Saïgon de 1862 aux années 1920

Création, aménagement et extension d’un port colonial français

Marie-Françoise Berneron-Couvenhes

p. 273-280


Texte intégral

1Simple point d’ancrage militaire lors de la conquête de la Cochinchine en 1859, le port de Saïgon, port franc, est ouvert au commerce dès février 1860. Il s’agit, dans l’esprit des militaires et des négociants, de créer un « Singapour français ». La situation et le site choisis n’ont pourtant rien de commun avec le port britannique. Situé à 74 km à l’intérieur des terres (50 milles du cap Saint-Jacques), Saïgon se trouve d’emblée à l’écart des grandes routes maritimes d’Extrême-Orient. Le site même du port est le vaste méandre d’une rivière parsemée de bancs de vase, situé au carrefour d’un réseau dense d’artères fluviales appelées « rachs » ou « arroyos » qui sillonnent la vaste plaine deltaïque du Mékong. Cependant, la situation de Saïgon offre un lieu de marché à la fois facile d’accès par la mer, abrité des typhons, et en même temps ouvert sur l’intérieur. Il en découle que Saïgon est à la fois un port fluvial et maritime.

2Dès 1861, le gouvernement impérial concède le service postal de l’Indochine, entre Marseille et Saïgon, à une compagnie de navigation privée, les Messageries impériales1. Cette compagnie, qui assurait déjà en Méditerranée et dans l’Atlantique Sud les dessertes postales, ouvre en 1862, moyennant une subvention annuelle, une desserte mensuelle, qui devient bimensuelle dès 1870. Le premier objectif est le transport du courrier : la compagnie affranchit la colonie naissante de la « malle britannique ». En outre, on attend d’elle qu’elle contribue à la création d’un trafic commercial régulier avec la métropole. En 1862, l’arrivée des premiers grands paquebots à vapeur nécessite une organisation portuaire moderne. Un règlement de pilotage – qui précise qu’un pilote doit être embarqué au large, à proximité du cap Saint-Jacques, pour assurer la remontée en rivière de Saïgon – et un règlement du port sont alors rédigés.

3Avec le développement de la navigation commerciale à vapeur, le port initial est aménagé, agrandi, modernisé. L’étude des aménagements de la Compagnie des messageries maritimes réalisés entre 1862 et la fin des années 1920 – c’est-à-dire entre leur arrivée et l’apogée du port colonial – permet de mettre en évidence les difficultés relatives à la création, à l’aménagement et à l’extension d’un complexe portuaire lointain, base du rayonnement politique et économique de la France en Extrême-Orient. Cette étude rejoint la problématique de la concession de service public. En effet, en raison de l’utilité de son service d’intérêt général, la Compagnie des Messageries impériales obtient des pouvoirs publics, administration coloniale et ministère de la Marine, des facilités d’installation et la possibilité de bénéficier d’infrastructures portuaires indépendantes. Le port de Saïgon apparaît ainsi comme un poste d’observation privilégié de la collaboration entre deux acteurs souvent associés dans les ports de l’ère industrielle, l’administration publique et l’entreprise de navigation privée.

4Les sources permettant d’appréhender cette question sont d’une part les rapports généraux de l’agence de Saïgon, et d’autre part les correspondances échangées entre l’administration des Messageries maritimes et les pouvoirs publics, le gouvernement de la colonie ou encore le ministère de la Marine et des Colonies à Paris2. Enfin, les sources iconographiques – photographies et plans – apportent, pour la période étudiée, une compréhension des opérations et des aménagements portuaires. Après avoir étudié la collaboration qui se met en place entre l’État et les Messageries maritimes, ainsi que ses enjeux, nous montrerons comment, avec le concours des autorités publiques, les installations portuaires de la Compagnie ont évolué et se sont adaptées depuis les années 1870 jusqu’à la fin des années 1920.

L’installation des Messageries maritimes à Saïgon

5Le premier navire des Messageries impériales, l’Alphée, arrive à Saïgon le 23 novembre 1862. La convention signée avec l’État désigne la ville comme point extrême de la ligne principale et comme tête des lignes secondaires aboutissant à Hong-Kong et Shanghai, puis à Yokohama. La ligne postale française est ainsi constituée d’un premier tronçon méditerranéen entre Marseille et Port-Saïd, puis après transbordement par chemin de fer, du moins jusqu’en 1870, d’un second tronçon de Suez à Saïgon. Cela suppose l’expatriation d’une flotte de six navires dans l’océan Indien. Saïgon devient le port d’attache de cette flottille, de ces quelques « grands courriers » et des « stationnaires » des lignes annexes.

