1En 1794, le consul suédois à Marseille, François Philippe Fölsch, en soulignant « le service éminent [que la république de Gênes rend] par l’approvisionnement constant, sans cesse renouvelé qu’elle fournit aux départements méridionaux de la France », vante à ses tutelles les bienfaits d’une « neutralité approvisionnante1 ». De ces bienfaits, évalués ici par un consul d’une puissance maritime neutre (la Suède) à l’égard d’une autre puissance maritime neutre (la république de Gênes), les États-Unis ont profité peut-être plus que tout autre, et en tout cas plus longtemps que les neutres européens. La présence de leurs navires ne s’impose toutefois pas encore en Méditerranée au milieu des années 1790 au point d’attirer le regard du consul suédois, alors qu’elle est déjà une réalité sur les côtes atlantiques de la France.

2Pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire – avec une interruption au moment de la quasi-guerre à la fin des années 1790, puis en 1808-1809 lorsque la tension monte à nouveau entre les deux pays –, les capitaines et les armateurs américains rendent d’énormes services à la France. Les navires des États-Unis assurent une partie considérable du commerce extérieur français, alors que les autres pays neutres sont tour à tour annexés à la France ou obligés d’adopter des dispositions anti-anglaises, tombant de ce fait sous la coupe des dispositifs adoptés par la Grande-Bretagne contre le commerce et la navigation de ses ennemis. Tout en rendant des services précieux aux belligérants, les Américains contribuent aussi à l’extraordinaire croissance de la marine, du commerce et de la navigation de leur pays2.

3 Cette contribution retrace l’ampleur du commerce et de la navigation américaine avec la France, ainsi que les mécanismes de substitution qui interviennent dans le grand négoce international, qui permettent d’éviter la paralysie des grands ports français. La comparaison entre la façade atlantique et la façade méditerranéenne, à partir des observatoires de Bordeaux et de Marseille3, permet de contextualiser le sens qu’on peut donner concrètement à la notion de neutralité et d’illustrer ses apports pour les belligérants, en inscrivant l’analyse au niveau des pratiques des acteurs. Il nous semble en effet qu’une analyse des apports des neutres fondés sur la lettre des traités et les normes de droit risque d’essentialiser cette notion et de ne pas rendre compte convenablement de la manière dont la neutralité se décline dans une palette variée de situations qui évoluent au fil des jours en fonction de la situation propre à chaque aire géographique et en fonction du positionnement des autres acteurs. Autrement dit, nous suggérons ici que la neutralité américaine n’est pas une donnée figée, et qu’elle ne peut jouer son rôle plein en entier et favoriser le commerce de la France qu’en fonction du système global dans lequel elle s’inscrit.

La mesure de la « neutralité approvisionnante » américaine

4Dès le début du conflit maritime entre la France et la Grande-Bretagne, le commerce extérieur des États-Unis s’accroît considérablement. La valeur des exportations grimpe d’une moyenne de 20 millions de dollars en 1790-1792, à presque 100 millions en 1801, chiffre dépassé en 1806 et 1807. À partir de la fin des années 1790, les produits de réexportation constituent la moitié de la valeur des exportations totales4.

5Cette croissance repose en large partie sur la réorganisation des circuits de navigation qui transforme les ports des États-Unis en entrepôts permettant d’effacer la provenance réelle des marchandises. Alors que les belligérants interdisent aux neutres d’effectuer une navigation directe entre deux ports ennemis, il est permis en effet de relier deux ports ennemis en passant par un port neutre, même si les modalités concrètes ont varié dans le temps (simple escale, déchargement de la cargaison, changement de navire). Ces mécanismes, qui effacent la traçabilité des itinéraires commerciaux, « gonflent » artificiellement les valeurs des importations et des exportations américaines. Les réexportations, bénéficiant par ailleurs aux États-Unis de conditions douanières favorables (drawbacks), se composent de denrées antillaises, mais aussi de produits asiatiques et européens en transit.

