L’adjudication des petits travaux maritimes : évolution, spécialisation et contrôle
Le cas de la pointe extrême du Médoc (milieu xviiie-milieu xixe siècle)
p. 165-189
Texte intégral
1La pointe de Grave, située à l’embouchure de la Gironde et au nord du Médoc, est une place stratégique pour Bordeaux. Située à l’extrémité de la paroisse, puis commune, de Soulac, l’espace couvert par cette dernière comprend actuellement deux communes, celle de Soulac-sur-Mer et du Verdon-sur-Mer séparées en 1874. De forme triangulaire, la paroisse de Soulac est à l’extrémité du Médoc. Ce territoire couvre une cinquantaine de km2, bordé à l’ouest par l’océan Atlantique sur une côte d’environ 14 km et à l’est par la Gironde sur environ 11 km. Les navires fréquentant le port de Bordeaux longent la pointe extrême du Médoc pour entrer dans l’estuaire et s’y arrêtent pour en sortir, attendant les vents favorables. À partir de la fin du xviiie siècle, la pointe de Grave s’érode, reculant de plus de 1 500 mètres en moins de cinquante ans1. Cette transformation naturelle n’est pas sans incidence sur la navigation de l’embouchure de la Gironde. Les bancs de sable pouvant changer de position, les navires seront exposés à des naufrages plus importants. Le pouvoir central intervient pour arrêter l’érosion et conserver les passes navigables à partir des années 18402. Toutefois, il existe d’autres travaux maritimes publics au niveau de la pointe extrême du Médoc réalisés au xviiie siècle. Avec les travaux des années 1840, trois chantiers se dégagent : la construction de la nouvelle église de Soulac en 1744 ; les réparations – tout au long du xviiie siècle – de la chapelle du Verdon et enfin la construction d’épis de protection de la pointe de Grave et de la plage des Huttes entre 1840 et 18533. 56 adjudications de travaux sont identifiées et constituent un corpus provenant de deux types de fonds d’archives : les archives de l’Intendance pour 5 cas et les 51 autres proviennent des archives des Ponts et Chaussées de la Gironde4. Les adjudications concernant l’église de Soulac et la chapelle du Verdon sont considérés comme des travaux maritimes pour deux raisons. Tout d’abord, il faut souligner le lien qui unit les deux édifices religieux au monde maritime. Si la construction de la nouvelle église de Soulac se fait sous le contrôle du pouvoir royal, c’est que l’ancienne église servait de balise aux marins entrant dans la Gironde. Mais, suite à un ensablement, les habitants voulaient la détruire pour en construire une nouvelle, trois kilomètres plus à l’est. Les capitaines, les pilotes de l’estuaire et les membres de la Chambre de commerce de Bordeaux s’opposaient à la destruction de l’église. Le ministre de la Marine statua sur la construction d’une nouvelle église, payée par le pouvoir royal tout en conservant l’ancienne, surmontée d’une balise pour la navigation5. Quant à la chapelle du Verdon, construite entre 1717 et 1723, elle répond au besoin des gens de mer – malheureusement, l’adjudication de ces travaux n’a pas été conservée. La rade du Verdon est un territoire où les navires voulant quitter la Gironde attendent les vents favorables. Cette attente peut se prolonger pendant quelques jours voire plusieurs semaines6. La chapelle doit ainsi répondre au secours spirituel des marins ; sa construction est décidée par le ministre de la Marine. Le ministère entretient l’édifice et paye les appointements du chapelain. L’autre raison de s’arrêter sur les adjudications du xviiie siècle est la possibilité d’une mise en parallèle ponctuelle avec une étude quantitative des adjudications du xixe siècle.
2Les 56 adjudications du corpus7 concernent essentiellement deux aspects : le transport de matériaux et la fourniture de ces matériaux, respectivement 7 et 42 adjudications. Les sept adjudications restantes du dossier concernent des constructions (deux pour le xixe siècle et les cinq, soit la totalité, des adjudications de l’Ancien Régime). La construction des ouvrages au xixe siècle se fait majoritairement sous l’égide de l’ingénieur ordinaire des Ponts et Chaussées et n’est pas soumise à l’adjudication. Comme le rappelle le devis dressé en 1843 par l’ingénieur Pairier, « l’approvisionnement des autres matériaux ainsi que la mise en œuvre se feront par voie d’économie, comme cela a eu lieu jusqu’à présent pour le reste des travaux8 ». Les travaux « par voie d’économie » correspondent aux travaux en régie, diligentés par l’ingénieur ordinaire, qui supervise directement les étapes de la construction. La construction n’est donc pas soumise à une adjudication pour les travaux de la pointe de Grave dans les années 1840-1850.
3Les acteurs des adjudications, les entrepreneurs, sont au cœur de notre propos. La définition retenue est celle du xviiie siècle : ce sont les constructeurs du bâti. Pour le xixe siècle, 102 noms d’entrepreneurs ont été retrouvés pour 170 soumissions et 51 marchés. Ces 102 noms relèvent de 98 soumissions différentes – une soumission pouvant être faite conjointement par deux personnes voire plus. L’échantillon du xviiie siècle est plus réduit : vingt noms différents pour vingt soumissions et cinq marchés, les vingt noms correspondent aux vingt soumissionnaires.
4L’étude des adjudications de petits travaux maritimes durant les xviiie et xixe siècles permet de comparer le monde des entrepreneurs, afin de connaître les marchés sur lesquels ils s’engagent, leurs stratégies d’obtention de ces marchés et le contrôle exercé sur eux.
Le cérémonial de l’adjudication : un contrôle du représentant des pouvoirs publics et des ingénieurs des Ponts et Chaussées
Cheminement de l’adjudication
5Neuf étapes jalonnent le parcours des travaux maritimes. L’adjudication est un élément central : elle aboutit au choix de l’entrepreneur. Elle se déroule selon une organisation stéréotypée. Colbert qui a défini les principes de l’adjudication publique, ne voulait pas de travaux en régie. Il espérait ainsi faire baisser les prix par des adjudications au rabais9.
6La première étape est la demande de travaux. Des acteurs divers en font la requête – souvent ceux qui fréquentent quotidiennement les zones où les réparations sont nécessaires. Par exemple, le chapelain du Verdon sollicite des actions afin de remettre en état la chapelle en 176810. Quant aux travaux importants du milieu du xixe siècle, la revendication provient d’intermédiaires extérieurs. Le conseil général avec les élus du Bas-Médoc, ainsi que la chambre de commerce de Bordeaux sont à l’origine de la demande de ces travaux afin de conserver l’embouchure de la Gironde et la passe navigable. Les Ponts et Chaussées sont chargés des travaux de lutte contre l’érosion, et sont par la suite les instigateurs des travaux futurs – notamment la campagne de construction des épis de la plage des Huttes.
