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Le personnel technique de la communauté de Nantes et la question de l’exécution des travaux « par voie d’économie » au xviiie siècle
p. 43-57
Texte intégral
1À Nantes, comme ailleurs au xviiie siècle, les ouvrages publics sont sujets à de nombreux sinistres. La crainte d’instabilité des ouvrages, quais, ponts ou édifices publics fondés sur les bords du fleuve, leur écroulement avéré, les expertises que provoquent tant l’inquiétude que les faits, les condamnations qui en résultent, tout cela anime la chronique municipale et nourrit un contentieux qui engage à réformer ou à réorganiser les procédures et les processus d’élaboration et d’exécution de ces ouvrages.
2Au-delà des causes naturelles tenant aux caractéristiques physiques de la Loire, les contraintes d’un fleuve à marées à fond de sable et soumis à des crues violentes mettent en cause de façon récurrente la qualité technique des projets ou la qualité de la mise en œuvre, vices de conception ou malfaçons dans l’exécution, « forces supérieures » qui avec les « cas fortuits » libèrent les entrepreneurs de leur obligation de garantie. Pour assurer cette double qualité, la communauté de ville se dote d’un personnel compétent, en deux temps : tout d’abord, à partir de l’année 1715, un personnel d’expertise et de projet, des architectes et des ingénieurs appointés sur les plans et devis desquels les ouvrages sont adjugés ; puis dans la seconde moitié du siècle, un personnel d’exécution, des inspecteurs et des appareilleurs, auxquels peuvent s’ajouter des ouvriers journaliers attitrés.
3Les expertises concluent plus fréquemment aux malfaçons qu’au vice de conception, les entrepreneurs se voyant condamnés à rétablir les ouvrages à leurs frais, ce qui entraîne de nombreux retards et souvent un piètre résultat quand ils s’exécutent. Dans ce contexte, la communauté cherche à acquérir la maîtrise technique des chantiers, ce qui suppose de se libérer des entrepreneurs adjudicataires. Pour les administrateurs, particulièrement les officiers municipaux qui ont la charge des objets achevés, quelles que soient les capacités et les qualités de l’inspecteur des travaux, les entrepreneurs adjudicataires sont suspects, soit qu’ils apparaissent comme incompétents, soit qu’ils cherchent à tromper.
4L’exécution des travaux publics « par voie d’économie » va apparaître comme la solution à expérimenter. Dans ce système, autrement nommé régie, les matériaux sont directement acquis par le maître d’ouvrage qui tient les rôles des ouvriers payés à la journée, système alors perçu comme seul à même de garantir à la fois le contrôle technique et la maîtrise des coûts. L’économie est en vigueur à Nantes depuis la seconde moitié du xviiie siècle jusqu’aux dernières années de l’Ancien Régime, quand les doctrines économiques en cour, relayées par l’intendance en Bretagne, imposent à la communauté de ville un retour à l’adjudication. Outre les ouvrages publics, notion qui regroupe les éléments d’infrastructure portuaire, quais, cales et ponts, la question intéresse les travaux publics, c’est-à-dire la voirie urbaine et son pavage.
5Un magistrat joue un rôle particulier dans la première organisation d’un service technique d’exécution des travaux publics, Jean-Baptiste Gelée de Prémion, subdélégué de l’intendant à Nantes de 1751 à 1772 et maire de la ville à deux reprises, de 1754 à 1762 et de 1776 à 1782. Les quatorze années de mandats de Prémion correspondent à deux moments clefs pour les transformations urbaines de Nantes : l’étude des plans généraux d’embellissement de Pierre Vigné de Vigny (1755) et de Jean-Baptiste Ceineray (1761) et le début de l’ouverture de la ville sur ses faubourgs avec l’arasement des murailles pour les premières, les grands projets d’extension de la ville avec notamment le quartier établi par Jean-Joseph-Louis Graslin sur ses terrains à partir de 1779 pour les secondes. Non seulement Prémion va substituer l’exécution des travaux par économie à la règle de l’adjudication à la bougie, adjudication au rabais sur les devis élaborés par l’ingénieur ou l’architecte commis à l’étude de l’ouvrage, mais il va pour ce faire recruter un personnel compétent au service de la communauté, des techniciens, hommes pratiques, qui assistent, relayent ou remplacent l’architecte voyer.
6Quelles sont au xviiie siècle les missions d’un architecte voyer ? On les voit peu à peu se préciser, du voyer entendu comme garant de la conservation de la voirie à l’architecte, non seulement chargé des édifices publics, mais bien architecte voyer qui traite globalement la ville comme un édifice, d’architecte et voyer devenu architecte voyer. À quels hommes sont-elles attribuées ? Dans un premier temps, à des hommes aux compétences techniques avérées, qui y ajoutent une pratique du dessin (Jacques Goubert1, Jacques-André Portail2), à des hommes de chantier (Nicolas Portail, architecte d’ouvrages publics, essentiellement des quais), puis à des architectes de culture savante qui mêlent compétence technique et compétence artistique. L’espace public est devenu architecture, édifice. La tendance amorcée avec Ceineray est confirmée avec Mathurin Crucy, mais celui-ci sera surtout l’homme des édifices, des bâtiments, des monuments.
