Introduction

1Objet de désir et de fascination, de contemplation et de répulsion, l’île représente l’archétype de l’espace que l’Occident a de tout temps gratifié d’une forte valorisation imaginaire. Depuis l’Antiquité, la littérature multiplie à l’envi les exemples où l’île est successivement lieu de l’inquiétude existentielle et de l’apprentissage moral, image idyllique du paradis et antichambre de la mort. Présentées souvent comme une constante mythique, les représentations sont loin toutefois d’être immuables et figées dans le temps.

2De nombreuses recherches consacrées aux relations que les sociétés entretiennent avec leur environnement, et ce dans des champs d’étude aussi divers que la sociologie, l’anthropologie, la géographie et l’histoire, ont en effet souligné la nécessité de prendre en compte les composantes culturelles propres à chaque société et à chaque époque. Des études historiques mettent ainsi en évidence l’évolution des représentations et des imaginaires. Dans son ouvrage consacré à l’émergence du désir du rivage en Occident1, Alain Corbin relève le lent glissement qui s’opère à la fin de l’époque moderne, le passage de la cécité et de la répulsion à l’égard de l’océan et de ses bordures côtières à l’admiration et à la contemplation des ports et des paysages, définis comme sublimes avant d’être perçus comme pittoresques. Il remarque également l’observation enthousiaste, parfois empreinte de crainte, qui préside à l’approche des populations littorales, envisagées comme des peuples proches de la nature et par conséquent vertueux, mais aussi sauvages. La montagne et la forêt ont également fait l’objet de recherches qui s’inscrivent dans la même perspective et envisagent la consécration de ces espaces comme lieux de recherches et de loisirs, soulignent les procédures d’observation où se mêlent sentiment d’horreur et admiration, goût du risque et recherche des beaux paysages2. À travers l’exemple des îles bretonnes, il s’agit donc d’étudier les regards que les sociétés portent sur des entités géographiques particulières, de retracer la généalogie des émotions et des pratiques, la métamorphose des attentes et des parcours.

3L’étude s’attache à définir les lectures proposées par les observateurs « extérieurs », qu’ils soient visiteurs, touristes, artistes, administrateurs ou encore savants, mais aussi la vision que les populations locales ont d’elles-mêmes et de leur environnement. Il est, en outre, posé comme postulat que les discours ne sont pas hermétiques, mais qu’ils se croisent, se contredisent et s’enrichissent mutuellement. Dès lors, il s’avère primordial d’étudier la manière dont les insulaires reçoivent les regards extérieurs, dans quelle mesure ils les acceptent et les rejettent, les intègrent et les réorganisent, les revendiquent et se les approprient. Au-delà de l’hypothèse que les insulaires opposent un démenti formel aux représentations péjoratives et accueillent avec enthousiasme les portraits flatteurs, il convient de saisir plus finement les modalités de réception, les procédures d’adhésion et de dénégation, et de définir plus généralement l’influence de ces regards extérieurs dans le façonnement de l’identité. Rappelons que l’identité résulte d’un sentiment d’appartenance mais procède aussi de la confrontation avec l’autre3. Elle ne peut par conséquent « se construire que par référence ou par opposition4 ». A contrario, il importe de s’interroger sur l’influence que les insulaires peuvent exercer sur les observateurs, orientant leurs regards et dirigeant leurs visites. Les interactions entre les représentations constituent ainsi un « jeu de miroirs à multiples facettes5 » dont il convient de dégager les composantes.

4Les îles bretonnes se prêtent particulièrement à cette étude. À la fois différentes et à bien des égards comparables, elles permettent de saisir les représentations d’un ensemble d’îles, tout en soulignant les singularités de chacune. De Bréhat à Houat, égrenées le long des côtes de la Manche et de l’Atlantique, elles présentent des superficies dans l’ensemble modestes, mais toutefois diversifiées. Les plus petites, Sein et Molène, renferment respectivement 58 et 96 hectares. Houat, Hoëdic, Batz et Bréhat disposent d’une superficie comprise entre 200 et 360 hectares. Groix et Ouessant présentent une surface relativement proche de plus de 1 500 hectares. Belle-île enfin se distingue par sa grande taille et compte 8 560 hectares. La distance qui les sépare du continent est également variable. La plupart des îles sont éloignées de leur port d’accostage d’une dizaine de kilomètres. Deux sont toutefois plus proches. Batz et Bréhat sont situées respectivement à 1,5 et 2 kilomètres du littoral. D’autres, enfin, Ouessant et Sein, sont les plus lointaines, à 23 et 25 kilomètres du continent. Si les communications se caractérisent par leur irrégularité et leur longueur au cours du xviii^e siècle et pendant la première moitié du xix^e siècle, elles connaissent une amélioration certaine à partir des années 1850. Ces îles présentent, en outre, des physionomies à la fois comparables et variées. Soumises à un climat océanique, renfermant des reliefs globalement modérés, limités à des collines et des vallons, elles offrent toutefois des formes et les configurations diverses. Sein, située au ras de l’eau, ne présente guère de points communs avec Belle-Île, qui dispose de hautes falaises et de nombreux vallons. Ces îles accueillent également des populations plus ou moins importantes. En 1911, les plus petites abritent entre 280 et 650 habitants, telles Houat, Hoëdic, et Molène. Sein, Batz et Bréhat renferment 1 000 à 1 300 habitants. Ouessant et Groix comptent respectivement 2 900 et 5 800 habitants. Belle-Île en dénombre plus de 9 000. Rappelons que les économies insulaires sont profondément différentes, vouées pour les unes à la pêche, pour les autres à la navigation au long cours ou encore à l’agriculture. La plupart des îles connaissent, enfin, un enrichissement et un développement économique important à partir des années 1850. Certaines se trouvent toutefois confrontées dès cette époque à un renouvellement profond des structures productives et doivent faire face à une émigration considérable, telle Batz.

