plages ; la ville thermale, repliée sur elle-même dans les massifs montagneux, est agglomérée autour du lieu d’émergence de la source4. Malgré des formes urbaines différentes, elles partagent pourtant toutes les deux une même idée de la nature.
2Le littoral du début du xixe siècle reste majoritairement un milieu hostile, où les dunes, souvent sans réel propriétaire, envahissent les parcelles voisines. La fixation progressive de ces dunes va permettre, avec l’aide plus ou moins involontaire de l’État, la fréquentation du bord de mer et son exploitation pour les bains de mer. Les forêts de pins, à l’image des Landes, vont couvrir les littoraux de Bretagne Sud et de Vendée et ainsi créer un premier cadre agréable à visiter et à vivre. L’implantation d’une station balnéaire, rendue possible par la protection des pins, risque néanmoins de nuire à la forêt. L’urbanisation, preuve du développement de la station balnéaire, se heurte donc à une nécessaire préservation du cadre naturel, de manière à ne pas léser l’avenir de cette station. Un équilibre doit alors se mettre en place. La construction des villas est également à l’origine d’une autre création paysagère : les jardins. La station balnéaire gère alors trois types de paysages : une forêt de pins « originelle », des jardins particuliers et des parcs ou des promenades, compensant l’effet d’urbanisation tout en civilisant le site.
La forêt « originelle »
3L’adjectif « originelle » est entre guillemets, car l’aspect du littoral est en cours d’évolution au xixe siècle, quand les touristes l’investissent en Bretagne Sud et en Vendée.
Les origines heureuses d’un paysage
4Le paysage auquel se rattachent aujourd’hui les stations balnéaires, dans leurs documents d’urbanisme comme dans leur promotion touristique, est une construction relativement récente. L’histoire du bois du Pouliguen, situé à proximité de la plage du Nau, est exemplaire. En 1881, le conseil municipal du Pouliguen, désirant l’acquérir pour le sauver, justifie son importance :
« ce sol [le bois] fut semé et planté vers 1812 par l’Administration des Ponts et Chaussées en vertu du décret du 14 décembre 1810. Au bout de quelques années, ce petit bois était devenu la promenade favorite des habitants, et il n’a pas peu contribué à la vogue qui est acquise aujourd’hui au Pouliguen comme station de bains de mer5 ».
5Afin de fixer les sables, ce décret napoléonien de 1810 oblige chaque propriétaire à planter les parcelles de sable. Si aucun propriétaire ne s’y résout, l’État prend en charge ce travail, jusqu’à son remboursement, perspective qui le conduit généralement à devenir propriétaire des terrains qu’on lui abandonne.
6Dans le secteur de l’actuelle forêt de Monts (littoral nord de la Vendée), le problème est facilement résolu : les autochtones préfèrent laisser les dunes sans valeur à l’État. Ils sont même extrêmement circonspects envers les plantations. Ce n’est qu’après-coup qu’ils comprendront l’intérêt de ces parcelles. Le curé de Saint-Jean-de-Monts explique, en 1918, pourquoi les Champs-Gaillards, enclave littorale dans la forêt domaniale en passe de devenir un lotissement balnéaire, sont restés des dunes privées :
« Vers le milieu du siècle dernier, l’État, s’étant aperçu qu’on pouvait utiliser ces sables, eut l’idée de créer une forêt, à essence de pins maritimes. Il s’empara alors de tous les terrains qui étaient res nullius et respecta les droits de ceux qui s’étaient taillé des enclaves, sous la double condition, 1er de faire cadastrer leur terrain et 2e de payer le modique impôt d’un franc par hectare. Les moins avisés préférèrent tout abandonner et s’en aller plus loin, bâtir une bourrine sur un terrain plus productif. Persuadés qu’on ne pouvait tirer aucun parti de ces sables arides, les gens du pays se plaisaient à railler les employés de l’État qui organisaient la future forêt6. »
7Les tentatives de plantations ont été confrontées à de nombreuses difficultés, mais cette transformation du littoral modifie finalement la perception du foncier dunaire ainsi fixé : de répulsif, il devient spéculatif7.
