Pauvreté et travaux portuaires
Les ateliers de charité dans les ports bretons au xviiie siècle
p. 149-164
Texte intégral
1Le xviiie siècle en Bretagne n’est en rien une période dorée pour le peuple : les hivers rigoureux, les crises frumentaires, les périodes de guerres se succèdent et concourent à en faire une période difficile sur le plan économique et/ou social. Le développement de la mendicité dans la seconde partie du siècle s’explique en grande partie par ces difficultés économiques mais aussi par une croissance démographique soutenue. Si les campagnes souffrent en premier lieu, les centres urbains ne sont pas épargnés et voient affluer une population fragilisée. Face à ce défi, la réponse des autorités est avant tout répressive. Bien qu’il s’agisse d’une idée ancienne, l’établissement d’ateliers de charité marque un remarquable infléchissement dans la politique d’assistance, proposant une alternative à cette répression symbolisée par les dépôts de mendicité qui visent essentiellement à circonscrire les déplacements des pauvres en les enfermant1. À partir de la fin du règne de Louis XV, une relative philanthropie prend le pas sur ce type de mesures ; et c’est essentiellement au xviiie siècle que la formule de l’atelier de charité prend la forme qui sera la sienne. Dans le même temps, les villes bretonnes en pleine métamorphose rencontrent les plus grandes difficultés à mener à bien des chantiers urbanistiques qui dépassent de loin leurs finances. Les ports sont particulièrement exposés à ces difficultés et bien que des investissements parfois colossaux puissent être relevés, les programmes de restructurations ont le plus grand mal à être menés à bien. Or, ces travaux exigent une main-d’œuvre souvent abondante, apte à travailler dans des conditions difficiles, et qui n’a pas obligatoirement besoin d’être qualifiée.
2Les ateliers de charité permettent donc en théorie d’atteindre un double but. Le premier, est de mettre au travail une main-d’œuvre paupérisée et de résoudre ainsi, dans l’esprit des contemporains du moins, des problèmes de maintien de l’ordre. Le second, est d’avoir ainsi accès à un réservoir de main-d’œuvre peu qualifiée, donc peu chère, pour des travaux souvent ingrats. Ceux que nous allons observer dans les ports bretons se situent donc à la convergence de ces deux facteurs essentiels que sont cette main-d’œuvre abondante et des travaux portuaires à réaliser, essentiellement de curage et de terrassement. Avant de les étudier de plus près, il nous faut d’abord évoquer les politiques d’assistances aux couches sociales les plus fragiles, depuis les points de vue de l’État royal et de la province de Bretagne.
Entre assistance et répression, l’émergence d’une politique royale
3Jean-Pierre Gutton a bien souligné la détérioration de l’image du mendiant dans les dernières décennies du xviie siècle, lorsque le « pauvre mendiant » fait place au « mendiant valide » de plus en plus assimilé au vagabond à tel point que l’on associe ces deux termes dans les textes royaux2. En 1666, le vagabond est défini : « seront déclarés gens vagabonds et gens sans aveu, ceux qui n’auront aucune profession ni métier, ni aucuns biens pour subsister ; ceux qui ne pourront faire certifier de leurs bonnes vies et mœurs par personnes de probité, connues et dignes de foi, et qui soient de condition honnête3 ». Cette définition forme le socle de la définition de ces exclus pour l’ensemble de l’Ancien Régime4. Cependant, il se pose alors la question des critères permettant de différencier un « bon » d’un « mauvais » pauvre. Comment les distinguer et vers qui orienter de façon privilégiée les fonds disponibles ? Le problème ne sera jamais résolu et ces questions restent d’actualité. Un député aux États de Bretagne, a pu écrire en 1786 :
« il n’est personne parmi nous, qui ne désire de voir s’effectuer la suppression de la mendicité. Nous ne voyons en effet qu’avec peine ces fainéants qui, ne se couvrant que de lambeaux et formant le spectacle le plus hideux qu’il soit possible de voir, nous demandent des services et ne nous en rendent aucun ; qui ne voulant rien faire, n’ont d’autres occupations que de tromper les âmes compatissantes par leurs fourberies ; qui, ne travaillant point, sont par cela seul hors de l’ordre qui condamne l’homme à un travail sérieux et profitable, qui enfin sont assez injustes pour vouloir s’attribuer le produit des sueurs et des talents d’autrui, sans rendre peine pour peine et industrie pour industrie ; et par là, sont autant de têtes et de bras perdus pour la société. Comment en effet un homme qui a deux bras, trouve-t-il le moyen de vivre de notre travail, si ce n’est que nous sommes dupes de ses grimaces ou parce que nous nous entendons pas assez pour fournir à nos frères les moyens de vivre en s’occupant et en servant l’État. […] C’est donc nous mêmes qui contribuons à la fainéantise des pauvres et c’est donc aussi en nous qu’est le remède ; il se réduit, non à augmenter nos charges, mais aussi à faire passer aux travailleurs ce qui s’accordait à des fainéants. Ici se réunissent les souhaits de tous les citoyens, puisque ce qui serait la ressource des pauvres, en accomplissant les vœux de tous les cœurs charitables, ferait aussi la sûreté des riches, et le repos du corps entier5 ».
4Le « bon pauvre » est généralement celui qui n’aura pas choisi son état et qu’il faut aider ; le « mauvais » se voit qualifié de tous les maux de la terre et il faut donc l’enfermer. Afin de venir en aide à ces populations fragilisées par les difficultés, trois pistes se dégagent : celle de l’enfermement, représentée par les hôpitaux mais surtout par les dépôts de mendicité ; celle de l’assistance ou de l’aumône dont les bureaux de charité paroissiaux sont l’expression la plus visible et enfin celle d’une rémunération ponctuelle en échange d’un travail qui sera symbolisé par l’atelier de charité. Toutefois, cette dernière voie va être longue à se mettre en place6.
5L’idée de fournir aux « pauvres valides » une occupation temporaire lors des périodes de difficultés économiques remonte au moins au xvie siècle et très rapidement c’est l’idée de les employer à des travaux ne nécessitant guère de formation spécifique qui s’impose : enlèvement des boues, réfection de murailles7. La déclaration du 16 avril 1685 marque un tournant avec l’ouverture à Paris « d’ateliers publics » destinés à accueillir les mendiants valides afin qu’ils ne restent plus oisifs. La déclaration du roi du 18 juillet 1724 « sur les mendiants et les vagabonds » ordonne, outre l’enfermement dans les hôpitaux, de donner de l’ouvrage à ceux qui sont sains et valides, d’assurer la subsistance de ceux qui ne peuvent travailler et de condamner aux galères les récidivistes rétifs à une telle politique… Les hôpitaux sont alors en première ligne et certains d’entre eux se transforment en établissements répressifs, le pouvoir central prenant en charge les frais d’internement. Jacques Depauw a souligné avec raison le fait que cette législation « allait fixer pour quarante ans la répression de la mendicité et du simple vagabondage. Il n’en restait pas moins qu’elle ne voyait ce simple vagabondage qu’à travers la mendicité, et qu’elle condamnait toute mendicité8 ». Cette politique, se concentrant sur l’individu plutôt que sur les causes de son état, connaît un échec rapide et ne peut apporter une réponse globale aux problèmes ainsi posés.
