Des havres, des passages et des pêcheries
Les petits aménagements estuariens en Bretagne sous l’Ancien Régime
p. 309-317
Texte intégral
1À l’époque moderne, les aménagements estuariens témoignent de la pluralité des usages de l’eau. Le nombre et la variété des aménagements que l’on qualifiera de « légers » sont les stigmates d’une économie traditionnelle encore florissante et structurante. Plutôt que de traiter des grands travaux qui ont favorisé le destin de grandes cités portuaires telles que Bordeaux, Nantes, Lorient, Saint-Malo ou encore, Le Havre nous avons préféré nous focaliser sur les petites structures, oubliées de l’historiographie traditionnelle, à travers l’exemple de la Bretagne. Ces aménagements, que certains pourront qualifier de mineurs, sont pourtant les témoins essentiels d’une intelligence pratique et de la pluralité des savoir-faire des communautés estuariennes sous l’Ancien Régime. Ces cultures techniques – transmises de génération en génération – sont à l’origine d’une véritable culture pratique de l’estuaire, accaparée par une partie de la population locale que l’on pourrait nommer peuple ou gens de l’estuaire. Ce microcosme rassemble les pêcheurs, les mariniers, les maîtres de barques et les passeurs, mais aussi les propriétaires riverains. Pour brosser un tableau assez représentatif des petits aménagements estuariens, trois objets d’étude peuvent être envisagés. Une analyse descriptive des différentes formes des aménagements constitue la trame essentielle avant d’engager une étude sur la mise en œuvre, les techniques employées, les hommes et les matériaux. Enfin, trois thématiques temporelles s’articulant autour des trois temporalités de la durée, permettront d’aborder, l’abandon, l’entretien ou la modernisation de ces aménagements.
Les formes de l’aménagement ou la richesse des usages et des pratiques de l’estuaire
2Par « formes », nous entendons l’ensemble des ouvrages et des équipements de pêche, les quais ou havres aménagés ainsi que les passages reliant deux rivages. Les installations de pêche sont très variées. Cette notion recouvre les pièges associés aux moulins, les pêcheries proprement dites, les barrages, les écluses et les duis. Ces structures répondent à des appellations plurielles, souvent régionales ou locales, mais correspondent aussi à des aménagements spécifiques. Leur variété, leurs dimensions plurielles, témoignent d’une adaptabilité au substrat du lit de l’estuaire et donc d’une connaissance très affûtée du milieu et des espèces recherchées.
3La lexicologie des pêcheries est d’une grande richesse. Certaines installations sont destinées à des espèces bien spécifiques, tel que les poissons migrateurs, alors que d’autres servent à prendre le tout-venant. Si on donne aujourd’hui au terme de pêcherie le sens d’établissement de pêche, il l’avait déjà au xive siècle1. Un autre mot sert à désigner le même type de construction, il s’agit du mot « parc ». Désignant un enclos dans lequel le poisson est prisonnier, il est fréquemment usité dans les ordonnances royales en l’associant au terme de pêcherie. Le 13 janvier 1731, le Conseil d’État du roi promulgue un arrêt « concernant les parcs et pêcheries2 ».
4On rencontre aussi régulièrement le terme « écluse » qui désigne le même genre d’édifices. Sur la Vilaine, certaines pêcheries sont appelées « écluses » comme celles du Galiou, du Pont ou encore du Bas de la Garenne3. Le mot « goret » est aussi utilisé pour désigner des barrages en pierre ou en bois, parfois associant les deux, servant à la pêche. Les religieux de l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé en possèdent un sur l’Ellé et un autre sur l’Isole en amont de la confluence de ces deux fleuves. En 1446, ces mêmes religieux font réparer ces gorets4. D’ailleurs, le mémoire où sont conservées ces pièces spécifie bien que c’est « l’usement de ladite rivière, et des autres icelles rivières ou semblables que chacun y peut édifier et faire pêcheries et moulin à l’endroit de leurs terres à la hauteur des prochaines terres de ladite rivière5 ».