Les travaux exécutés par économie à Nantes au milieu du xviiie siècle
7Quelques faits permettent de situer le débat : en 1754-1755, la conduite des travaux du quai de la Fosse est dévolue à Robert Seheult, sous la direction de l’architecte de la ville, Nicolas Portail3. Prémion s’en réjouit dans sa correspondance avec l’intendant Le Bret (1753-1765), lequel se serait rendu compte avec les travaux de Saint-Malo des bons effets du procédé, la meilleure voie pour avoir de bons ouvrages4 :
« Le jeune architecte chargé de la conduite de cet ouvrage nous apporta hier le compte des 24 toises qu’il vient d’achever et qui doivent servir d’essai. La dépense est moindre de l’estimation d’environ 1/15 et il faut observer que rarement les adjudications de nos ouvrages ont été faites au-dessous de pareilles estimations. Vous avez, Monsieur, vu par vous-même comment par cette voie nous avons été servis jusqu’ici. On aurait peine à trouver de plus mauvais ouvrages. Celui-ci, au contraire, malgré un grand nombre de contradictions, est reconnu pour le goût et la solidité, égal à tout ce qu’on peut de meilleur. Nous pouvons compter avoir été traités au moins aussi bien qu’un particulier le serait en pareil cas. Nous sommes si satisfaits que nous ne balançons point à confier le reste de cette entreprise au même conducteur. Nous lui donnons pour l’animer le dixième du prix, suivant l’usage, et nous comptons qu’avec cette honnête gratification nous aurions encore la meilleure besogne et la moins chère qui se soit faite à Nantes5. »
8« Aussi bien [traités] qu’un particulier le serait en pareil cas » ! Cette phrase du magistrat est lourde de sens. Elle interroge sur tout le système de dévolution des marchés publics. Si l’adjudication au rabais peut être la meilleure solution en termes d’économie, au sens de maîtrise des coûts, et d’égalité de traitement entre des entrepreneurs mis régulièrement en concurrence, elle se révèle souvent désastreuse à terme. Effectivement, la mauvaise qualité technique des travaux adjugés à bas prix entraîne une précarité qui aboutit le plus fréquemment à un renchérissement de l’entretien, parfois à une ruine précoce et à une reprise des travaux, soit que les entrepreneurs aient économisé sur la qualité des matériaux, soit sur leur quantité, soit sur la qualification de la main-d’œuvre – les bons ouvriers s’abstenant de travailler à vil prix, soit qu’ils aient triché sur les fondations, parties les moins repérables une fois le chantier achevé, mais qui sont néanmoins primordiales. L’objectif de réduction des coûts est alors trahi par le système même des marchés publics qui devait l’assurer, ce qui n’arriverait pas pour les marchés particuliers. Le maître d’ouvrage a tout loisir de choisir un bon architecte, un bon entrepreneur, un bon conducteur de travaux, quitte à débourser plus. Prémion sous-entend-il qu’une mise de fonds initiale un peu supérieure peut être la garantie d’une meilleure qualité des ouvrages, d’une meilleure tenue dans le temps, d’un coût d’entretien inférieur ? Les particuliers sont-ils toujours aussi bien traités qu’il l’affirme dans son argumentation ? À en croire les auteurs de traités d’architecture pratique au xviiie siècle, de Frémin en 17026 à Le Camus de Mézières en 17867, qui mettent en garde les particuliers sur le choix des architectes et des entrepreneurs, qui tentent de leur donner les moyens de se garantir de leurs tromperies, il semblerait que là aussi les entrepreneurs déploieraient la plus grande activité à mettre en œuvre des moyens de duper leurs commanditaires. Mais si ceux-ci ont suivi les conseils de nos auteurs…
9Le Camus de Mézières s’attache à dissuader les particuliers des travaux par économie, comme des règlements sur mémoires de dépenses, auxquels les entrepreneurs ajoutent selon l’usage 10 % pour leur rémunération, leur préférant les marchés fermes évalués à partir d’un bon toisé. Ce type de marché de gré à gré n’est pas licite en matière de travaux publics, sinon pour des travaux spécifiques qui demandent des ouvriers spécialisés retenus sur leurs talents, comme, par exemple, le sculpteur qui va mettre la dernière touche à la clef d’un pont. Pour l’essentiel, le caractère public du marché ressortit au caractère judiciaire de l’adjudication8. Le terme adjudication porte en lui l’idée d’un acte de justice, devant un magistrat – soit, en ce qui nous concerne, devant l’intendant ou son subdélégué. En effet, les édits royaux ou arrêts du conseil leur attribuant plus souvent la connaissance de ces affaires qu’aux officiers municipaux alors plus enclins à revendiquer l’économie qui leur laisse la prérogative du choix des intervenants. Si la procédure économique est courante au xviiie siècle, on n’en trouve pas mention dans les dictionnaires de langue qui se limitent aux acceptions traditionnelles (une bonne gestion domestique, l’harmonie d’une organisation) ou plus modernes (l’économie politique). Il faut attendre le xixe siècle, avec Littré par exemple, pour avoir l’emploi qui nous occupe ici9. Auparavant, on en trouve mention dans tel ou tel ouvrage de jurisprudence10.
10Revenons aux propos de Prémion. Le « jeune architecte » écrit le maire et subdélégué. Seheult est qualifié entrepreneur dans les délibérations du bureau de ville et architecte dans la correspondance. Il perçoit le dixième de la dépense, ce qui apparente le procédé à la régie intéressée. Si Seheult agit généralement en entrepreneur, engageant ses propres fonds dans les opérations de construction, il est ici plus architecte au sens initial du terme. En outre, on trouve Ceineray, le futur architecte de la communauté, conduisant le chantier de démolition de portions du mur de ville et autres ouvrages et dédommagé pour ses déboursés en 1755-175611. Avec la construction par économie, Prémion perd le seul produit de sa subdélégation, « mais une pareille considération ne [l]’arrêtera jamais lorsque le bien public en pourra souffrir » écrit-il à son commettant12. Il pourra ultérieurement bénéficier d’une indemnité annuelle pour perte de ce revenu, à l’instar de celle qu’il touche pour la mise en régie des octrois.
11En 1755, l’approbation par le Conseil d’État du roi du plan général d’embellissement dressé par Vigné de Vigny13 remet en cause les travaux engagés sur les quais Brancas et de la Poterne (Flesselles) construits au-devant des murs de ville. Ces quais avaient été adjugés en 1741 à des entrepreneurs sur les plans et devis de l’architecte de la ville Nicolas Portail. En 1750, la communauté avait confié à l’ingénieur Joseph Abeille la construction sur ces quais d’une halle au blé et d’une halle au poisson, une mission poursuivie par son fils Jean-Saturnin Abeille de Fontaine en 1751, avec des appointements annuels de 1800 livres, soit trois fois ceux de l’architecte voyer. Malgré l’inspection de l’ingénieur, les entrepreneurs Després et Raynard sont convaincus de malfaçons dans les fondations des halles, cela ajouté à leur remplacement par des salles de concert et de spectacle sur le plan de Vigny abouti à leur démolition. Le déblaiement des « arcades de Brancas » et la démolition des tours de l’enceinte – dont la suppression venait d’être accordée, sont effectués par économie par Louis Laillaud qui facture ses journées d’ouvriers et de chariot, ainsi que l’eau-de-vie et le vin fournis aux ouvriers qui travaillent dans l’eau. À ses dépenses, il ajoute un bénéfice égal au dixième du tout. Ce taux de 10 % est généralement d’usage. Louis Laillaud est un architecte entrepreneur bien connu à Nantes, présent sur de nombreux chantiers de la communauté depuis les années 1720, d’abord avec son frère Jean, puis seul14. Louis Berranger, son neveu, figure dans les rôles du chantier comme appareilleur et commis15. On le retrouvera à d’autres fonctions.