6À l’échelon local, il faut souligner le rôle décisif des intendants, représentants du roi dans les provinces. En liaison avec les autorités municipales ou diocésaines, des ateliers de charité ouvrent leurs portes dans la première moitié du xviiie siècle en Auvergne et en Touraine. Dès 1729, les capitouls de Toulouse vont s’investir, en liaison avec l’Intendance du Languedoc dans une telle politique9. Chaque année, l’intendant peut disposer d’une somme destinée à « occuper les pauvres à des ouvrages utiles pendant les saisons mortes de l’année ». Ces fonds peuvent être parfois augmentés par des contributions volontaires de seigneurs ou de communautés de ville. En 1751, l’intendant de Tours se voit sollicité par Machault, contrôleur général des Finances, afin d’utiliser une somme de 50 000 livres débloquée afin de venir en aide aux pauvres en les faisant travailler à des travaux « utiles à tous ». Dans les années 1760, l’expérience plus systématique des ateliers de charité établis par Turgot10 dans le Limousin permet sans doute au gouvernement de prendre conscience que l’on peut « soulager la misère » en empruntant d’autres voies que la distribution d’aumônes ou l’enfermement11.
7Les textes réglementaires ultérieurs restent en droite ligne de la déclaration de 1724. L’État accentue la répression de la mendicité par la déclaration du 3 août 1764 « concernant les vagabonds et les gens sans aveu, punissant les hommes valides des galères, enfermant les autres dans les hôpitaux ». Ce texte fait une distinction théorique entre le mendiant qu’il faut secourir et le vagabond qu’il faut réprimer. La mendicité urbaine est considérée comme moins dangereuse qu’à la campagne, les bandes de vagabonds étant peut-être ce dont les autorités se méfient le plus. Devant l’insuffisance des infrastructures d’accueil, notamment hospitalières, les dépôts de mendicités sont rendus obligatoires en 176712. Or, dans la réalité de l’application de ce texte, ces nuances disparaissent rapidement. La maréchaussée intervient de manière parfois brutale, stimulée par un système de primes (3 livres par mendiant arrêté). Cependant, à partir de 1770, dépassant leur statut expérimental, les ateliers de charités deviennent de plus en plus permanents. L’instruction du 11 octobre 1770 du contrôleur général des Finances Terray les étend à tout le royaume, marquant alors une relative rupture avec les politiques précédemment mises en place. Dans un premier temps, ils concernent essentiellement les populations rurales que l’on va faire travailler à la construction et/ou à l’entretien des routes. Ce secteur d’activité permet en fait d’y faire également travailler femmes et enfants. Les salaires sont versés sous forme de pain, puis en argent. Les ateliers installés dans l’intendance de Tours pendant la famine de 1770 vont ainsi procurer des revenus à près de 3 000 personnes. En milieu urbain, les pauvres concernés travaillent dans un premier temps dans des manufactures textiles13, mais on envisage très rapidement de les faire œuvrer à des travaux d’aménagements publics.
8Après le décès de Louis XV, Terray quitte les affaires en août 1774. Louis XVI nomme alors Turgot au Contrôle général des Finances. C’est à cette occasion qu’il lance une enquête dans les provinces afin de connaître, paroisse par paroisse, l’ensemble des structures d’accueil et d’aide aux malades, aux pauvres et aux prisonniers14. Suite aux réponses reçues, Turgot, convaincu qu’il faut généraliser au royaume ses expériences limousines, va publier le 2 mai 1775 L’instruction pour l’établissement et la régie des ateliers de charité dans les campagnes. Le texte est un véritable manuel détaillant les conditions d’ouverture et de fonctionnement d’un atelier de charité. L’article 1er en présente l’esprit :
« le roi ayant bien voulu arrêter qu’il serait chaque année accordé aux différentes provinces des fonds pour soulager les habitants des villes et des campagnes les moins aisées, en leur offrant du travail, Sa Majesté a pensé que le moyen le plus sûr de remplir ces vues était d’établir des ateliers de charité dans les cantons qui auront le plus souffert de la médiocrité des récoltes et de les employer, soit à ouvrir des routes nouvelles, soit à perfectionner les routes déjà commencées, soit à réparer les chemins de traverse. […] On sent bien qu’il n’y a guère que le remuement et le transport des terres, de cailloux et de graviers qui puissent être l’objet des ateliers de charité, parce que ce sont les seuls travaux qui puissent être exécutés par toutes sortes de personnes15 ».
9Afin d’agir avec une efficacité maximale, l’intendant se doit d’être au courant de la situation dans sa province et s’appuie sur des informateurs de premier ordre qui sont ses subdélégués. Il pourra ainsi décider de l’ouverture d’un atelier et de lui assigner une tâche précise, sans toutefois perdre de vue que le but des ateliers est « de procurer des secours aux personnes qui en ont les plus grands besoins, avec le moins de moyens pour y subvenir, il est indispensable d’y admettre toutes celles qui sont en état de travailler, hommes, femmes, vieillards et jusqu’aux enfants », permettant de plus à ces derniers de « s’habituer au travail ».
Le cas breton
10Tout comme l’intendance de Limoges, celle de Bretagne a aussi été le terrain d’expérimentations. L’une de ses caractéristiques est la convergence des politiques d’assistance et d’aménagements, notamment portuaires, alors en cours. Celle-ci est d’autant plus aisée qu’elle prend sa source dans un contexte économique et social des plus difficiles. L’étude de quelques exemples relevés lors de travaux dans des ports bretons permet de mieux saisir la manière dont se déroulent les ateliers de charité dans la province.
Un contexte économique difficile
11L’étude des récoltes bretonnes entre 1727 et 1789 permet de distinguer deux phases : la première, plutôt favorable, s’étend de 1727 à 1765 ; la seconde, beaucoup plus troublée, de 1766 à 178916. Au cours de la première période, les bonnes années prédominent (27 pour 10 mauvaises), regroupées en trois séries plus ou moins continues : 1726 à 1736, soit 11 ans ; 1742 à 1746, soit 5 ans et 1757 à 1766, série la plus discontinue de 9 ans. Les médiocres ou mauvaises récoltes de cette première période se concentrent de 1738 à 1741 (4 ans) et 1748 à 1757 (mais elles sont interrompues par des bonnes récoltes en 1750, 1753 et 1754). Les subdélégués informent régulièrement les intendants de l’évolution des récoltes. En décembre 1739, le subdélégué de Morlaix déclare que dans ce ressort
« même dans tout ce bas pays, l’on peut assurer que la récolte a été inférieure à celles des années communes et ordinaires de plus d’un quart, avec des variations selon les céréales : moins 1/2 pour le sarrazin, moins 1/3 pour le froment et l’avoine, moins 1/5 pour le seigle, moins 1/4 pour l’orge et le méteil17 ».