6La compagnie doit donc trouver à Saïgon, le moyen de se ravitailler en charbon, de visiter, d’entretenir, de caréner, de réparer ses navires et d’opérer en toute sécurité le transbordement des passagers et des marchandises. La rapidité des opérations de chargement et de déchargement, essentielle pour une ligne postale soumise à des horaires de départ et d’arrivée, dépend de la fiabilité des installations portuaires. Or, en 1862, tout reste à faire. Aucune installation n’est encore prévue pour faire accoster les navires contraints de mouiller sur ancre en rivière de Saïgon – les eaux profondes de cette dernière permettant la venue des navires de grande taille. Dès lors, les débarquements et embarquements des passagers, des vivres et des marchandises s’effectuent par transbordement sur des sampans, embarcations plates mues à la rame. À cette période, les navires sont encore contraints de s’approvisionner en charbon à Singapour et de se faire caréner à Hong-Kong. La dépendance à l’égard de la Grande-Bretagne n’est donc pas totalement éliminée.

7Un vaste projet d’ateliers est alors conçu par la Compagnie pour remédier à l’insuffisance des installations portuaires. L’organisme a d’abord pris soin de se concerter avec le département de la Marine. La décision est prise de construire un établissement combiné assis sur la rivière de Saïgon afin de répondre aux besoins du service ; et permettant notamment de créer, entre la terre et les paquebots, les moyens d’une constante communication. En 1861, un vaste projet d’ateliers est élaboré par le directeur des ateliers de la Compagnie à La Ciotat. Ce projet est connu grâce à un Mémoire sur la distribution hypothétique des Ateliers à Saïgon. Il prévoit des installations pour les réparations et l’entretien de la flotte expatriée, et comprend outre les bureaux et nombreux ateliers, des hangars, cours et voies de circulation. Un terrain de deux hectares est nécessaire et la Compagnie souhaite disposer d’un front de mer de 300 mètres sur le fleuve, de manière à faire accoster plusieurs navires à la fois. En outre, le plan suppose l’aménagement de deux embarcadères. Les travaux sont estimés à un million de francs et sont à la charge de la Compagnie. Moyennant quelques modifications minimes3, ces plans sont acceptés par l’administration coloniale.

8Reste à trouver un emplacement adéquat. Le concours de l’autorité publique, le gouvernement de la colonie, est ici essentiel. En vertu du caractère d’intérêt général de son service, la Compagnie obtient de la part du représentant du gouvernement français à Saïgon, la concession d’un terrain en bordure de rivière à titre gratuit. Une communauté d’intérêts unit la Compagnie et les pouvoirs publics.

9Le choix de l’emplacement du terrain est crucial pour le développement ultérieur des infrastructures de la Compagnie. Le premier terrain concédé est celui dit de la « pagode royale », situé en amont de l’arroyo de l’Avalanche, c’est-à-dire en amont du port militaire – du moins du mouillage des navires de guerre – comme de la ville, projetée entre l’arroyo de l’Avalanche et l’arroyo chinois comme l’indique le tracé des rues sur ce plan datant de 1875.

10Cet emplacement présente pourtant un certain nombre d’inconvénients. Ainsi, la traversée, à l’arrivée et au départ, d’un espace resserré faisant face à la ville – où se trouvent constamment mouillés des bâtiments de guerre – représente pour des paquebots de 100 mètres de long un vrai « péril et danger ». En plus de cela, il convient d’éviter la pléthore de jonques présentes sur la rivière. Dès lors, la Compagnie sollicite et obtient l’échange de cette parcelle contre une autre, située en aval de la ville, à la confluence de la rivière de Saïgon et de l’arroyo chinois.