12En mai 1757, récemment installé à Nantes, Jean-Baptiste Ceineray16 est appelé à suppléer Portail, souffrant, pour 500 livres par an, tandis que le voyer en titre continue à percevoir ses 600 livres d’appointements. Ce nouvel architecte voyer diffère radicalement de son prédécesseur et des architectes entrepreneurs qui travaillent à Nantes. Issu de l’école de l’académie d’architecture, il introduit dans la ville la culture savante de l’architecture qui n’était jusque-là présente qu’à travers la consultation des traités ou plutôt des ouvrages d’architecture pratique. Notons, cependant l’exception qu’incarne Antoine Hénon, élève à l’académie dans les années 1730, que l’on trouve dans le cabinet de Portail en 174317 avant qu’il ne se consacre exclusivement à l’enseignement du dessin. Malgré la présence de Ceineray, le nouveau pont de la Poissonnerie, ou pont d’Aiguillon, élevé à l’angle du quai de la Poterne, est confié à l’ingénieur de la marine Fougeroux de Blaveau18 par le duc d’Aiguillon, commandant en chef en Bretagne et lieutenant général de la ville et comté nantais. Le pont est construit en 1759-1760 par Louis Laillaud.
13D’une unique arche de pierre, le pont entraîne la surcharge du quai de la Poterne, lui-même rehaussé pour s’accorder au nouveau pont. La démolition à la mine des tours de la porte de la Poissonnerie finit par ébranler le quai, les affouillements pour la fondation des piles du nouveau pont n’arrangent rien et, en septembre 1760, la cale de la Poterne s’écroule. L’entrepreneur du quai, Étienne Briau, et l’architecte Portail sont recherchés en responsabilité dix-huit ans après la réception, mais Villeminot – l’ingénieur des Ponts et Chaussées au département de Nantes –, les disculpe dans son rapport d’expertise rendu en 176419. L’entrepreneur affirme alors que ses changements par rapport au devis avaient été ordonnés par l’architecte, et qu’ils amélioraient au demeurant la tenue des ouvrages. Pour sa défense, Portail argue que l’inspection de ces travaux était comprise dans sa mission générale d’architecte voyer, qu’un suivi régulier était donc impossible, ce qui aurait pu permettre à l’entrepreneur de cacher les vices, que le renable avait été rendu sur le visible.
14Sur ce fait, considérant que ces ouvrages étaient mal dirigés, l’intendant demande à ce que soit suspendu le versement des émoluments que la communauté servait encore à Portail. Dans le même mouvement, Ceineray passe à 1 000 livres annuelles et il est chargé
« de veiller avec assiduité à la conduite de tous les ouvrages qui seront faits par la Communauté […], de donner tous les plans et devis qui lui seront à cet effet demandés et de se trouver régulièrement à tous les Bureaux de la ville pour y recevoir les ordres qui lui seront donnés et les mémoires d’ouvriers dont l’examen et le règlement seront par lui faits avec l’attention la plus grande ».
15Ainsi, sont clairement exprimées, pour la première fois, les tâches imparties à l’architecte voyer, en termes de projet, de conduite de chantier et de contrôle, technique et financier, des ouvrages publics.
16Au cours des années 1763-1766, les travaux par économie se poursuivent et s’intensifient, avec le quai d’Aiguillon ou de l’Hermitage (à l’ouest de la Fosse). Ils sont placés sous la conduite d’un ingénieur, Mathurin-Julien Groleau20, un ancien élève de l’École des arts de Blondel et de l’École des ponts et chaussées de Perronet. Il deviendra ingénieur de la province au département de Nantes en 1766. Dans les rôles figurent un inspecteur, Pierre-Antoine Bonvoux21, et plusieurs appareilleurs. De son côté, Laillaud fait travailler au quai de la Saulzaie, face au quai de la Poterne qu’il rétablira à son tour par économie à partir de 1772.
17En 1767, décision est prise d’acquérir un graphomètre chez le meilleur fabricant de Paris. L’instrument est destiné à Ceineray qui le remettra aux archives après chaque utilisation. L’outil servira à la voirie, aux levés de plans pour le pavage, etc. L’achat par la communauté de ville d’un instrument de topographie est suffisamment important pour qu’il fasse l’objet d’une délibération du bureau. Il permet ici d’introduire la question du matériel de la communauté, ainsi que la question du pavé, qui tient une place notable dans celle des travaux exécutés par économie, ce qui nous renvoie à la question de la gestion de l’espace public.
Le pavé de la ville de Nantes et l’économie
18Au xviiie siècle, plusieurs tentatives pour rétablir le pavé de la ville et l’étendre aux banlieues ont lieu, notamment sous la mairie Mellier (1720-1729) avec l’ingénieur de la ville Jacques Goubert. L’enjeu consiste en un double contrôle : celui du calendrier de la réfection et celui de la qualité technique des matériaux et de leur mise en œuvre, afin d’en prolonger la tenue dans le temps. Si la communauté de ville peut fixer un certain nombre de règles, l’usage de laisser le financement du pavage aux riverains en rend l’application plus difficile, et toute l’attention du personnel technique municipal est requise. En 1731, sous l’expertise de Goubert (1715-1736), un règlement précise la procédure22 : les habitants qui supportent la charge du coût du pavage, choisissent leurs paveurs, le prix à la toise superficielle est fixé (7 livres pour le pavé neuf, 3 livres pour le pavé relevé et retaillé), les dimensions des pavés sont normalisées, la technique de mise en œuvre spécifiée. La communauté nomme deux « architectes pour la voirie », soit des inspecteurs des travaux : Pierre Bontoux et Portail le jeune. Vraisemblablement, il s’agit plus de Jacques-André Portail – qui assurera dans les années 1736-1739 les fonctions d’expert voyer appointé par la communauté, que de son jeune frère Nicolas, le futur architecte voyer. En 1746, au décès de Bontoux, la place de « voyeur » est donnée à Étienne Briau qui est soutenu dans sa candidature par Nicolas Portail23. Bontoux s’était fait apprécier comme entrepreneur du port d’Estrées, Briau comme entrepreneur du quai Brancas. Quel est l’effet de cette mesure ? Les documents conservés ne permettent pas d’en juger. Au cours de la période soumise à ce règlement, les marchés du pavé de la ville, aussi bien pour l’entretien que pour le pavé neuf à la charge de la communauté (ponts, places publiques, etc.) sont la plupart du temps adjugés à Pierre Cacault puis à son fils François Cacault24. On retrouvera ce dernier sous un autre statut dans les services de la ville.