6Parallèlement à la croissance du commerce des pays neutres, on assiste aussi à celle de leurs flottes, qu’on peut mesurer imparfaitement, pour les États-Unis, à partir du total des tonnages entrés depuis l’étranger dans les ports américains (graphique 1). Si plusieurs de ces navires sont achetés sur les marchés de seconde main alimentés par les prises corsaires et que d’autres appartiennent en réalité aux belligérants qui les ont placés sous couvert neutre, la plupart sont de bâtiments neufs, profitant largement à l’industrie de construction navale américaine.

7Comme pour les autres pays neutres, le début d’un conflit entre des puissances maritimes provoque la croissance de leur navigation, tout en augmentant aussi leur activité commerciale. Si, dans le cas des États-Unis, cette expansion a une ampleur planétaire, la France représente un marché non négligeable : alors qu’avant le conflit celle-ci n’absorbe que 6-7 % des exportations américaines, ce taux passe à 16 % en 1795 et se stabilise à 10-14 % sous le Consulat et au début de l’Empire, après les vicissitudes troublées de la quasi-guerre qui oppose la France et les États-Unis à la fin des années 1790.

8La réorganisation des circuits internationaux du commerce et de la navigation amène à la rapide émergence de Bordeaux en tant que principal port français pour la navigation et le commerce des États-Unis. Cette primauté avait en réalité commencé à se manifester dès la fin des années 1780, mais la guerre impulse un changement d’échelle considérable : alors qu’en temps de paix un maximum de 40 navires par an reliait Bordeaux aux États-Unis, on passe dès 1793 à plus de 150 entrées de navires américains – en dépit d’un embargo contre la ville fédéraliste qui paralyse le port girondin de septembre 1793 à fin mars 1794 –, et l’on enregistre un pic de 350 entrées en 17955.

9Ces navires apportent à Bordeaux deux types de produits : d’une part, des céréales et des marchandises de première nécessité dans un pays en proie à la famine et ayant des besoins immenses en fournitures pour l’armée ; d’autre part, dès que la situation se normalise à la fin de 1795, des denrées coloniales. En sortant, ils desservent aussi bien les ports européens (carte 1) que les ports coloniaux. En effet, bien que les deux tiers des navires américains au départ de Bordeaux fassent voile vers les États-Unis (carte 2), ce trajet masque le plus souvent des relations indirectes avec les Antilles, voire avec les Mascareignes (carte 3).

10Alors qu’à Bordeaux le pavillon américain s’affirme dès le début de la guerre comme le principal pavillon neutre, la situation est nettement plus complexe en Méditerranée. Une fois acquise leur indépendance, les États-Unis perdent en effet la protection britannique vis-à-vis de la course barbaresque, mais aussi la possibilité de continuer à inscrire les trafics avec cette aire dans les réseaux d’échanges triangulaires qui intégraient la livraison des denrées méditerranéennes en Grande-Bretagne : ce commerce est désormais interdit en vertu des Navigations Acts. Les Américains doivent donc non seulement négocier la paix avec les Barbaresques – ce qui est chose faite au milieu des années 1790 – mais aussi réinventer les modalités de leur présence en Méditerranée6. La solution passe par l’intégration progressive des échanges infra-méditerranéens, et par l’offre de services de transport qui permettent de relier la Méditerranée au reste du monde. Ce faisant, les Américains reprennent des modalités qui avaient déjà assuré le succès des Scandinaves, sans bénéficier toutefois toujours des mêmes avantages que ceux-ci7.