7Une fois cette demande de travaux réalisée, le pouvoir central réalise un devis. Sur les vingt devis retrouvés, dix-huit sont le fruit d’ingénieurs des Ponts et Chaussées – trois de l’ingénieur Vimar pour des réparations effectuées à la chapelle du Verdon ; quatorze de Pairier au milieu du xixe siècle et un d’un ingénieur non mentionné du xviiie siècle, sans doute Vimar. Dans deux cas, l’ingénieur n’est pas à l’origine du devis. En 1748, un certain Portier rédige le devis pour des réparations de la chapelle du Verdon11. Vingt ans plus tard, le subdélégué de l’intendant se déplace à la chapelle du Verdon avec deux entrepreneurs – qui sont respectivement menuisier et maçon de formation – pour réaliser le devis12.
8Le ministère de la Marine donne ensuite son accord à l’intendant – au préfet après la Révolution – pour les travaux. Aussi, pour la construction de la nouvelle église de Soulac, c’est le comte de Maurepas – ministre de la Marine et des Fortifications – qui autorise le paiement des 10 500 lt à l’entrepreneur chargé des travaux13. En 1753, c’est le ministre de la Marine, Rouillé, qui autorise l’adjudication des travaux à faire à la chapelle du Verdon14. Au xixe siècle, un nouvel acteur apparaît : la Commission des Travaux publics. Le 27 juillet 1840, cette Commission donne son accord au projet des travaux à exécuter pour la défense de la pointe de Grave ; le ministre des Travaux publics les approuve par la suite15. Les devis retrouvés ont tous été acceptés et traduits par des adjudications. Des exemples de travaux refusés existent certainement, mais n’ont pas été conservés dans les fonds dépouillés.
9Pour illustrer les étapes suivantes, prenons l’exemple du devis concernant les réparations à faire à la chapelle du Verdon en 175316. Dans une lettre du 18 juillet 1753, le ministre et secrétaire d’État donne son accord pour ouvrir une adjudication faisant suite au devis de l’ingénieur Vimar daté du 9 juin 1753. L’adjudication à venir est rendue publique, avec trois affichages du devis de huitaine en huitaine à Bordeaux et à Lesparre, siège de la subdélégation du Bas-Médoc dont fait partie la paroisse de Soulac. La cérémonie est prévue le 3 août afin « d’exécuter led. devis, et de donner bonne et suffisante caution et certificateurs ». On retrouve la même procédure qu’à Paris concernant les trois affiches17. Ces dernières se présentent sous la forme de préimprimés décrivant les travaux à faire, la date, le lieu de l’adjudication et le prix du devis. Pour l’exemple qui nous intéresse, plusieurs « architectes, maçons, charpentiers et autres ouvriers » se sont présentés. La lecture du devis est faite, les travaux envisagés sont estimés à 1 620 lt. Une criée débute : Pierre Rousseau ouvre les enchères avec une somme de 1 900 lt, Pierre Bellard propose une somme inférieure de 1 800 lt, Guillaume Royat 1 750 lt, André Locupé 1 700 lt. Rousseau revient à la charge avec une proposition à 1 680 lt, Locupé 1 650 lt et Rousseau remporte l’adjudication avec une nouvelle offre s’élevant à 1 640 lt. « Personne n’avoit voulu se rendre adjudicataire desdites réparations au plus bas prix que le sieur Rousseau, après plusieurs rétractives proclamations de lad. offre, et l’extinction desd. trois feux, flamme et fumée d’iceux », l’entrepreneur Rousseau est choisi, au mieux offrant18. Des cautions sont demandées : Guillaume Rojat, « maitre couvreur demeurant aux Chartrons de cette ville, paroisse de St-Rémi » apporte une caution et le certificateur est Jacques Bourion, maçon du faubourg et paroisse de Saint-Eulalie.
10Tout au long du xviiie siècle, et d’une manière générale, l’adjudication se déroule de la même façon. Les affiches mentionnant les travaux à réaliser ainsi que le devis sont rendues publiques plusieurs jours avant l’adjudication. Les entrepreneurs intéressés proposent leurs services, en donnant leur prix. Des enchères décroissantes ont lieu et la meilleure offre est retenue par le maître d’œuvre de ces ouvrages. De manière originale et contrairement au xixe siècle, les soumissions de l’Ancien Régime sont toutes supérieures ou égales au devis. Une soumission retenue supérieure au devis est inhabituelle, on peut néanmoins en trouver pour d’autres travaux du xviiie siècle19. Durant le siècle suivant, les entrepreneurs retenus ont tous une soumission inférieure au prix du devis. La différence ainsi relevée n’a pas une explication précise. Le fait que les travaux du xviiie siècle soient de petites tailles et surtout loin de centres urbains et des matières premières peut expliquer cette différence. Au xixe siècle, une évolution se dégage concernant le dépôt des adjudications. En effet, depuis la loi du 19 ventôse de l’an XI, les entrepreneurs proposent une soumission cachetée. Cette dernière est ouverte le jour de l’adjudication ; l’entrepreneur ne peut soumettre qu’une proposition. La « folle enchère » qui caractérisait le choix des entrepreneurs au xviiie siècle est abandonnée20.
Contrôle étroit des entrepreneurs
11Un contrôle étroit est exercé par l’intendant et les ingénieurs des Ponts et Chaussées. Le lieu de l’adjudication n’est pas anodin. Celle-ci se déroule dans les locaux du pouvoir, chez l’intendant au xviiie siècle, puis en conseil à la préfecture pour le xixe siècle. L’intendant puis le préfet reçoivent les engagements écrits des entrepreneurs, dès leur soumission, en présence de l’ingénieur des Ponts et Chaussées. Les soumissions peuvent ne pas correspondre aux attentes des commanditaires. Dès lors, une nouvelle adjudication peut être décidée ; au xixe siècle, on espère atteindre ainsi des prix inférieurs au devis. Ce cas est observable en 1840 : les entrepreneurs Marion, Maurice et Gabard Cadet proposent respectivement une offre supérieure au devis de 15 %, 25 % et 15 %. « Les chiffres portés dans ces soumissions étant supérieurs au projet, le Préfet de l’avis du Conseil, a déclaré qu’il n’y avait pas lieu à proclamer adjudicataire aucun des trois concurrens ci-dessus nommés21. » Une adjudication peut être reportée au lendemain, voire s’étaler sur plusieurs jours avant de trouver un entrepreneur qui réponde aux attentes du commanditaire.