8Sans plantations autour d’elles, la pérennité des villas aurait été plus aléatoire. En 1892, le directeur du journal Le Progrès de Nantes, M. Safflet, interpelle le préfet sur tous les avatars qu’a subis sa villa de Pornichet, construite en 1859 en bordure de l’océan. Il affirme avoir « subi, depuis ce temps, tous les inconvénients du vent et de la mer : estacade enlevée, toitures ravagées, ferrures dévorées par la rouille, envahissement des sables8 ». Or la forêt atténue l’aspect venteux du littoral, elle extrait la parcelle du bord de la mer pour l’envelopper dans un environnement protecteur. Les promoteurs de lotissement l’intègrent dans leurs arguments. À la plage de Penthièvre,
« on ne saurait, sans les avoir parcourus, s’imaginer le charme de ces bois de pins, le calme profond dont on y jouit ; alors même que le vent souffle en tempête à l’époque des équinoxes et pendant la saison d’hiver, c’est à peine s’il se fait sentir sous bois9 ».
9Le paysage forestier représente un argument supplémentaire pour la station balnéaire. En 1872, M. Porvinquièvre observe que :
« les étrangers, qui font en définitive la fortune des Sables-d’Olonne, se plaignent avec raison de ce qu’on n’y trouve ni verdures ni arbres, ni quoi que ce soit pour se mettre un peu à l’abri et remplir le [illisible] des journées qu’on ne peut passer tout entières à la mer10 ».
10La végétation, notamment la forêt, est un argument de confort.
La station balnéaire, atteinte à l’environnement
11Urbanisation et préservation peuvent apparaître antinomiques. La station balnéaire semble toujours à la recherche de nouveaux espaces à coloniser pour se développer. M. de Poulpiquet, cultivateur de Fouesnant, alerte M. Bénac, vice-président du conseil général du Finistère :
« il ne reste de la grande plage du Cap-Coz que cette partie (Le Cap), un hectare environ à peu près intact, c’est un but de promenade pour tous, pour ceux du bourg, et les cultivateurs le dimanche, pour nos écoles, pour les touristes, et ce serait dommage que la location de quelques parcelles comme celle faite [en 1923] (concession Camart) détruise le cachet de cette dune. Les bicoques en briques mâchefer ou autres que l’on pourrait y construire éloigneraient les touristes, gêneraient la circulation, les baigneurs et enlaidiraient pour toujours notre jolie plage11 ».
12Dans son rapport de 1928 à la commission supérieure d’aménagement des villes, M. Parenty estime qu’à Saint-Brevin-les-Pins, alors en forte phase d’urbanisation, « il y aurait un intérêt d’avenir à chercher l’emplacement de la future mairie plus au sud afin de se trouver mieux au centre d’un pays qui sera entièrement construit un jour12 ».
13L’urbanisation peut être particulièrement rapide. En 1874, une pétition de propriétaires sur la plage du Nau, au Pouliguen, révèle que « les sapins des dunes d’Escoublac, situés de l’autre côté du port, vont en s’élevant arrêter également la circulation des sables de cet autre côté13 ». La végétalisation du vaste secteur de La Baule, engagée depuis 1816 avec plus ou moins de succès au cours du siècle, est alors bien avancée. Progressivement, les concessionnaires privés, devenant propriétaires permanents sur décision de l’État, commencent à vendre des parcelles plantées. Le secteur de La Baule, du côté du Pouliguen, de Pornichet et de la gare – installée en 1879 – s’urbanise. Le recensement de 1886 est le premier à consacrer un feuillet à la population de ce quartier balnéaire : on compte alors 30 maisons et 234 habitants, situés dans les lotissements Benoît et Hennecart. Néanmoins, il faut attendre le recensement de 1896 pour que le groupement de La Baule surpasse les autres lieux-dits – mis à part Pornichet, qui devient indépendant en 190014. Alain Charles, dans son inventaire patrimonial des villas, retrouve les mêmes tendances. Il ne subsiste que 121 villas de la période 1860-1896 quand il en dénombre 263 pour la période 1896-1900. Toutefois, la grande période de construction correspond à l’entre-deux-guerres : presque les trois quarts des 2 311 villas datant d’avant 1945 remontent à cette période15. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’en 1947, la carte d’état-major révèle une vaste agglomération, dépassant par endroits la route reliant Escoublac au Pouliguen – aujourd’hui avenue du maréchal de Lattre de Tassigny, à un endroit où, sur la carte d’état-major des années 1880, les maisons étaient rares.
14Les constructions des villas et le développement de la station balnéaire ont été un vecteur de destruction de la forêt. Certains sont conscients du problème, mais tâchent, malgré cela, de faire aboutir leurs vues. En 1897, le conseil municipal de La Barre-de-Monts tente d’obtenir la cession d’une partie des dunes de la part des Domaines. Pour cela, il minimise l’aspect environnemental d’un projet de construction.