19En 1767, le nouveau règlement de pavage adopté sous la mairie Libault (1766- 1770) aura une incidence sur la consolidation du « service » en gestation. Il prévoit la nomination d’un inspecteur du pavé chargé de la tenue des registres, rémunéré par les propriétaires riverains. Le choix se porte sur François Cacault. En février 1769, les particuliers sont déchargés de la rémunération de Cacault, qui bénéficie d’appointements de 400 livres par an désormais délivrés directement par la communauté. Une autre innovation, en 1768, renforce l’implication de la communauté dans les travaux publics : devant la pénurie de bons paveurs à Nantes, les officiers municipaux décident d’en former de nouveaux « pour l’utilité publique » et de les rétribuer à raison de 15 sols par jour pendant leur formation estimée à une durée de quatre à six semaines. La disposition, une formation rémunérée, apparaît moins dispendieuse que de faire venir des paveurs étrangers à la ville. Le travail de formation s’effectue en carrière et sur le terrain. Cacault forme ainsi vingt-trois paveurs en état de gagner 20 sols (une livre) à la journée. À cette occasion, un arsenal d’outils municipaux est constitué. Désormais, le pavage aux frais des particuliers est exécuté par les ouvriers de la ville, sous l’autorité de Cacault. Cependant, si l’inspecteur est appointé à l’année, les ouvriers restent journaliers.
20Dans les années qui suivent, le matériel de la ville est renforcé. La difficulté de trouver des « hoctiers25 » pour le transport de la pierre vaut l’acquisition de tombereaux et de chevaux pour servir aux travaux publics… Si les conflits d’intérêts tracassent les moralistes et certains administrateurs, un inspecteur qui jouit d’une rémunération fixe peut dans le même temps être un fournisseur. Ainsi, Cacault loue à la communauté une écurie dont il est propriétaire. De son côté, le subdélégué Prémion est indemnisé pour la perte du revenu des adjudications, à raison de 600 livres par an, indemnisation reconduite à son successeur Ballays en 1772. Outre les responsables de la voirie, la communauté appointe un technicien chargé de trois missions : l’inspection des atterrissements de la Loire et leur conservation, la conduite du balisage de la rivière de Nantes jusqu’à Paimbœuf et la conservation des pompes à incendie de la ville. Ces missions sont assurées par Pierre-Antoine Bonvoux, l’inspecteur de la construction du quai d’Aiguillon en 1763-1766, chacune pour 200 livres annuelles, soit un total de 600 livres26. On peut donc dresser le tableau suivant du personnel technique de la communauté en 1769 :
Fonction | Titulaire | Appointements (livres annuelles) |
Architecte voyer | Ceineray | 1 000 |
Inspecteur du pavé | Cacault | 400 |
Inspecteur des atterrissements, conducteur du balisage de la rivière, capitaine inspecteur des pompes | Bonvoux | 600 |
Tableau 1. – Personnel technique de la communauté de ville de Nantes en 1769.
21Prémion s’est toujours signalé, tant au titre de son mandat de subdélégué qu’au cours de ses mairies, non seulement comme un amateur d’architecture et d’embellissement de la ville, mais aussi comme un vrai connaisseur au fait d’une culture architecturale moderne assez peu partagée par ses homologues. Subdélégué et maire, instruit par une longue expérience des travaux publics, il a continuellement défendu l’économie comme plus apte à produire une exécution fiable des travaux. En 1772, il se démet de sa subdélégation à la suite d’un conflit d’autorité avec l’intendant Dupleix de Bacquencourt (1771-1774). Son successeur, l’avocat Pierre Ballays, prend des positions opposées, s’efforçant de convaincre l’intendant du bien-fondé de sa méfiance envers le personnel technique appointé, continuellement soupçonné de corruption ou de prévarication. Nommé échevin dans les mairies de Pierre de la Ville de Chambardet (1772- 1775), le subdélégué porte ses critiques à l’intérieur même du corps de ville. C’est une période difficile pour le bureau, Ballays mène la guerre contre la gestion municipale, se montre suspicieux envers la rigueur des opérations, assimile économie à gabegie et dilapidation des deniers publics, suspecte le maire et Cacault de concussion, critique les comptes sur des points qui peuvent paraître anecdotiques, comme par exemple le détail de l’entretien des chevaux, l’achat de graisse pour les tombereaux, etc. Comme il le suggérera plus tard, Ballays – qui ne voit en Cacault qu’un ancien paveur devenu le factotum de la communauté et l’ami intime de son procureur syndic – soupçonne un réseau de protections soutenu par le propre fils de Cacault devenu secrétaire du duc d’Aubeterre, commandant en chef en Bretagne, et qui, par ses fonctions, « faisait la pluie et le beau temps27 » dans la province. Ballays va même jusqu’à soupçonner les tenants de la mairie de Nantes d’entretenir un personnel municipal dans le but de manipuler les élections. Dans un mémoire sur le déroulement de l’élection des officiers municipaux, il expose le processus : « un mois avant l’assemblée, on double le nombre des ouvriers de la communauté de ville, et le jour indiqué chaque piqueur vient à la tête de sa troupe et chaque individu de cette espèce donne sa voix à ceux qui lui ont été recommandés », cela pour le prix d’une bouteille de vin28.
22Le subdélégué-échevin essaie de faire révoquer Cacault qui vient de passer à 600 livres pour son inspection du pavé de la ville à la charge de la communauté et des particuliers, appointements auxquels s’ajoutent 1 200 livres pour les banlieues. L’inspecteur du pavé est soutenu par la communauté qui souligne son zèle et sa probité. Dupleix de Bacquencourt ne suit pas son subdélégué dans ses préventions et maintient Cacault en place. N’ayant pas réussi à se débarrasser de Cacault, Ballays cherche d’autres moyens de réduire les coûts. Il impose la baisse du salaire des conducteurs des tombereaux ; les nouveaux ne donnent plus de soins aux chevaux. Il fait baisser le prix de la toise de pavé neuf de 7 à 6 livres, soit une diminution de 15 % par rapport au règlement de 1767. Les autres officiers municipaux évoquent alors auprès de l’intendant la difficulté à trouver de bons ouvriers. Faisant droit à leurs réclamations, Dupleix appelle son subdélégué à plus de modération et invite la communauté à poursuivre ses travaux par économie29.