12Un autre moyen de contrôle exercé sur les entrepreneurs est la garantie d’une caution suffisante. Deux informations ressortent de l’étude des cautions. En premier lieu, la caution évolue au fil du temps. Durant l’Ancien Régime, elle prend la forme d’une tierce personne. Au xixe siècle, l’entrepreneur est son propre garant et utilise parfois à cette fin les biens de son épouse. En 1841, lors d’une adjudication, l’entrepreneur doit fournir au moment de sa soumission, « un acte de cautionnement d’une valeur au moins égale au trentième de l’estimation, ou, à défaut de cet acte, une promesse valable souscrite par le soumissionnaire, s’il se cautionne lui-même, ou par la caution, s’il se fait cautionner par un tiers » ainsi qu’un « certificat délivré par le Maire du lieu énonciatif de la valeur des immeubles affectés au cautionnement, s’il doit être fourni en immeubles » et « un certificat du conservateur des hypothèques constatant s’il existe ou non des inscriptions sur ces immeubles22 ». Les entrepreneurs des travaux de la pointe de Grave sont capables d’apporter eux-mêmes leur caution, du fait de la petitesse des montants engagés. Le devis le plus important du corpus est de 190 000 F et concerne le transport de matériaux en 1844. La moyenne des montants des devis du xixe siècle est de 12 937 F. Une autre évolution de la caution semble avoir lieu : cette dernière abandonne le taux moyen de 3,33 % des années 1840, pour s’établir à un taux moyen de 3,95 % durant les années 1850. Le deuxième point que l’on peut analyser concerne l’origine de la caution au xixe siècle : 48 % des cautions exprimées sont en argent provenant des fonds propres de l’entrepreneur, contre 52 % en argent issu d’une hypothèque. Le seuil entre les deux semble être la somme de 20 000 F de travaux. Seulement deux sommes inférieures – 12 277 F et 4 451 F – sont sujettes à une caution issue d’une hypothèque, toutes les autres proviennent des fonds propres des entrepreneurs.
13La recevabilité des soumissions est un autre moyen de contrôle exercé par les ingénieurs des Ponts et Chaussées et par le préfet – ou auparavant par l’intendant. Le « certificat de capacité délivré par un Ingénieur des Ponts et Chaussées et visé par M. l’Ingénieur en chef, directeur […] ne pourra avoir plus d’un mois de date23 ». En 1840, l’aspirant-ingénieur certifie que René Janin, entrepreneur à Royan, « a la capacité nécessaire pour entreprendre la fourniture de 3 000 mètres cubes de moellons smillés des carrières de Berlan24 ». Le contrôle peut conduire à une exclusion. En 1853, à deux moments, des irrégularités sont constatées dans les soumissions et les entrepreneurs sont exclus du processus de désignation alors qu’ils concouraient pour la fourniture de clayons25 et de fascines26. En outre, depuis 1833, un cahier des charges avec des clauses strictes est signé par les deux parties27.
14La dernière étape consiste en la réception de l’ouvrage et en la vérification de sa conformité au devis. L’ingénieur des Ponts et Chaussées est chargé de ces opérations. En 1753, Vimar, ingénieur des Ponts et Chaussées, mais surtout auteur du devis, réceptionne les travaux faits à la chapelle du Verdon par Pierre Rousseau28. En 1748, le même procédé s’observait déjà ; l’intendant avait alors envoyé sur place un commis afin de réceptionner ces ouvrages :
« Je soussigné commis par Monsieur l’Intendant de cette généralité, pour la visite et réception des ouvrages de maçonnerie, charpente, couverture, menuiserie, serrurerie et autres faits […] certifie m’estre transporté aud. Lieu du Verdon, avoir vû, visiter et très exactement examiné lesd. ouvrages et les avoir trouvés bien et solidement faits, de bonne construction et suivant l’art et clauses et conditions du devis29. »
15La méthode perdure au xixe siècle. Ainsi, en 1844 l’ingénieur ordinaire Pairier établit un procès-verbal de réception définitif pour le marché remporté par Micé concernant la fourniture de moellons équarris30. Comme pour le Dauphiné31, et au moins pour le xviiie siècle, le paiement ne se fait qu’à la réception des travaux ; au xixe siècle, une part est déjà payée au moment des travaux.
16L’image dépeinte est une administration laissant peu de marge de manœuvre aux entrepreneurs. La réalité est autre. Plusieurs cas d’accords postérieurs à l’adjudication sont retrouvés afin d’aider les entrepreneurs en difficulté. Curon, chargé de la fourniture des chevaux employés à pulvériser la pouzzolane « en a perdu 22 par suite de ce travail dangereux et pénible » : 300 F lui sont accordés en dédommagement32. Raymond, pour la fourniture de fascines, touche 101 F 29 c suite à une hausse des dépenses33. L’aide peut aussi être destinée à des ouvriers blessés lors des travaux : Beaujan touche ainsi 150 F34. Ces différentes aides sont validées par le pouvoir central depuis Paris : l’ingénieur ordinaire informe son supérieur, l’ingénieur en chef, de la difficulté rencontrée. Ce dernier consulte son supérieur direct, c’est-à-dire soit le ministre des Travaux publics soit le sous-secrétaire d’État des Travaux publics, qui contacte alors le préfet de la Gironde lui proposant cette aide financière. De nouveau, il n’a été retrouvé que les dossiers approuvés.
17Dans des cas extrêmes, si l’entrepreneur rencontre de trop nombreuses difficultés, il peut résilier son engagement, contre une légère indemnité. Ainsi, en 1854, Pierre Goeytes demande la résiliation de son marché de fournitures de chaux – passé en 1851 et s’élevant à 9 225 F, contre une indemnité de 150 F35. De manière arbitraire, les ingénieurs peuvent vouloir changer de fournitures et résilier un marché. Ainsi, Goeytes est adjudicataire d’une fourniture de fascines de la marine et des brandes pour les travaux de la pointe de Grave, or les ingénieurs préfèrent comme fournitures initiales des fascines de chêne. Ils demandent donc la résiliation du marché36. Des résiliations peuvent aussi venir des entrepreneurs qui se sentent lésés et manipulés. Michaud demande la résiliation de son marché, car « on leur fait transporter non pas, suivant les prévisions du devis, des pierres, de la chaux et du ciment, mais du bois et de l’argile et qu’il en résulte pour eux un préjudice qui doit encore s’aggraver par suite du changement apporté au système des travaux » et « une indemnité de 9 072 F par suite de la suspension des travaux depuis le 1er avril jusqu’au 30 octobre 1852, tems pendant lequel ils ont été forcés de nourrir 25 chevaux ». Les travaux qui dépendent des conditions climatiques, sont suspendus durant l’hiver, d’où l’emploi du terme « campagne de travaux ». Les ingénieurs proposent 6 043,10 F, mais le secrétaire général du ministre des Travaux publics trouve l’indemnité trop élevée et souhaite plutôt une indemnité de 4 000 F ainsi que la résiliation du marché37. Parmi les archives consultées, peu de contentieux ont été retrouvés. Les entrepreneurs chargés des travaux de la pointe du Médoc ne semblent pas avoir été exposés à des faillites, contrairement à d’autres zones littorales38. Une explication possible reste les caractéristiques des travaux : de petites tailles, concernant seulement la fourniture et le transport des matériaux.
