Le Crotoy ou Saint-Valery ?
Enjeux politiques, commerciaux et maritimes de l’aménagement de la baie de Somme à la fin de l’Ancien Régime (1775-1789)
p. 253-262
Texte intégral
1L’ensablement de la baie de Somme au xviiie siècle mobilise l’action des autorités locales en faveur de travaux hydrauliques qui permettraient de conserver un débouché maritime à la province de Picardie. Le port de Saint-Valery-sur-Somme est l’objet de tous ces projets. Mais le petit port de pêche du Crotoy lui est vigoureusement opposé dans les premières années du règne de Louis XVI. Le débat est rapidement porté aux plus hautes instances de l’État ; l’étude des différents acteurs qui entrent en action et de leurs motivations met en lumière les ressorts du processus de décision d’un projet local porté au niveau national.
La situation de la baie de Somme et le port de Saint-Valery au début du règne de Louis XVI
2Depuis le milieu du xviiie siècle, plusieurs rapports font état de l’ensablement de la baie de Somme1 qui paraît, aux yeux des contemporains, s’accentuer d’année en année. En 1752, on signale que le chenal et la baie « se trouvent extrêmement rétrécis par les bancs de sable qui coupent la Somme et s’étendent environ deux lieues du port à la pointe de Hourdel2 ». En 1768, le cri d’alarme est plus pressant : « Depuis longtemps on se plaint de la décadence du port de St Vallery. En effet, l’entrée et la sortie en est d’autant plus difficile qu’elle est la pluspart du temps barrée par des sables que la marée y amoncèle3. » En 1779, on n’hésite pas à parler de « la ruine dont le commerce de Picardie étoit menacée par le comblement du port de St Vallery ». L’auteur de ce rapport, J.-F. Œullio des Bruyères, insiste sur la dégradation de la situation au cours des quinze dernières années :
« il y a plus de quinze ans que nous avons prédit que le port de St Vallery se combleroit insensiblement. La Somme en continuant de s’en éloigner a donné lieu à des atterissements formés aux environs de Pinchefalize juqu’au delà de la fallaise du Mollenel qui s’étendent même jusqu’à la partie supérieure de ce même port. C’est un événement arrivé depuis 18 mois4 ».
3Par ailleurs, il est significatif que si, en 1768, on parle de l’amélioration du port de Saint-Valery ; en 1779, il est déjà question de sa restauration.
4Dans la question de l’aménagement de la baie de Somme, le port de Saint-Valery est alors l’objet de toutes les attentions. C’est, en effet, le débouché maritime pour la principale activité industrielle de la Picardie, le textile :
« Par le port de Saint-Vallery, la Picardie commerce avec la Hollande, l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal, les vaisseaux de Saint-Vallery en Somme transportent dans ces différents payx les draps, des camelots, des pannes, moquettes, des toilles, du lin et d’autres étoffes des manufactures d’Amiens, de Rheims et d’Abbeville5. »
5Or, le port de Saint-Valery ne peut abriter les gros vaisseaux ; ceux qui font le commerce des Îles sont obligés de désarmer au Havre ; les marchandises qui parviennent à Saint-Valery sont acheminées par des bateaux qui font le petit cabotage et qui vont aussi à Neufchâtel, Boulogne, Dunkerque et La Rochelle. Désensabler la baie de Somme et l’accès à Saint-Valery permettrait non seulement de favoriser le débouché commercial de la province, mais permettrait aussi, si les travaux hydrauliques sont suffisants pour permettre l’aménagement d’un bassin assez profond, d’accéder au lucratif commerce des Îles ; Saint-Valery servirait :
« [d’]entrepôt à toutes les marchandises propres pour la traite des colonies, et de celles qui en seroient rapportées, pour estre ensuite réparties pour leur consommation dans les provinces de Picardie, de Beauvaisis, Champagne et Bourgogne, dans la Flandre et le Calaisis qui sont presque toutes provinces contigües. Il seroit facile d’établir à Abbeville des raffineries pour les sucres du cru de St-Domingue et La Martinique6 ».