5Au début du xviiie siècle, dans ses procès-verbaux rédigés dans les amirautés de Bretagne, Le Masson du Parc, commissaire ordinaire de la Marine, une première fois en 1726 et une seconde fois en 1732, classe et nomme à la fin de chacun de ses rapports les établissements de pêche sous des dénominations différentes6. Si l’on prend par exemple les procès-verbaux établis dans l’amirauté de Saint-Brieuc, on constate qu’il fait bien la différence entre les « parcs de pierre, écluses ou gorets », « les bouchots ou parcs de bois » et les « pêcheries en bois et pieux7 ». La distinction est très claire et ces établissements de pêche semblent donc différents par leur conception. Cette volonté d’établir de très nettes différences est aussi remarquable dans les procès-verbaux des autres amirautés.
6Dans le tableau récapitulatif des pêcheries établies dans l’amirauté de Nantes, Le Masson du Parc note que les pêcheries de bois et de pierres portent le nom de « duits » ou de « chaussées8 ». Ces « duits » sont d’ailleurs employés pour pêcher des lamproies9. Le Masson du Parc souligne le fait que ces pêcheries compliquent lourdement le passage des bateaux sur la Loire car ils sont à l’origine de la formation de bancs de sable10. Il s’insurge aussi contre les propriétaires de ces pièges qui ne se donnent même pas la peine de signaler leur emplacement par des bouées. Dans certains endroits de la Loire, ils sont si nombreux et si mal placés « qu’à peine reste deux ou trois brasses au plus d’intervalle pour le passage des bateaux11 ». Enfin, dans l’amirauté de Vannes, le commissaire de la Marine nomme « gorrais » ou « gords » les pêcheries à truites et à saumons construites de bois et de pierres, tandis que « bouchots », « borgnes », mais aussi « gords », désignent celles qui sont construites en bois et clayonnages12. Comme l’avait justement fait remarquer Jacqueline Trémenbert, les parcs, pêcheries, écluses, gorets, bouchots, duits et chaussées « sont les termes généraux que nous avons rencontrés pour désigner les établissements de pêche13 ». Toutefois, on trouve dans quelques localités d’autres noms particuliers.
7Dans l’amirauté de Vannes, par exemple, les paysans riverains à Bains et Brain, près de Redon, désignent par « teseles » ou « tesselles » ou encore « borgnions », les petits gords de bois et de claies dont ils se servent14. Ces appellations différentes qui désignent parfois le même genre de construction peuvent aussi cacher des réalités somme toute très différentes. Les principaux types de pêcheries que l’on rencontre en Bretagne sous l’Ancien Régime sont de cinq sortes. Ces pièges qui barrent souvent le fond des estuaires sont des installations plus conséquentes que les petits quais et les câbles tendus qui servent aux passeurs pour relier les deux rives de l’estuaire.
8Les côtes de Bretagne sont segmentées, dentelées par un grand nombre d’estuaires qui s’enfoncent parfois profondément dans les terres. De grandes baies séparent une pluie de petits villages et il faut parfois emprunter de longs chemins sinueux et peu recommandables pour regagner l’autre rive. Ces caractéristiques géographiques auraient pu provoquer un certain cloisonnement des terroirs, voire un isolement. Pourtant, il n’en est rien, le mythe de l’isolement breton ayant été fortement contesté par Alain Croix15. Le réseau de communication terrestre loin d’être déficient peut-être jugé convenable16. Les vallées profondes creusées par les estuaires pouvaient à première vue constituer un très lourd handicap pour la circulation des hommes. Un foisonnement de passages permet de raccourcir les distances et de passer d’une rive à l’autre. Il est bien rare qu’un seigneur riverain ne possède son droit de passage. La majorité des passages est située au sud d’une ligne s’étirant de Brest à Nantes en passant par Redon.
9Dans chaque fond d’estuaire se nichaient des havres ou des entités portuaires qui fonctionnaient dans l’ombre de ports insérés dans le commerce international. La cohorte des droits maritimes, plus communément appelés droits « de ports et havres », qui étaient levés dans ces estuaires témoigne de la densité de cette poussière de ports17.
Construction, hommes et matériaux
10L’aménagement et la réalisation peuvent être considérés comme la mise en œuvre de ressources intellectuelles, qu’elles émanent d’un groupe ou d’individus. L’exemple des pêcheries, fixes et temporaires, est intéressant. En effet, les travaux d’aménagement ou de mise en œuvre dépendent de la nature du piège.