12La seconde période débute en 1766. Non seulement les mauvaises années l’emportent sur les bonnes, mais à leur tour, elles se succèdent en deux séries : l’une de 1766 à 1773, qui est la principale responsable de la grande poussée des prix des céréales au cours du siècle. La seconde de 1780 à 1790, atténuée cependant par quelques récoltes convenables, dont celle de 178718. On ne trouve des récoltes correctes ou bonnes qu’entre 1775 et 1780, mais ce sont surtout les années catastrophiques qui se multiplient : 1766, 1768, 1769, 1770, 1771, 1772, 1780, 1785, 1788, 1789. Bien évidemment, ces « mauvaises années » ont des conséquences sur l’évolution du prix des céréales puisque leur prix augmente de près de 70 % à 80 % (selon les lieux) entre 1726 et 1789. Le revenu des propriétaires nobles tend à s’améliorer, tandis que celui des paysans tend à diminuer : il s’ensuit d’inévitables tensions sociales qui trouvent un exutoire lors d’émeutes frumentaires, comme à Lannion au cours de l’année 1788. La plupart de ces révoltes ont pour origine les difficultés d’approvisionnement en grain, parfois aggravées par la réglementation commerciale de ces produits19.
Que faire afin de répondre à cette situation ?
13Ces difficultés économiques vont avoir pour corrélatif le développement de la misère20. Le nombre de pauvres augmente fortement en milieu rural et les errants affluent vers des centres urbains qui sont pour la plupart incapables de faire face à cette situation. Les réponses apportées à cette situation sont identiques à celles rencontrées ailleurs. Ce sont les institutions hospitalières, destinées autant aux soins qu’à la prise en charge des pauvres, mais aussi de la charité paroissiale qui est partiellement le fait de congrégations religieuses comme les Filles de la Charité (les « sœurs grises ») ou les Filles du Saint-Esprit (« sœurs blanches »). Nous trouvons également des bureaux de charités qui sont des organismes de distributions d’aumônes. Les villes vont devoir participer financièrement à l’entretien des hôpitaux suite à l’ordonnance de 1724. Elles versent des sommes forfaitaires à la province qui se charge ensuite d’apporter les secours. Les disparités peuvent être importantes d’une ville à l’autre. Concarneau ne paye rien, la contribution brestoise se monte à 500 livres par an jusqu’en 1748, date à laquelle « personne ne s’étant présenté pour la toucher ; elle a été discontinuée ; ainsi Brest depuis cette année ne paye rien pour la subsistance des pauvres de la Province21 ». Mais les sommes peuvent être bien plus considérables, puisque « Saint-Brieuc paye 1250 livres, destinées aux secours des hôpitaux de cette province choisis pour enfermer les mendiants, somme doublée en 1748 en raison notamment des nouveaux droits aliénés à la cause de la réunion des offices municipaux22 ». Morlaix doit payer 3 000 livres annuelles. Or, cette somme, même si elle garde le nom de « secours des hôpitaux », est totalement détournée de sa fonction initiale. Le maire de Morlaix va d’ailleurs s’en émouvoir :
« La communauté ignore d’ailleurs absolument l’emploi de ces sommes & son hôtel Dieu & l’hôpital général n’a jamais rien touché de la part qui aurait dû lui revenir dans ce secours des hôpitaux. C’est donc gratuitement qu’elle paye tous les ans une somme de 3 000 livres, qui, si depuis le temps qu’elle la paye, avait été affectée à son hôpital, aurait prévenu la ruine dont il est menacé23. »
14En 1767, l’enquête menée par l’intendant auprès des communautés de villes bretonnes confirme l’inefficacité de cette politique.
15L’institution des dépôts de mendicités se trouve au cœur des politiques d’assistance des États de Bretagne et de l’Intendance. Les premiers vont se montrer, au cours de la seconde moitié du siècle, particulièrement hostiles à l’établissement de nouvelles dépenses imposées par le pouvoir royal24. En conséquence de l’arrêt du Conseil de 1767, quatre dépôts de mendicité sont établis en Bretagne à Rennes, Nantes, Quimper et Vannes. Ils doivent être entretenus par la province mais la participation financière des États de Bretagne n’est pas sollicitée lors de leur tenue de 176825. Lors de celle de 1770, le pouvoir royal leur réclame une contribution forfaitaire de 80 000 livres annuelles pour les années 1769 à 1772, à moins qu’ils ne préfèrent se charger de l’ensemble des dépenses effectives pour lesquelles ils seraient ensuite remboursés. L’intendant reste, quelle que puisse être la solution retenue la seule autorité qui s’exerce sur ces dépôts26. Devant le refus des États, la tenue de 1772 voit le contrôleur général Terray réduire la demande initiale à 50 000 livres annuelles, seul le dépôt de mendicité de Rennes devant être conservé. Soutenue par le clergé et le tiers, la demande est validée par un arrêt du Conseil du 3 janvier 1773. Pourtant, les États ne cessent pas pour autant de s’opposer à ce nouveau poste de dépenses, voulant contrôler par eux-mêmes l’emploi de ces fonds. Armand Rébillon déclare « qu’ils ne voulaient, en réalité, ni contribution, ni dépôt27 ». Si les États s’insurgent contre ce système dans sa globalité, ils reprochent plus particulièrement aux dépôts d’être devenus de :
« véritables bagnes où les détenus sont traités comme des criminels et livrés à l’exploitation, d’entrepreneurs chargés, à la fois, de les faire travailler et les nourrir, révoltant les plus élémentaires sentiments d’humanité. L’on ajoute que le travail des détenus fait une concurrence ruineuse aux industries similaires, et l’on conclut en montrant que l’on emploierait plus profitablement l’argent de la province en ouvrant sur les routes des ateliers de charité28 ».
16Suite à la session des États de 1774-1775, le nouvel intendant Caze de la Bove visite le dépôt de mendicité de Rennes et envoie ses observations au contrôleur général. Ce dépôt occupe alors 250 personnes qui travaillent sur des métiers à tisser, leur salaire est de moitié moindre à celui d’un travailleur occupant un poste identique. Les conditions de vie y sont décrites comme particulièrement difficiles29. S’il ne doit pas être considéré outre mesure comme un humaniste30, c’est un planificateur et il va très vite concevoir l’établissement d’ateliers de charité suite à la publication de L’Instruction… de Turgot en 1775. Il espère recevoir 80 000 livres, mais comme la Commission intermédiaire des États détient les cordons de la bourse et refuse, il ne réussit pas à obtenir les financements suffisants. Son champ d’action est considérablement restreint par le poids que les États ont pu prendre, ce dont il prend très rapidement conscience31. Pour Henri Fréville, « la mauvaise volonté des États ne lui avait pas permis de créer des ateliers de charité ; elle devait lui interdire, en fait, toute grande initiative en matière sociale32 ». Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, les États marqueront une nette préférence à la substitution d’ateliers de charité, ou d’hôpitaux, à ce système du dépôt de mendicité.