6Tous les avantages semblent donc favorables au développement de Saint-Valery, d’autant que la ville est déjà le siège d’une amirauté et dispose d’infrastructures telles que magasins, greniers à sel, etc. La jeune chambre de commerce de Picardie7 est très favorable à ce projet ; elle soutient le mémoire que les négociants d’Abbeville lui adressent en octobre 1777 et formule une requête au Conseil du roi pour que soit nommé un ingénieur des Ponts et Chaussées pour visiter le port de Saint-Valery et la baie de Somme, lever des plans et dresser des devis8.
Le projet du Crotoy et ses défenseurs, 1777-1780
7Dans ces mêmes années où le sort économique de la Picardie paraît lié à celui de Saint-Valery, de vigoureux projets en faveur du petit port du Crotoy apparaissent sur les bureaux du ministère de la Marine et du Contrôle général des Finances.
8Le Crotoy, situé dans la baie de Somme en face de Saint-Valery, n’est qu’un petit port de pêche ; il ne consiste qu’en « un petit nombre de cabanes ou chaumières9 ». Toutefois, le port bénéficie, alternativement avec Saint-Valery, de la proximité du lit de la Somme. En effet, ce dernier porte tantôt du côté de Saint-Valery, tantôt du côté du Crotoy ; et même les partisans du projet de Saint-Valery sont forcés de le reconnaître :
« L’intervalle d’une lieue compris entre St-Vallery et Le Crotoy offre une vaste plage de sable fin […] qui même n’est recouverte qu’en très petite partie à marée haute ; dans les mortes-eaux, la rivière de Somme se creuse dans cette plage un lit qui a varié continuellement depuis fort longtemps et se rapproche alternativement de l’un et de l’autre côté de la baie. Lorsque la rivière se porte du côté du Crotoy, sur la rive droite, le port de St-Vallery est peu praticable10. »
9Les vents dominants et le louvoiement dans le chenal de la Somme obligent fréquemment les bateaux à s’abriter au Crotoy avant que la hausse du niveau des eaux ne leur permette de rejoindre Saint-Valery.
10Rivale traditionnelle de Saint-Valery, la ville d’Abbeville défend les projets qui donneraient au débouché du canal de Somme un port autre que celui de Saint-Valery, dont elle souligne les inconvénients :
« La ville d’Abbeville s’opposera toujours non seulement aux travaux que la Chambre de commerce veut faire faire, mais même à la perception du tarif, demandera l’examen du projet, la visitte par de nouveaux ingénieurs des ports de St-Vallery et du Crotoy et que les pilottes cottiers de la baie de Somme soient entendus pour faire savoir lequel des deux ports doit avoir la préférence11. »
11Elle s’appuie sur des témoignages de capitaines de navires, qui attestent qu’ils sont contraints de relâcher au Crotoy et d’alléger leurs bateaux, en transférant les deux tiers de leurs marchandises sur des bateaux plats, des gribannes, qui les portent ensuite à Saint-Valery12.
12Il n’est pas certain que le creusement du canal de Somme permette d’établir un bassin assez profond à Saint-Valery. Plusieurs mémoires suggèrent de créer un avant-port à la pointe du Hourdel ou même d’utiliser le hâble d’Ault, situé sur la côte entre Le Tréport et Cayeux, et de creuser un canal traversant la vallée entre Cayeux et Saint-Valery. L’auteur de ce dernier projet, ne doute pas que de cette façon, le hâble d’Ault offre un bassin immense « capable de contenir toute la Marine royale13 ».