18L’administration centrale, avec les ingénieurs des Ponts et Chaussées et l’intendant puis le préfet, contrôle étroitement le processus de l’adjudication des travaux ainsi que la réalisation des chantiers. Au xviiie siècle, l’entrepreneur a plus de latitude en réalisant la totalité des travaux ; au xixe siècle, la division en lots et la présence constante de l’ingénieur ordinaire réduisent la marge de manœuvre des bâtisseurs.

Figure 1. – Schéma de synthèse des neuf étapes nécessaires à la réalisation des travaux maritimes publics.
Des travaux de la pointe du Médoc adjugés en lots : une spécialisation de l’entrepreneuriat au xixe siècle
L’entrepreneur du bâti au xviiie siècle : maçon, charpentier, menuisier…
19Les cinq adjudications du xviiie siècle laissent apparaître des travaux généraux : l’intendance les a adjugés majoritairement en totalité et non en lots. L’exception concerne les travaux de 1768. Ainsi, l’impression donnée est la recherche d’un entrepreneur « tous corps d’état », à la fois forgeron, menuisier, maçon, gabarrier. Le terme entrepreneur désignerait cette concentration des tâches.
20La réalité est sans doute plus complexe. L’entrepreneur chargé des travaux doit avoir un réseau de professionnels autour de lui et faire appel à eux. Leurs noms n’apparaissent pas dans les archives retrouvées. On constate une dénomination assez similaire aux différents entrepreneurs du xviiie siècle. Ainsi, Jacques Blanc est « maître architecte et entrepreneur des travaux du Roy » – il est chargé de la construction de l’église de Soulac39 ; Étienne Dardon est lui aussi architecte. Trois autres professions sont mentionnées : trois entrepreneurs sont maçons, Pierre Georget est menuisier ; enfin, Pierre Rousseau est tailleur de pierre. Pour les dix-sept autres entrepreneurs, aucune information sur leur profession exacte n’est mentionnée. Toutefois, on sait que plusieurs « architectes, maçons, charpentiers et autres ouvriers » se sont présentés pour des adjudications40. Malgré cette spécialisation en taille de pierre ou en architecture, les entrepreneurs retenus sont chargés de l’ensemble des travaux. Pierre Rousseau est ainsi « tailleur de pierre des ouvrages de maçonnerie, menuiserie, couverture, ferrure, vitrerie, peinture et impression et autres41 ». On retrouve les mêmes professions qu’à Paris42. Les entrepreneurs-maçons dauphinois ou parisiens sont maîtres-maçons. L’information n’a pas pu être vérifiée pour le Bordelais43.
Les lots de l’adjudication
21Une évolution notable se dégage au xixe siècle avec les adjudications en lots. Cette division des tâches se fait dans l’optique de trouver plus facilement preneur. Ainsi, en 1841, l’adjudication concerne la fourniture de 50 000 fascines et 80 000 clayons. Or, il n’y a qu’une seule soumission, et seulement pour les clayons. La solution restante est une adjudication distincte pour la fourniture des fascines. On divise alors l’ensemble en plusieurs lots pour trouver plusieurs preneurs44. Par la suite, on observe la constitution de six lots pour des travaux – essentiellement dédiés à la fourniture de différents matériaux – en 1843, deux lots en 1851, quatre en 1853 ou encore trois en 1854. Ces lots se font par une division du travail et une spécialisation des tâches. En 1843, Vinaud fils est chargé de la fourniture de pierres cassées, tandis que les frères Camus ont remporté l’adjudication pour le transport de ces pierres. Cette division fait apparaître de nouvelles spécialisations chez les entrepreneurs. Malgré ces différentes distinctions, ils conservent l’appellation d’entrepreneur. 57 entrepreneurs du xixe siècle ont une profession définie ; 45,86 % d’entre eux sont qualifiés d’entrepreneurs des travaux publics. Les deux autres professions les plus fréquentes sont marchands de bois (14,03 %) et gabarriers (10,53 %). Comme le montre le tableau ci-dessous, ces professions sont celles dont les lots leur sont adjugés en majorité. Deux entrepreneurs possèdent une double qualification, Fontebride et Léon Pépin sont entrepreneurs des travaux publics et respectivement marchands de bois et fournisseurs de bois.

Tableau 1. – Les lots adjugés au xixe siècle.
22Le xixe siècle voit un éclatement des marchés des petits travaux publics au niveau de la pointe de Grave. Les travaux sont plus fréquents dans un territoire isolé, les lots adjugés sont plus petits. Au xixe siècle, la moyenne est de 12 937 F par devis. Le montant total estimé des 36 adjudications, dont le prix du devis est connu, s’élève à 1 465 733 F 40 c. L’écart-type quant à lui équivaut à 53 207 F. Pour l’Ancien Régime, les travaux sont, pour l’essentiel, des réparations, une comparaison n’est guère possible exceptée pour la construction de la nouvelle église de Soulac estimée à 10 105 lt. Au xviiie siècle, le nombre de soumissions par marché est de quatre. Pour le xixe siècle, on enregistre 170 soumissions pour 51 marchés, soit une moyenne de 3,33 soumissions par adjudication. Un nombre légèrement inférieur à celui du xviiie siècle. Cependant, au xixe siècle, le nombre de soumissions lors des adjudications va de un à 14.
23Cette division en lot des marchés est certainement en lien avec la construction sous l’égide des ingénieurs des épis de défense contre l’érosion. L’ingénieur des Ponts et Chaussées conserve la mainmise sur le processus de fabrication ; les travaux par entreprise ne se font que pour la fourniture ou le transport des matières premières.
La « bataille des chiffres » : les stratégies employées pour obtenir le marché
24Cinq stratégies différentes semblent être employées par les entrepreneurs pour avoir une chance d’obtenir le marché.
La soumission au rabais
25Les instances commanditaires établissent un devis avec un montant servant de base à l’adjudication. À partir de là, deux méthodes, correspondant aux deux siècles, se distinguent.
26Au xviiie siècle, l’adjudication se déroule comme une véritable enchère. Pour la construction de l’église de Soulac, ce ne sont pas moins de quinze prix différents qui sont proposés par huit entrepreneurs pour obtenir le marché. Jean London et Jean d’Etui proposent – entre autres – quatre prix différents chacun. Le prix du devis s’élevait à 10 105 lt, Louis Dupertuy, premier à soumissionner, propose 20 000 lt, soit près du double du prix du devis. Henri Roberjeau propose quant à lui 18 000 lt, Jean London, 16 000 lt, ainsi de suite, jusqu’aux 10 500 lt de Jacques Blanc. Personne n’ayant proposé mieux, l’adjudication est remportée par ce dernier. Sous l’Ancien Régime, les adjudications se gagnaient donc de cette façon. Le devis servant aux entrepreneurs de repère du montant minimum sous lequel ils ne devaient pas descendre. Les soumissionnaires débutent donc par un prix élevé, puis le diminuent par rapport à leurs moyens et à la concurrence. Dans quatre adjudications figurant le montant du devis, les enchères ont permis d’égaler ce devis à deux reprises. Pour les deux autres, les commanditaires vont devoir payer légèrement plus qu’estimé : 350 lt pour la nouvelle église du Verdon, 20 lt pour les travaux de réparation de la chapelle du Verdon en 1753.