Acteurs et mécanismes du financement des travaux portuaires
17La plupart des ports bretons connaissent au xviiie siècle d’importantes restructurations, mais l’époque du duc d’Aiguillon marque une formidable transformation. En effet, à partir de 1753, le Gouverneur de la province est le nouveau Commandant en Chef de cette dernière : Emmanuel du Plessix-Richelieu, duc d’Aiguillon. Il est très attentif à ces travaux. Bien que les États de Bretagne financent la part la plus importante des opérations, les communautés de villes sont amenées à emprunter massivement afin d’en boucler les budgets. À partir de la décennie 1770, leur situation se dégrade et elles ont de plus en plus de difficultés à faire face financièrement33. À cause de leur nature même, les travaux portuaires sont évidemment interrompus par les marées et en hiver, ils sont souvent totalement suspendus, ce qui entraîne de fréquentes dégradations.
18La communauté de ville tout d’abord est la première et principale concernée. C’est elle qui, dans l’absolu, décide de la mise en œuvre d’un projet par les délibérations de son assemblée. Elle n’a pourtant qu’un faible pouvoir décisionnaire, mais elle peut également avoir un réel pouvoir de contrôle des travaux par le biais de la mise en régie ou de l’adjudication des marchés, qui lui confère une relative indépendance. Celle-ci est cependant limitée par la question même du financement de ces travaux34. Par ailleurs, les États de Bretagne possèdent le réel pouvoir financier : c’est donc à eux que s’adressent principalement les diverses requêtes, suppliques et autres adresses de la Communauté. En outre, les Intendants établis en Bretagne depuis 1689, possèdent un pouvoir de contrôle et de décision. Représentant de l’autorité centrale, il occupe de plus au titre de « Chef de l’administration des villes », un poste-clé. C’est la cheville entre la province (communautés de ville, États, etc.) et le roi, ses conseils, le Contrôle général des Finances, etc. Ce rôle capital, qui peut être résumé comme celui de véritable coordinateur des travaux, a déjà été souligné dans plusieurs ouvrages35.
19Si les communautés de ville possèdent indéniablement un rôle initiateur des travaux, elles sont limitées dans leur action par les multiples démarches à effectuer, les nombreux intervenants. Les travaux et les avis de l’ingénieur36, sont essentiels : c’est lui, en effet, qui fournit périodiquement à l’Intendant et aux États ses rapports concernant l’avancement des travaux, des estimations de fonds nécessaires pour leur poursuite, estimations reprises lors des délibérations successives. Bien qu’il puisse sembler que les États jouent surtout le rôle de bailleur de fonds, il ne faut toutefois pas perdre de vue qu’ils mènent à cette époque une bataille pour l’obtention d’une plus grande autonomie financière et administrative de la province. Leur volonté d’obtenir le plein contrôle des travaux publics ne doit pas être sous-estimée et le montant parfois important des sommes accordées peut donc aussi être interprété dans ce sens. Ils pouvaient de plus exercer un contrôle effectif sur les travaux en décidant ou non d’accorder la somme demandée par la communauté et par le pouvoir central.
Quelques ateliers de charité dans les ports bretons
La première vague : 1770
20Entrant à la fois dans les préoccupations nouvelles des intendants – qui suivent en cela les instructions royales et du Contrôle général des Finances ; des États de Bretagne – qui y sont plutôt favorables ; recoupant les nécessités urbanistiques (réelles ou d’occasion) et les besoins financiers des communautés de villes, se couplant à cette situation sociale préoccupante, l’année 1770 est sans nul doute l’un des meilleurs exemples à prendre pour étudier de plus près l’établissement d’ateliers de charité dans les ports bretons.
21Entre les années 1768 et 1772, la Province traverse une période particulièrement difficile en raison de précipitations abondantes et de mauvaises récoltes. Les pluies continuelles de juin à septembre 1768 et les inondations vont faire que les récoltes sont en grande partie anéanties, si bien que la misère se développe de façon dramatique en 1769 et 1770, phénomène que le système de charité privée ne peut enrayer. En 1770, le subdélégué de Landerneau s’alarme que « depuis la cessation des travaux des grandes routes et autres travaux publics et le défaut d’armement dans les ports, surtout à Brest et à Lorient, le nombre de mendiants a triplé dans les campagnes37 ». Le subdélégué de Brest est obligé de constater que beaucoup des ouvriers du port sont dans un état proche de la misère38. Ces difficultés conjoncturelles amènent l’intendant d’Agay à proposer et à obtenir d’occuper cette population misérable à des travaux pour des ouvrages publics (creusements de fossés, empierrements de routes, etc.). Il va donc établir des ateliers de charité dans les campagnes mais aussi dans quelques villes39, « premiers chantiers de travailleurs au chômage qui apparurent en Bretagne dans la seconde partie du xviiie siècle40 ». Qu’en est-il en ce qui concerne les travaux portuaires ?
22La demande d’ouverture est formulée par la communauté de ville. Elle peut être justifiée par un événement particulier, comme à Morlaix en mai 1770, lorsque le maire écrit à l’intendant de Bretagne :
« Le débordement, survenu l’année dernière, des deux rivières qui se jettent à la mer dans notre port, après avoir emporté un de nos ponts de pierre de taille a entraîné dans le port une très grande quantité de pierres, de limon et de sable qui a considérablement élevé le sol du port, et empêche dans l’espace de plus de 30 toises les bâtiments un peu grands d’accoster le quai. Il est de la plus grande importance que ce banc que les vases grossissent continuellement soit emporté41. »
23Ailleurs, comme à Lannion, l’argument est celui d’une urgence sociale :
« Monseigneur, nous sommes ici fort occupés à chercher les moyens de subvenir aux besoins de nos pauvres & de restreindre en même temps la mendicité. Nous envisageons beaucoup de difficultés, nous ne désespérons cependant pas de réussir si vous voulez bien favoriser nos efforts. Mr le Maire m’a communiqué ses idées relativement aux travaux de notre port. Il m’a annoncé avoir eu l’honneur de vous en faire part & il m’a témoigné désirer que je joigne ma supplique à la sienne afin d’obtenir votre agrément à cet égard. J’ai cru pouvoir lui assurer que vous ne lui refuseriez pas, parce que vous aviez vu mieux que nous que ses voies sont avantageuses à la province par la diminution des ouvrages, aux malheureux par ces ressources qu’elles leur procurent & à la société par les obstacles qu’elles mettent à l’habitude de la fainéantise42. »
24La crise peut être de plus grande ampleur, et c’est le cas un peu particulier de Lorient, en raison de son histoire intimement liée à l’existence de la Compagnie des Indes et à l’évolution de ses armements et de ses installations. La ville d’environ 10 000 habitants draine une population en transit, 3 500 navigants et soldats, une population conjoncturelle d’ouvriers, de journaliers – entre 1 000 et 3 000 selon les années, « mais aussi toute une faune périphérique attirée par la richesse espérée de ces résidents temporaires, cela va des colporteurs aux mendiants en passant par la troupe de théâtre43 ». Les périodes de guerre la frappent peut-être plus durement que d’autres en raison de cette dépendance. Le 13 juin 1769, le privilège de la Compagnie des Indes est suspendu, ce qui créé un véritable traumatisme au sein de la population lorientaise. Une partie d’entre elle quitte la ville, ce qui aurait entraîné une chute démographique sans précédent44. Corrélativement, la misère se développe de manière dramatique, les ouvriers ne trouvant plus de travail se rendent coupables de vols, les délits se multiplient. La communauté doit réagir et procède à des achats de céréales afin de fournir du pain à bas prix aux plus nécessiteux. En mars 1770, une première vague de licenciements intervient et en mai, dans ce qui est depuis avril un Arsenal royal, il reste 3 400 ouvriers dont seuls 700 sont occupés45. C’est dans ce contexte que la communauté met en place une politique de travaux publics et d’ateliers de charités.