13À la fin des années 1770, le département de la Marine va donc se trouver impliqué dans un projet dont le but dépasse largement le maintien de l’activité commerciale d’un port de la baie de Somme. Il est de notoriété que les ports de la Manche, Le Havre exclu, ne sont pas assez profonds pour accueillir les vaisseaux de 1er rang de la Marine royale. Or, au sein du ministère de la Marine, depuis la fin de la guerre de Sept Ans, on se préoccupe de trouver sur les côtes françaises des bassins capables d’abriter la flotte royale et les bâtiments de commerce en cas de chasse par les navires anglais qui disposent, eux, de bons mouillages de l’autre côté de la Manche. En 1767-1768, dans le même état d’esprit, le département de la Guerre – soucieux d’améliorer la défense des côtes françaises – commissionne quatre officiers pour inspecter les côtes : M. Carlet de La Rozière, colonel de dragons, pour la Bretagne ; M. Dumesnil-Durant, colonel d’infanterie, pour la Normandie ; M. Dormay, capitaine de dragons, pour la Saintonge, l’Aunis, le Poitou et la Guyenne ; et enfin M. de Béville, lieutenant-colonel de dragons, pour la Picardie. Dans son rapport, Béville évoque la possibilité de créer un port de refuge au Crotoy en soulignant ses avantages : sa position à l’entrée de l’embouchure de Somme, les vents dominants qui poussent les navires dans cette direction, une hauteur d’eau plus importante qu’à Saint-Valery et la présence des rivières de la Maye et de l’Authie dans le Marquenterre qui, canalisées et contrôlées au moyen d’une écluse, permettraient de maintenir la hauteur des eaux dans le bassin du Crotoy.
14En 1777, Magin reprend et explicite dans un mémoire le rapport de Béville. Il confirme que
« le chenal que les vaisseaux sont obligés de suivre pour monter jusqu’à St Vallery est étroit et tortueux ; il prend sa naissance à Cayeu, il court NNE une lieue, après quoi sa direction est à l’est jusqu’au Crotoy ; du Crotoy à St Vallery la route est le SSE une lieue. […] Suivant les nivellements pris par M. de Béville, la mer monte de 25 pieds par le travers de la rivière de Somme aux grandes marées des nouvelles et pleines lunes, et de 15 et 17 aux mortes eaux. Quoique cette élévation soit considérable, il ne peut monter au Crotoy que des vaisseaux d’un tirant d’eau de 13 à 14 pieds, et de 11 à 12 à St Vallery dans les temps les plus avantageux. […] La rivière de Somme étant trop large à son embouchure, M. de Béville propose : 1. de la rétrécir pour réunir un plus grand volume d’eau dans le chenal de navigation et en augmenter par ce moyen la profondeur ; 2. M. de Béville ne pensant pas que les eaux supérieures puissent se creuser un chenal assez profond, cet officier propose d’en augmenter le volume en creusant un canal dans le pays de Marquentaire qui prendroit sa naissance à la rivière d’Authie et viendroit se terminer au Crotoy où il y auroit une écluse de chasse pour retenir les eaux dans le canal et les lâcher à marée basse ; 3. M. de Béville expose ensuite que ce canal dessecheroit tout le pays du Marquentaire dont la moitié est submergée et sans culture. Il serviroit aussi au transport des bois de construction qui sont dans le pays aux environs du Crotoy et de Marquentaire14 ».
15Ce mémoire vise à défendre les avantages du Crotoy dans sa rivalité face à Saint-Valery, à un moment où le département de la Marine s’intéresse à la baie de Somme et plus particulièrement au Crotoy pour deux autres raisons. On note que la correspondance entre le ministère et les petits ports de la Manche (Calais, Boulogne, Saint-Valery) est en grande partie consacrée aux attaques des corsaires anglais et au transport des bois de construction depuis le port du Crotoy jusqu’à Dunkerque, Le Havre ou Brest. En août 1778, on signale par exemple la présence d’un senau (snow) et de deux ketchs anglais devant la baie de Somme. Comme l’écrit M. de La Richerie, de Saint-Valery, ces trois bâtiments
« qui ne cessent de louvoyer le plus près de terre qu’il est possible et qui n’ont encore poursuivi aucun bateau pêcheur, quoiqu’il s’en soit trouvé assez près d’eux, paraitraient craindre de se laisser apercevoir de St-Valéry, ce qui ferait présumer qu’ils sont instruits du départ prochain de trois navires chargés de bois de construction au Crotoy et que leur intention est de s’en emparer à leur sortie15 ».