« [Il considère], d’une part, l’avenir qu’est appelé à prendre, depuis la création du tramway à vapeur de Challans à Fromentine, ce village de la commune de la Barre-de-Monts, où peuvent être créés une station balnéaire et un port de pêche important ; [il considère], d’autre part, que tout développement du commerce et de l’industrie y est rendu très aléatoire par l’absence, aux environs de la gare, de propriétés particulières, et l’impossibilité pratique d’acheter actuellement les terrains voisins du port ; [il considère enfin] que les parties des dunes, non boisées, qui sont placées en bordure de la gare de Fromentine, ne peuvent vraiment pas être considérées comme forêts d’utilité publique16. »
15Notons que le conseil municipal fait une distinction entre la forêt domaniale – que l’État a la charge de préserver – et les forêts qui ne sont pas d’utilité publique et qui peuvent donc contenir les terrains constructibles. La concession aura lieu dix ans plus tard et permettra l’aménagement de la station balnéaire de Fromentine, qui se trouve toujours en partie en milieu forestier.
Un patchwork végétal
16Sans nécessairement un programme établi, la privatisation du bord de mer amène aussi les propriétaires des villas à devoir s’occuper de leur environnement proche.
Le paysage individuel
17Il serait réducteur de blâmer les villégiateurs constructeurs de villas, car eux aussi sont créateurs d’espaces naturels. Si les sources font assez rarement état de ces efforts, cette situation est particulièrement visible à partir des cartes postales. À Tréboul, dans le secteur de la plage des Sables-Blancs, la végétation était rare. Dans les années 1900, l’installation balnéaire ne datant que de la fin du xixe siècle, les villas sont bien visibles, avec une vue clairement dégagée. Quelque trente ans plus tard, les arbres recouvrent tout ce flanc. En 1929, le guide que le syndicat d’initiative de Tréboul fait paraître commence ainsi :
« nous voici devant la Baie de Douarnenez, la “Naples” du Nord, si vivante à la belle saison, avec sa flottille de pêche, si tranquille par le beau temps, qu’on dirait un lac au milieu de collines verdoyantes17 ».
18Plus loin, l’auteur commence un itinéraire vers le village de Saint-Pierre : « en quittant la plage, prenons, vers le nord-ouest, le chemin des villas, toutes gracieuses dans leur encadrement de verdure18 ». Ne serait-ce que pour se protéger du vent, les propriétaires pourvoient généralement à des plantations sur leurs parcelles. Les auteurs des guides y sont sensibles, notamment quand la différence est nette entre l’espace occupé par les villas et le reste de l’environnement. À la plage de Bonne-Source, sur le territoire de Pornichet, « le pays est dénudé, mais la plupart des maisons ont des jardinets19 ».
19L’ensemble de ces paysages individuels donne un charme à la station balnéaire, lui crée une identité.
« Le Pouldu est un hameau de bon repos pour ceux qui ont construit des villas sur la côte, et qui ont entouré de murs leurs jardins plantés de figuiers. Le bord de la mer est dessiné par des haies touffues étoilées de fleurs, rouges de fruits à la saison des mûres, emplies d’un incessant gazouillis d’oiseaux20. »
20Dès 1895, l’auteur du guide Côtes bretonnes et vendéennes, de la Vilaine à Olonne, se félicite pour La Baule
« [des] constructions en forme de chalet [qui] se sont élevées comme par enchantement le long du rivage et dans les lots qui divisent les plantations. Enveloppés dans leurs rideaux de pins, les jardins se parent aisément de fleurs qui recréent la vue au milieu de cette forêt, dont l’aspect, sans elles, serait monotone21 ».
21Les touristes sont à la recherche d’un paysage naturel type, où la forêt ne suffit pas. Jacques Levron s’en plaint, en 1938 :
« on peut déplorer ces allées trop peignées, cet acclimatement des fleurs de serre chaude : camélias, mimosas, bégonias, plantes méridionales qui, grâce à la merveilleuse exposition de La Baule, s’épanouissent comme sur la Côte d’Azur. Mais ce reproche n’est-il pas mérité par toutes les plages à la mode ? Et au moins, La Baule a gardé ses bois de pins qui lui confèrent un cachet rare22 ».
22Ce propos montre les difficultés pour une station balnéaire de contenter tous les touristes. Le jardin, agrémenté de quelques arbres, est principalement composé d’espaces herbés – avec sans doute des parterres de fleurs – et d’allées dans le lotissement Hennecart à La Baule, dessiné par l’architecte Georges Lafont en 188023. La forêt n’est pas envahissante dans une station balnéaire qui doit être, avant tout, fleurie.