25Dans tous ces cas, les communautés prennent une délibération pour ouvrir des ateliers afin de réaliser des travaux qu’elles ont préalablement définis et chiffrés. Les devis sont dressés par les ingénieurs qui appuient une demande souvent convergente avec leurs propres intérêts, tel Anfray à Lannion qui écrit :
« je sais Mgr, que les paroisses des environs de ladite ville sont chargées de pauvres, comme toutes les autres de la Province, mais elles ne sont pas plongées dans une nécessité aussi affreuse que celles qui occupent le centre des terres […]. Cependant des ateliers étant ouverts à Belle-Isle-en-Terre et à Guingamp, le manque de moyens financiers disponibles fait qu’il ne faut plus penser à celui que l’on demande à Lannion, d’autant plus que la communauté de ville dispose d’un fonds de mille écus à consommer aux travaux de leur quai, ils pourraient y employer les pauvres de la ville et des paroisses circonvoisines, surtout aux remblais qui font une nature d’ouvrage plus propre que toute autre à occuper les pauvres46 ».
26Les dossiers sont ensuite transmis à l’Intendance qui les vérifie et donne sa réponse, favorable dans la plupart des cas. Pour Morlaix, dès le 30 mai, « la communauté est autorisée à faire travailler les pauvres valides du lieu à enlever les bancs de vases et de matières qui s’étaient formés dans le port depuis les débordements de l’année précédente. [L’intendant] accorde également une somme de 1 000 livres à la communauté47 ». À Lorient, dans le cas de l’atelier établi entre juin et août 1770, le montant total des travaux à faire « par économie pour les pauvres sur les quais de [la ville] se monte à plus de 4 500 livres48 ». Il ne s’agit plus ici de curage du port, mais de transport et de construction de remblais : « les déblais des rues qui aboutissent à la porte de Ploemeur ont été faits et portés en remblai à la place d’Espremenil, et au bas d’icelle, a été construit un tissage en fascine pour soutenir lesdits remblais et les garantir de la mer49 ». Pourtant, bien qu’il s’agisse d’une mesure d’urgence sociale, l’ouverture de l’atelier suppose que la municipalité soit capable de faire des avances pour la mise en route de l’atelier, « tant pour les outils et les ustensiles que pour le salaire des pauvres qui ont travaillé et qui travaillent journellement dans le port et qu’il est nécessaire de les payer à la fin de chaque journée50 ». Si les ouvriers « classiques » disposent de leurs outils, ce n’est bien entendu pas le cas des pauvres employés. Le maire de Morlaix avance bien 300 livres, mais il faut pourtant trouver d’autres fonds en urgence, car les 1 000 livres promises ne sont pas débloquées immédiatement51. Dès le 17 juin, d’Agay autorise une augmentation de 500 livres. Le principal argument pour justifier cette requête faite à l’intendant est « que la communauté aurait alors été en état de pousser plus loin cette entreprise et en même temps d’occuper plus de temps nos pauvres qui jusqu’au mois de septembre au moins seront dans un état très malheureux52 ».
27L’atelier morlaisien ouvre ses portes le 6 juin 1770. Ce type d’établissement ne présente, aux yeux de la communauté, que des avantages : « l’activité avec laquelle [les pauvres] se portent à leur tâche, nous fait espérer qu’outre le bien qui en résultera pour eux, nous aurons enfin l’avantage de nettoyer notre port a beaucoup moins de frais que par une adjudication53 ». La paie des « pauvres valides » est fixée par l’intendance. Elle est, par journée, de 8 sols pour les hommes, 6 sols pour les femmes, 4 sols pour les enfants au-dessus de l’âge de 12 ans. À titre de comparaison, les plus pauvres des journaliers touchent entre 10 et 12 sols par jour. À Lorient, la paie d’un journalier est alors de 15 sols environ, celle d’un ouvrier de 20 à 25 sols. Les économies sont donc réelles pour la communauté puisque les participants à l’atelier reçoivent entre 8 ou 9 sols par journée de travail. Un rôle hebdomadaire indiquant le nom, le prénom, la durée du travail et le salaire versé est tenu54. Le salaire des ouvriers de l’atelier représente près des 2/3 du montant total des dépenses de l’atelier :
Mois | Somme dépensée | Dont paie des ouvriers | % |
juin | 1288 | 804 | 62,4 |
juillet | 2576 | 1608 | 62,4 |
août | 644 | 402 | 62,4 |
4508 | 2814 | 62,4 |
Tableau 1. – Dépenses pour l’atelier de charité ouvert à Lorient en 1770.
28Le système des travaux par économie est presque toujours préféré à l’adjudication dans le cas des ateliers de charité en raison, notamment, de la nécessaire proximité de la communauté avec « ses » pauvres55. Pourtant, il faut en convenir, les vues de la communauté ne sont pas uniquement philanthropiques :
« nous sommes persuadés, et nous en avons actuellement l’expérience sous nos yeux, que la meilleure manière d’occuper utilement les pauvres est de les mettre à la tâche plutôt qu’à la journée. Sûrs en effet de leur journée, ils ne cherchent alors qu’à les prolonger et conséquemment à faire dans un jour le moins de travail qui leur est possible ; au lieu qu’à la tâche, leur intérêt leur dit que n’étant payés qu’à raison du travail qu’ils font, il faut qu’ils travaillent beaucoup et gagnent peut être un peu moins en particulier, chaque famille dont la femme et les enfants travaillent, gagne nullement plus par le produit rassemblé dans chaque famille des travaux de tous56 ».
29L’impact de ces mesures est somme toute assez faible, puisqu’à Lorient, les ateliers établis ne concerneront que 200 personnes au plus, mais témoignent pourtant d’une volonté de réaction de la part des édiles. Quelques années plus tard, lorsque la situation se dégrade à nouveau, les autorités municipales auront recours au même type d’expédient.