16Du point de vue de la Marine, Le Crotoy, avec ses bois de construction, en provenance de la forêt de Crécy est donc d’un plus grand intérêt que Saint-Valery. Or, le choix du port du Crotoy aurait des implications directes sur le tracé du canal de la Somme. En effet, ce dernier serait dès lors construit sur la rive droite, avec une large déviation le long de la baie jusqu’au Crotoy où il serait rejoint par les deux petites rivières de la Maye et de l’Authie16. Le projet va donc impliquer deux autres acteurs au plus haut niveau : le Contrôle général des Finances et le comte d’Artois.
17Pourquoi le Contrôle général des Finances ? Dans la hiérarchie des ports, certains sont sous la tutelle financière du département de la Marine, c’est le cas de Dunkerque, du Havre, de Brest, de Lorient, de Rochefort ou encore de Toulon. D’autres sont sous le contrôle du département de la Guerre, comme Boulogne, qui intéresse d’ailleurs la Marine à cette époque ; enfin l’entretien de tous les autres ports qui ont une activité maritime commerciale dépend du département des Ponts et Chaussées, lequel est sous la tutelle du Contrôle général des Finances. Le tracé et la réalisation du canal de Somme sont confiés aux ingénieurs des Ponts et Chaussées ; d’où l’intervention de Turgot, qui demande en février 1776, qu’on lui remette tous les plans et projets pour Le Crotoy. Par arrêt du Conseil du roi du 19 octobre 1778, l’ingénieur des Ponts et Chaussées, La Touche, est chargé de dresser un projet de travaux pour le rétablissement du port de Saint-Valery et pour le creusement d’un nouveau lit sur la rive gauche de la Somme depuis Petit-Port jusqu’à Pinchefalise.
18Le comte d’Artois est, quant à lui, impliqué dans le projet de la baie de Somme à tous les niveaux : local, national, commercial et maritime. Quoique son nom apparaisse fort rarement, c’est un acteur primordial du choix entre Le Crotoy et Saint-Valery. Frère cadet du roi Louis XVI, Artois s’est vu attribuer, comme son frère Provence, un apanage détaché du domaine royal. Celui-ci, constitué en 1773 et remanié plusieurs fois, comprenait par édit de juin 1776 : les duchés d’Auvergne et d’Angoulême, les duchés de Berry et de Châteauroux, le comté d’Argenton, la seigneurie d’Henrichemont en Berry et le comté de Ponthieu17. Outre le transfert d’un certain nombre de droits (offices, droit de centième denier), le comte d’Artois jouissait en Ponthieu du revenu de la forêt de Crécy, qui fournissait les bois de construction pour la Marine. En tant que seigneur haut justicier, il est le propriétaire des terres vaines et vagues. Or, en Picardie, dans le Marquenterre, les vallées de la Maye et de l’Authie étaient périodiquement recouvertes par les eaux et impropres à la culture. En faisant canaliser ces deux rivières et en faisant assécher les terres environnantes, on peut espérer en augmenter les revenus. En effet, jusqu’alors l’apanage n’est pas rentable ; constitué davantage de biens incorporels (droits) que de biens corporels (terres, forêts), il est soumis à de multiples charges (frais de justice, entretien des enfants trouvés, entretien des routes, des auditoires, des prisons, des fortifications, etc.). Il fallut donc trouver rapidement des solutions afin de valoriser l’apanage et trouver de nouvelles sources de revenus. Ce fut le rôle du conseil du comte d’Artois et de son surintendant des Finances.