Une architecture de jardins
23Les villas sont des espaces avec jardins ou parcs. James Ackerman démontre bien que le fondement idéologique de la villa réside de l’opposition entre ville et campagne :
« les vertus et les agréments de l’une sont posés comme l’antithèse des vices et des excès de l’autre. [Il précise que] la vue qui illustre le mieux l’origine urbaine d’un mythe de la villa est celle dont on jouit à partir d’un promontoire élevé situé hors les murs et donnant sur la ville. […] L’influence des perspectives visuelles sur la conception des villas alla grandissant durant le xviiie siècle en Angleterre, où la vogue des jardins irréguliers se répandit à l’ensemble du paysage agricole. Cette évolution culmina avec la suppression des murs, des haies et des clôtures – les pelouses et les arbres plantés se fondant alors sans transition perceptible dans les pâturages et le bocage24 ».
24Le jardin ou le parc doivent être capables de résister face aux campagnes environnantes. L’historienne d’art Monique Mosser les qualifie d’ailleurs d’îlots de beauté et de résistance25. Ils ont donc une part essentielle dans la villa, pour l’architecte baulois Alain Charles, la villa ne se limite pas au bâti, elle commence aux quatre coins de la parcelle. Ce dernier définit la villa comme une maison implantée au milieu d’un jardin et augmentée sur ses façades d’espaces transitionnels (véranda, bow-window, balcon, etc.) pour faciliter l’accès extérieur : « dans cette architecture des beaux jours, le jardin est considéré comme une salle de séjour à ciel ouvert. […] Toute taille de villa est valable si l’on peut vivre et se reposer dans le jardin en plein air26 ».
25En 1906, à Bénodet, Paul Canévet consacre à son jardin 14 centiares, soit plus de 25 % de sa petite parcelle ; en 1914, Rodolphe Koechlin possède un jardin d’agrément de 13 ares 85 ; en 1931, Thomas Cap un jardin de 5 ares avec un verger de plus de 9 ares, alors que le sol de sa maison et une cour n’occupent que 4 ares. Une partie des propriétaires préfèrent laisser le reste de leur parcelle en terres et surtout en vergers27, mais il paraît étonnant que cet espace ne soit pas aménagé pour accompagner la villa. En détruisant du paysage, les villas en recréent. Le héros du roman de Julien Gracq, Un beau ténébreux, concède que
« le charme de l’hôtel, c’est surtout pour [lui], derrière le front de mer dont on ne perd jamais de l’oreille le grondement monotone, son beau jardin, ses tilleuls, son cèdre, ses parterres naïfs. Un coin de toit rose dans la lumière de l’aube était si joliment campagnard par-dessus les masses de verdure [qu’il avait] envie d’applaudir28 ».
26Certains particuliers font des efforts pour attirer les touristes, comme le Pavillon des Fleurs, pension de famille de Saint-Brevin-les-Pins. En 1931, son encart publicitaire précise qu’il met à la disposition de sa clientèle un « parc très ombragé », argument repris par une photographie. D’autres montrent que leur jardin donne un charme particulier à la station balnéaire. Mademoiselle de Montille, directrice de collège en congé au Pouldu, s’inquiète de l’état de la petite falaise attaquée par la mer et qui borde sa propriété de Saint-Julien :
« ma terre s’amoindrit ainsi un peu chaque année et de vieux ormes sont en grand danger de disparition. Comme il y va de l’intérêt de tous que je cherche à conserver à ce joli coin du Pouldu, si fréquenté des touristes, un rideau d’arbres le long de la rivière, j’ose espérer, Monsieur le Préfet, que l’État voudra bien intervenir pour une large mesure dans cette dépense qu’il me serait difficile de faire sans son concours29 ».
27Sans surprise, l’État n’ayant pas vocation à protéger les propriétés individuelles, cette demande est rejetée. Elle indique néanmoins comment le jardin individuel peut dépasser les limites de la propriété pour faire partie d’un cadre bien plus large.
Un jardin pour tous
28Afin de limiter les impacts urbains, les promoteurs et les collectivités tentent de prévoir certains espaces réservés. Ils comprennent que l’initiative individuelle doit être accompagnée, notamment pour préserver l’image de la station balnéaire.