11Si Livourne s’impose rapidement comme le principal port pour la navigation américaine en Méditerranée, suivi probablement par Barcelone, Marseille vient sans doute, selon les années, en seconde ou en troisième position, et n’est donc pas une place marginalisée. La croissance de la navigation américaine à Marseille a été toutefois bien plus tardive qu’à Bordeaux, et ce, même avant le début des conflits révolutionnaires. De 1783 à 1793, alors que 109 navires entrent dans le port phocéen en provenance des États-Unis, moins d’un sur six arbore le pavillon américain8, défavorisé par la recrudescence de la course barbaresque9. En l’an III, alors que plusieurs centaines de navires américains fréquentent désormais Bordeaux, un seul entre à Marseille10. La situation ne s’améliore qu’après les traités de paix avec les Barbaresques. En 1806, 63 navires américains sortent de Marseille11 ; en 1807, ils sont 100 à y entrer. Le port phocéen attire donc un peu moins de la moitié de navires américains que Bordeaux – ce qui reflète assez étonnamment la hiérarchie prérévolutionnaire du commerce transatlantique des deux ports12.

12Les capitaines américains qui desservent Marseille, tout comme ceux qui se rendent à Livourne, effectuent de manière croissante des circuits infra-méditerranéens : la moitié des navires arrivés en 1807 repart en déclarant se rendre dans un autre port méditerranéen13, et à l’arrivée, plus d’un tiers d’entre eux a fait escale ou provient d’un port méditerranéen. Il convient de rappeler que les revenus du fret permettent à cette époque d’amortir le coût d’un navire neuf en deux ou trois traversées transatlantiques : la guerre, en éliminant les Français des navigations de long cours, pousse les frets à la hausse et constitue une véritable manne pour les transporteurs neutres.

Réseaux marchands

13Une fois précisées les réalités du transport maritime, tout ou presque reste à faire pour saisir les jeux de l’échange que ces navires neutres rendent possibles. Puisque les Américains sont peu présents en France avant le début de la guerre, la question fondamentale demeure celle de comprendre comment les négoces français et américain ont pu mettre en place et articuler ces mécanismes de substitution avec une rapidité surprenante, du moins dans le cas de Bordeaux. Se pose ainsi, plus largement, la question de l’adaptation et de la résilience des réseaux marchands à un contexte de guerre.

14À nouveau, la comparaison des relations tissées avec les négociants d’un même pays – ici les États-Unis – par deux ports situés dans deux aires géographiques différentes – Bordeaux et Marseille – inscrits pourtant dans le même contexte institutionnel, permet de mieux comprendre le jeu des acteurs : si les défis sont les mêmes – approvisionner la ville et la région, assurer ses exportations, maintenir dans la mesure du possible ses relations avec les marchés traditionnels, notamment antillais –, les solutions ont en effet varié.

15Il me semble que ces différences peuvent s’expliquer en prenant en compte le rapport existant entre risques et profits lorsqu’on envisage relier un port français à un autre port en ayant recours à des navires américains : dès que ce rapport est moins favorable qu’en ayant recours à d’autres acteurs neutres, le négoce français, mais aussi les capitaines et les armateurs américains, ont tendance à délaisser ce marché pour se tourner vers des trafics plus rentables et/ou plus sûrs.

16Dans le cas de Bordeaux, j’ai avancé l’hypothèse que la rapidité avec laquelle le port girondin se tourne vers les navires américains a été possible grâce à deux facteurs : d’une part, l’impulsion donnée par les commandes passées par l’État révolutionnaire à l’étranger en 1793-94, lorsque les besoins liés aux approvisionnements de l’armée et une grave disette en France concourent à rendre indispensable l’apport des neutres14. L’État s’appuie alors sur le réseau consulaire français ou sur des agents nommés à cet effet pour passer ses commandes : ces décisions permettent d’initier un nombre considérable de relations entre les capitaines et armateurs américains et les maisons de négoce établies à Bordeaux, parmi lesquelles quelques-unes d’origine américaine sont déjà sur place depuis les années 1780. Ces relations ont continué après la fin de la situation d’urgence des années 1793-1795, lorsque d’autres mécanismes d’adaptation – qui reposent notamment sur des stratégies de mobilité – prennent la relève. Le second facteur qui explique la rapidité du recours aux Américains à Bordeaux repose précisément sur ces mécanismes, de caractère diasporique en l’espèce. Le nombre élevé de colons d’origine bordelaise à Saint-Domingue et leur redéploiement dans les ports nord-américains après l’incendie du Cap en 1793, contribuent à multiplier les relais potentiels pour tisser des relations commerciales et donnent à chaque négociant bordelais l’occasion de pourvoir faire appel à un parent établi aux États-Unis, dont l’insertion plus ou moins bonne dans les réseaux locaux fait toute la différence en termes de prix et des conditions de crédit.

