Introduction. La digue, le sable et le quai ou l’histoire en chantier des bâtisseurs du littoral
p. 9-12
Texte intégral
1Les politiques d’aménagements des espaces portuaires, littoraux et fluviomaritimes sont au cœur de cet ouvrage qui veut comprendre les mécanismes à l’œuvre depuis le xvie siècle jusqu’à nos jours. Ce choix chronologique renvoie d’abord à un heureux hasard de convergences d’intérêts portés par des chercheurs spécialistes des époques modernes et contemporaines. En outre, il possède des traits caractéristiques par la présence des ingénieurs, au sens moderne du terme, une documentation écrite plus importante, la plus forte technicité des aménagements et leur dimensionnement à partir du xixe siècle1. Toutefois, la modestie des infrastructures a longtemps caractérisé les ports et de nombreux sites ne sont que des havres d’échouage à l’époque moderne. Les ports urbains aux xviie et xviiie siècles ne disposent le plus souvent que de quais obliques et de cales modestes, et plus rarement encore de bassins à flot2. À l’exception des ports de guerre, le grand port aménagé est promu avec l’entrée dans l’ère industrielle3. Les aménagements sont envisagés ici dans une dimension spatiale étendue, à l’échelle du littoral, avec la mise en exploitation du trait de côte, de la saline au parc conchylicole, du pré salé à la station balnéaire, en incluant la protection des littoraux, l’édification des digues et l’entretien des dunes. Enfin, la question de l’accessibilité des estuaires et fleuves côtiers, ces voies pénétrantes du transport maritime qui irriguent et relient au gré des ruptures de charges les ports et leurs hinterland/foreland, fait partie intégrante de la thématique d’aménagement littoral.
2Cet ouvrage est le fruit de dix années d’activités de recherche et d’organisation de colloques et journées d’études à l’université Bretagne Sud. Il témoigne des liens tissés au sein d’une communauté de chercheurs maritimistes autour de la thématique des aménagements portuaires, littoraux et fluviaux. Il veut aussi montrer que les jeunes chercheurs, docteurs ou doctorants, apportant leur dynamisme, renouvellent des historiographies datées ou trop univoques. Ceux-là portent des questionnements nourris par les incomplétudes des travaux de leurs aînés et qui sont à la confluence de l’interdisciplinarité et de la contemporanéité des problématiques d’occupation par les hommes d’un littoral décidément indomptable. C’est aussi un ouvrage un peu militant, au sens où il entend faire résonner la voix et les travaux des historiens qui produisent des connaissances utiles par leur patient travail d’investigation dans les sources.
3La genèse de cet ouvrage s’inscrit au cœur de l’activité scientifique de l’équipe de recherche lorientaise du CERHIO CNRS UMR 6258 – Centre de recherches historiques de l’Ouest – à l’université Bretagne Sud. Gérard Le Bouëdec, ainsi qu’Olivier Levasseur et Jean-Christophe Fichou, avaient croisé leurs connaissances des aménagements pour formaliser un projet de colloque destiné à faire le point sur les avancées de la recherche et les sujets qui se dessinaient en 20064. Le sujet portait alors sur les ports et les aménagements civils, l’histoire des arsenaux de la Marine nous paraissant plus travaillée, du moins pour la période moderne. Par ailleurs, l’intérêt porté aux aménagements portuaires et littoraux s’est manifesté dans la préparation de quatre habilitations à diriger des recherches en histoire aux époques moderne et contemporaine (Bruno Marnot, Sylviane Llinares, Stéphane Durand, Thierry Sauzeau)5. Le thème de l’aménagement portuaire et littoral fédère largement au sein du GIS d’histoire maritime – devenu histoire et sciences de la mer – CNRS INSHS, les chercheurs et les laboratoires. Il crée des synergies scientifiques diachroniques fécondes en associant pleinement les époques antique (Pascal Arnaud) et médiévale (Mathias Tranchant), les champs d’études du patrimoine maritime (Guy Saupin, Jean-Louis Kerouanton, Christophe Cérino) et de l’archéologie (Marie-Yvane Daire). Les journées doctorales, les séminaires et les tables rondes, organisés à Lorient et au sein du réseau du GIS d’histoire maritime ont contribué à enrichir la réflexion méthodologique sur le sujet et ont permis de croiser les études de cas (Gilbert Buti, Jacques Péret)6. Enfin, l’implication des doctorants de l’université Bretagne Sud du CERHIO fut aussi décisive de par leurs sujets de thèse et l’organisation de deux journées de recherches dont ils furent les maîtres d’œuvre (Benjamin Égasse, Catherine Soubeiroux et Katherine Dana7). Celles-ci portaient sur les entrepreneurs du littoral en 20148 et la navigation fluviomaritime sur les fleuves courts en 20139.