La création collective d’espaces naturels
29Les promoteurs des stations balnéaires sont conscients que l’urbanisation jugée intensive peut poser problème. Il s’agit de ne pas dénaturer le site, perspective qui risquerait fort de nuire au projet. Ainsi, en 1925, à Carnac, le projet de lotissement de Carnac-Plage ne prévoit que deux cas où les arbres pourront être abattus : 1° lorsque ces derniers seront sur l’emplacement des constructions à édifier et 2° lorsqu’ils seront sur celui des allées à ouvrir. Il s’agit de civiliser le site, sans pour autant le formater complètement. À La Baule, le jardin public de la plage Benoît, administré par le syndicat de propriétaires, a été instauré par le lotisseur à la fin du xixe siècle. D’ailleurs, même si la famille Benoît a pris l’engagement, en 1907, d’en laisser la libre disposition au public, ce jardin lui appartient en nue-propriété30. Le parc Ninon, créé en 1912 et situé derrière la gare de Pornichet, est cité par le guide Bædeker en 1913. Il permet divers jeux, mais avec un droit d’entrée d’un franc31. Le curé de La Baule précise, dans son bulletin paroissial, qu’il a « fait de sa sapinière aride et sablonneuse, un véritable petit Éden, c’est-à-dire un Paradis terrestre. Aussi [il s’explique] facilement le désir, l’engouement des enfants pour le parc Ninon si bien nanti de tout ce qui plaît à ces chers petits32 ».
30Les particuliers s’intéressent également à la construction de promenades et de parcs. En 1876, l’abbé Perrion, M. et Mme Guibout et Mme Poirier font donation à la fabrique de La Bernerie-en-Retz d’un petit terrain sur le bord de mer. La fabrique a pour charge d’ériger sur ce terrain un monument religieux au milieu d’une promenade plantée d’arbres et ouverte au public : ce sera le square Sainte-Anne33. En 1921, Louis Leblois, avocat à la cour d’appel de Paris et maire honoraire du 7e arrondissement de Paris, propose au maire de Carnac, tant en son nom qu’en celui de sa femme et dans un esprit de solidarité et d’assistance, de céder gratuitement à la commune, pour y établir un square public, un terrain de forme triangulaire situé à Carnac-Plage. La municipalité accepte et crée le square d’Alsace34.
31La conservation des espaces naturels devient une préoccupation pour la population locale particulièrement à partir du xxe siècle, quand l’urbanisation devient plus importante. En 1926, dès que l’État – pour cause de Trésor sans argent – envisage de vendre les parcelles domaniales boisées de Beg-Meil, le conseil municipal de Fouesnant et le conseil général du Finistère s’en alarment et formulent des vœux. Ils craignent que la privatisation des dunes boisées conduise à la perte de la vue sur mer, élément important de la promenade touristique. Concepteur d’un rapport favorable au projet de l’État, l’inspecteur principal des Eaux et Forêts, M. Fatou, rétorque que
« les arguments de sentiment […] pouvaient être invoqués avec un certain à-propos il y a vingt ans, alors que la station de Beg-Meil n’existait qu’à l’état embryonnaire. Il importait sans aucun doute, à cette époque, de fixer les dunes, encore en partie mobiles, et de les garnir de végétation pour rendre plus attrayante cette partie de la côte. Nous avons pu opposer ces arguments à toutes les demandes d’achat ou de location partielle qui ont été formulées depuis la remise des dunes [en 1907] au service des Ponts-et-Chaussées. […] Au surplus, nous devons faire remarquer que la transformation des parcelles, actuellement boisées ou en cours de boisement, en jardins particuliers entourant des villas, ne pourrait modifier d’une façon fâcheuse l’aspect de la station balnéaire. Les boisements n’ont pu, en effet, être réalisés et ne pourraient être sauvegardés que grâce à des clôtures les protégeant, en été, contre une circulation intensive et, en hiver, contre des déprédations particulièrement à redouter dans une région où le bois de feu est extrêmement rare. […] Aussi, à condition d’imposer aux acquéreurs des lots l’emploi d’un système de clôtures ne masquant pas complètement la vue des jardins, la création de ceux-ci ne pourra, en aucune façon, amoindrir le charme de la station balnéaire35 ».
32Ce petit bois, dont la création a aidé à fixer une population balnéaire, comme le reconnaît cet inspecteur, ne sera finalement pas vendu.
La végétation, image de la station balnéaire
33La végétation se révèle être un atout à ne pas négliger pour les stations balnéaires. Une publicité datée de 1886 insiste sur l’émerveillement qu’il est possible de ressentir devant la station balnéaire de Noirmoutier où
« les plages du bois de la Chaise, qu’on peut citer parmi les plus belles de France, sont bordées de forêts séculaires de chênes verts et de pins. Abritées des vents d’Ouest et de Sud-Ouest, le climat y est des plus salubres. Cet endroit, privilégié par la richesse de sa végétation et par sa situation pittoresque, est pourvu d’un établissement de bains36 ».