11De plus, la Compagnie reçoit de la colonie des garanties importantes pour son développement futur. Sur les lots de terrain concédés en bordure de la rivière de Saïgon, la colonie renonce à établir sur la partie du rivage de la rivière et de l’arroyo – même par voie d’expropriation pour cause d’utilité publique – un quai public. L’article 3 de l’acte de concession stipule que « la Compagnie jouissait du sol jusqu’aux eaux, quel que soit l’état de celles-ci4 ». L’espace entre les bâtiments de l’agence à proprement parler et le quai reste son domaine réservé. Cette clause indique clairement que la compagnie entend se doter d’installations portuaires indépendantes. De fait, cet emplacement demeure jusqu’en 1965 celui des Messageries maritimes et la maison monumentale de l’agent, reste longtemps, le premier monument de Saïgon que l’on peut apercevoir en remontant la rivière de Saïgon et en arrivant de la mer.

Du volontarisme à l’attentisme : de la communauté d’intérêts aux divergences

12Forte de la concession gratuite d’un vaste terrain, la Compagnie entre pourtant dans une attitude attentiste, contrastant avec l’empressement et l’ambition des premiers projets d’établissement définis dès la fin de l’année 1861. En réalité, plusieurs difficultés surgissent entre les pouvoirs publics et les Messageries, laissant poindre des divergences d’intérêt. Derrière la bataille juridique qui s’engage entre les Messageries et l’Administration, ce sont les enjeux du contrôle des infrastructures portuaires qui se profilent.

13Avant d’entreprendre des travaux d’envergure, la Compagnie veut savoir : premièrement, quelles seraient les installations effectuées par la Marine ; et deuxièmement, si elle est propriétaire de manière pleine et entière des terrains que lui concède la Marine.

14L’enjeu est financier. La crainte d’engager des travaux superflus freine les initiatives de la compagnie privée. Le président du conseil d’administration, Armand Behic, ancien ministre des Travaux publics de Napoléon III, recommande la prudence à son agent, étant donné que la Marine envisage elle-même la construction d’un arsenal à Saïgon5. Dans le courant de 1862, la recommandation de se borner à la construction des locaux les plus urgents est confirmée. Ainsi, ne doivent être élevés que la maison d’habitation de l’agent et de ses collaborateurs ainsi que des bureaux. Le reste des terrains ne devant être occupé, pour le moment, que par des hangars de coût peu élevé. Cela témoigne non seulement de la volonté d’épargner à la Compagnie des frais qui s’avéreraient inutiles, mais aussi de prendre le temps d’observer les réels besoins de son service en s’inspirant des installations portuaires de Hong-Kong :

« Au point de vue de la construction et de l’installation de nos ateliers de Saïgon, l’exécution du service provisoire jusqu’à Hong-Kong constitue la meilleure de toutes les solutions de la situation actuelle. En effet, pour ne parler que des établissements à créer à Saïgon, c’est une circonstance des plus heureuses que celle qui nous permet de procéder par degrés, avec maturité et de ne pas nous exposer à engloutir des sommes énormes dans de fausses dépenses et dans des applications mal étudiées. En débutant par la fréquentation du port de Hong-Kong, outre le temps que nous gagnons, nous nous mettons en contact intime avec les établissements qui devront au moins sous beaucoup de rapports, servir de modèle à Saïgon ; nous gagnons en expérience locale6. »

15Par ailleurs, des désaccords surgissent entre les Messageries impériales et l’Administration à propos du statut des terrains. Le premier désaccord porte sur la propriété des terrains. L’administration coloniale les concède à titre gratuit, mais non de manière définitive : elle aligne sa concession sur la durée de la concession postale, soit 24 ans. Or, la Compagnie veut d’emblée pérenniser ses installations portuaires et devenir propriétaire à titre définitif. Un accord intervient finalement avec le ministère de la Marine en avril 1863. Ne pouvant obtenir à titre gratuit qu’une concession temporaire, la Compagnie préfère acheter l’emplacement déjà fixé7 moyennant un arrangement : le prix de la vente est affecté à la construction d’un pont tournant sur l’arroyo chinois8, dans l’axe de la rue n° 20 du plan de lotissement de la ville. Ce pont est destiné à mettre en communication la ville proprement dite et le faubourg en aval de l’arroyo chinois. Les Messageries sont évidemment particulièrement intéressées par cet aménagement qui les met en communication avec la ville9.