4 En France, l’historicité des aménagements est une pratique ancienne qui renvoie à celle des ingénieurs du Génie et de la Marine, dès la fin du xviie siècle, et à celle des ingénieurs des Ponts et Chaussées, à partir du xviiie siècle. Ils ont souvent inscrit la mémoire des lieux et l’histoire des infrastructures dans leurs écrits, rapports, projets, mémoires. De nombreux travaux sont venus parfaire notre connaissance de l’aménagement portuaire avec les grandes monographies des historiens, les études sur les trafics et les dynamiques portuaires, les systèmes et les fonctions portuaires, les représentations et les sociétés littorales10. La thématique portuaire ne s’épuise pas, d’autant plus que le contexte contemporain de globalisation des échanges, dont le trafic maritime est le principal vecteur, entraîne le développement de nouveaux sites et parfois des réaménagements spectaculaires. Des publications sur les travaux d’aménagements littoraux depuis l’Antiquité témoignent aussi de la pertinence de ces sujets à la géographie mouvante pour les chercheurs11. L’objet est ici de proposer une approche qui n’est pas centrée uniquement sur le port et qui veut aller au-delà du descriptif de la restitution et de l’évolution d’un site. Il s’agit de mettre au cœur de la réflexion le projet d’aménagement, depuis la création jusqu’à la reconversion, aussi modeste soit-il. Quelle que soit leur dimension ou leur nature, les aménagements mobilisent différents acteurs impliqués dans des procédures souvent complexes depuis l’invention du projet jusqu’à sa réalisation et confrontés à la difficile question du financement. Les ingénieurs sont fortement impliqués dans la construction des dossiers, leur expertise technique joue un rôle essentiel dans l’issue de la procédure. L’histoire des aménagements est aussi une histoire cumulative qui peut expliquer la logique des projets successifs qu’ils soient avortés, en partie réalisés, transformés ou effectués selon le projet initial. Le jeu de chacun des acteurs renvoie bien sûr à des jeux de pouvoir économique, social, technique, politique qui se situent à des échelles différentes. Si le choix du temps long et de la dimension comparative rend illusoire l’établissement d’un inventaire de tous les protagonistes qu’ils soient publics ou privés, il permet néanmoins de s’interroger sur l’existence ou non d’une politique d’aménagement du littoral, sur ses caractéristiques et sur son application. Les différents impacts des aménagements littoraux sont parfois loin de ceux envisagés par leurs concepteurs. Se pose alors la question de l’adaptation des structures, des plus anciennes aux plus récentes, à de nouvelles utilisations ou de nouveaux usagers, lors de la transformation des liaisons intermodales, ou lors des évolutions dans la construction navale. Une fois achevés, les aménagements peuvent être reçus de manière très différente par les sociétés littorales, provoquer de fortes résistances ou au contraire être perçus comme une réponse particulièrement adaptée.
5Des grands thèmes tels que la nature et le financement des travaux, les enjeux politiques et économiques, les évolutions des sites portuaires, sont développés à partir d’études de cas dans cet ouvrage. La première partie aborde la question majeure de l’innovation et de la technicité et de l’expertise des aménagements, par la mise en forme des savoirs et des projets, par l’expérience et l’inventivité, par l’adéquation et l’adaptation des infrastructures et de l’outillage aux besoins. La seconde partie porte sur les travaux, les marchés et les entrepreneurs, des acteurs peu connus, véritables bâtisseurs des ports et du littoral. La troisième partie renvoie à un axe essentiel de l’histoire des aménagements, celui de la problématique du développement au regard du coût et du financement des infrastructures. Ici s’entremêlent les enjeux économiques et les pouvoirs à la lumière de recherches inédites. Vient ensuite, dans la quatrième partie l’observation de l’estran et des petits aménagements, des pêcheries au balnéaire. Pour finir, une cinquième partie aborde la question des aménagements des voies fluviomaritimes en réponse aux fonctions portuaires et aux aléas des conjonctures économiques.
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6C’est donc en examinant le jeu des acteurs, en décryptant l’environnement décisionnel, en identifiant les conditions même de la réalisation que l’on parviendra sans doute à une meilleure compréhension de ce qui a joué et se joue encore dans l’acte d’aménagement du littoral confronté à l’élément naturel et sur lequel l’activité humaine n’a cessé d’imposer ses marques. Puisse cet ouvrage contribuer aux recherches – à vocation interdisciplinaire – sur la problématique des aménagements portuaires et littoraux. Un sujet dont l’intérêt ne se tarit pas, tant les richesses archivistiques et les études contemporaines abondent, tant aussi, l’actualité rappelle que les aménagements maritimes ont une histoire, humaine, technique et environnementale, qu’il est indispensable de connaître, si ce n’est de re-connaître. Aller au-delà du descriptif pour forger l’explicatif, aller au-delà de la mémoire fragmentaire pour donner du sens et interpréter ce qui défie le temps des hommes.