11Les parcs sont des établissements en bois communément appelés bouchots, constitués de bois entrelacés, que l’on nomme clayonnage. Cette structure est solidement fichée dans le sol vaseux des estrans à la basse mer et le poisson qui passe dans les parages se fait surprendre par l’entonnoir que forment ces claies. Les essences qui sont utilisées pour réaliser ces claies sont les mêmes que celles du vannier :
« On enlace entre elles de menues branches de saule, de peuplier, de bouleau, de coudrier, ou d’autres bois pliants ; comme si l’on voulait faire un panier. Et afin d’avancer l’ouvrage on ne met pas les brins un à un, comme font les vanniers ; mais on réunit plusieurs branches, pour les enlacer en une seule opération. Lorsqu’on a mis deux ou trois rangées les unes sur les autres, on les entasse ou presse entre les pieux ou piquets, en frappant dessus avec le tranchant d’une masse plate18. »
12Dès lors, il suffit de venir cueillir le poisson lors de la prochaine marée basse. Sur les grèves de Cherrueix, dans la baie du Mont-Saint-Michel, ces parcs sont constitués de « deux rangées de clayonnage élevées peu à peu jusques à six ou sept pieds de haut19 ». À mesure que l’on se rapproche de Cancale, la hauteur des ailes de ces pièges tend à augmenter20. L’ouverture de l’entonnoir, composé de deux ailes, qui sert à diriger le poisson vers l’extrémité du piège, peut atteindre d’importantes dimensions. Les pêcheries de Cancale monopolisent et occupent une grande partie de l’estran. Quelquefois, elles dépassent les soixante ou quatre-vingts brasses21. Leurs ailes, pannes ou côtés peuvent parfois atteindre 100 à 130 brasses de longueur22. En 1829, l’abbé Manet – qui dresse un état de la baie du Mont-Saint-Michel et de Cancale – précise que l’on y trouve des poissons plats en quantité tels que des soles, des plies, des turbots et des raies, mais que parfois on y surprend des morues, des anguilles et quelques roussettes23. Par définition, ces constructions ne trient pas le poisson et certaines emprisonnent une partie du frai et beaucoup de menu fretin, qui – une fois la marée basse – agonisent dans des mares d’eau. Le frai est d’ailleurs recherché ici par les cueilleurs des grèves pour fumer les terres24. Ces pièges sont souvent terminés par une nasse que l’on nomme « bourgne ». Ce casier permet de récupérer le fretin en le protégeant des oiseaux de mer qui, bien évidemment, sont les premiers à occuper le terrain lors de la basse mer25. Ces installations nécessitent beaucoup d’entretien car elles supportent assez mal les courants marins qui sont assez forts sur la côte de Cancale. Les claies doivent être réparées sans arrêt et les pieux remplacés. Le travail lié à ce type de piège n’est pas très éloigné de celui des paysans qui doivent sans cesse entretenir leurs clôtures pour éviter que leur cheptel ne divague. Ces pièges sont particulièrement bien adaptés aux plages plates composées d’un substrat sablonneux ou vaseux dans lequel on peut, de façon aisée, ficher des pieux profondément.
13Ces parcs peuvent aussi être construits en pierres sèches. Il s’agit ordinairement d’une enceinte délimitée par des murets qui se remplit à la marée montante et qui, à l’aide d’une grille plus ou moins fine, laisse l’eau s’échapper à la basse mer. Le poisson gît alors contre cette grille et le pêcheur n’a plus qu’à venir le cueillir. Dans l’anse de Saint-Suliac, dans l’estuaire de la Rance, Le Masson nous informe que leurs murets ont plus de trois pieds de haut26. Ces pêcheries sont aussi appelées « écluses27 ».