19En septembre 1776, Radix de Sainte-Foy est nommé à la tête de la surintendance des Finances du comte d’Artois18. Ancien trésorier général de la Marine, l’homme est ambitieux et affairiste ; on lui doit plusieurs projets pour valoriser l’apanage d’Artois, comme l’assèchement de la baie du Mont-Saint-Michel, l’assèchement des marais de l’Aunis, l’exploitation des forges de Ruelle et de Vierzon en Berry, etc. Le choix du port du Crotoy et la canalisation de la Somme sur la rive droite serviraient les affaires du comte d’Artois. En mai 1779, Radix de Sainte-Foy écrit à Necker pour obtenir un arrêt du Conseil du roi en faveur des opérations de dessèchement du Marquenterre et du rétablissement du port du Crotoy « au lieu de celuy de St Vallery proposé par la Chambre de commerce de Picardie19 ». Le 11 septembre 1779, il traite avec la compagnie Gorenflos pour le creusement des canaux de la Maye et de l’Authie et l’assèchement des marais du Marquenterre20. L’opposition des membres du Conseil d’Artois au projet de Saint-Valery apparaît dans la correspondance échangée avec les agents en Picardie. Le 5 septembre 1779, le chancelier écrit au Sieur Blondin, conseiller au présidial d’Abbeville :
« Monsieur, je communiqueray à M. de Sainte-Foy la lettre que vous m’avez écrite pour me faire part que les ingénieurs des Ponts et Chaussées avoient achevé les opérations ordonnées pour le rétablissement du port de St-Vallery, et nous concerterons ensemble les moyens d’empêcher l’obtention de l’arrêt que les habitants de St-Vallery se proposent de solliciter21. »
Les choix de 1780
20La crise éclate en 1780, le 12 mai, lorsque le ministre de la Marine, Sartine, adresse une lettre très vigoureuse au contrôleur général des Finances, Necker, pour l’engager à ne rien décider au sujet du port de Saint-Valery avant d’avoir fait examiner le projet par un expert de la Marine, de concert avec les ingénieurs des Ponts et Chaussées :
« Étant informé, Mr, que vous vous occupez dans ce moment du rétablissement du port de St-Vallery, j’ai de nouveau jeté les yeux sur les plans et les mémoires qui concernent la navigation dans l’embouchure et la baye de Somme, qui m’ont été remis il y a quelques années, et d’après l’examen que j’en ai fait, j’ai aperçu mieux que jamais et les inconvénients auxquels ce port est sujet, et les avantages que peut procurer le rétablissement de celui du Crotoy, non seulement pour le commerce mais aussi pour la Marine du roi ; c’est un objet que je ne peux perdre de vue, je m’en serais même occupé plutôt si les circonstances l’eussent permis ; mais, à la veille de voir exécuter un projet qui, sans être aussi utile au commerce, pourrait être nuisible aux intérêts du roi et de la Marine, j’ai pensé ne pouvoir me dispenser de vous faire cette observation et de vous engager à faire faire les mêmes reconnaissances pour le rétablissement du port du Crotoy, que celles qui ont été faites pour celui de St-Vallery22. »
21Sartine propose de faire évaluer le site conjointement par un ingénieur des Ponts et Chaussées et par Groignard, l’ingénieur général de la Marine, célèbre pour avoir soutenu et réalisé en 1775 le projet de creusement des bassins de Toulon. Sartine demande qu’en attendant leurs conclusions, Necker suspende sa décision en faveur du port de Saint-Valery :
« Cela parait même d’autant plus nécessaire, que si une fois on procède au rétablissement de ce port, les moyens qu’on propose d’employer pour y parvenir mettront à jamais dans l’impossibilité de songer à celui du Crotoy et priveront la Marine du roi d’un avantage qu’on ne peut se promettre du port de St Vallery23. »
22L’opposition de la chambre de commerce d’Amiens, qui a fait approuver en mars 1780 par l’assemblée des Ponts et Chaussées les plans et devis de La Touche, est immédiate ; elle fait savoir que même si Le Crotoy est choisi, elle fera néanmoins exécuter les travaux pour Saint-Valery. Elle s’oblige
« dans le cas où la visite du mois d’octobre prochain déciderait la conduite de la Somme au Crotoy et l’établissement d’un port et d’une ville en cet endroit praticables, de rendre la rivière lorsque les opérations du Crotoy seraient effectuées et de se contenter d’un canal dormant à la tête duquel serait une cluse qui l’empêchera de recevoir les eaux de la Somme, et une à son embouchure vers Saint-Valery pour y recevoir les eaux de la mer. Ce moyen conserverait la communication entre Saint-Valery et l’intérieur de la province sans nuire aux vues sur le Crotoy24 ».