23Grâce à ce régime d’intervention, des travaux sont exécutés au quai Flesselles et au parc aux fumiers en 1773. En 1774, sont réalisées les réparations du cours des États (cours Saint-Pierre et Saint-André) sur devis de Ceineray, de l’éperon de l’île Feydeau, de la bourse, de la cale de l’hôtel-Dieu, etc. Parmi les trois échevins nommés commissaires pour suivre les opérations, Ballays joue un rôle actif. La conservation d’un matériel municipal est confirmée avec la passation d’un marché à prix fixe. Un charron est engagé (500 livres par an) pour l’entretien des quatre tombereaux, trois doivent toujours être disponibles. On décide de remplacer tous les ans les chevaux fatigués pour assurer la continuité des travaux publics et 150 livres sont attribuées annuellement à Cacault pour leur entretien. On traite avec l’entrepreneur Sébastien Praud pour le pavage de la ville selon le règlement de 1767, sinon la réduction du prix de la toise à 6 livres. Toutes ces mesures peuvent apparaître comme un compromis par rapport aux exigences de Ballays. Une maîtrise prévisionnelle des dépenses est instituée, tandis que le bureau conserve sa liberté d’action pour des réparations occasionnelles rapides et conserve l’inspecteur en qui il a toute confiance. Mais, assez rapidement, la communauté émet des plaintes : l’entrepreneur néglige son bail. Une expertise technique du pavé fait est rendue en faveur du concessionnaire, mais Praud fait valoir qu’il court à la ruine s’il poursuit à ce tarif et obtient la résiliation de son contrat en 1776.
24Devant sa défaillance, la communauté est à nouveau autorisée « à faire continuer ses pavés de la manière qu’elle le faisait ci-devant », soit « construire les pavés qui sont à ses charges par tels ouvriers qu’elle jugera à propos d’y employer »30. Ce retour à l’économie pure et simple peut apparaître comme un échec de Ballays. Toutefois, le subdélégué ne désarme pas et s’attaque, entre 1775 et 1779, à un autre chantier conduit à l’économie par Ceineray pour le roi et pour la province : le palais de la Chambre des comptes31.
25Dans le même temps, l’équipe technique municipale est renforcée et renouvelée. Louis Laillaud qui, depuis 1770, était rémunéré au pourcentage pour la conduite des ouvrages de maçonnerie et de pierre de taille, est appointé à 1 200 livres par an pour cette même mission à compter de 1774. On a donc, sous l’autorité de Ceineray, un inspecteur des ouvrages dits d’architecture, Laillaud, et un inspecteur des travaux publics ou du pavé, Cacault.
26En 1774, le personnel technique de la communauté se compose donc de quatre personnes :
Fonction | Titulaire | Appointements (livres annuelles) |
Architecte voyer | Ceineray | 1 000 |
Inspecteur pour l’architecture | Laillaud | 1 200 |
Inspecteur du pavé | Cacault | 600 + 1 200 |
Inspecteur des atterrissements, conducteur du balisage de la rivière, capitaine inspecteur des pompes | Bonvoux | 600 |
Tableau 2. – Personnel technique de la communauté de ville de Nantes en 1774.
27On le voit, les inspecteurs qui assurent les tâches les plus techniques – autrement nommés ingénieurs – et sur lesquels reposent tant la tenue des ouvrages dans la durée et par là un moindre coût d’entretien, qu’une éventuelle réduction de la mise de fonds initiale, sont mieux rémunérés que l’architecte dont on se plaît à rappeler les talents et la probité. Rappelons qu’il ne s’agit pas d’une rémunération nette, mais d’appointements sur lesquels les agents financent leurs frais généraux.
28En 1777, lors de la seconde série de mairies de Prémion, l’état de santé de Ceineray nécessite de lui adjoindre un « architecte en second ». Ce sera Louis Berranger32, déjà croisé comme appareilleur en 1761 sur un chantier de son oncle Laillaud. Berranger touche 600 livres par an. Laillaud, âgé, se démet à la fin de l’année ; il est remplacé par le même Berranger avec des appointements de 900 livres accordés par la communauté. Ils sont cependant réduits à 400 livres par l’intendant Caze de la Bove (1774-1783), pour aboutir à un total de 1 000 livres d’appointements pour les deux missions, l’équivalent du traitement de Ceineray. En 1780, lorsque Cacault se retire, il est remplacé par François Demolon, un géomètre appuyé par Ceineray qui l’a précédemment employé à lever des plans et faire des nivellements, « pour conduire et surveiller les travaux économiques de la communauté33 ». Les compétences d’arpentage seraient-elles alors plus importantes que la technique ? Ses appointements, fixés par la communauté à 1 500 livres, sont réduits par l’intendant à 1 200 livres par an. Sensible à la campagne menée par les États de Bretagne pour la réduction des dépenses des communautés, campagne relayée par Necker et la direction générale des Finances, Caze de la Bove cherche avant tout à garder la main. Toutefois, il ne voit pas dans la régie des travaux une source obligée de gaspillage, comme le fera son successeur Bertrand de Molleville (1784-1788) dans les dernières années de l’Ancien Régime.
29Au début de l’année 1780, le système paraît bien établi, doté de quatre personnes pour cinq postes :
Fonction | Titulaire | Appointements (livres annuelles) |
Architecte voyer | Ceineray | 1 000 |
Architecte en second | Berranger | 600 |
Inspecteur pour l’architecture | Berranger | 400 |
Inspecteur pour la voirie | Demolon | 1 200 |
Inspecteur des atterrissements, conducteur du balisage de la rivière, capitaine inspecteur des pompes | Bonvoux | 600 |
Tableau 3. – Personnel technique de la communauté de ville de Nantes en 1780.
30Aussitôt en fonction, Demolon cherche à clarifier l’organisation du logement et de l’entretien des chevaux. Cela alors que Cacault souhaite rentrer en possession de son local, et que la direction générale des Finances juge exagérées les 500 livres inscrites au budget pour l’entretien des tombereaux et les 150 livres pour l’entretien des chevaux. Pour Demolon, le nombre des chevaux doit être porté à dix, au moyen de ventes et d’acquisitions régulières. Un local particulier doit être affecté à leur logement, avec une habitation pour le préposé. Les architectes de la ville dresseront le projet sur ordre de la communauté. Le devis d’un premier projet au port Communeau, à l’entrée de la route de Rennes, est rédigé par Berranger en 1781. En 1783, le plan d’un projet plus vaste est signé par Mathurin Crucy34, l’architecte voyer en place. Il se compose d’une écurie pour douze chevaux et de remises pour trois tombereaux, d’un modeste logement pour le préposé et comprend, en outre, un local pour un maréchal expert avec une vaste cour, une écurie pour treize chevaux et un atelier pour le ferrage. En février 1784, rien n’est encore bâti, Cacault obtient de monter le loyer de son écurie de 150 à 200 livres, puis le changement d’intendant remet en cause le système dans son ensemble.