14Pour que ces pièges ne causent pas trop de dégâts au sein des juvéniles, Duhamel du Monceau conseille de multiplier les ouvertures appelées « cunettes » et surtout il convient de vérifier l’écartement des barreaux de la grille qui ferme cette installation28. Enfin, il recommande d’ouvrir les grilles de ces parcs durant la fraye du poisson c’est-à-dire du mois de mars au mois de juin29. Toutefois, on peut être certain que cette dernière suggestion n’était pas respectée, car cette « menuise », entendons par là les alevins, servait occasionnellement à nourrir les cochons ou à amender les champs30. Lorsque ces parcs étaient fermés par des grilles, les pêcheurs n’avaient qu’à se baisser pour récupérer le produit de leur pêche.
15Dans d’autres cas, ayant creusé une sorte de mare contre le muret, ils raclent le fond à l’aide d’une truble, sorte de grand haveneau. Toutes les combinaisons sont possibles, sachant qu’aux ouvertures on peut aussi disposer des nasses ou des « bourgnes ». Bien évidemment, ces pièges, plus résistants que leurs homologues construits en bois, laissent vraiment peu de chance au poisson. Ils sont aussi plus résistants que les « bouchots » et nécessitent beaucoup moins d’entretien et de réparations. Aussi, peuvent-ils être disposés dans des endroits où les courants sont plus forts. Dès lors, il est possible de prendre d’autres espèces telles que le bar et quelques saumons à l’occasion.
16Certaines pêcheries, bien plus fragiles, sont constituées de bois et de filets. En fait, il s’agit souvent de perches tendues au milieu de l’estran, servant à fixer d’immenses filets droits qui capturent des poissons de fond mais aussi certaines espèces pélagiques qui n’hésitent pas à se rapprocher des côtes lors du jusant. Parmi ces espèces on peut citer le bar, qui est le premier à investir les plages, mais aussi le maquereau qui – suivant des bancs de sprats – se risque dans certaines anses. Dans la baie de Cancale à Cherrueix, certaines de ces installations sont destinées à la capture des sardines31. Ces filets sont posés et amarrés sur des petits pieux et ils sont disposés en équerre afin de barrer une partie du passage aux poissons. On nomme localement ces installations « tessures, tessous et rets32 ». Ces parcs anguleux ont souvent une forme de zigzag. Duhamel du Monceau recommande de ne pas ensabler le bas des filets car cela risquerait de tuer une partie des alevins33. Ces installations ne restent en place que durant deux ou trois marées car la laisse de mer finit par s’y accumuler et il est donc nécessaire de les nettoyer assez régulièrement. Dans l’amirauté de Saint-Brieuc, on utilise un autre procédé, les « saines à pieux ». Ces pêcheries circulaires sont construites avec des perches et des filets que l’on nomme « courtines ». La base des rets est ancrée sur le sable à l’aide de plombs. Quelques-unes ont quatre pieds de haut34.
17Certains de ces parcs couvrent moins de superficie mais sont plus hauts. Ils sont appelés « cahossets » ou « closets ». Ils sont formés d’un seul filet, tendu sur des perches de sept à huit pieds de hauteur35. Ces pêcheries sont assez redoutables pour les bars, les mulets de mer, les lieus, les colins et les vieilles, d’autant que prenant peu de place, on peut tout à fait les planter sur un banc de sable entouré par des roches. Ces pièges sont particulièrement efficaces quand le vent du sud bat la côte. En effet, l’eau se retire plus vite et le poisson est aspiré dans le piège grâce à la force du courant.
18D’autres pièges de ce type, associant pieux et filets, sont mentionnés dans la région de Lorient. Dans la paroisse de Ploemeur, une de ces pêcheries barre un petit bras de mer formé par l’embouchure d’une rivière36. Dans l’amirauté de Quimper, ces pêcheries sont utilisées par les pêcheurs de maquereaux qui traquent les bancs lorsqu’ils viennent se nourrir près des côtes dès le début du printemps37.