5Ces îles diverses ont suscité, jusqu’à présent, des études non moins diversifiées. Nombre de recherches, le plus souvent sous la forme de monographies, portent sur la démographie, l’histoire sociale, économique et politique de ces îles et ce, à l’époque moderne, plus rarement en revanche au xix^e siècle. Elles visent à définir les phénomènes spécifiques aux îles dans ces domaines et traduisent la volonté de circonscrire les traits de l’insularité. D’autres analyses prêtent attention à une composante différente des îles, à savoir leur dimension imaginaire et les représentations qu’elles suscitent. Alain Corbin relève ainsi la place des îles bretonnes dans la définition des sites sublimes du littoral et dans les différentes lectures du peuple6. Jacqueline Duroc met en évidence les caractéristiques de l’iconographie consacrée aux îles bretonnes7. Françoise Péron, s’intéressant à la signification actuelle de l’insularité, propose une réflexion approfondie sur le « désir d’îles » et les composantes des identités insulaires depuis 18508. Ces études s’inscrivent d’une certaine manière dans la continuité des travaux sur l’îléité. Par cette notion, Abraham Moles suggère que la nature géographique particulière de l’espace insulaire a nécessairement une incidence sur la vision de ce dernier9. L’îléité renvoie donc à l’ordre de l’imaginaire et peut être définie comme la qualité de la perception et du comportement influencée par l’essence même de l’île. Si l’étude des représentations des îles bretonnes se situe dans cette perspective, dans la mesure où il s’agit de cerner les formes de l’imaginaire social, une nuance mérite toutefois d’être apportée.

6Il convient en effet de ne pas projeter nos représentations actuelles qui font des îles des espaces singuliers, parés de mystères et porteurs de rêves, et postuler d’emblée que les contemporains des xviii^e et xix^e siècles considèrent les îles de manière spécifique. La dénomination « île » ou « insulaire » ne recouvre pas nécessairement une vision différente de celle du continent. De même, rien ne permet d’affirmer que les populations des îles ont ressenti une identité que l’on pourrait qualifier d’insulaire, ni qu’ils l’ont éprouvée de la même manière d’une île à l’autre. Dès lors, il importe de prendre en compte ce qui, dans les images proposées, dans les perceptions et les appréciations qui affleurent, est banal et ordinaire, similaire et convenu. Il s’agit aussi, par conséquent, de faire la distinction entre ce qui relève de l’île et ce qui appartient à la Bretagne10 ou au littoral dans son ensemble.

7Soulignons que les îles bretonnes cristallisent des regards multiples, émanant de voyageurs, d’administrateurs, d’ingénieurs, de peintres et de poètes, mais aussi des insulaires eux-mêmes. Les sources utilisées sont par conséquent diverses, manuscrites et imprimées, scripturaires et iconographiques. Bon nombre d’entre elles se résument souvent à quelques chapitres, quelques paragraphes, à des bribes éparses et dispersées. Si certaines s’imposent d’emblée comme des supports privilégiés dans l’élaboration des images des îles, tels les récits de voyages et les guides touristiques, la littérature et la peinture, d’autres, a priori moins significatives, se révèlent tout aussi éloquentes, à l’exemple des reconnaissances militaires et des correspondances administratives.

8À partir de ce corpus, il paraît possible de définir la nature des regards qui sont portés sur les îles bretonnes, de les appréhender dans leur diversité et leur spécificité. Il ne s’agit pas seulement de dresser un catalogue exhaustif des différentes lectures proposées, mais de trouver une cohérence, de déceler des logiques dans un ensemble disparate et complexe de discours contemporains, de cerner les systèmes de représentations qui produisent ces regards et déterminent les modalités d’attention, de perception et d’appréciation.
La période considérée, 1750-1914, correspond à deux moments importants dans l’histoire des représentations des îles, et plus généralement des relations des sociétés à leur environnement. Les années 1750 voient s’accentuer et se renouveler l’attention qui est portée à ces dernières. C’est également à partir du milieu du xviii^e siècle que l’engouement pour la nature s’approfondit, que se multiplient les voyages dans les Alpes et dans les Pyrénées, que se dessine surtout le « désir de rivage » et que se modifient les regards sur le littoral. Le terme de l’étude se justifie par l’accession des îles bretonnes, tout au moins de certaines d’entre elles, au rang de hauts lieux touristiques et par la composition d’images locales au sein desquels le paysage constitue désormais un « facteur d’individualisation des pays11 ».

9Au cours de cette longue période, les représentations des îles bretonnes évoluent. À l’époque moderne, administrateurs et géographes leur prêtent une attention croissante et les envisagent comme des forteresses stratégiques, mais aussi comme des lieux de l’origine. À partir de la fin du xviii^e siècle, les voyages dans les îles, d’abord timides, se multiplient, les modalités de l’attention tant sur l’espace que sur les hommes se renouvellent et érigent les îles au rang de sites touristiques privilégiés, de hauts lieux paysagers et de conservatoires des traditions. Les lectures se révèlent ainsi plus diverses, plus complexes et parfois contradictoires. Dans le même temps, les habitants des îles proposent des identités profondément remaniées et tendent à mettre en évidence l’idée d’une singularité insulaire. À travers le cheminement des visiteurs dans les îles, par le biais des propos des insulaires, il s’agit d’approcher les représentations et les identités qui s’attachent à des espaces géographiques spécifiques.

Annexe 1 : Les îles bretonnes