Notes de bas de page
1 Couliou J.-R. et Le Bouëdec G., Les ports du Ponant, l’Atlantique de Brest à Bayonne, Quimper, Palentines, 2004.
2 Buti G. et Le Bouëdec G., voir leurs contributions dans Les Français, la terre et la mer, Cabantous A., Lespagnol A. et Perron F. (dir.), Paris, Fayard, 2005.
3 Marnot B., Les grands ports de commerce français et la mondialisation du xixe siècle, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2011.
4 Colloque interdisciplinaire qui s’est tenu à l’université Bretagne Sud au mois d’avril 2006. Une trentaine de communications scientifiques ont été présentées par des historiens, des géographes, des architectes et des urbanistes.
5 Marnot B., « L’État et les grands réseaux en France (xixe-xxe siècles) : décision politique, expertises techniques, territoire et recherche. Logiques et territoires de l’innovation : les grands ports de commerce français face aux défis de la première mondialisation (1815-1914) », université Paris IV-Sorbonne, 9 novembre 2008, 2 vol., 692 p. ; Durand S., « Finances, pouvoirs et territoires. Contribution à l’histoire des aménagements portuaires civils et à l’histoire des assemblées d’États (Provence, Languedoc et Roussillon aux xviie et xviiie siècles) », Montpellier, université Paul Valéry, 28 novembre 2009, 2 tomes (1 volume de texte de 434 p. + 1 volume de cartes de 108 p.) ; Llinares S., « Mer, techniques et modernité. La politique maritime de la France sous Louis XVI : enquête, réforme et modernisation autour de l’inspection Chardon (1781-1785) », université Bretagne Sud, Lorient, 10 décembre 2011 ; Sauzeau T., « Histoire, mémoire et patrimoine des écosystèmes atlantiques côtiers (xviie-xixe siècles) », université de Poitiers, 29 novembre 2012.
6 Le Groupement d’intérêt scientifique (GIS) d’histoire maritime réunit plus de 26 établissements partenaires nationaux et rassemble une centaine de chercheurs et doctorants. Les rencontres annuelles enrichissent par le jeu du bilan et des perspectives des axes de recherches ouverts à toutes les échelles et sur une chronologie la plus large possible.
7 Égasse B., Concevoir, construire et financer. L’impact économique, social et environnemental du système défensif fortifié de l’espace maritime lorientais au xviiie siècle, sous la direction du professeur S. Llinares à l’université Bretagne Sud ; Soubeiroux C., Le Morbihan, la tempête et la mer. Réagir, s’adapter, aménager, sociétés littorales et Ponts et Chaussées face à l’Océan au xixe siècle et Dana K., Entre Rennes et la mer. Création, développement et fonctionnement d’une voie commerciale, la Vilaine (xvie-xviie siècles), toutes deux sous la direction du professeur G. Le Bouëdec à l’université Bretagne Sud.
8 Les entrepreneurs de l’aménagement du littoral, (xviiie-xixe siècles), journée d’étude organisée à l’université Bretagne Sud, Lorient, le 17 septembre 2014.
9 De la mer à la ville : Continuités et ruptures de la navigation fluviomaritime sur les fleuves courts, dans les deltas et dans les estuaires xve-xviiie siècles, journée de recherche organisée à l’université Bretagne Sud, Lorient, le 10 octobre 2013.
10 Manneville P. (dir.), Des villes, des ports, la mer et les hommes, Paris, Éditions du CTHS, 2001, actes du congrès des Sociétés savantes du CTHS, Nantes, avril 1999. Voir aussi l’hommage à Louis Dermigny, Les ports dans l’Europe méditerranéenne, trafics et circulation, images et représentations, xvie-xxie siècles, Dumond L., Durand S. et Thomas J. (dir.), Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2007, actes du colloque de Montpellier, mars 2004.
11 Bochaca M. et Sarrazin J.-L. (dir.), Ports et littoraux de l’Europe Atlantique. Transformations naturelles et aménagements humains (xive-xvie siècles), actes du séminaire de La Rochelle, juin 2005, Rennes, PUR, 2007. Fabre G., Le Blévec D. et Menjot D. (dir.), Les Ports et la navigation en Méditerranée au Moyen Âge, actes du colloque de Lattes, novembre 2004, Paris, Éditions du Manuscrit, 2009.
Auteur
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