27Pour le xixe siècle, une différence notable se fait sentir. Le prix du devis n’est plus un montant minimum consenti par les entrepreneurs, mais le montant maximum accordé par les Ponts et Chaussées. Les entrepreneurs, pour obtenir le marché, sont dans l’obligation de proposer un rabais au prix du devis. La meilleure proposition est retenue par le préfet et l’ingénieur des Ponts et Chaussées. Sur les 122 rabais enregistrés pour 36 adjudications retrouvées (sur la période), la valeur moyenne de ces rabais s’élève à 8,59 % Le rabais le plus important est de 31,5 % proposé par Ambaud pour la fourniture de 700 000 liens en 1845. Les écarts de rabais peuvent être importants pour la même adjudication. Ainsi, toujours pour les 700 000 liens, à côté de ces 31,5 % de rabais, Bernard Fontebride n’en propose que 1 %. C’est le plus gros écart entre deux soumissions pour la même adjudication. Dans neuf cas, la soumission est identique au prix du devis. Contrairement au xviiie siècle, la soumission de l’entrepreneur est unique, il ne peut pas proposer par la suite un rabais plus important.
28Comment les entrepreneurs construisent-ils leurs prix ? Des regroupements familiaux ou d’entrepreneurs permettent de proposer des prix plus bas. L’entrepreneur construit sa soumission en retenant au minimum 3/20 du prix proposé, « 3/20 que tout entrepreneur regarde comme lui étant légitimement dû45 ». Si le devis proposé est trop faible, les entrepreneurs ne font pas de soumission à perte. Ainsi, pour la fourniture de 140 m3 de bois de pin, « pour laquelle il ne s’est pas présenté d’adjudicataire, il [a] été impossible de trouver de soumissionnaires au prix de 45 F porté au détail estimatif. Ce prix est évidemment trop faible, et il y a lieu de proposer à l’administration de passer une nouvelle adjudication avec augmentation46 ».
Associations familiales ou professionnelles
29Les entrepreneurs ne sont pas toujours isolés ; ils peuvent être associés, à deux degrés différents.
30Le premier mode d’alliance correspond à des associations familiales. Ainsi, les Pépin sont associés entre père et fils. Deux autres Pépin de la commune de Portets, Hyppolite et Léon, certainement de la même famille, ont aussi proposé des soumissions. Toutefois, aucune concertation entre les trois premiers ne semble être faite : Hyppolite Pépin propose une soumission en 1851 pour des clayons et des fascines, tout comme Pépin père et fils. On retrouve aussi deux Fontebride – Michel et Bernard aîné47 – résidant en la commune de Noaillan. Aucun partage des marchés ne semble être relevé. Par contre, le fait que Pépin père et fils ait obtenu des marchés en 1844 peut laisser penser à un effet incitateur. Ainsi, des membres de leur famille connaissent les marchés et postulent ; un bouche-à-oreille existe certainement. On trouve également d’autres familles comme les frères Camus, gabarriers de Macau. Dans le cas de la famille Escarragnel, le père émet une soumission pour la maçonnerie et le carrelage de la maison de Grave à construire en 1840, tandis que son fils propose une soumission pour la menuiserie, serrurerie et peinture de la même bâtisse. Le rabais de 1 % proposé dans les deux soumissions n’a pas été retenu, mais on a ici un cas de stratégie familiale afin d’obtenir deux marchés distincts.
31Le second mode d’alliance est plus à caractère professionnel. Des entrepreneurs, habitant souvent la même commune, s’associent pour peser davantage. Michel Fontebride fait ainsi trois soumissions avec Étienne Sore, tous les deux sont domiciliés à Noaillan. Étienne Sore fait une soumission seul – en 1843, pour des clayons. Ce sont avant tout deux métiers qui s’unissent : Michel Fontebride est qualifié de marchand de bois, tandis qu’Étienne Sore est entrepreneur de travaux publics. On a donc une association de deux personnes qui se connaissent – puisque habitants de la même commune – et complémentaire dans leurs activités. On retrouve la même relation avec d’autres duos. Jousse et Mouren sont respectivement forgeron et constructeur. Ces deux-là font une soumission commune en 1841. Quant à l’association Saubaud-Chèvre, elle semble légèrement différente. Les deux hommes sont tous les deux originaires de Saint-Macaire. Joseph Saubaud se déclare entrepreneur des travaux publics et son associé en 1843, Chèvre, se présente comme entrepreneur des Ponts et Chaussées. D’autres exemples existent : Desmarrat et Monet, associés en 1851, sont tous les deux entrepreneurs des travaux publics de Bordeaux. Bœuf et Bella, également associés en 1851, n’ont pas une profession clairement définie, mais ils résident tous les deux à Vayres.
32Enfin, une dernière entente de circonstance peut se faire. Ainsi, pour la fourniture de moellons provenant des carrières de Berlan en 1840, les entrepreneurs Marion, Maurac et Gabard cadet ont respectivement proposé des travaux plus élevés au devis48 de 15, 25 et 15 %. Ces « entrepreneurs, soit parce qu’ils trouvaient les prix réellement trop faibles, soit parce qu’ils s’étaient donné le mot, ont tous demandé des augmentations de 15 et même 25 pour cent sur les prix de l’estimation49 ». Préférant s’entendre entre eux pour certainement forcer une nouvelle adjudication avec un devis plus élevé, les entrepreneurs ont vu le marché leur échapper. C’est René Jamin qui obtient finalement le marché au prix du devis. Les archives consultées ne nous ont pas renseignés sur d’éventuels conflits entre les entrepreneurs comme ceux que René Favier a pu mettre en lumière pour le Dauphiné50. En outre, le fait que les marchés soient petits et éclatés n’oblige pas à une entente préalable des entrepreneurs pour les obtenir.