19D’autres établissements, particulièrement adaptés aux estuaires et à la force du courant, barrent les estuaires ou les rivières fréquentés par les poissons migrateurs, en l’occurrence le saumon38. Souvent appelées, « gorres », « écluses » ou « chaussées », il s’agit de constructions mêlant la pierre, le bois et employant parfois des filets ou des nasses. L’un des plus célèbres est la pêcherie royale de Châteaulin. Toutefois, ce n’est pas la plus élaborée et encore moins la plus classique. Les plus représentatives sont sans doute celles édifiées sur le Blavet ou encore sur l’Ellé et l’Isole en amont de Quimperlé. Le Masson du Parc a laissé une description des « grands gorets » situés sur l’Ellé :
« [ils étaient constitués de sept tonnes qui] sont entièrement de maçonnerie […] l’intervalle de celle qui est à l’ouest est entièrement close de râteliers garnis d’échelons et il sert de réservoir à cette pêcherie. Quand on veut pêcher on lève deux de ces râteliers et on y place en leur lieu deux guideaux pour prendre les saumons qui veulent remonter […] et on y pêche aussi des lamproies et des anguilles39 ».
20Les « râteliers » – qui étaient ni plus ni moins que des râteaux – servaient à barrer le passage des saumons. Ces derniers se faisant facilement remarquer par leurs marsouinages et leurs cabrioles. Les « guideaux » ou « verveux » étaient des « chausses simples qui ne sont qu’un sac de filet40 ». Dès que les « râteaux » étaient relevés, les saumons – irrésistiblement attirés par l’appel d’eau – s’engouffraient dans les rets. Lorsqu’ils dévalaient après le frai, on laissait une ouverture dans la pêcherie pour éviter de prendre des « bécards41 ». De plus, personne ne pouvait prétendre fermer complètement une rivière décrétée navigable. Cette obligation de laisser un espace libre dans une pêcherie au travers d’une rivière est mentionnée dès le xve siècle dans une enquête faite le 12 septembre 1446 par le sénéchal d’Hennebont au sujet des établissements de pêche des religieux de Sainte-Croix : elles étaient munies de « pertuis pour ce que l’eau y arrêtera moins et fera moins de dommage au-dessus et ainsi le poisson pourra mieux passer au mont de ladite rivière et plus au bien commun du pays42 ». On se doit d’être surpris par une prise de conscience aussi précoce de la grande valeur du saumon. Cette remarque du sénéchal d’Hennebont est aussi un témoignage de l’efficacité de ces établissements de pêche qui ne laissaient que peu de chances à salmo salar et à ses congénères. On y pêchait aussi des lamproies et des anguilles. Les « gorets » de Quimperlé n’étaient pas les seules installations de ce type.
21Au-dessus de Lochrist une pêcherie qui appartenait pour moitié à l’abbaye de la Joie et aux princes de Guéméné possédait dix tonnes43. Cette pêcherie à la forme d’un demi-cercle. Elle est placée de part et d’autre du lit du Blavet et laisse un petit passage libre au milieu de la rivière. Cette obligation de laisser un passage est dictée par les Récollets de Pontivy qui possèdent une pêcherie du même genre en amont. Ainsi, tout le poisson n’est pas pris par les fermiers des religieuses de la Joie et les hommes du prince de Guémené. À Quimper, l’évêque possède un goret de la même facture attenant son moulin44. Cette pêcherie dispose d’une chaussée garnie de quelques ouvertures qui sont barrées par des grilles en bois formées de bois entrelacés. L’espacement entre les bâtons ne dépasse pas les trois pouces. Elles servent à arrêter le poisson45. Derrière cette chaussée, la rivière forme un étang qui est, lui aussi, barré par des filets afin de surprendre les saumons qui auraient échappé au premier piège.