La seconde vague : les dernières années de l’Ancien Régime
30En raison d’une nouvelle dégradation du climat économique de la province, les communautés de villes portuaires tentent de trouver de nouvelles solutions. C’est notamment le cas de Vannes qui fait un autre choix, encore plus économique pour ses finances qu’elle présente comme exsangues57. Bien qu’ayant ouvert des ateliers de charité pour ses banlieues, plus de 600 pauvres travaillent sur la route de Vannes à Nantes en 1773, elle a recours dès 1760 à des bagnards de Brest pour travailler aux ports et aux routes. La communauté renouvelle ses demandes lorsqu’il est question de travailler au curage du port58. En effet, le port de Vannes, comme bien d’autres en Bretagne, est encombré de vases et bien que la ville se voit accorder deux chalands appartenant à la Marine pour transporter ces dernières, les travaux sont bloqués par le manque de moyens. En 1779, la situation s’est dégradée à tel point que :
« le procureur du roi de l’amirauté a remontré que l’état d’encombrement du port de [Vannes] par la grande quantité de vases, doit engager la communauté à prendre les précautions nécessaires et les plus promptes pour entretenir son port dans sa netteté et profondeur conformément à l’article 1er du titre 1er de l’ordonnance de la Marine livre IV, mais les dépenses considérables auxquelles elles sont assujetties ne lui permettant pas de prendre sur ses fonds une plus forte somme que celle de 600 livres qu’elle emploie annuellement au nettoiement de son port […] supplie à S.M. d’accorder une vingtaine de forçats des galères59 ».
31La communauté de ville de Vannes propose de les loger dans une des tours de l’enceinte urbaine, ils seraient gardés par deux hommes rétribuaient par la ville mais dont la nourriture serait payée par Brest. Ce moyen serait le plus économique car ces vingt bagnards « qui travailleraient continuellement à enlever les vases du port [seraient] le seul moyen de réussir, sans surcharger la communauté, à rendre le port de Vannes navigable, son encombrement a anéanti le commerce et conséquemment diminué singulièrement l’aisance de ses habitants ». Consciente que cette solution n’est pas obligatoirement recevable par les autorités, elle en envisage deux autres : le recours « à un détachement des troupes du port de Lorient ou des hommes de la maison de force de Rennes aux mêmes conditions », la ville se chargeant seulement de les loger et faire garder60. L’intendant interviendra auprès de Sartine, ministre de la Marine, pour l’encourager à donner son accord, ce qui sera fait en 1780. Les bagnards viendront donc travailler au curage du port, à des conditions extrêmement avantageuses pour la ville de Vannes61.
32Pourtant, dans la plupart des cas, les communautés vont avoir une fois de plus recours aux ateliers de charité et cette seconde vague de création peut être directement liée aux mauvaises récoltes estivales qui se succèdent alors. Ils semblent être ici plus motivés par l’urgence sociale que par une nécessité de travaux : on cherche à éteindre les braises d’un foyer qui menace d’embraser les villes. C’est le cas à Quimperlé en 178762 ou à Saint-Pol-de-Léon en 1790, l’atelier étant ouvert dans le but « de procurer de l’ouvrage aux ouvriers indigents qui en manquent dans la saison rigoureuse de l’hiver63 ». Un atelier est à nouveau établi pour les travaux du quai de Lannion en décembre 1785. On préfère encore faire exécuter les travaux par économie, car les commissaires de la communauté chargés de la surveillance de l’ouvrage auront « l’attention d’y employer les ouvriers, et les journaliers les plus nécessiteux de la ville, ce qu’un entrepreneur ne ferait peut-être pas, il pourrait même avoir recours à des étrangers et les préférer à ceux de l’endroit64 ». Un projet est envoyé en novembre 1785 aux paroisses voisines de la ville afin de recenser les populations potentiellement concernées afin de mieux cibler les bénéficiaires potentiels65. L’intendant va même autoriser une dépense supérieure aux demandes de la communauté, à la condition expresse que
« le travail soit bien fait et avec économie, afin que cette dépense soit vraiment utile pour la communauté en même temps qu’elle contribuera au soulagement des malheureux ; et comme l’ouvrage dont il s’agit a principalement pour objet de pourvoir à leur subsistance, il convient de fixer le prix de chaque journée au-dessous du taux ordinaire, afin de pouvoir étendre les secours à un plus grand nombre de personnes66 ».
33Mais, entre décembre 1785 et juin 1786, il ne semble plus rien se passer. L’intendant s’inquiète alors de l’étonnante apparente apathie de la communauté de ville :
« je m’étais porté d’autant plus volontiers à permettre ces travaux que vous m’aviez annoncé le désir de procurer de l’occupation aux ouvriers qui ne trouvaient pas à gagner leur vie. J’aurais même pour ce motif permis à la communauté de continuer les mêmes travaux par économie, si elle l’avait désiré mais depuis le mois de décembre elle a gardé le plus profond silence et m’a laissé ignorer entièrement ce qu’elle a pu faire en exécution des ordres que je lui avais adressé le 2 de ce même mois. [Une telle inaction] me surprend d’autant plus que, suivant ce qu’on me marque, il y a dans la ville de Lannion beaucoup de pauvres visibles et dans la misère. On s’y plaint même de ce que la communauté ne cherche pas à les occuper. Vous voudrez bien me marquer incessamment si vous avez exécuté les ordres que je vous ai adressés le 2 décembre dernier relativement aux travaux de votre quai et de me rendre compte de la dépense qui a dû être faite et de vos projets ultérieurs pour la perfection de l’ouvrage67 ».
34Bien entendu, la communauté, ainsi mise en cause, s’empresse de répondre : « j’ay l’honneur de vous adresser des États qui viennent de m’être remis de la dépense faite par MM. les commissaires chargés par la communauté de ville de la direction des travaux du quai & du port ». En fait, la communauté de ville s’est organisée au cours de l’hiver et du début du printemps. Comme elle l’a annoncé, elle a fait travailler des pauvres aux prémices des travaux :
« Vous verrez, Monseigneur, par ces mémoires, l’emploi qu’on a fait de cette somme. Vous remarquerez surtout que l’on n’a pu faire travailler qu’environ 25 à 30 hommes par jour, et le plus souvent la moitié de ce nombre, parce que la plupart de ces journaliers, quoique sans occupations, ont préféré la mendicité au travail, et que d’ailleurs ils trouvaient le salaire qu’on leur accordait, fixé à un taux trop modique. Parmi ceux qui ont travaillé, il s’en trouve à peu près la moitié à la campagne ; on a été forcé de les prendre, puisque ceux de la ville ne voulaient pas s’occuper68. »
35La faiblesse des salaires serait donc l’une des causes du retard des travaux, car il s’avère difficile de trouver des hommes pour des tâches pénibles. Les fonds manquent et il faut à nouveau demander à l’intendance de vouloir bien permettre de prélever dans la caisse des miseurs une somme de 3 000 à 4 000 livres, sans laquelle
« il serait impossible de rien entreprendre, d’autant plus qu’il s’agit d’ouvrages plus importants que ceux faits jusqu’ici, telle la maçonnerie, l’excavation des fondements, le curement du port, etc. Ces objets occuperont un grand nombre d’ouvriers & de manœuvres et l’argent qu’on leur distribuera soulagera d’une manière sensible les malheureux dont nous sommes assiégés69 ».