34À cette date, le bois de la Chaise, détruit sous la Révolution française, n’est pas réellement une forêt séculaire, mais cet argument montre l’importance de la préservation d’un espace naturel pour la station balnéaire. En 1903, l’auteur du guide Les petits trous pas chers juge que
« la Vendée n’a pas de station maritime plus charmante que Noirmoutier. On y trouve cette chose rare entre toutes, la végétation, la verdure au bord de la mer. D’aspect monotone dans sa plus grande partie, l’île de Noirmoutier possède tout le long de la côte nord-est, une forêt de chênes verts et de pins, arbres séculaires dont le pied est baigné par le flot de la marée haute37 ».
35En 1913, quelques années après le vote de la loi sur les monuments naturels, le conseil municipal de Noirmoutier tente de protéger ce bois qui ne lui appartient pas, mais cela est sans succès jusqu’en 1937 :
« l’État possède au bois de la Chaise une étendue de dix-sept hectares environ en partie boisée, cette portion des Domaines de l’État, couverte de bois de chênes verts séculaires, de sapins, est considérée à juste titre comme un merveilleux assemblage de sites pittoresques, unique sur nos côtes de l’Ouest. Ce bois, qui attire tous les ans des touristes toujours plus nombreux, est le joyau de la station balnéaire de Noirmoutier. Or la loi du [23] avril 1906 prescrit, dans chaque département, la constitution d’une commission chargée d’examiner quelles seraient les propriétés foncières qui présentent un intérêt général au point de vue artistique et pittoresque38 ».
36Cette volonté montre que les populations locales reconnaissent l’importance de la préservation. Les conseils municipaux vont intégrer l’idée d’une préservation de l’environnement pour un développement raisonné.
37La végétation, si elle est montrée comme abondante dans toute la commune, représente le contrepoids à la ville. Jacques Levron constate que « les forêts de pins poussent jusqu’au bord de la dune et le nom des stations le proclame fièrement : Saint-Brevin-les-Pins, Saint-Brevin-l’Océan, Tharon, Préfailles39 ». En 1899, quand la commune de Saint-Brevin change de nom, le choix de Saint-Brevin-les-Pins est clairement motivé. Ainsi, le conseil municipal
« considérant que les terrains bordant le littoral de cette commune sont peuplés de très beaux pins maritimes sur une étendue de 6 km environ et une surface de 6 à 700 ha équivalente à plus du tiers de sa superficie […] [considère] qu’il est du devoir du conseil de faire connaître et valoir cet avantage qui pourra profiter à la commune en tant que station balnéaire40 ».
38L’auteur de l’Album de la côte guérandaise et ses environs en vient même, dans son début de présentation individuelle, à confondre habilement Pornichet-les-Pins, « qui doit son surnom aux plantations de pins qui y ont été faites », précise-t-il, avec la commune de Pornichet41. Pornichet-les-Pins, tout comme La Baule-les-Pins d’ailleurs, ne sont, en réalité, que des lotissements balnéaires. Les communes promeuvent leurs promenades pour mettre en valeur leur station balnéaire, par l’intermédiaire, notamment, des différentes flammes d’oblitération qui servent à tamponner les timbres sur les enveloppes et les cartes postales. Depuis 1923, il est autorisé aux communes de faire leur publicité. Plusieurs d’entre elles, comme Le Pouliguen, Morgat, Saint-Jean-de-Monts, Saint-Brevin-les-Pins ou Sion, font référence à leur bois, à leur forêt, à leurs pins, voire à leur forêt de pins. Elles montrent les efforts qu’elles concèdent pour préserver leur espace naturel.
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39L’environnement naturel est souvent présenté comme unique et la construction comme chose commune. Guides de voyage, témoignages de particuliers et administrations concourent à rendre toujours plus agréable le site, encadrant au fil des années l’urbanisation devenue sauvage. Leurs actions et leurs discours veulent faire de la station balnéaire le pays idéal des vacances ; mais il s’agit d’un pays en continuelle évolution, dont l’équilibre demeure en perpétuel danger. Dès les débuts de la station balnéaire, tous désirent son développement durable et la limitation des excès de l’urbanisation balnéaire qui sont encore aujourd’hui dénoncés. Comment une station balnéaire peut-elle se développer sans ressembler à une ville, sans perdre son intérêt de lieu de vacances ? Pour reprendre une formule d’Alphonse Allais, la station balnéaire, c’est la ville à la campagne. Elle résulte d’un difficile équilibre entre sa préservation et son développement, qui passe par l’urbanisation et l’implantation d’équipements.