Les années 1784 et suivantes : la dissolution du service
31Ceineray se retire en 1780. Il est remplacé par Mathurin Crucy, une figure d’artiste, lauréat du prix de l’Académie d’architecture en 1774 et pensionnaire à Rome. Ce dernier est depuis peu rentré à Nantes et il est particulièrement chargé :
« de veiller avec assiduité à la conduite de tous les ouvrages qui seront faits par la communauté, de donner tous les plans, devis, élévations qui seront par elle demandée relativement à ses ouvrages et aux embellissements et agrandissements de la ville […] et de se trouver le plus régulièrement que faire se pourra à toutes les assemblées de la Communauté de Ville pour y recevoir les ordres et les mémoires d’ouvriers dont l’examen et le règlement seront par lui faits avec la plus grande attention35 ».
32La question de ses appointements va engendrer de nombreux débats, significatifs d’une divergence d’approche entre la communauté et la direction des Finances sur les qualités d’un architecte municipal et son rôle. Ainsi, la ville veut lui donner 2 400 livres ; dans les traces de Necker, Joly de Fleury préconise de se limiter à 1 000 livres tant que Ceineray touche sa pension viagère d’un montant de 1 000 livres. Les appointements de Crucy passeraient à 1 500 livres quand la communauté sera dégagée du paiement de la pension de Ceineray. La communauté et Caze de la Bove soutiennent que des émoluments insuffisants ne permettraient pas de s’attacher un architecte de cette qualité, un « artiste aux talents aussi distingués » que Nantes a tout intérêt à fixer. Dans les arguments développés, il est question de renchérissement des loyers et des denrées, mais également de la nécessité d’honorer honnêtement un collaborateur de haut niveau qui ne manquerait pas d’aller s’installer ailleurs si la proposition n’était pas suffisante. La disproportion des appointements de Crucy et de ses adjoints est licite en raison de son statut d’artiste et affirme la hiérarchie. Lefèvre d’Ormesson, le nouveau contrôleur général, accepte les appointements de Crucy fixés à 2 400 livres36. L’architecte en touchera en fait 2 000 dans un premier temps, sous l’intendant Bertrand de Molleville, contribuant partiellement à la pension de son prédécesseur, puis 2 400 en 1789 sans attendre le décès de Ceineray, 3 000 en 1790 et enfin seulement 1 800 aux moments les plus difficiles de la Révolution, base sur laquelle seront fixés les appointements de son successeur.
33En 1784, le changement d’intendant induit un changement de politique. Bertrand de Molleville croit à la loi du marché et s’oppose aux communautés qui voudraient s’y soustraire pour des raisons d’efficacité ou des raisons budgétaires, qu’en accord avec le contrôleur Calonne, il conteste. Il travaille à renforcer l’autorité de l’État face aux prétentions des officiers municipaux et projette une réforme du corps municipal de Nantes, avec un office de maire perpétuel qui n’aurait pas autorité sur l’adjudication des travaux municipaux confiée aux soins des intendants ou de leurs subdélégués. En 1755, une telle mesure prise pour la mise en œuvre du plan de Vigny avait suscité les protestations des officiers municipaux. En 1766, l’arrêt du conseil qui approuvait le plan Ceineray daté de 1761 leur en rendait officiellement l’exécution, sous l’autorité de l’intendant, mais sans être évincés. De plus, la pratique de l’économie évitait les adjudications faites par les hommes du roi. Les projets de Bertrand de Molleville et de Ballays ne pouvaient qu’irriter un corps de ville jaloux de ses prérogatives. Si, en 1785, la communauté déclarait accepter la demande de l’intendant de substituer l’adjudication à la voie économique, elle objecte qu’elle n’avait pas soupçonné que cela la dépouillerait de ses droits trentenaires, voire séculaires37.
34L’intendant prend prétexte du remplacement de Berranger, décédé, pour ordonner sine die la cessation des travaux par économie. Là encore, un enchaînement de faits est significatif d’un nouvel état d’esprit. La communauté souhaitait nommer un certain Graton à la place d’inspecteur pour l’architecture, vraisemblablement le François Graton rencontré comme appareilleur sur les chantiers de Ceineray. L’intendant croit y voir de la suspicion envers l’intégrité de l’architecte voyer Crucy, auprès de qui on voudrait placer un contrôleur38 – à moins qu’il se saisisse simplement de cet argument – et ordonne pour l’avenir la mise en adjudication de tout chantier dont le coût avoisine les 1 000 ou 1 200 livres. Cette mesure vaut pour Nantes, mais aussi pour toutes les communautés de Bretagne. Bertrand de Molleville va plus loin et obtient, le 13 juin 1785, un arrêt du Conseil ordonnant que les baux et adjudications des biens patrimoniaux et des ouvrages publics des villes et communautés de Bretagne seront désormais faits devant l’intendant et ses subdélégués. Sa lutte contre chacune des communautés s’appuie désormais sur un texte qui vaut pour toute la province. De plus, l’intendant impose à la communauté de Nantes de se défaire de ses chevaux et de son matériel, tombereaux, moutons à battre les pieux, bateaux, brouettes, pics, masses, pelles, etc. Le tout est mis aux enchères en mai 1785. L’adjudication produit 6363 livres, dont moins de 800 pour les huit chevaux restant à cette date, et 4600 livres pour le fourrage approvisionné. Cette disproportion s’explique par le fort coût du fourrage, le carburant des chevaux, en cette année de sécheresse. Le personnel considéré comme désormais nécessaire se réduit à un architecte et à un appareilleur pour les petites réparations. Un effectif qui, selon Bertrand de Molleville, rappelle celui de la ville de Rennes.
Fonction | Titulaire | Appointements (livres annuelles) |
Architecte voyer | Crucy | 2 000/2 400 |
Appareilleur | Demolon | 1 200 |
Inspecteur des atterrissements, conducteur du balisage de la rivière, capitaine inspecteur des pompes | Bonvoux | 600 |
Tableau 4. – Personnel technique de la communauté de ville de Nantes en 1785.