23Sans attendre le résultat de l’expertise commune, le Conseil du comte d’Artois négocie pour ménager ses intérêts d’un côté comme de l’autre. Tout en continuant à soutenir Le Crotoy, en proposant d’avancer une somme de 300 000 livres, il parvient à acheter en janvier 1780 – au comte de Rouault – la seigneurie de Saint-Valery25. Cette dernière lui rapporte essentiellement des droits de péage et de prévôté (droit sur les poissons, les poids et mesures, droit d’ancrage, droit de tonne et foyers), dont le maintien et l’accroissement dépendent de l’activité du port de Saint-Valery ! L’intendant Radix de Sainte-Foy explique ainsi sa politique dans la région :
« Ma première idée s’était portée en faveur de la rive droite qui borde les possessions de Monseigneur à noyelle et au Crotoy et j’avais conçu quelqu’idée de la possibilité de rétablir dans ce dernier endroit le port qui y a existé autrefois. Mais un examen plus réfléchi et un voyage que j’ai fait sur les lieux m’ayant fait connaître les difficultés de ce projet […] j’ai conçu qu’en acquérant St-Valéry j’assurais à Monseigneur le bénéfice de l’une ou l’autre opération26. »
24Le département des Finances répond favorablement le 8 juin 1780 à la demande du ministre de la Marine27. Le Contrôle général demande qu’on lui envoie les plans et devis pour Le Crotoy, et fait savoir qu’il enverra l’ingénieur Limay et que la visite des lieux se fera le 15 octobre suivant. Mais cette réponse officielle et apaisante est accompagnée d’une mention manuscrite de Necker, sans appel : « Il parait que cette dépense pour un port au Crotoy serait d’une étendue considérable et disproportionnée avec la différence d’utilité entre ce port et celui de St-Valery28. »
25La visite conjointe par Groignard et Limay eut lieu les 26, 27 et 28 août 1780. La conclusion que Groignard adresse par sa lettre du 29 août 1780 à Sartine est, cette fois aussi, sans appel :
« Ces trois inconvénients et plusieurs autres que j’aurai l’honneur de vous détailler à mon retour, suffiront je pense, Monseigneur, pour vous prouver ainsi qu’à tout officier connaisseur, qu’on ne peut faire dans la baie de Somme aucun établissement utile à la Marine, et pour vous déterminer à laisser à la Chambre de commerce de Picardie, la liberté d’y faire à ses frais toutes les opérations qui pourraient lui paraître les plus propres et les plus économiques pour faciliter la navigation de cette baie et pour assurer et accélérer le transport de ses marchandises jusqu’à Abbeville et Amiens29. »
Épilogue, les travaux à Saint-Valery et au Crotoy, 1780-1789
26À cette date, au niveau gouvernemental, l’argument financier a fini par l’emporter : la Marine ne donnera aucun financement pour l’aménagement d’un port royal en baie de Somme, le Contrôle général et les Ponts et Chaussées choisiront le projet le moins coûteux, le canal de Somme sur sa rive gauche et la chambre de commerce financera le port de Saint-Valery.
27Le débat sur l’aménagement littoral et portuaire reste cependant entretenu pendant plusieurs années au niveau local, entre la chambre de commerce et le comte d’Artois.