22La plus grande de ces pêcheries à saumon est celle de Châteaulin qui semble avoir fonctionné à plein régime jusqu’au premier tiers du xviiie siècle. Cette pêcherie avait été donnée aux religieux de l’abbaye de Landévennec en 1090 par le duc Alain Fergent46. Sous l’Ancien Régime, elle fut afféagée par le sieur Tréouret de Kerstrat avec les moulins et les ardoisières de la région. Lorsque Le Masson visite cette pêcherie en 1726, il lui semble qu’il s’agit du plus bel ouvrage que l’on puisse trouver sur les côtes du Ponant47. La marée monte bien au-delà de cette écluse et elle est percée de trois ouvertures fermées par des claies. Elle est composée d’une chaussée en pierre qui barre toute la rivière Aulne à l’exception d’un petit passage qui sert à laisser passer les bateaux. On y pêche le saumon au moyen de deux techniques. La première se fait dans le « gord » de la pêcherie et l’autre entre la chaussée de la pêcherie et le pont de la ville. L’écluse de cette pêcherie est une sorte de digue mêlant le bois et la pierre. Des pieux plantés dans la rivière lui assurent une bonne assise. Sur ces pieux sont solidement attachées de longues poutrelles. Pour renforcer le tout, des claies sont appuyées contre ce talus artificiel et maintenues par des pierres. Étant donné la force du courant, les claies sont changées tous les deux ou trois ans, à moins qu’elles ne soient emportées à l’occasion d’une crue. Dans cette digue, on a ménagé une ouverture seulement fermée par des claies pour permettre à l’eau de s’écouler librement, mais aussi de soulager la structure et de laisser les petits tacons regagner la mer. Lorsque les saumons remontent l’Aulne, ils se heurtent à ces murs et cherchent à tout prix à passer ce barrage. À force de chercher une issue ils finissent par s’engouffrer dans l’ouverture d’un coffre qui – armé de tiges en fer orientées vers l’intérieur – les empêche de s’échapper. Une fois pris, il n’y a plus qu’à cueillir le saumon48. Cette description finalement assez succincte a été complétée par les observations précises de Boureau-Deslandes49. En 1736, ce commissaire général de la Marine – loin d’être avare de précisions – dresse une description assez fine de cet établissement ; toutefois, il ne semble faire que recopier des pans entiers du procès-verbal établi par Le Masson dix ans auparavant. Le tableau que brosse Boureau a été maintes fois recopié par des érudits locaux50.
23En Loire, les arches des ponts de Nantes servent de piles pour tendre des guideaux ou d’autres pièges. Gênant la navigation, ces pêcheries sont supprimées au début du xviiie siècle51.
Abandonner, entretenir, moderniser
24D’abord s’impose la question de l’abandon des installations. Ce rapport à la durée est à mettre en relation avec la volonté du pouvoir central de s’approprier le littoral au détriment des seigneurs. Les assauts juridiques sont tels que certains seigneurs finissent par abandonner une partie de leurs droits52. Des aléas et des accidents structurels et conjoncturels peuvent entraver l’exploitation et la pérennisation de ces aménagements. Cela peut être le cas d’une conjoncture politique et économique défavorable, d’accidents climatiques importants, de querelles seigneuriales. Il faut aussi tenir compte des réactions populaires, de la fraude et du braconnage53. Les tensions et les conflits d’usage montrent à quel point ces aménagements furent un véritable enjeu.
25La longue durée est aussi à saisir à travers l’entretien qui maintient l’estuaire vivant. Pratiques banales, l’entretien des sites et la réparation des installations constituent les modes d’intervention les plus fréquents, le quotidien de l’aménagement, loin du prestige des grands travaux. Si le propriétaire se doit de financer les gros travaux de réparations, c’est à son fermier d’assurer l’entretien général et d’apporter quelques modernisations aux installations. Les fermiers sont tenus de rendre les « gorets regnables » à la fin de leur bail « sans l’espoir de récompense » ou de déduction du prix de leur ferme. Ils doivent les remettre dans l’état où ils étaient lorsqu’ils les avaient acceptés. Pour les pêcheries, le bailleur doit donner aux fermiers le bois nécessaire pour le gros œuvre et ces derniers se chargent de « l’œuvre de main », des « bâtons de claies qui seront fournis et placés aux frais des preneurs54 ». Le bailleur était parfois