16Enfin, un autre enjeu réside dans l’établissement d’infrastructures indépendantes. Un deuxième litige surgit lorsque l’administration coloniale revendique la possibilité d’établir un chemin de halage le long des berges, sur le terrain cédé aux Messageries impériales. Une telle revendication10 revient à ôter à la Compagnie la jouissance d’une bande de 10 mètres de largeur, à partir du point que baignent les plus hautes eaux, en bordure de la rivière. C’est tout simplement lui enlever la possibilité de construire ses propres quais et appontements. Un bras de fer s’engage. En 1864, la Compagnie obtient l’ajournement de cette revendication par le ministère de la Marine. Les velléités de l’administration coloniale de reprendre l’initiative de la construction des infrastructures portuaires échouent. Les travaux peuvent commencer. L’ensemble de ces travaux est achevé en 186711. À la monumentale maison de l’agent s’ajoute, sur la rivière de Saïgon, l’agence – les bureaux, les ateliers, les magasins, le parc à charbon. En outre, des travaux de nivellement et de terrassement sont effectués pour permettre l’installation de débarcadères et de quais12.

17La Compagnie s’est finalement dotée de ses propres infrastructures, tout en essayant de se dispenser de celles non nécessaires ou qui pouvaient être à la charge des autorités publiques. En effet, l’arsenal construit par la Marine, en amont de la rivière lui permet de se passer de certains ateliers en propre et surtout de bénéficier d’un bassin de radoub où elle peut faire caréner ses navires stationnaires. Le premier dock flottant construit par la Marine a des proportions suffisantes pour permettre le carénage des navires des Messageries impériales les plus longs. Ce bassin de radoub mesure 91,44 mètres de long, 21,33 mètres de large et 10,05 mètres de profondeur. Cependant, après l’ouverture du canal de Suez, une contrainte majeure disparaît pour la Compagnie : à l’exception des navires stationnaires, il n’y a plus de flotte expatriée.

L’extension des aménagements portuaires des Messageries

18Des années 1870 aux années 1920, l’adaptation à l’évolution du trafic et à celle du matériel naval est un défi permanent pour le port de Saïgon. Les infrastructures de la Compagnie vont devoir être adaptées. Dans le dernier quart du xixe siècle, le secteur de la construction navale s’engage dans une course au gigantisme, à laquelle les installations portuaires répondent toujours avec retard. Même s’ils ne constituent qu’une partie des infrastructures portuaires, les appontements sont régulièrement signalés comme insuffisants dans les rapports des agents13. Le cas de ces appontements, réalisations privées qui empiètent sur le domaine public, est particulièrement emblématique des relations entre l’acteur public et l’acteur privé.

19Selon les agents, quatre facteurs principaux expliquent l’insuffisance des appontements. L’accroissement de la taille des navires est la première raison : là où l’Alphée mesurait un peu moins de 100 mètres ; le Paul Lecat, qui entre en service en 1912, mesure 165 mètres. Cette longueur est la taille maximale pour permettre aux navires d’éviter en rivière de Saïgon. Il faut ensuite tenir compte de l’augmentation du nombre de rotations. Dès 1870, après l’ouverture du canal de Suez, la Compagnie double ses services postaux et ouvre progressivement des lignes de cargos mixtes. Dès 1880, le projet d’ouverture de dessertes coloniales suscite une demande d’autorisation de la part de l’agent pour installer un corps-mort. Ce dernier doit être installé sur la rivière de Saïgon, devant l’agence, afin d’y amarrer les cargos. Cette disposition est inconcevable pour les navires transportant le « courrier » et des passagers. Les touchées étant de plus en plus fréquentes, il est nécessaire de faire opérer jusqu’à trois navires en même temps. Un troisième facteur contribue à l’engorgement des appontements, c’est l’augmentation des tonnages transportés. En 1925, le port de Saïgon est le 8e port de France, le premier port de l’empire colonial. Durant l’entre-deux-guerres, il connaît un véritable boom du trafic, lié aux exportations de caoutchouc destinées à l’industrie automobile. Or, les Messageries maritimes représentent au milieu des années 1920 le quart du trafic du port. Enfin, les appontements sont rapidement obsolètes du fait de leur conception – ils reposent sur des pieux de bois et de leur détérioration accélérée par les chocs répétés lors des accostages, le marnage, l’affaissement et le glissement des berges.