28La chambre de commerce obtient deux arrêts du Conseil du roi qui confortent son projet initié en 1777. L’arrêt du 20 mars 1782 confirme le tracé du canal sur la rive droite de la Somme depuis Port jusqu’à Pinchefalise suivant les plans de La Touche. Ce tracé est approuvé par Chaumont de La Millière, intendant des Ponts et Chaussées, qui autorise aussi La Touche à faire procéder aux études pour un canal depuis Abbeville jusqu’à Amiens. L’arrêt du 28 novembre 1782 assure le financement du rétablissement du port de Saint-Valery en autorisant la chambre de commerce à lever un emprunt de 934 000 livres et à percevoir un droit sur toutes les marchandises entrant dans les ports de Saint-Valery, Le Crotoy et Abbeville30. Cette dernière disposition entraîne de vigoureuses protestations de la part d’Abbeville et du Crotoy qui continuent à adresser des mémoires en faveur du rétablissement du port du Crotoy ; il faudra attendre les lettres patentes du 11 juin 1784 pour que soient confirmés les travaux sur la rive gauche de la Somme et l’attribution des sommes d’octroi prélevées au Crotoy pour le payement des travaux à Saint-Valery.
29À partir de 1781, l’administration du comte d’Artois n’est plus en mesure de soutenir des projets de grande envergure. Louis XVI répond difficilement aux demandes financières de son frère, l’opinion populaire commence à s’émouvoir et le Trésor royal – après la guerre d’Indépendance américaine – n’est plus à même de verser les sommes qui lui sont réclamées au titre de l’apanage. Accusé de malversations, Radix de Saint-Foy cesse d’exercer sa charge de surintendant des Finances de la maison d’Artois en novembre 1781. Il est remplacé par Jean-Jacques de Verdun, beaucoup plus prudent et lucide sur les revenus du Ponthieu :
« Qui osera jamais asseoir des produits prochains et assurés sur des dessèchements de marais, des défrichements de terres vaines et vagues et des sables à arracher à la mer pour les rendre fertiles ? Avant que l’opération du Marquenterre puisse produire 30 000 livres de rente à Monseigneur et que le redressement de la navigation de Somme puisse rendre à la culture des terres qu’elle inonde, il en aura coûté à ce prince plus de 500 000 livres. […] Le temps des illusions est passé31. »
30Malgré ses critiques sévères, Verdun continue aux frais de l’apanage les projets d’assainissement de la région qui consistent à creuser le canal de Maye qui doit déboucher au Crotoy. En 1785, le percement du canal est confié aux pionniers du régiment de Paris. Mais, en 1789, le canal n’est pas terminé et l’écluse au Crotoy – qui devait permettre de libérer l’eau à marée basse et de recevoir la marée montante pour maintenir le niveau d’eau dans le port – est inexistante. Ce canal inutile n’offre sur une étendue de deux lieues, qu’un « amas d’eaux croupissantes et l’on était menacé de le voir bientôt s’engorger totalement par l’amoncellement des boues et la chute de ses rives. Le mal vient de ce qu’il n’a pas d’issue à la mer. […] Il faut en un mot une grande écluse au Crotoy32 ».
*
31L’issue du conflit entre Saint-Valery et Le Crotoy et des projets qui ont été conçus ont entraîné des conséquences différentes pour les relations entre les ports et leur arrière-pays. Saint-Valery arrive à assurer son développement sur les ressources et au détriment des autres ports (Abbeville, Le Crotoy) ; Le Crotoy, au contraire, est dépendant de l’amélioration de son arrière-pays et de l’assèchement des marais. Ces projets sont de grande envergure et ne pouvaient être menés à bien qu’avec le concours d’un appui puissant, comme celui du comte d’Artois. La Révolution française, l’émigration du comte d’Artois, la saisie de ses biens propres et apanagés mettent fin à tout projet de développement du Crotoy. Le canal sur la rive gauche de la Somme jusqu’à Saint-Valery sera achevé au xixe siècle, conformément aux projets émis des décennies plus tôt, sans résoudre le problème de l’ensablement de la baie de Somme.