35Quelques années plus tard, l’intendant revient à la charge. La présence même de l’appareilleur en la personne de Demolon, l’ancien inspecteur du pavé, lui apparaît abusive. En 1787, Bertrand de Molleville met en balance la nomination par la communauté d’un autre homme de culture comme adjoint à Crucy – Béguyer de Chancourtois39, avec la conservation d’un homme pratique qui a certes acquis quelques lumières, mais qui ne saurait rivaliser avec un artiste. D’ailleurs, souligne-t-il, sa rémunération est une dépense inutile depuis la cessation des travaux par économie. La communauté qui sait l’intérêt de disposer d’un personnel technique, obtient – outre l’architecte en second – le maintien en poste de Demolon, chargé de l’inspection des quais et des cales. L’architecte en second sera révoqué par la municipalité de 1790 qui maintient Demolon comme inspecteur-voyer. Démissionnaire en 1791, celui-ci est remplacé par Pierre Fournier40 auquel on accolera parfois le titre d’ingénieur. Voilà renversées les hiérarchies du début du siècle : l’ingénieur technicien est donné comme le subordonné de l’architecte artiste. Cette attitude vaut pour les dernières décennies du xviiie siècle, avant que l’Empire n’appuie la réorganisation du territoire sur ses ingénieurs. C’est encore en 1791, qu’un règlement différencie et hiérarchise les fonctions et missions respectives de l’architecte voyer et de l’inspecteur-voyer. Dans la liste de ses attributions, l’inspecteur est responsable des travaux de réparation de voirie exécutés « par économie ». Si opposées aux méthodes financières d’Ancien Régime qu’elles soient, les autorités révolutionnaires ont admis la nécessité d’un personnel spécialisé pour les travaux urgents et peu onéreux. L’intendant Dufaure de Rochefort (1789-1790), nécessairement plus souple que son prédécesseur, avait déjà admis un recours à l’économie en cas d’urgence41.
36Si, pour les travaux neufs, l’adjudication reste la règle première, dans certains cas difficiles, l’architecte obtient de construire sans adjudication pour un meilleur contrôle de l’exécution. C’est notamment le cas pour les fondations du pont des Petits-Murs sur l’Erdre, ou encore pour le soubassement de l’hôtel de bourse construit par Crucy sur les bords du fleuve sous l’inspection de l’appareilleur municipal, l’adjudication ne devant concerner que les parties au-dessous des voûtes du soubassement. Un inspecteur particulier, l’entrepreneur Marchais – dit architecte pour l’occasion – est alors appointé pour la conduite du chantier42. Cependant, ce n’est plus ici uniquement la qualité des travaux qui est mise en avant. En effet, du personnel non qualifié peut intervenir. En mai 1790, un nouvel argument, d’ordre social, est avancé pour motiver la construction de la bourse par économie. Il s’agirait de soulager, grâce à ce chantier, les pauvres ouvriers et la classe indigente qui ne seraient pas employés par des entrepreneurs adjudicataires43. En mars 1790, dans la nouvelle organisation que le conseil général de la commune met en place, il est créé un comité des travaux publics chargé de la surveillance comptable des travaux exécutés par économie. Si les deux systèmes, adjudication et économie, sont possibles, l’économie semble privilégiée pour les démolitions qui produisent un profit par la récupération des matériaux. Toutefois, les municipalités de l’Empire ne se limiteront pas à cet emploi. Effectivement, dans son rapport de juillet 1813 sur la situation de l’administration municipale, le secrétaire en chef regrette que les travaux publics soient trop souvent faits par économie44…
*
37Ainsi, quoique de façon récurrente les autorités de tutelle affirment que la mise en concurrence des entrepreneurs doit produire de bons résultats tant en coût qu’en qualité des travaux, la Ville de Nantes persiste dans l’idée qu’une saine exécution des travaux ne peut procéder que d’une entière maîtrise du processus. La persistance d’un personnel compétent et régulièrement rémunéré, voire bien rémunéré, lui apparaît comme le garant de cette autonomie, tant en regard de la tutelle qu’envers les exécutants, persuadée qu’elle est qu’on ne saurait faire confiance à des entrepreneurs privés principalement intéressés par leur bénéfice. Si les théories économiques modernes, en cour au Contrôle général des Finances, sont relayées en province par certains intendants, Bertrand de Molleville en Bretagne, les difficultés du quotidien peuvent pousser à des résistances, à des compromis et à des dérogations.
Notes de bas de page
1 Même s’il est appelé à traiter les questions de voirie, Goubert (Paris vers 1685-Paris 1762) n’est pas à proprement parler voyer, mais ingénieur de la ville, « inspecteur et conducteur des ouvrages du rétablissement du pont de Pirmil » de 1715 à 1748, pour 1800 livres annuelles, et « préposé à la conduite des ouvrages publics de la ville et communauté de Nantes » de 1715 à 1736, rémunéré par honoraires sur travaux.
2 Jacques-André Portail (Brest 1695-Versailles 1759), inspecteur des travaux du quai ou port d’Estrées, 1726-1737 pour 300 livres annuelles, conducteur des ouvrages de la communauté en 1733-1735, architecte de la ville de Nantes et expert-voyer attaché aux alignements dans les années 1736-1738 aux appointements de 600 livres. Dessinateur dans les bâtiments du roi fin 1738, garde des tableaux du roi et garde des plans des bâtiments en 1740.
3 Nicolas Portail (vers 1700-Nantes 1767), « architecte et expert de la voirie de cette ville », chargé des pavés, ponts et chaussées dépendant de la communauté, mission étendue tacitement à l’architecture, de mars 1739 à 1760, pour les modestes appointements de 600 livres par an ; il est suppléé par Jean-Baptiste Ceineray à partir de 1757. Robert Seheult (Nantes 1728-Nantes 1792) appartient à une famille locale d’entrepreneurs et d’architectes qui s’affirmera au xixe siècle ; sa sœur Perrine est mariée à Portail.
4 AD Loire-Atlantique, C 354. Lettre du 18 juin 1754.
5 Ibid. Lettre du 5 janvier 1755. Le 4 janvier 1756, toujours à propos des travaux des quais, Prémion écrit à l’intendant : « Nous avons lieu d’être contents de l’économie puisque l’exécution est la plus parfaite au jugement des plus sévères critiques. Je ne vois pas une seule des précédentes entreprises qui n’ait été plus chère et moins bien finie. »
6 Frémin M. de, Mémoires critiques d’architecture contenant l’idée de la vraie et de la fausse architecture, Paris, C. Saugrain, 1702.
7 Le Camus de Mézières N., Le guide de ceux qui veulent bâtir ; ouvrage dans lequel on donne les renseignements nécessaires pour se conduire lors de la construction, & de prévenir les fraudes qui peuvent s’y glisser, Paris, Benoît Morin, 1783.