40Certains projets ne peuvent se comprendre sans prendre en compte la recherche de cet équilibre. En 1952, le syndicat d’initiative de Saint-Jean-de-Monts lance une campagne de presse contre le conseil municipal, qui désire alors obtenir une partie de la forêt pour lotir et héberger environ 40 000 personnes. Selon lui, « ce groupement de villas amènerait une véritable fourmilière sur la plage, et malgré les édits, une destruction quasi totale de la forêt. Quoi que l’on fasse, on ne peut construire sans abattre les arbres ». Il propose comme solution alternative de constituer un front de mer :
« pourquoi ne pas prévoir des lotissements en largeur, le long de la plage qui est si belle, sur toute sa longueur ? Cela permettrait d’acheter à bon compte un terrain nu, de le lotir aux moindres frais, de prévoir un avenir très vaste, et d’opérer ensuite au fur et à mesure des besoins de la station, qui pourrait ainsi se développer harmonieusement. Cette solution aurait, en outre, l’extrême avantage de préserver la forêt, trésor urbain, qu’il est criminel d’abandonner42 ».
41Peu de temps après, face à l’expansion balnéaire, les constructions d’immeubles – appréciés par les vacanciers pour la vue sur mer et plébiscités par les promoteurs pour leur rendement – vont permettre un développement fulgurant de la station balnéaire sans que la forêt ne soit dévorée.
42Ce cas d’espèce montre aussi les difficultés pour une commune de gérer seule le problème. Le défi de la station balnéaire est qu’elle doit prévoir sans cesse son développement sans hypothéquer son avenir. Jusqu’en 1945, les contrepoids au conseil municipal demeurent trop rares pour y réfléchir ; les associations de propriétaires n’étant généralement que des associations de lotissement, sans réflexion globale. L’Union des propriétaires du bois de la Chaise, constituée à Noirmoutier en 1907, demeure sur ce point une exception. La végétation a permis l’installation des villas balnéaires – effet favorable à la station ; une trop forte urbanisation risque de détruire la végétation – effet défavorable à la station ; les villas balnéaires sont aussi capables de produire de la végétation et le dynamisme de l’activité balnéaire entraîne la création de promenades et de parcs – effet favorable à la station. Urbanisation et préservation sont les deux extrêmes d’un balancier, dont les populations locales et les touristes doivent faire en sorte qu’il ne s’emballe pas – au risque alors de perdre cette belle mécanique. Jusqu’au milieu du xxe siècle, le modèle de la villa agrémentée d’un parc ou d’un jardin est suivi par tous les villégiateurs balnéaires. Le succès de l’appartement à partir de la seconde moitié du xxe siècle propose un autre modèle ; à l’origine d’un nouveau face-à-face avec la nature ?
Notes de bas de page
1 Clairay P., Les stations balnéaires de Bretagne : des premiers bains… à l’explosion touristique des années 1960, thèse de doctorat en histoire, université Rennes 2, 2003, p. 8.
2 Myon P., Histoire de Préfailles, station balnéaire de l’Océan, Romorantin, Imprimerie René Nicolas, 1909, p. 30.
3 Vincent J., « Origine des rapports complexes à la nature dans les stations balnéaires françaises », VertigO, vol. 13-3, [www.vertigo.revues.org/14401], mis en ligne le 30 décembre 2013.
4 Toulier B., « Architecture des loisirs en France dans les stations thermales et balnéaires (1840-1939) », dans R. Beck, Divertissements et loisirs dans les sociétés urbaines à l’époque moderne et contemporaine, Tours, PUFR, 2005, p. 212.
5 Délibération municipale du Pouliguen, 9 octobre 1881.
6 Bulletin paroissial de Saint-Jean-de-Monts, juillet 1918.
7 Vincent J., « De la répulsion à la spéculation : les transformations du foncier littoral en Bretagne Sud et en Vendée (1800-1939) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. XIII, 2006, n° 4, p. 35-48.
8 AD Loire-Atlantique, 534 S 88. Lettre de M. Safflet au préfet de Loire-Inférieure, 5 août 1892.
9 Plage de Penthièvre en Saint-Pierre-Quiberon, Paris, MM. Tourte et Petitin, 1914, non paginé.
10 AD Vendée, 1 O 611. Enquête de commodo et incommodo sur l’aliénation de la place du Puits-Doré, du 19 février 1872, opposition de M. Porvinquièvre.
