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Les États-Unis en France et en Europe, 1917-1920

 | 
Michel Catala
, 
Stanislas Jeannesson

Troisième partie. Les Américains en Loire-Inférieure Présences, traces, mémoires

La section photographique du Signal Corps à Saint-Nazaire pendant la Première Guerre mondiale : source pour une histoire transnationale

Erwan Le Gall

Texte intégral

  • 1 Données consultées au 1er juin 2017.
  • 2 Baumhofer Hermine H., « Motion Pictures Become Federal Records », The American Archivist, vol. 15, (...)
  • 3 Historical Branch War Plans Division, Catalogue of Official AEF Photographs Taken by the Signal Cor (...)

1L’écomusée de Saint-Nazaire conserve près de 1 300 photographies relatives à l’intervention des États-Unis pendant la Première Guerre mondiale. Parmi ces clichés, près des deux-tiers sont indexés sur le logiciel de gestion documentaire Flora comme émanant du Signal Corps1, service des transmissions de l’armée américaine doté le 2 août 1917 d’une section spécifiquement chargée de photographier le conflit, ce à des fins documentaires mais aussi politiques2. De son côté, le catalogue officiel réalisé en 1919 et répertoriant la production de ces opérateurs photographiques du corps expéditionnaire américain fait état de 778 images réalisées entre 1917 et 1919 à Saint-Nazaire et Montoir3.

  • 4 Nouailhat Yves-Henri, Les Américains à Nantes et Saint-Nazaire 1917-1919, Paris, Les Belles Lettres (...)

2Quelques-unes de ces photographies ne sont pas inconnues du grand public. Régulièrement sollicité par la presse, tant locale que nationale, l’écomusée communique en effet bien volontiers ces clichés. Néanmoins, ceux-ci ne constituent que la partie émergée d’un iceberg qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a jamais été utilisé pour éclairer ce « moment américain ». Documentant la présence des Doughboys dans la région de Saint-Nazaire de 1917 à 1919, ce fonds constitue une source de première importance permettant de prolonger les travaux pionniers d’Yves-Henri Nouailhat4. Car ce que montrent en définitive ces photographies est moins la présence américaine que le regard que l’Oncle Sam porte sur ce séjour breton. Dès lors, en quoi les clichés produits à Saint-Nazaire par le Signal Corps entre 1917 et 1919 témoignent-ils de la réalité, mais aussi des limites, des contacts qui se nouent entre Français et Américains lors de l’intervention des États-Unis pendant la Première Guerre mondiale ?

3Après avoir présenté la section photographique du Signal Corps et plus précisément encore les opérateurs qui travaillent dans le port ligérien, nous rappellerons que leur tâche première est de montrer les États-Unis en guerre, mission qui n’est pas sans révéler un regard particulier, comme biaisé par un certain sentiment de supériorité.

La section photographique du Signal Corps

  • 5 Sur cette question de l’indépendance du Corps expéditionnaire américain on renverra notamment à Kas (...)

4Le travail des opérateurs photographiques du Signal Corps témoigne que le général Pershing, et de manière plus globale le Corps expéditionnaire américain, comprend que l’image est, dans un conflit aussi moderne que la Première Guerre mondiale, une arme. En d’autres termes, c’est notamment parce qu’il faut montrer l’intervention américaine et ainsi flatter l’orgueil national des États-Unis, qui ne sauraient être réduits à une force supplétive au sein de la coalition franco-britannique, qu’une section photographique est créée5.

Doughboys et photographes

  • 6 « Cameras banned for most of AEF », The Stars and Stripes, vol. 1, no 2, p. 8 ; « Ban on Cameras St (...)

5Les photographes officiels au sein de l’armée américaine, étant entendu que la photographie privée est théoriquement prohibée, sont de trois ordres. Les opérateurs du génie (Engineers Corps) sont chargés de réaliser des clichés techniques, se rapportant directement à leur mission. Les photographies aériennes sont pour leur part réalisées au cours de missions de reconnaissance et ont pour but de favoriser la liaison interarmes, et notamment de fournir « des yeux » aux fantassins et artilleurs victimes du « vide du champ de bataille ». Enfin, les opérateurs du Signal Corps ont pour mission de réaliser tout cliché se rapportant au corps expéditionnaire et aux opérations de manière générale, ce notamment dans le but de produire une histoire illustrée du conflit6. Les images que conserve l’écomusée de Saint-Nazaire relèvent de cette dernière catégorie. Il importe donc de garder à l’esprit que ces clichés estampillés Signal Corps ne constituent au final qu’une partie de la production photographique du corps expéditionnaire américain pendant la Première Guerre mondiale.

  • 7 Ibid.

6Ajoutons pour être complet que ce sont les services de la section photographique du Signal Corps qui sont en charge de développer les images réalisées, et le cas échéant d’y apposer le visa de censure permettant leur diffusion, ce en coopération avec le bureau de la Presse. Ces dispositions s’appliquent également aux opérateurs étrangers en mission auprès du corps expéditionnaire américain, ce qui témoigne assurément d’une réelle volonté de contrôle de l’image7.

Une section aux multiples influences

  • 8 Dopperen Ron von, « Shooting the Great War. Albert Dawson and the American Film Company, 1914-1918  (...)