Des associations avec le pouvoir
33Ces ententes avec les instances dirigeantes se font là encore de manière différente selon les siècles. Pour le xviiie siècle, un cas d’association est probant. En 1768, le subdélégué de Lesparre s’est déplacé sur le lieu du Verdon afin de réaliser un devis des réparations à faire pour la chapelle du Verdon. Il était accompagné d’un menuisier, Pierre Georget, et d’un maçon Louis Lachaume. Les devis s’élèvent à 30 lt pour la menuiserie et à 162 lt pour la maçonnerie51. Lors de l’adjudication, personne ne s’aligne au devis fixé par les entrepreneurs et les Ponts et Chaussées, si bien qu’au final, les travaux reviennent aux entrepreneurs ayant réalisé le devis. Ainsi, par leur proximité avec le pouvoir, ils ont pu obtenir facilement le marché. Autre exemple, en 1746, Étienne Dardon – architecte à Bordeaux – est chargé de recevoir la nouvelle église de Soulac52. Quatre ans plus tard, il obtient l’adjudication des ouvrages de réparation de la chapelle du Verdon53. Toutefois, le fait d’avoir déjà contracté une affaire avec l’intendant n’est pas toujours synonyme d’un futur succès. Étienne Buissière est l’entrepreneur chargé de la construction de la chapelle du Verdon entre 1717 et 172354. En 1748, lors de l’adjudication de travaux concernant la chapelle, un certain Buissière fait une soumission : est-ce le même ? Ou un membre de sa famille ? Toujours est-il que ce dernier n’obtient pas le marché.
34Pour le xixe siècle, aucun cas aussi probant d’association entre les entrepreneurs et les maîtres d’œuvre n’a été retrouvé, mais on remarque la récurrence de certains noms. 98 noms figurant sur des soumissions – ou associations – ont été retrouvés. Seulement huit personnes ont fait au moins quatre soumissions. Joseph Vinaud (cinq dont quatre retenues), Binet (quatre dont deux retenues), Pépin père et fils (dix dont trois retenues), Jacques Troye (quatre/deux), Bernard Fontebride (neuf/deux), Jean Déchelle (quatre mais aucune retenue), Goeytes (sept/trois) et Hyppolite Pépin (quatre/aucune), faisant 29 % du total des soumissions et 38 % des soumissions retenues, pour seulement 8,16 % des entrepreneurs. Parmi les soumissionnaires retenus, 27 noms émergent. Joseph Vinaud, avec quatre marchés, occupe la première place ; il est suivi des frères Camus avec trois soumissions retenues pour trois soumissions proposées ; de Pépin père et fils avec leurs trois soumissions retenues et, enfin, de Goeytes avec trois soumissions retenues. Ces quatre entrepreneurs représentent 30,95 % des contrats passés, pour 14,81 % du total des noms retrouvés. Certes, la sélection se fait au rabais le plus important, mais le fait d’être déjà en contact grâce à des marchés antérieurs n’est certainement pas préjudiciable. On connaît ainsi le système et les rouages de l’adjudication. Qui plus est, dans certains cas, l’expérience joue. Ainsi, pour l’adjudication des fascines en 1841 – aucun preneur ne s’étant manifesté – l’ingénieur s’est tourné vers les fournisseurs de l’année précédente et « le sr Roux a seul consenti à accepter les conditions du devis55 ». Malheureusement pour lui, Jousse et Mauren proposent un rabais de 1 %, récupérant in extremis le marché.
Des ressources personnelles
35Les entrepreneurs peuvent s’appuyer sur leurs propres ressources. Le cas le plus probant est celui de Joseph Vinaud. Ce dernier propose cinq soumissions : en 1843 pour le transport de moellons, ainsi que pour la fourniture de pierres cassées ; et, en 1842, 1844 et 1851 pour la fourniture de moellons. Il obtient le marché pour les quatre dernières soumissions citées. Originaire de Blaye, il est propriétaire d’une carrière de pierres dans cette commune. Ainsi, son patrimoine immobilier lui permet d’être compétitif au niveau des prix. Le seul échec rencontré concerne une soumission de transport et non de fourniture de matériaux. Un autre cas similaire est celui de Michel-Jean Guillet. Il est professeur d’hydrographie, mais obtient le marché pour la fourniture de 800 m3 de pierre à chaux hydraulique. En effet, ces matériaux proviennent de son terrain situé à Blaye56.
36Une autre ressource personnelle est la reproduction sociale sous-entendue chez les entrepreneurs. Ainsi, accolé à leurs noms, dix-huit personnes sont désignées soit comme fils (huit cas), jeune (deux cas), père (à deux reprises), cadet (trois) frères (un) ou aîné (un), soit 17,65 % du total des noms recensés. Tout laisse à penser qu’un « Joseph Vinaud fils » a eu un père entrepreneur, d’où cette distinction ; il en va de même pour un « Binet Jeune ». Les cadets, frères et aîné sous-entendent une fratrie entrepreneuriale. Les entrepreneurs peuvent donc s’appuyer sur un réseau, directement repris chez leur père pour certains, ou en connivence avec leurs frères pour les autres. Une étude plus détaillée des stratégies matrimoniales aurait pu permettre de compléter ce rapide tableau.

Carte 1. – Origines géographiques des entrepreneurs.
Des entrepreneurs certes étrangers à la commune, mais géographiquement proches
37Le dernier point abordé concerne l’origine géographique des entrepreneurs. En ce qui concerne le xixe siècle, sur les 102 entrepreneurs recensés, 44 n’ont pas de lieu d’habitat défini. Sur les 58 dont l’origine est connue, seulement deux viennent de Soulac : Gamarde et Jean Fortin – qui habite en réalité Le Verdon. Cela équivaut à 3,45 % des entrepreneurs ayant un lieu d’habitat connu. La commune de Soulac est reculée, loin des carrières qui se situent majoritairement sur la rive droite de la Gironde et notamment au niveau de Blaye. Cela expliquerait l’absence d’entrepreneurs de la commune de Soulac aux adjudications destinées à attribuer la fourniture de matériaux. La seule ressource présente sur le territoire de la commune est le pin maritime, plantée depuis le début du xixe siècle. Toutefois, les entrepreneurs concourant pour la fourniture de fascines ou de clayons proposent des bois originaires des autres forêts médocaines et non de la commune. Surtout, c’est une denrée nouvelle, auparavant le bois se faisait rare. Soulac est aussi une terre avec très peu d’artisans au xviiie siècle. Une augmentation de leur nombre se fait ressentir au xixe siècle. Ainsi, faute de ressources, de matières premières comme d’une main-d’œuvre qualifiée (maçon, menuisier ou gabarrier), les entrepreneurs sont extérieurs à la commune (carte 1).
3848,27 % des entrepreneurs (28 noms) viennent d’un rayon inférieur à 80 km de Soulac. Sept d’entre eux proviennent d’un département voisin, en l’occurrence la Charente-Inférieure. Contrairement aux marchés dauphinois du xviiie siècle57, les entrepreneurs du xixe siècle ne sont pas tous de la région. On retrouve aussi des entrepreneurs de régions voisines au xviiie siècle. Ainsi, sept entrepreneurs sur vingt ont un lieu d’habitation connu : trois sont originaires de Bordeaux (42,86 %), un de Soulac, un de Saint-Trabourg et deux du Limousin.