36La réponse de l’intendant est plutôt favorable, se déclarant disposé à autoriser le déblocage d’une nouvelle somme de 3 000 livres pour la poursuite des travaux du port. Toutefois, la situation sociale est telle qu’il « parait fort urgent de faire travailler à ces ouvrages, afin de faire profiter de la belle saison et de procurer aux malheureux des moyens de subsistances70 ». Or, soucieuse de ses intérêts, la communauté fait preuve de plus de circonspection et l’établissement d’un nouvel atelier de charité pourrait poser problème :
« puisque le désordre et la confusion qui résulteraient de l’emploi d’une multitude de manœuvres à des travaux qui exigent plutôt d’habiles ouvriers, ont déterminé la communauté à prendre un autre parti uniquement dans la vue de soulager sans le moindre délai tous les pauvres de la ville en état de travailler. Il faut donc leur assigner une tâche précise, mais nécessitant peu de qualifications et qui va occuper 90 ou 100 personnes de tout âge, et de tout sexe qui y travaillent depuis huit jours. Il s’agit donc de l’aplanissement, & du transport des déblais d’un terrain assez considérable situé derrière le cimetière de la ville, et dont on peut former une belle promenade lorsqu’elle sera plantée71 ».
*
37Au terme de cette brève présentation d’un problème qui mériterait une étude plus systématique, le bilan que nous pouvons établir de l’action des ateliers de charités dans quelques ports bretons est nuancé. Conçus comme étant avant tout une réponse à une situation d’urgence sociale, ils apparaissent comme une solution perfectible. La principale question à se poser est celle de la réussite des buts qui leur ont été assignés. Si l’on considère la partie « travaux » à proprement parler, la réussite est au rendez-vous puisque les déblais ou le curage sont effectués dans les temps impartis. Ces ateliers ont donc eux aussi participé, à leur modeste niveau, au développement économique du royaume et plus spécifiquement aux aménagements portuaires. On ne saurait nier que la mise en œuvre de la politique royale par la plupart des intendants en poste dans la province a été plutôt favorable à ces ateliers qui ont été, pour les communautés de villes concernées, l’occasion de réaliser à moindre de coût des travaux qui s’imposent. Par contre, en ce qui concerne la dimension d’assistance, nous devons être plus mesurés. Ces questions ont parfois été l’objet de conflits plus ou moins larvés entre pouvoir royal et provincial. Les ateliers ne sont que l’une des réponses possibles parmi d’autres. Ils sont par définition ponctuels et cette intervention ne peut apporter des réponses à un problème beaucoup plus large en partie en raison du fait qu’ils ne sont ni systématisés, ni pérennisés. Toutefois, ce système permet une certaine réactivité, les ateliers sont implantés là où la situation est la plus délicate et où leur ouverture peut être rapide. Les ateliers ne sont pas une solution optimale, en particulier en raison des difficultés de recrutement des populations visées : les sommes versées ne sont pas attractives, mêmes pour les plus pauvres et le travail proposé est le plus souvent ingrat puisqu’il s’agit uniquement de transporter des mannes de vases ou de terre d’un endroit à un autre. Si l’on y ajoute la spécificité des travaux portuaires, notamment leur soumission au rythme des marées, on peut mieux saisir ces difficultés. Les communautés de ville sont même obligées d’avoir recours aux « pauvres valides » des paroisses environnantes afin de compléter les effectifs. La question de la gestion du travail à proprement dit reste à éclaircir, mais les dossiers d’archives ne contiennent pas forcément les réponses. Ces expériences et les débats qui ont pu mener à leur établissement sont finalement assez symptomatiques de la politique de l’assistance au xviiie siècle. Cette forme d’assistance va pourtant connaître une nouvelle vigueur à l’époque révolutionnaire72, puis tout au long du xixe siècle73, inspirant notamment aussi les ateliers nationaux de 1848. On ne saurait finalement mieux résumer ce qu’est un atelier de charité que par cette définition de 1877 :
« c’est un mode d’assistance [qui] s’applique seulement à des gens valides et tend à atteindre le double but, d’une part, de venir en aide à des personnes momentanément dans la détresse, sans leur offrir une aumône souvent dégradante, et de l’autre, de ménager les ressources de la commune. L’assistance par le travail est recommandée en outre par cette raison que beaucoup de personnes aiment l’oisiveté, la nécessité seule les faisant travailler. […] Les salaires des ateliers de charité sont toujours inférieurs aux salaires courants, car ces ateliers ne sont qu’un expédient, un pis-aller74 ».
Notes de bas de page
1 La littérature sur le sujet est abondante. On retiendra en particulier Bloch Camille, L’assistance et l’État en France, Genève, Slatkine, 1974 (reprint de l’édition de 1908), LXIV-504 p.
2 Gutton J.-P., La société et les pauvres en Europe, xvie-xviiie siècle, Paris, PUF, 1974, 201 p., et du même auteur, La société et les pauvres : l’exemple de la généralité de Lyon, 1534-1789, Paris, Les Belles Lettres, 1971, 504 p.
3 Édit de décembre 1666.
4 Sur ces problèmes de définition, Depauw J., « Pauvres, pauvres mendiants, mendiants valides ou vagabonds ? Les hésitations de la législation royale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. XXI, 1974, p. 401-418.
5 AD Ille-et-Vilaine, C 1294. « Essay sur la suppression de la mendicité », par Espivent de Villegray.
6 À ce sujet, Bruzulier J.-L. et Haudebourg G., Cachez ce pauvre que je ne saurais voir, Rennes, Éditions ENSP, coll. « Contrechamp », 2001, 109 p.
7 Lallemand L., Histoire de la charité, vol. 4 : Les temps modernes (du xve au xixe siècle), Paris, A. Picard et fils, 1910, p. 463 et suiv.
8 Depauw J., op. cit., p. 415.
9 Guyader J., « Un remède à l’exclusion, ateliers de charité et grenier d’abondance à Toulouse (1729-1790) », Revue historique du droit français, n° 4, octobre-décembre 2000, p. 561-614.
10 Il naît à Paris en 1727 et s’éteint, dans la même ville, en 1781.
11 Turgot y est intendant entre 1761 et 1774. Ces expériences sont abondamment décrites dans ses œuvres ; Turgot A. R. J., Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire et Hyppolite Dussard, Paris, Guillaumin, 1844, t. II.
12 Ce qui va conduire à une inflexion notable du rôle des hôpitaux qui vont se consacrer plus spécifiquement aux malades.