17Lorsqu’on analyse les tissus relationnels sur lesquels repose la navigation sous pavillon américain à Bordeaux, deux éléments émergent : la faible concentration des armements américains, et la forte concentration du marché des consignations à Bordeaux. Du point de vue des armements, il n’y a pas de concentration, ni géographique, ni humaine : des dizaines de ports américains et des centaines d’armateurs américains ont expédié des navires à Bordeaux, mais aucun d’entre eux n’émerge véritablement. Parmi les principaux armateurs dans chaque port, les Français naturalisés américains viennent souvent en tête, leur commerce étant davantage orienté vers la France que dans le cas des autres Américains. Le plus important d’entre eux est Étienne (Stephen) Jumel, un ex-colon dominguois d’origine bordelaise établi à New York, où il fait fortune. Jumel arme à 40 reprises pour Bordeaux, ce qui ne représente toutefois que 2 % des armements américains destinés au port girondin.

18L’essentiel des expéditions est toutefois effectué par des Américains d’origine non française, qui jouent sur des marchés mondiaux, et pour qui Bordeaux représente une destination parmi d’autres, ce qui explique la faible concentration des armements. Reste qu’une partie de ces navires appartient en réalité à des Français qui les ont mis à l’abri des risques de saisie par un changement de pavillon, obtenu en général auprès d’un consul des États-Unis, en payant une commission au prête-nom américain. Le consul américain à Bordeaux, William Lee, estime ainsi qu’une quarantaine de navires sur la cinquantaine auxquels il a délivré le pavillon américain entre 1803 et 1805 continuent en réalité à appartenir à des Bordelais15. La neutralisation est par ailleurs autorisée par les autorités françaises, moyennant caution. Les actes notariés révèlent plusieurs cas de couverture de la propriété de navires français. En croisant des sources différentes, j’ai pu prouver 40 faux passages de propriétés de navires bordelais, mais ce chiffre est sans aucun doute fortement inférieur à la réalité16.

19De même, la couverture américaine s’étend de manière encore plus simple aux cargaisons, qui tout en appartenant à des Français, voyagent avec de faux papiers qui en attestent la propriété neutre. La commission versée au prête-nom américain – de 2 % en général – est fort modeste, si on la compare au risque de saisie par les Britanniques.

20Alors que l’armement n’est pas concentré, la réception de ces navires à Bordeaux repose sur une poignée de maisons de négoce : au fil des années, la pratique consistant à confier la vente de la cargaison et l’achat du retour au capitaine ou à un subrécargue tend à disparaître17, alors que quelques firmes s’approprient un nombre et un pourcentage croissant de consignations. Lorsqu’on regarde leur profil, on constate que la majorité d’entre elles sont composées par des Américains installés à Bordeaux, mais que quelques-unes sont au contraire des maisons bordelaises dont un membre de la famille naturalisé américain vit de l’autre côté de l’Atlantique.