20Se pose alors la question de la nature du partenariat qui s’établit entre les Messageries et les autorités civiles. Le fait que la compagnie se soit dotée de ses propres quais, en aval du port de commerce, ne veut pas dire que l’administration coloniale renonce à tout droit de regard sur les travaux effectués par les Messageries a fortiori lorsque ces travaux empiètent sur le domaine public, comme c’est le cas pour les appontements. Ainsi, en 1899, la Compagnie est autorisée par arrêté à construire sur la rive droite de la rivière de Saïgon, « à ses frais, risques et périls, deux appontements sur pieux de fer14 ». Un arrêté mentionne les conditions dans lesquelles doivent être édifiés les ouvrages autorisés.

21Or, un procès-verbal de recollement atteste que la compagnie ne s’est pas conformée aux conditions prévues : elle a édifié à cette époque un seul appontement sur pieux de bois. Ce dernier offre un front d’accostage de 76,50 mètres, on y accède par deux passerelles de 10 mètres de largeur. Cela n’a pourtant pas empêché l’ingénieur en chef des Travaux publics d’approuver la solidité des travaux effectués avec le commentaire suivant, attestant ainsi que la Compagnie a mené une politique du fait accompli :

« Les travaux exécutés diffèrent entièrement, tant comme dispositions que comme matériaux employés des travaux autorisés. Malgré cela, comme l’ouvrage construit est solide et n’encombre pas davantage la berge que celui qui était projeté, nous proposons de le recevoir. Il nous paraît d’ailleurs bien difficile d’ordonner la démolition d’un ouvrage de cette taille. »

22Il apparaît que les autorisations de construction des appontements, et par suite d’empiètement sur le domaine public, sont accordées à titre précaire, moyennant un loyer modique15. Elles sont révocables sans que la compagnie puisse prétendre à aucune indemnité. Par ailleurs, un arrêté de 1903 stipule que les ouvrages construits doivent être entretenus en bon état, faute de quoi les autorisations peuvent également être révoquées. En réalité, il semble que la Compagnie jouisse d’une relative libéralité, construisant des aménagements avant d’y être autorisée ou bien les effectuant à sa guise. L’obligation d’entretien explique les alertes réitérées de l’agent des Messageries dans les années 1920 :

« J’ai déclaré en toute conscience que le maintien du statu quo était un danger permanent en même temps qu’un souci de tous les jours pour votre représentant ; j’ai ajouté qu’il était indispensable de procéder à la réfection totale de ces ouvrages sous peine de risques graves, risques d’accident et de défaut de place, risques également de voir l’autorité administrative intervenir en cas de carence de notre part16. »

23Alors qu’en 1919, la Compagnie avait été autorisée à procéder à de nouveaux aménagements ; elle s’enlise, dans les années 1920, dans les atermoiements et l’immobilisme et remet à plus tard les travaux. Les travaux permis résidaient dans la construction de deux appontements de grande envergure en béton armé, destinés à remplacer les appontements existants. Les structures à construire mesurent 135 mètres pour les courriers et de 260 mètres pour les cargos. Elles ont une largeur de 12 mètres. L’appontement des courriers doit être relié à la berge par deux passerelles de 20 mètres de largeur ; l’appontement des cargos, quant à lui, doit être relié à la berge par trois passerelles, deux de 20 mètres et une de 15 mètres. On change alors d’échelle et la Compagnie hésite. Il faut attendre un arrêté du 28 avril 1926, qui met en demeure la Compagnie de démolir, dans un délai de six mois, l’appontement 3 devenu inutilisable ; les travaux ne pouvant commencer sans cela. Ils aboutissent en 1930 à la construction d’appontements présentant un front continu d’accostage de 420 mètres, si bien qu’en aval ils dépassent la propriété des Messageries.

24L’étude des rapports de coopération ou parfois des rapports plus conflictuels de l’Administration et de la Compagnie des Messageries pose finalement trois questions.

25Pourquoi la Compagnie a-t-elle tenu à se doter de ses propres installations portuaires ? Outre l’indépendance que cela lui procure, c’est une nécessité. Le service exécuté est un service postal ; la durée de l’escale est prévue à l’avance, une heure d’arrivée et une heure de départ sont déterminées et doivent être observées sous peine d’amendes. Alors que le port de commerce n’est ouvert que dans la journée, celui des Messageries maritimes, éclairé dès l’origine, à l’électricité dès 1893, est organisé pour permettre les amarrages et les appareillages à toute heure du jour et de la nuit et dispose de son propre personnel portuaire. Cela constitue une supériorité importante, si l’on tient compte du fait que les mouvements des navires en rivière sont soumis aux deux marées journalières.