11 AD Finistère, 2 Q 474. Lettre de M. de Poulpiquet, propriétaire agriculteur à Coat-Veil-Moor à Fouesnant à M. Bénac, vice-président du conseil général du Finistère, 20 janvier 1924.
12 AD Loire-Atlantique, 2 O 154/13. Copie du rapport de M. Parenty sur le dossier de Saint-Brevin présenté à la Commission supérieure d’aménagement des villes, avril 1928.
13 AD Loire-Atlantique, 532 S 29. Pétition portant neuf signatures au préfet de Loire-Inférieure, Le Pouliguen, 31 août 1874.
14 Sérant L., Le Front de colonisation. Station balnéaire de La Baule, université de Nantes, 1948, p. 41.
15 Charles A., Inventaire général du patrimoine de La Baule-Escoublac, réalisé en 1992 (16° boîtes), DRAC des Pays-de-la-Loire.
16 Délibération municipale de La Barre-de-Monts, 5 septembre 1897.
17 Tréboul et sa région (Sud-Finistère), syndicat d’initiative de Tréboul, 1929, 91 p.
18 Ibid.
19 Guide Diamant Nantes, Saint-Nazaire et les plages de la Loire-Inférieure, Paris, Éditions Hachette, 1921, p. 44.
20 Geffroy G., La Bretagne, Paris, Hachette, 1905, p. 352.
21 Côtes bretonnes et vendéennes, de la Vilaine à Olonne. Guide du baigneur, Nantes, Imprimerie moderne, 1895, p. 30.
22 Levron J., La Haute-Bretagne, Grenoble, B. Arthaud Éditeur, 1938, p. 61.
23 Charles A., « Dans le doux dédale des dunes », 303. Arts, recherches et créations, 1er trim. 1994, p. 30.
24 Ackerman J., La Villa. De la Rome antique à Le Corbusier, Malakoff, Hazan, 1997, p. 15 et p. 34. Édition américaine : Princeton, Princeton University Press, 1990.
25 Mosser M., « Introduction », dans Vendée, côté jardin : promenade au cœur d’un patrimoine, Paris/La Roche-sur-Yon, Somogy éditions d’art/conseil général de la Vendée, 2006, p. 22.
26 « Analyse et mutations d’une station balnéaire ; entretien avec Alain Charles », dans M. Rouzeau et P. Madiot (coord.), Sel, sable et soleil au pays de Guérande, Vannes, Institut culturel de Bretagne, 2004, p. 159-160.
27 AD Finistère, 3 P 9/3. Matrices cadastrales des propriétés non bâties (1841-1914).
28 Gracq J., Un beau ténébreux, Paris, José Corti, 1945, p. 36.
29 AD Finistère, 4 S 14. Pétition de Mlle de Montille, directrice de collège, en congé au Pouldu, au préfet du Finistère, 9 décembre 1912.
30 Statuts et règlements de l’Association syndicale des propriétaires de la plage Benoît, La Baule, Imprimerie La Mouette, 1928, p. vii.
31 Bædeker K., Le nord-ouest de la France, de la frontière belge à la Loire, Leipzig/Paris, Karl Bædeker/Ollendorff, 9e éd., 1913, p. 438.
32 Bulletin paroissial d’Escoublac, 27 juillet 1913.
33 Délibération municipale de La Bernerie-en-Retz, 27 février 1876.
34 Délibération municipale de Carnac, 11 septembre 1921.
35 AD Finistère, 4 S 29. Rapport de M. Fatou, inspecteur principal des Eaux et Forêts, sur le vœu du conseil général du Finistère du 6 mai 1927, 30 juin 1927.
36 Archives des Amis de l’île de Noirmoutier, Fonds Béranger.
37 « Les Petits trous pas chers ». Guide des familles aux bains de mer, plages de la Manche et de l’Océan, Paris, La Fare éditeur, 1903, p. 290.
38 Ibidem.
39 Levron J., op. cit., p. 43.
40 Délibération municipale de Saint-Brevin-les-Pins, 3 août 1899.
41 Album de la côte guérandaise et ses environs. Quelques renseignements pour les excursionnistes de la Presqu’île de Guérande, 1907, p. 22.
42 « Le syndicat d’initiative de Saint-Jean-de-Monts craint de voir la forêt disparaître », Résistance, 12 mars 1952.
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