l’abbé de Sainte-Croix et d’autres fois le fermier du temporel. Dans ce dernier cas, on imagine fort bien les avantages financiers que peuvent en tirer les moines : que d’économies en perspective. Les menus travaux peuvent coûter fort cher et approcher parfois le prix de la ferme. Le 3 mars 1755, le sieur Jacques-Mathieu Forget – alors fermier des grands et des petits gorets – paye 450 livres à un entrepreneur « à raison de 112 livres 10 sous pour chaque trois mois […] nonobstant la disette du poisson ou autres événements quelconques qui pourraient arriver55 ». Et encore, il ne s’agit là que de travaux de boisage. Les fermiers possèdent d’ailleurs chez eux quantité de bois ouvragés et de matériel de pêche pour les pêcheries. Les travaux que l’on peut exiger des fermiers sont parfois plus importants. Ils doivent alors entretenir à leurs frais les piles des pêcheries de « pierres saillantes » et surtout veiller à l’entretien d’une maisonnette, située sur l’une des tonnes des grands gorets, qui doit servir au rangement du matériel de pêche56. Afin d’éviter les désagréments, occasionnés par les caprices printaniers ou hivernaux de l’Ellé, les seigneurs de Sainte-Croix exigeaient des fermiers qu’ils relèvent les claies et laissent l’eau passer librement durant certaines périodes à risques. Les clauses juridiques d’un bail à ferme de pêcherie ne sont pas particulières. Nous retrouvons les formules de tout contrat de louage avec seulement, peut-être, quelques variantes. Si les fermiers des pêcheries sont assujettis à de lourdes obligations, les fermiers des passages sont eux aussi contraints d’obéir aux ordres de leurs bailleurs. Pour certains passages, le bailleur se contente de louer le droit de passage. Les religieux de Landévennec, qui possèdent des droits de passage dans l’estuaire de l’Aulne, refusent de fournir le bateau qui est utilisé pour le service du passage57. On retrouve ici le même système et les mêmes clauses que celles des pêcheries. Certains bailleurs limitent l’usage que les fermiers doivent faire du bateau qui leur est confié. Les passeurs dépendant de la seigneurie de Quéronic sur le Belon doivent obéir à des clauses particulièrement strictes. Si le seigneur leur prête le chaland, il leur est strictement interdit de s’en servir pour aller ramasser du goémon ou pour aller à la pêche58.
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26À l’époque moderne, les estuaires sont très aménagés. La diversité des installations et des activités, qu’il s’agisse des formes, de leur mise en œuvre, qu’elles soient humaines ou matérielles, témoigne de l’extraordinaire richesse et de la complémentarité des savoir-faire. Nous sommes ici bien loin des grands aménagements portuaires mais pourtant, cette autre réalité de l’estuaire stigmatise la survie et la durabilité des activités et des usages traditionnels à l’époque moderne. Loin du prestige des grands travaux, ce peuple de l’estuaire a su transmettre ses savoirs entre les générations. Capable de réparer, de moderniser, en un mot de faire durer, ce monde des petits exploitants du rivage brosse un tableau de la richesse de la culture populaire et des savoirs techniques sous l’Ancien Régime.
Notes de bas de page
1 Trémenbert J., Les pêcheries en Bretagne méridionale au Moyen Âge et sous l’Ancien Régime, thèse manuscrite de l’École des chartes, t. 1, Paris, 1941.
2 AD Finistère, 20 B 4537 ; 5 H 39.
3 AD Ille-et-Vilaine, C 4998. Navigation sur la Vilaine. Travaux.
4 AD Finistère, 5 H 38. Mémoire des droits maritimes de l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé, 25 octobre 1743.
5 Ibid.
6 AN Marine, C5 20-21, 26.
7 Ibid., C5 20, f° 107r°.
8 Ibid., C5 21, f° 117.
9 Ibid., f° 132r°.
10 Ibid., f° 132 v°.
11 Ibid.
12 Ibid., f° 305.
13 Trémenbert J., Les pêcheries…, op. cit., t. 1, p. 17.
14 AN Marine, C5 21, f° 152r°.
15 Croix A., L’âge d’or de la Bretagne, 1532-1675, Rennes, Ouest-France Université, 1993, p. 103-106.
16 Ibid., p. 104.
17 Martin P., Les fermiers du rivage : droits maritimes, seigneurs, fermiers et fraudeurs en Bretagne sous l’Ancien Régime, thèse de doctorat nouveau régime, sous la direction de G. Le Bouëdec, t. I, université Bretagne Sud, 2004, p. 163-210. Thèse publiée sous le titre : Les fermiers des droits maritimes en Bretagne (xvie-xviiie siècle). Une élite seconde sous l’Ancien Régime, Paris, Les Indes savantes, 2013.