8 Le Dictionnaire universel françois et latin dit Dictionnaire de Trévoux, édition de 1743, donne au terme Adjuger : « 1° Terme de pratique. Déclarer en jugement qu’une chose contestée entre deux parties appartient de droit à l’une d’elles. […] 3° Déclarer par autorité de justice qu’une personne devient propriétaire d’un bien meuble ou immeuble mis à l’enchère. 4° Se dit de même des fournitures, des travaux proposés au rabais. On vient de lui adjuger l’éclairage des rues […]. »
9 « Construire, exécuter des travaux par économie, construire sans l’intervention d’un entrepreneur, en traitant directement avec les ouvriers et les fournisseurs. »
10 Cf. Lepage P., Lois des bâtiments ou le nouveau Desgodets, Bruxelles, Librairie de jurisprudence de H. Tarlier, 1836 : « On entend par ouvriers qui travaillent pour leur compte, ceux qui sont chargés directement d’un ouvrage par le propriétaire sans la médiation d’un entrepreneur : le cas arrive toutes les fois que le propriétaire fait travailler par lui-même, ou autrement dit, par économie. »
11 AM Nantes, BB94. Délibération du bureau de la communauté du 24 avril 1756.
12 AD Loire-Atlantique, C 354. Lettre du 18 juin 1754.
13 AD Loire-Atlantique, C 325. Plan de la ville de Nantes avec ses changements et ses accroissements par le Sieur de Vigny, approuvé par arrêt du conseil d’État du roi du 22 avril 1755.
14 Jean Laillaud (Saint-André-Treize-Voies vers 1675-Nantes vers 1740) ; Louis Laillaud (1699-Nantes 1780).
15 AM Nantes, DD 190. L’appareilleur perçoit 40 sols par jour, les maçons 15 ou 16 et les manœuvres 14. Le charpentier Jean Crucy facture la journée de ses compagnons 30 sols.
16 Jean-Baptiste Ceineray (Paris 1722-Nantes 1811) architecte voyer de la ville de Nantes suppléant Portail en 1757, en titre de 1760 à 1800.
17 Antoine Hénon (Paris vers 1713-Nantes 1789) signe en 1743 un plan d’alignement comme « dessinateur de M. Portail en son absence ». Voir AM Nantes, DD 275* n° 43.
18 Armand-Eustache-François Fougeroux de Blaveau (Paris 1734-Vrigny 1788), ingénieur ordinaire du roi pour la marine à Nantes.
19 AD Loire-Atlantique, C 350.
20 Mathurin-Julien Groleau (Nantes 1734-Nantes 1806). En 1766, il remplace Villeminot comme ingénieur des Ponts et Chaussées de Bretagne au département de Nantes. Il sera ingénieur en chef des Ponts et Chaussées du département de Loire-Inférieure de 1791 à 1805.
21 Pierre-Antoine Bonvoux, 1789.
22 AM Nantes, DD 298.
23 AM Nantes, BB 142.
24 François Cacault (Nantes 1719-Nantes 1795).
25 Ici, il faut comprendre des « hottiers ».
26 Lorsqu’il présente sa « Manœuvre imaginée & employée pour retirer une carcasse de navire qui était échouée dans le chenal au bout de la Fosse, depuis quatre-vingts ans, & qui gênait beaucoup la navigation de la Loire au-dessous de Nantes » publiée en 1768 dans le 5e tome des Mémoires de mathématiques et de physique, présentés à l’Académie Royale des Sciences, par divers Sçavans, & lûs dans ses Assemblées, Bonvoux se présente comme « inspecteur de la navigation de la Loire à Nantes ».
27 AD Loire-Atlantique, C 276. Lettre de Ballays à l’intendant Caze de la Bove, 18 mars 1785. François Cacault fils, secrétaire du commandant en chef de 1775 à 1785, fera carrière de diplomate sous la Révolution et l’Empire, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège et négociateur du Concordat.
28 AD Loire-Atlantique, C 278. « Forme de l’élection des maire, échevins et procureur syndic de la ville et communauté de Nantes », [1781].
29 AD Loire-Atlantique, C 223.
30 AM Nantes, BB 104.
31 Sur cette question, voir Gilles Bienvenu, L’affaire de la plate-bande du grand escalier du palais de la Chambre des comptes de Bretagne ; expertise et pratique de chantier à Nantes au xviiie siècle, mémoire de DEA en histoire de l’architecture moderne et contemporaine, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1996.
32 Louis Berranger ou Béranger (Saint-Pierre-de-Luc 1725-Nantes 1784).
33 Le 29 juillet 1780, Demolon (Bay 1747-Nantes 1842) est nommé « en qualité de préposé de la Communauté de ville, pour sous les ordres du bureau et l’inspection de l’architecte voyer conduire et surveiller les ouvrages économiques de la ville, notamment les travaux à faire sur les banlieues, la construction des pavés tant à la charge de la Communauté qu’à celle des particuliers dont il sera tenu de faire le toisé toutes les fois qu’il en sera requis, lever des plans, donner des alignements, faire des nivellements et exécuter généralement toutes les opérations relatives à son art et aux intérêts de la Communauté dont il sera chargé par le bureau, soit par l’architecte voyer »… AM Nantes, BB 106.
34 AMNantes, II 162 n° 7, « Plan d’un bâtiment pour loger le préposé aux ouvrages de la ville et les chevaux qu’elle y emploie avec un emplacement marqué ABCD pour loger le maréchal expert », par Crucy, Nantes, le 8 janvier 1783, vu par l’intendant Caze de la Bove, à Paris, le 24 mars 1783.
35 AM Nantes, BB 107. Délibération du 24 août 1782. Mathurin Crucy (Nantes 1749-Nantes 1826).
36 AN, H1511.
37 AD Loire-Atlantique, C 376.
38 Les travaux de fondation et de construction de la poissonnerie de l’île Feydeau exécutés par économie à partir de 1784 suscitent d’importantes commandes aux marchands de bois Crucy, père et frère de l’architecte voyer, ce qui ne manque pas d’éveiller les soupçons.
39 René-Louis-Maurice Béguyer de Chancourtois (Nantes 1751-Paris 1817), peintre, architecte et graveur.
40 Pierre-Nicolas Fournier (Paris 1747-Nantes 1810), inspecteur voyer de la ville de Nantes de 1791 à 1810.
41 AD Loire-Atlantique, C 376.
42 AM Nantes, 1 D 9. Alexis Marchais, architecte, sera nommé notable au sein du conseil général de la commune en octobre 1793, au lendemain de l’arrivée de Carrier à Nantes, membre du comité des travaux publics.
43 AM Nantes, 1 D 4 et AD Loire-Atlantique C 376. L’attention n’est pas tout à fait neuve : en décembre 1784, Demolon faisait savoir au bureau qu’il faisait travailler cinquante ouvriers, malgré le froid, pour leur permettre de se procurer du pain et ne pas les exposer à mendier.
44 AM Nantes, D3 c6 d7.
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