26Pourquoi, dans ces conditions, la Compagnie se fait-elle prier dans les années 1920 pour effectuer les travaux nécessaires, en dépit de réparations ruineuses auxquelles elle était confrontée chaque année17 ? Il faut ici évoquer le changement de statut de la Compagnie. Depuis 1921, la Compagnie des messageries maritimes est duale : une partie privée, l’autre publique. Le secteur privé de la Compagnie des messageries maritimes continue d’exploiter pour son propre compte, les lignes de cargo. En revanche, il n’est que gestionnaire des services contractuels, c’est-à-dire des services postaux ou d’intérêts généraux, dont la flotte appartient désormais à l’État. C’est une régie intéressée, puisque la Compagnie perçoit, le cas échéant, une part des bénéfices réalisés par ces services. Cette dernière se désintéresse d’ouvrages, qui estime-t-elle, sont du ressort de l’État.

27Enfin, comment expliquer que l’administration coloniale juge bon de déléguer la construction d’infrastructures d’intérêt général à l’initiative privée ? Ce point doit être nuancé. Si dans un premier temps, conformément à l’usage du second xixe siècle, la règle établie est de déléguer au maximum à l’entreprise privée des tâches ou services d’intérêt général afin de décharger les finances publiques, il semble que l’administration coloniale n’ait pas lésiné sur les travaux publics à sa propre charge. Outre la ville créée de toutes pièces et l’arsenal construit en amont, le port de commerce est lui-même progressivement agrandi et équipé. Ce dernier occupe d’abord la rive droite, puis il englobe les deux rives de l’amont de l’arroyo de l’Avalanche à l’aval de l’arroyo chinois. Il va s’étendre au fil des années sur plus de trois kilomètres de longueur. Par ailleurs, à l’instigation de Doumer, des quais sont construits sur une longueur de 500 mètres en aval de la rivière de Saïgon, donc en aval des installations des Messageries maritimes. En 1930, si elles restent au cœur du port colonial, les installations portuaires de la Compagnie n’en constituent plus qu’une simple portion. Comme les navires postaux qui ont ouvert la voie à d’autres navires de commerce, les installations portuaires des Messageries maritimes ont rempli un rôle d’exemple précurseur pour le port colonial.

Notes de bas de page

1 Concession du service postal de l’Indochine, le 22 avril 1861. Les Messageries impériales deviennent Messageries maritimes après 1870.

2 Les sources consultées pour la rédaction de cet article proviennent du fonds de l’association French Lines, située au Havre. Au moment de leur consultation, une cote définitive ne leur avait pas encore été attribuée.

3 Lettre de l’amiral Bonard, 7 février 1862.

4 Concession effective des terrains le 29 mai 1862.

5 Lettre d’Armand Behic à l’agent général Domergue, 26 décembre 1861.

6 Ibid.

7 Cette cession s’est faite moyennant une somme de 22564 piastres.

8 L’arroyo chinois fait 100 mètres de large.

9 Une note confidentielle de la direction à son agent avait déjà soulevé l’hypothèse que la Compagnie proposât à l’administration de participer à la construction d’un tel pont sur l’arroyo chinois. Le prix de vente ne devait être payé qu’au fur et à mesure de l’exécution des travaux : il s’avéra que la Compagnie participa à sa construction à hauteur de 80 %.

10 Émise par arrêté du commandement en chef de la Cochinchine, le 15 septembre 1864.

11 Les frais engagés, s’élevant à 2,6 millions de francs, n’en furent pas moins 2,5 fois supérieurs aux projets initiaux.

12 Documentation sur les immeubles de la Compagnie à Saïgon, non daté (après 1930).

13 Il faut noter le rôle moteur des agents dans les améliorations apportées aux aménagements portuaires des Messageries maritimes. Ceux-ci incitent la direction à adopter les moyens d’éclairage les plus modernes. Un mât de signaux situé en face des bureaux de l’agence, permet de signaler aux navires le poste d’amarrage.

14 Arrêté du 26 août 1899.

15 D’après l’arrêté de 1899, pendant toute la durée de la concession, la Compagnie doit payer au profit du budget général de l’Indochine, une redevance de 100 piastres, soit 655 francs.

16 Rapport d’agent, Saïgon, 1925.

17 De 1912 à 1922, elle consacre 115 546 piastres aux réparations soit plus de 750 000 francs.


Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.