18 Duhamel du Monceau H., Traité général des pêches et histoire des poissons qu’elles fournissent, tant pour la subsistance des hommes, que pour plusieurs autres usages qui ont rapport aux arts et au commerce, Paris, 1769, Genève, 1984, t. 1, section II, chap. v, p. 84.
19 AN Marine, C5 20, f° 4r°.
20 Ibid., f° 6 v°.
21 Ibid., f° 49 v°.
22 Meury L., « Les pêcheries de la Rance », Annales de la Société historique et archéologique de Saint-Malo, 1974, p. 188.
23 Ibid. Il affirme que l’on y prend des thons, ce qui peut paraître douteux.
24 AN Marine, C5 20, f° 4 v°.
25 Duhamel du Monceau H., Traité général des pesches…, op. cit., t. 1, section II, chap. v, p. 85.
26 AN Marine, C5 20, f° 31.
27 Ibid., f° 42 v°.
28 Duhamel du Monceau H., Traité général des pesches…, op. cit., t. 1, section II, chap. v, p. 85.
29 Ibid., p. 82.
30 Ibid., p. 81.
31 AN Marine, C5 20, f° 3r°.
32 Ibid., f° 1 v°.
33 Duhamel du Monceau H., Traité général des pesches…, op. cit., t. 1, section II, chap. v, p. 87.
34 Ibid., p. 88.
35 Ibid., p. 92.
36 AN Marine, C5 21, f° 298.
37 Duhamel du Monceau H., Traité général des pesches…, op. cit., t. 1, section II, chap. v, p. 90.
38 Martin P. et Phelipot P., Le saumon en Bretagne, des siècles d’histoire et de passion, Morlaix, Skol Vreizh, 2014.
39 AN Marine, C5 21, f° 350 et voir le plan dans le troisième volume de notre DEA, p. 19, d’après l’ancien cadastre du xixe siècle. Il faut ajouter que le cadastre mentionne huit tonnes au lieu de sept. On peut penser que la pêcherie a été agrandie après 1729.
40 Duhamel du Monceau H., Traité général des pêches, op. cit., t. II, p. 44.
41 AN Marine, C5 21, f° 350.
42 Le Duc Placide (dom), Histoire de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, p. 97, p. 641.
43 AN Marine, C5 21, f° 288-290.
44 Ibid., f° 372.
45 AD Finistère, 100 J 154.
46 Du Crest de Villeneuve M., « Aperçu historique sur Châteaulin et sa région », Bulletin archéologique de l’association bretonne, t. XXV, 1906, p. 18.
47 AN Marine, C5 21, f° 425.
48 Ibid., f° 426-428.
49 Laurent C., « Monsieur Deslandes (André-François Boureau-Deslandes, 1689-1757) », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. XC, 1964, p. 134-275.
50 Thomas G., « La pêche du saumon autrefois », Penn Ar Bed, n° 55, décembre 1968, p. 338-344 ; Leclerc G., « La Pescherie de saumons de Châteaulin », Écho de Saint-Louis, n° 115, mars 1981, p. 73-78. Ajoutons que cette dernière étude apporte quelques éléments supplémentaires et relativise certaines légendes tenaces.
51 Archives de Bretagne. Recueil d’actes, de chroniques et de documents historiques rares ou inédits publiés par la Société des bibliophiles bretons et de l’histoire de Bretagne, t. I : Privilèges de la ville de Nantes, Nantes, 1883, p. 148-154 ; AD Ille-et-Vilaine, C 1959. Extrait du registre du Conseil d’État, 29 mars 1712. Bail de démolition des rotreaux de pêcheries établis sous les ponts de Nantes, 9 février 1714.
52 Martin P., Les fermiers du rivage…, op. cit., t. II, p. 291-311.
53 Ibid., t. II, p. 534-604 et t. III, p. 605-769.
54 AD Finistère, 5 H 40, 15 août 1669, 29 juin 1712, 15 juillet 1725.
55 Ibid., 4 E 228/62, 3 mars 1755.
56 Ibid., 5 H 40, 9 décembre 1673, 21 juillet 1699.
57 AD Finistère, 2 H 147, 27 octobre 1646.
58 AD Finistère, 4 E 237/212, 20 septembre 1741.
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