21Or, si les mécanismes de neutralisation et leur corollaire – la mobilité géographique des négociants – sont classiques, leurs modalités concrètes diffèrent selon les lieux et les circonstances. Lorsque la République prend en main, en 1793-94, l’approvisionnement du pays, elle s’appuie dans un premier temps sur son réseau consulaire. Il revient ainsi aux consuls en Méditerranée d’assurer l’approvisionnement de Marseille. La Commission de commerce et approvisionnements, qui succède à la Commission des subsistances au printemps 1794, réorganise entièrement la procédure et nomme quatre agents qui sont mandatés dans les quatre régions qui représentent les plaques tournantes du commerce neutre : pour la Méditerranée, ce rôle est dévolu à Gênes, dont le consul suédois à Marseille avait déjà souligné les services éminents dans l’approvisionnement aux départements méridionaux de la France quelques semaines auparavant. Ce choix est logique : les Américains sont à l’époque empêtrés dans des négociations difficiles avec Alger, qui détient en captivité une centaine de marins américains, dont quelques-uns languissent depuis une dizaine d’années en esclavage18. En revanche, la république de Gênes profite pleinement de sa neutralité, alors que le grand-duché de Toscane a été entraîné dans la première coalition, mettant Livourne largement hors-jeu jusqu’au printemps 1795. Parmi les 452 embarcations entrées à Marseille entre le 23 septembre 1794 et la fin de l’année ayant une cargaison de blé ou de riz – les deux céréales qui reviennent le plus fréquemment – 392 naviguent sous pavillon génois, et elles arrivent presque exclusivement depuis les côtes génoises, bien que les céréales y aient de toute évidence été préalablement importées du pourtour méditerranéen, voire de la Baltique. Or, il faut attendre avril 1796 pour voir entrer à Marseille un bâtiment américain chargé de provisions, parti en janvier depuis Baltimore19. D’autres pavillons atlantiques sont mieux établis : les navires scandinaves, notamment, enregistrent 85 entrées à Marseille en 1795 (contre un seul navire américain), qu’on peut comparer avec 130 entrées à Barcelone (contre deux navires américains). Ces données permettent de mesurer tout l’impact des tensions avec les Barbaresques et la position relative – et relationnelle – de la neutralité. Les Barbaresques ne sont pas la seule entrave à l’essor d’une navigation américaine plus soutenue en Méditerranée : lorsque les relations entre les régences et les États-Unis se pacifient enfin, la quasi-guerre éloigne les navires des États-Unis de Marseille encore pendant quelques années. Ce n’est pas avant 1801 qu’on dépasse la moyenne d’un départ d’un navire américain par mois, avec un décalage certain par rapport à Livourne et Barcelone (graphique 3).

22La focalisation exclusive sur les données de la navigation d’un seul port – que ce soit Bordeaux ou Marseille – ne rend pas pleinement compte, toutefois, des possibilités dont bénéficient les acteurs : rien n’empêche, par exemple, que les produits importés à Livourne, à Gênes ou à Barcelone par les Américains soient ensuite réexportés vers des destinations qu’ils ne peuvent pas atteindre directement. Pendant la quasi-guerre, les Américains débarquent à Bilbao et dans d’autres ports basques de produits qui sont ensuite acheminés à Bordeaux par des caboteurs. La croissance soudaine des ports parfois mineurs situés au-delà d’une frontière politique est un phénomène classique en temps de guerre, comme le montrent les cas de Tönningen dans le Schleswig-Holstein ou de Göteborg en Suède20.

23Seule une appréhension systémique des échanges, prenant en compte l’existence (ou pas) de ports limitrophes où les acteurs peuvent redéployer leurs stratégies, permettrait d’aboutir à une compréhension plus fine des mécanismes des échanges en temps de guerre. Je suis actuellement en train de collecter les données pour les ports en Méditerranée, afin de saisir entre autres le profil des acteurs qui y assurent le bon fonctionnement du commerce et de la navigation américains. Il faudra aussi déterminer dans quelle mesure la transition de la paix à la guerre a pu être plus compliquée à Marseille qu’à Bordeaux par les répercussions de la répression qui frappe les négociants accusés de « négociantisme ». Basile Samatan, par exemple, l’un des négociants marseillais les plus impliqués dans le commerce avec les États-Unis dans les années 1780, meurt guillotiné en janvier 1794.

24Une lecture systémique permettra aussi de mieux aborder la question de la résilience de ces mécanismes et des limites des stratégies mises en place par les Français sous la Révolution et l’Empire, question sur laquelle je voudrais conclure mes propos.