13 Ardachev P., Les intendants de Province sous Louis XVI, Paris, Félix Alcan, 1909, p. 223 et suiv.
14 Les résultats de cette enquête ont été publiés pour l’évêché de Saint-Pol-de-Léon. Roudaut F., Le Floc’h J.-L. et Collet D., 1774, les recteurs léonards parlent de la misère, Quimper, Société archéologique du Finistère, 1988, 223 p.
15 Turgot A.-R.-J., op. cit., p. 455.
16 Meyer J., La noblesse bretonne au xviiie siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, nouvelle édition, 1985, t. I, p. 503.
17 AD Ille-et-Vilaine, C 1651.
18 Meyer J., op. cit., p. 504.
19 À ce sujet voir notamment Viau C., Les séditions populaires dans la sénéchaussée royale de Tréguier au xviiie siècle, mémoire de maîtrise sous la direction de F. Lebrun, Rennes, université de Haute Bretagne, 1984, 180 p. Le texte de référence reste celui de Le Taconnoux J., Les subsistances et le commerce des grains en Bretagne au xviiie siècle, Rennes, Oberthur, 1909.
20 Chapalain-Nougaret C., Misère et assistance dans le pays de Rennes au xviiie siècle, Nantes, Éditions CID, 468 p. ou Lemaitre A. J., La misère dans l’abondance au xviiie siècle, Rennes, Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1999, 311 p.
21 AD Ille-et-Vilaine, C 3796. Lettre du maire de Brest, 21 décembre 1767.
22 AD Ille-et-Vilaine, C 3796. Lettre du maire de Saint-Brieuc, 20 décembre 1767.
23 AD Ille-et-Vilaine, C 3796. Lettre du maire de Morlaix, 23 décembre 1767.
24 Leur position ne s’infléchit guère que lorsqu’ils peuvent disposer des fonds qu’on leur demande de voter.
25 Rébillon A., Les États de Bretagne de 1661 à 1789, Paris/Rennes, Picard/Plihon, 1932, p. 450-451.
26 AN, H 374.
27 Rébillon A., op. cit., p. 450.
28 Ibid., p. 451
29 AN, H 556. Rapport du 15 février 1775.
30 AN, H 392. Lettre du 18 août 1776. C’est à lui que l’on doit la célèbre formule souvent citée qu’un dépôt de mendicité est avant tout « destiné à purger la société des vagabonds et mauvais sujets ».
31 Fréville H., L’intendance de Bretagne (1689-1790), t. III, Rennes, Plihon, 1953, p. 37.
32 Ibid., p. 118.
33 Nous renvoyons sur ce sujet à l’édition remaniée de la thèse de Nières C., Les villes bretonnes au xviiie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, 597 p.
34 Les deniers patrimoniaux et d’octrois ne pouvaient suffire.
35 Nières C., La reconstruction d’une ville au xviiie siècle, Paris, Klinksieck, Rennes, IAREH, 1973, p. 153, et bien sûr Fréville H., L’Intendance de Bretagne, Rennes, Plihon, 1953, 3 vol.
36 Les ingénieurs dont le rôle est de concevoir, mettre en forme puis de surveiller la réalisation ne doivent pas non plus être négligés, mais nous ne détaillerons pas leur rôle ici. Blanchard A., Les ingénieurs du Roy de Louis XIV à Louis XVI, étude du corps des fortifications, Montpellier, université Paul-Valéry, 1979, 635 p.
37 AD Ille-et-Vilaine, C 1293.
38 Ibid.
39 Il en existe entre autres à Auray, Brest, Fougères, Pontivy, au Port-Louis, Redon, etc.
40 Fréville H., L’intendance de Bretagne (1689-1790), t. II, Rennes, Plihon, 1953, p. 338.
41 AD Ille-et-Vilaine, C 667.
42 AD Ille-et-Vilaine, C 667. Lettre du 31 mai 1770.
43 Le Bouëdec G., « Au temps de la seconde compagnie des Indes », Histoire de Lorient, Toulouse, Privat, 1989, p. 82.
44 Entre 1756 et 1763.
45 Le Bouëdec G., « L’inquiétude et l’espoir », Histoire de Lorient, Toulouse, Privat, 1989, p. 119-120.
46 AD Ille-et-Vilaine, C 527. Lettre du 29 juin 1770.
47 AD Ille-et-Vilaine, C 667.
48 AD Ille-et-Vilaine, C 747.
49 AD Ille-et-Vilaine, C 747. Lettre du 6 octobre 1772.
50 Ibid., f° 138 v°, délibération du 21 juin 1770. Cette délibération sera sans effet, nous le verrons le 2 juillet 1771.
51 Il faut parfois attendre plusieurs mois.
52 AD Ille-et-Vilaine, C 667.
53 Ibid. Lettre de Daumesnil à d’Agay, 6 juin 1770.
54 Nous ne disposons hélas pas de tels rôles pour l’ensemble des ateliers que nous étudions ici.
55 Simmel G., Les pauvres, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2005. Ce texte de référence est initialement publié en langue allemande en 1907.
56 AD Ille-et-Vilaine, C 667.
57 AD Ille-et-Vilaine, C 699. Lettre du 5 mai 1776. « La communauté de ville de Vannes a l’honneur de vous adresser un état exact de ses revenus et de ses charges. Vos yeux paternels verront, comme nous, avec peine ce déplorable tableau de notre misère […]. »
58 Nières C., « Une mutation difficile », Histoire de Vannes, Toulouse, Privat, 1988, p. 113.
59 AD Ille-et-Vilaine, C 699. Lettre du 30 décembre 1779.
60 AD Ille-et-Vilaine, C 699. Lettre du 30 décembre 1779.
61 Ceci n’ira pas sans problème, puisque l’on reprochera à la ville d’avoir eu recours à un tel expédient. Celle-ci répondra sur le mode de « la fin justifie les moyens ».
62 AD Ille-et-Vilaine, C 675.
63 AD Ille-et-Vilaine, C 687.
64 AD Ille-et-Vilaine, C 527. Lettre du 20 novembre 1785.
65 AD Côtes-d’Armor, H dépôt – 4.
66 AD Ille-et-Vilaine, C 527. Lettre du 2 décembre 1785.
67 AD Ille-et-Vilaine, C 524. Lettre du 14 juin 1786.
68 Ibid.
69 Ibid. Lettre du 12 juin 1786.
70 Ibid. Lettre du 16 juin 1786.
71 Ibid. Lettre du 4 juillet 1786.
72 Plaisant J.-B. E., L’administration des ateliers de charité, 1789-1790, Paris, Société de l’histoire de la révolution française, 1906.
73 À ce sujet voir Haudebourg G., Mendiants et vagabonds en Bretagne au xixe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1998, 435 p.
74 Bock M., article « Atelier de charité », Dictionnaire de l’administration française, t. I, Paris, Berger-Levrault, 1877, p. 189.
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