Annexe
Annexe I. Plan de la baie de Somme à la fin du xviiie siècle avec les deux projets de canal sur la rive gauche et sur la rive droite de la Somme

Notes de bas de page
1 On trouvera quantité de mémoires sur l’ensablement de la baie de Somme et les solutions à y apporter dans les papiers du comte d’Artois (AN, R1 103, 423 et 425) ; voir aussi Huguet A., Histoire d’une ville picarde. Saint-Valery de la Ligue à la Révolution, 1589-1789, Paris, 1909, p. 1124-1151.
2 AN Marine, D2 54, f° 255-270. « Mémoire concernant la scituation de la ville et du port de Saint-Vallery en Somme », 1752.
3 Ibid., f° 271-274. « Essay sur l’état actuel du port de St Vallery et sur les projets d’amélioration dont il est susceptible. 14 décembre 1768. »
4 Ibid., f° 275-292. « Mémoire sur le rétablissement du port de St-Valery présenté à M. de Sartine, ministre de la Marine, par J.-F. Œullio des Bruyères le 30 avril 1779. »
5 AN Marine, D2 54, f° 255-270. « Mémoire concernant la scituation de la ville et du port de Saint-Vallery en Somme », 1752.
6 Ibid.
7 Elle a été créée en 1761. On trouvera une copie imprimée de l’arrêt de création : AN, R1103.
8 AN, R1103.
9 AN Marine, 2 JJ 92, pièce n° 5. « État de la situation de quelques-uns des ports de la Manche en 1784. »
10 Ibid.
11 AN, R1103. Mémoire adressé par la ville d’Abbeville au comte d’Artois.
12 Ibid. Certificat des principaux habitants du Crotoy « requis par Mrs les négociants d’Abbeville de déclarer ce qui se passe audit port du Crotoy », 29 janvier 1784.
13 AN Marine, D4 (manque côte précise), f° 275-292. Mémoire sur le rétablissement du port de St-Valery présenté à M. de Sartine, ministre de la Marine, par J.-F. Œullio des Bruyères le 30 avril 1779.
14 AN Marine, 2 JJ 92, pièce n° 8. Mémoire sur le rapport de Béville, par Magin, 14 mai 1777.
15 AN Marine, B3647, f° 278. Lettre du 11 août 1778. En raison des vents contraires et du danger d’attaque des corsaires anglais, les bateaux chargés du bois de construction ne peuvent quitter Le Crotoy que le 4 septembre 1778 : « J’ai l’honneur de vous informer que le comte de Rohault, capitaine Vasseur, chargé de bois de construction, qui n’avait pu partir du Crottoy avec la Boullonoise et le Debersau, a enfin mis à la voile hier après-midi avec le vent le plus favorable. Il y a tout lieu d’espérer que ce bâtiment est heureusement arrivé au Havre ; la chaloupe que j’avais destinée à la découverte l’ayant suivi des yeux jusqu’à la hauteur de Dieppe et n’ayant aperçu aucune autre voile à la mer jusqu’à la nuit » (AN Marine, B3647. Lettre du 4 septembre 1778).
16 Voir annexe I.
17 Bula S., L’apanage du comte d’Artois (1773-1790), Paris, École des chartes, 1993.
18 Sur Radix de Sainte-Foy, voir Bula S., op. cit., p. 115-186.
19 AN, R1423. Lettre de Necker du 23 mai 1779.
20 AN, R1 95, R1103 et R1423.
21 AN, R1515*, f° 265.
22 AN Marine, D2 54, f° 295-296.
23 AN Marine, D2 54, f° 295-296.
24 AN, R1103. Mémoire de la chambre de commerce d’Amiens.
25 AN, R1 5.
26 Bula S., op. cit., p. 156.
27 AN Marine, D2 54, f° 293-294.
28 Ibid.
29 AN, R1103.
30 Ibid.
31 Bula S., op. cit., p. 191.
32 AN, R1398. Rapport des intendants des Finances d’Artois du 21 janvier 1789 sur les dessèchements du Marquenterre.
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