25La réorganisation des circulations internationales en temps de guerre – et les guerres révolutionnaires ne font pas exception – permet de maintenir les échanges par d’autres voies que celles du temps de paix. Mais il serait préférable de ne pas considérer ce dernier comme la norme, vu qu’au cours du long xviii^e siècle les années de guerre sont aussi nombreuses, en France, que celles de paix, et de concevoir plutôt l’existence alternée – et complémentaire – de deux modalités des échanges : l’une, plus connue, est celle des systèmes impériaux, du monopole national, de l’exclusif ; l’autre, en temps de guerre, ouvre largement les empires aux étrangers et implique des itinéraires différents, redéfinissant aussi la place respective des acteurs. Tous ne sont pas à même de profiter au même degré des reconfigurations des circuits et des intermédiaires.

26Par ailleurs, lorsqu’on compare les quantités de sucre qui parviennent sur les marchés européens en 1790 et en 1807, force est de constater qu’elles augmentent, alors même que Saint-Domingue, le principal producteur au monde de 1790, a vu sa production s’effondrer21. Ce n’est donc pas uniquement la commercialisation, mais aussi la production qui sait s’adapter rapidement au changement. Ces adaptations, toutefois, modifient le positionnement relatif des places commerciales. Ainsi, alors que Bordeaux se place, dans les périodes de paix, au cœur des réseaux de redistribution des denrées coloniales vers l’Europe du Nord, le négoce bordelais est largement court-circuité en période de guerre, lorsque les marchés traditionnels des réexportations bordelaises peuvent se tourner directement aux Antilles, ou s’approvisionner indirectement via la Grande-Bretagne ou aux États-Unis22. Il en va de même à Marseille, qui était le deuxième port français à la veille de la Révolution dans le commerce français aves les Antilles, et qui n’est désormais plus à même d’approvisionner le bassin méditerranéen en denrées antillaises, ni de constituer une plaque tournante dans la redistribution des produits levantins. Ce rôle est désormais dévolu à Livourne, du moins jusqu’à son annexion à l’Empire français en 1808. Lorsqu’on regarde la composition des exportations américaines vers la Méditerranée – les données n’étant malheureusement pas disponibles avant 1803 – l’on constate que les réexportations – composées pour l’essentiel de café et sucre – revêtent un poids bien plus considérable que pour l’ensemble du commerce américain (graphique 4).

27Ces facteurs nous amènent à souligner en conclusion que les neutres ont joué un rôle indéniable dans le maintien du commerce maritime et de la navigation dans la France révolutionnaire. Les Américains ont contribué à approvisionner les marchés français et en écouler les productions. Ce faisant, ils ont largement déjoué le blocus et les interdictions imposées par la Grande-Bretagne. De plus, les mécanismes de couverture dont il a été question, associés aux stratégies de mobilité propre à un négoce largement internationalisé et jouant sur ses identités multiples, ont permis au négoce français de protéger en partie ses intérêts. Reste que la guerre fait perdre à la France une partie considérable du commerce qui a fait la fortune des ports français au xviii^e siècle, à savoir les commerces coloniaux et négriers, mais aussi ses positions de force au Levant. La résilience des réseaux négociants n’est pas illimitée, et si le système montre une bonne capacité d’adaptation dans son ensemble, la guerre redistribue largement les cartes du jeu de l’échange. Il me semble, par conséquent, qu’il faille désormais s’efforcer de concevoir cette alternance de paix et de guerre et les changements des acteurs du commerce maritime et des navigations qu’elle entraîne, comme des éléments participant à une mécanique complexe, qui assure une certaine viabilité aux circulations internationales. Comme je l’ai avancé ailleurs, suivant une intuition de Michel Morineau, la guerre cesse alors d’être conçue comme un élément perturbateur exogène pour devenir l’un des mécanismes qui rééquilibrent les déséquilibres engendrés par les systèmes monopolistes mis en place par les principales puissances, qui se trouvent être aussi celles qui sont les plus impliquées dans les conflits, au plus grand bonheur des neutres23.