Figure 2. – Origines des entrepreneurs au xixe siècle d’après les soumissions.
39La relative proximité géographique des entrepreneurs est aussi un gage de prix bas pour les commanditaires. En 1768, suite au devis réalisé par les entrepreneurs Lachaume et Georget concernant les réparations à faire pour la chapelle du Verdon, le subdélégué de Lesparre a convoqué au siège de la subdélégation une assemblée de maçons et charpentiers pour l’adjudication des ouvrages. Jean Roumillac, maître-maçon du Limousin, refuse les travaux. La somme fixée par le devis est trop faible « attendu la distance des lieux et difficulté du transport des matériaux ». Jean Hortenq, maître-maçon de Saint-Trabourg, refuse aussi de faire une soumission en raison de la faiblesse du montant du devis et « entendue l’éloignement ». L’adjudication revient donc à l’auteur du devis, Louis Lachaume. Pour la menuiserie, Pierre Georget obtient aussi les travaux, les autres ayant refusé devant le peu d’ouvrages à faire et la somme relativement faible estimée dans le devis58. Ainsi, les travaux de faibles importances à réaliser à l’extrémité du Médoc reviennent à des entrepreneurs plutôt locaux. Lachaume est originaire du Limousin, mais vient sans doute passer la saison estivale dans le Bordelais afin de vendre ses services. Georget, quant à lui, est menuisier à Soulac. C’est aussi un moyen pour les Ponts et Chaussées de se garantir un prix plus bas : le coût de transport et d’hébergement est alors réduit.
40Pour le xixe siècle, cette logique d’un horizon géographique réduit se retrouve. Pour l’adjudication avortée de 3 000 m3 de moellons en 1840, la décision est prise de « traiter directement avec des hommes du pays, pour éviter d’augmenter les prix du devis et de soumettre le projet à une réadjudication. Nos efforts n’ont pas été sans résultat ». C’est le sieur Janin, de Royan, qui s’engage à faire la fourniture59. Un entrepreneur d’une zone proche semble être un avantage pour obtenir un marché avec les Ponts et Chaussées pour les travaux de la pointe de Grave.

Figure 3. – Origines des entrepreneurs au xixe siècle d’après les adjudications.
4185 % des entrepreneurs retenus au xixe siècle sont originaires du département de la Gironde ; 11 % viennent de Royan, c’est-à-dire de la commune située sur la rive opposée de la Gironde.
42Avec l’adjudication, le pouvoir contrôle la marge de manœuvre des entrepreneurs. En reprenant le questionnement d’Hélène Vérin, qui s’est demandée si l’entrepreneur portait ce nom, car il prenait « la résolution de mener à terme une affaire importante, ce qui exige[ait] de sa part la hardiesse, ou bien parce qu’il s’y engage[ait] pour le cadre d’un marché à prix fait60 ? » Pour les petits travaux maritimes de la pointe extrême du Médoc, l’entrepreneur obtient des marchés dans un cadre précis, codifié par le pouvoir central et encadré par ses représentants : intendant, préfet, ingénieur des Ponts et Chaussées. Les affiches, devis, devis estimatif, devis détaillé et les différentes pièces exigées à l’entrepreneur – certificats de capacité, actes de cautionnement, certificats du maire au sujet des hypothèques et du conservateur des hypothèques – ceinturent de manière stricte l’entrepreneur. En outre, celui-ci est sous la surveillance constante des Ponts et Chaussées, depuis la rédaction du devis jusqu’à la réception des travaux. La séparation des opérations de transport et de fournitures des matériaux en lots de faibles valeurs – la construction s’effectuant en régie ne permet pas l’émergence de gros entrepreneurs.
43Toutefois, différentes stratégies sont élaborées par les entrepreneurs pour obtenir les marchés. Prix au rabais, associations, proximité avec le pouvoir, ressources personnelles et proximité géographique, toutes ces stratégies permettent de réduire les risques endossés au moment de l’adjudication. Ces risques qui peuvent être de nature physique – blessure lors des travaux, perte des moyens de transport au cours d’un coup de vent sur la Gironde, ou de nature économique – une soumission au rabais peut déstabiliser et briser l’équilibre financier de l’entreprise du soumissionnaire – sont réels ; et cela même si dans le cadre de notre étude, peu d’exemples peuvent être mentionnés. En règle générale, l’adjudication contrôlée permet de les minimiser.
44L’étude des travaux maritimes de la pointe du Médoc montre que ces derniers ne requièrent pas nécessairement l’intervention d’entrepreneurs spécialisés dans ce type de travaux. Ces travaux représentent plutôt une opportunité pour les entrepreneurs qui semblent venir chercher sur le littoral une activité qu’ils ne trouveraient peut-être pas dans leur commune ou région d’origine.
Annexe
Annexe I. Site des chantiers de Soulac

Annexe II. Adjudications et soumissions de la pointe extrême du Médoc. Les soumissions retenues sont soulignées







Notes de bas de page
1 Lévêque F., Bordeaux et l’estuaire girondin : amélioration des accès maritimes du port de Bordeaux, Bordeaux, Delmas, 1936, 167 p.
2 Marnot B., Le refus du déclin. Le port de Bordeaux au xixe siècle, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2012, p. 46-47.
3 Voir annexe I, carte des sites des chantiers de Soulac.
4 AD Gironde série C et série SP.
5 AD Gironde, C 3330, pièce 5. Acte de cession de l’église de Soulac par les habitants de la paroisse au profit du ministère de la Marine, 16 février 1744.
6 Caillosse P., « La rade du Verdon : construction d’un territoire de l’attente (1700-1874) », colloque Traversées, passages, itinéraires, 17-18 mars 2014, université de La Rochelle, actes à paraître.
7 Voir annexe II.
8 AD Gironde, SP 2851. Devis de Pairier, travaux de défense de la pointe de Grave. Projet d’une digue et d’un épi à construire pour fermer la brèche par la mer, à l’angle nord-ouest du fort de la pointe de Grave, 23 septembre 1843.
9 Monnier F., Les marchés de travaux publics dans la généralité de Paris au xviiie siècle, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1984, p. 168.
10 AD Gironde, C 3330, pièce 32. Lettre du chapelain Meulh à l’Intendant pour des réparations nécessaires à la chapelle du Verdon, 15 juin 1768.
11 AD Gironde, C 3328. Adjudication d’ouvrages et réparations à faire à la chapelle du Verdon, et aux bâtiments qui en dépendent, faite à Étienne Dardon pour la somme de 2070 livres, 16 septembre 1748.
12 AD Gironde, C 3330. Procès-verbal du subdélégué de Lesparre, Vincent de Basterot, 11 juillet 1768.
13 AD Gironde, C 3330. Adjudication de la construction d’une nouvelle église, 23 février 1746.
14 AD Gironde, C 3329. Adjudication des ouvrages en réparation à faire à la chapelle et logement de l’aumônier du Verdon, faite à Pierre Rousseau pour la somme de 1640 livres, 3 août 1753.
15 AD Gironde, SP 2849. Lettre du sous-secrétaire d’État des Travaux publics au préfet, 5 août 1840.
16 AD Gironde, C 3329. Adjudication des ouvrages en réparation à faire à la chapelle et logement de l’aumônier du Verdon, faite à Pierre Rousseau pour la somme de 1640 livres, 3 août 1753.
17 Monnier F., Les marchés de travaux publics, op. cit., p. 184.
18 AD Gironde, C 3329. Adjudication des ouvrages en réparation à faire a la chapelle et logement de l’aumônier du Verdon, faite à Pierre Rousseau pour la somme de 1640 livres, 3 août 1753.
19 Voir la contribution de Conchon A. et Szulman É., « Le département des Ponts et Chaussées et les entrepreneurs des ouvrages maritimes dans la seconde moitié du xviiie siècle », dans le présent ouvrage.
20 Voir les contributions d’Égasse B., « Les entrepreneurs des fortifications du littoral, stratégies et trajectoires d’un microcosme lorientais et port-louisien (1695-1815) » et de Soubeiroux C., « Travailler pour l’État. Les entrepreneurs des ouvrages de défense contre la mer du littoral morbihannais au xixe siècle », dans le présent ouvrage.
21 AD Gironde, SP 2849. Lettre du préfet de la Gironde, 22 août 1840.
22 AD Gironde, SP 2849. Adjudication, 4 septembre 1841.
23 AD Gironde, SP 2849. Adjudication, 4 septembre 1841.
24 AD Gironde, SP 2849. Attestation de capacité, 3 septembre 1840.
25 Le clayonnage est un assemblage de pieux et de branches d’arbres en forme de claie, destiné à soutenir des terres.
26 Fagot serré de branchages employé dans les travaux de terrassement, de fortification ou d’hydraulique.
27 Soubeiroux C., « Travailler pour l’État… », op. cit.
28 AD Gironde, C 3329. Procès-verbal de fin de travaux, 1er septembre 1753.
29 AD Gironde, C 3328. Procès-verbal de fin de travaux, 22 novembre 1748.
30 AD Gironde, SP 2852. Procès-verbal de réception définitive, 25 janvier 1844.
31 Favier R., « Les risques du métier. Les entrepreneurs et les marchés publics en Dauphiné au xviiie siècle », Tisser l’histoire. L’industrie et ses patrons (xvie-xxe siècles). Mélanges offerts à Serge Chassagne, études réunies par R. Favier, G. Gayot, J.-F. Klein, D. Terrier et D. Woronoff, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2008, p. 174.
32 AD Gironde, SP 2853. Lettre du ministère des Travaux publics au préfet de la Gironde, 19 mars 1849.
33 AD Gironde, SP 2851. Lettre du sous-secrétaire d’État des Travaux publics au préfet de la Gironde, 4 décembre 1844.
34 AD Gironde, SP 2851. Lettre du ministère des Travaux publics au préfet de la Gironde, 18 décembre 1845.
35 AD Gironde, SP 2853. Lettre de la direction des Ponts et Chaussées au préfet de la Gironde, 29 juillet 1854.
36 AD Gironde, SP 2853. Lettre du ministre des Travaux publics au préfet de la Gironde, 22 février 1856.
37 AD Gironde, SP 2853. Lettre de Roulon, secrétaire général, au préfet de la Gironde, 13 juin 1853.
38 Cette question a fait l’objet de discussions lors de la journée d’étude « Les entrepreneurs de l’aménagement du littoral (xviiie-xixe siècles) », à l’université Bretagne Sud, qui s’est tenue à Lorient le 17 septembre 2014.
39 AD Gironde, C 3330. Étienne Dardon, procès-verbal de réception de l’église, 10 février 1746.
40 AD Gironde, C 3329. Adjudication des ouvrages en réparation à faire à la chapelle et logement de l’aumônier du Verdon, faite à Pierre Rousseau pour la somme de 1640 livres, 3 août 1753.
41 AD Gironde, C 3329. Procès-verbal de fin de travaux, 1er septembre 1753.
42 Carvais R., « La Force du Droit. Contribution à la définition de l’entrepreneur parisien du bâtiment au xviiie siècle », dans D. Barjot (dir.), Entreprises et entrepreneurs du bâtiment et des travaux publics (xviiie-xxe siècles), Histoire, économie et société, vol. 14, n° 2, Paris, Armand Colin, 1995, p. 165.
43 Ibid., p. 176.
44 AD Gironde, SP 2849. Lettre de l’ingénieur en chef Deschamps au directeur des Ponts et Chaussées, 19 novembre 1841.
45 AD Gironde, SP 2849. Rapport de Pairier à l’ingénieur en chef, 15 novembre 1842.
46 AD Gironde, SP 2849. Lettre de l’ingénieur ordinaire Pairier à Deschamps, ingénieur en chef, 27 octobre 1841.
47 On ne sait si ces deux là sont père et fils ou bien si ce sont deux frères.
48 Le montant de ce devis s’élève à 127 237 F 40 c.
49 AD Gironde, SP 2849. Lettre de l’ingénieur en chef Silguy au préfet, 23 mai 1840.
50 Favier R., « Les risques du métier », art. cité.
51 AD Gironde, C 3330. Procès-verbal du subdélégué de Lesparre, Bontemps, 11 juillet 1768.
52 AD Gironde, C 3330. Adjudication de la construction d’une nouvelle église, 23 février 1746.
53 AD Gironde, C 3328. Adjudication d’ouvrages et réparations à faire à la chapelle du Verdon, et aux bâtiments qui en dépendent, faite à Étienne Dardon pour la somme de 2070 livres, 16 septembre 1748.
54 AD Gironde, C 3328, pièce 81. Lettre de M. de Bourbon à l’intendant Boucher, 2 janvier 1723.
55 AD Gironde, SP 2849. Lettre de l’ingénieur ordinaire Pairier à Deschamps, ingénieur en chef, 27 octobre 1841.
56 AD Gironde, SP 2851. Soumission pour la fourniture de pierre à chaux hydraulique de Gontier, 24 novembre 1845.
57 Favier R., « Les risques du métier », art. cité, p. 173.
58 AD Gironde, C 3330. Lettre du subdélégué de Lesparre, Vincent de Basterot, à l’intendant, 12 août 1768.
59 AD Gironde, SP 2849. Lettre de Silguy, ingénieur en chef, au préfet, 23 mai 1840.
60 Vérin H., La gloire de l’ingénieur, p. 18, cité par Carvais R., « La Force du droit », art. cité, p. 164.
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