7Si l’histoire de la section photographique du Signal Corps reste encore à écrire, on se doit néanmoins de mentionner le rôle singulier d’Albert K. Dawson. Originaire de l’Indiana, ce fils d’un vétéran de la guerre de Sécession se passionne dès son plus jeune âge pour la photographie et est envoyé, de novembre 1914 jusqu’à la fin 1916, en Allemagne pour filmer le conflit, tant sur le front Ouest, dans le secteur d’Arras notamment, que sur le front Est. Travaillant pour l’American Correspondant Film Company, il fait réellement figure de pionnier et ne tarde pas, une fois les États-Unis entrés en guerre, à devenir responsable, avec le grade de capitaine, d’un des laboratoires photographiques du Signal Corps8. À cet égard, Albert K. Dawson rappelle que le corps expéditionnaire américain, bien que constitué pour combattre Berlin, sait aussi profiter de l’expérience acquise auprès de l’Allemagne. C’est là un point qui mérite d’être souligné car lorsque vient la question de la circulation des idées et des savoirs entre les États-Unis et l’Europe pendant la Première Guerre mondiale, les relations germano-américaines ne sont pas nécessairement celles qui sont le plus régulièrement mises en avant.

  • 9 Elefteriou-Perrin Véronique, « Entre pragmatisme et patriotisme : les périodiques de cinéma et l’en (...)

8Précisons d’ailleurs qu’un cas tel que celui d’Albert K. Dawson n’est pas unique mais témoigne au contraire de la mobilisation massive du secteur de l’industrie audiovisuelle américaine dans l’effort de guerre des États-Unis. Ceci est d’autant plus remarquable que, là encore, plusieurs figures du secteur ont de forts liens avec l’Allemagne. Carl Laemmle, président de Universal, Edwin Thanhous, fondateur de la Film Corporation éponyme ou encore George Kleine, créateur de la compagnie Kalem, sont tous trois fraîchement naturalisés en 1917 et s’engagent sans aucune ambiguïté, le plus vraisemblablement dans le souci d’éloigner tout soupçon de double loyauté9. Les racines germaniques de l’arme audiovisuelle américaine, y compris au sein du Signal Corps, sont donc réelles.

  • 10 Guillot Hélène, « Le métier de photographe militaire pendant la Grande Guerre », Revue historique d (...)
  • 11 Glenn Edwin F. (réalisateur), America’s Answer, 1918 ; écomusée de Saint-Nazaire (ESN), NUM 3948 et (...)
  • 12 ESN, NUM 3992.

9Pour autant, le fonctionnement de cette section photographique paraît en tout point conforme à celui de son équivalente française. Les soldats agissent en binôme et un photographe est toujours accompagné d’un cinéaste10. C’est en tout cas ce que laissent entendre quelques séquences du film America’s Answear projeté sur les écrans américains à l’été 1918 et tourné en partie à Saint-Nazaire. Composé à partir de séquences tournées par des opérateurs du Signal Corps, il fait directement écho à des clichés conservés par l’écomusée11. Faire des images est bel et bien un acte de guerre et ce combat se mène objectif à la main. C’est d’ailleurs ce que rappelle de manière très explicite un cliché figurant le sergent Vanderveer à l’œuvre, la légende précisant que ce sous-officier débute un reportage conformément aux ordres lui demandant d’immortaliser le rembarquement de troupes, quelles que soient les conditions de lumière12. La scène se déroule le 27 décembre 1918 et on mesure dès lors toute l’importance d’une telle image pour une administration Wilson confrontée aux affres de la sortie du conflit et de la démobilisation.

  • 13 Guillot Hélène, Les soldats de la mémoire. La section photographique de l’armée, 1915-1919, Paris, (...)

10Or, là encore, l’influence française est manifeste. On sait en effet que la section photographique de l’armée est créée en 1915 dans le but de « prendre des clichés intéressants au point de vue historique, au point de vue de la propagande par l’image dans les pays neutres, au point de vue des opérations militaires, pour la constitution des archives documentaires du ministère de la Guerre13 ». La parenté avec la volonté américaine évoquée plus haut de produire une histoire illustrée du conflit en cours est de ce point de vue évidente.

Portrait de groupe

  • 14 Ibid. Ce cliché est pris par Joseph M. Liles ; National Archives and Records Administration (NARA), (...)

11De la même manière que pour les archives de la section photographique de l’armée, nombreux sont les clichés du Signal Corps conservés par l’écomusée de Saint-Nazaire à être datés et rattachés à un ou plusieurs opérateurs. De ces informations, il ressort que les équipes de photographes se succèdent tout au long de la présence du corps expéditionnaire américain à Saint-Nazaire, jusqu’en juillet 1919. Les opérateurs vont donc d’un terrain de reportage à un autre, comme le montre l’exemple de Joseph M. Liles, que l’on retrouve en 1918 à Saint-Nazaire mais aussi aux Éparges14. De même, il apparaît que ces opérateurs sont de tous grades, certains pouvant être officiers comme le capitaine Paul D. Miller, d’autres sous-officiers comme le sergent Richards, d’autres, enfin, simples hommes du rang comme W. W. Soper.

  • 15 Guillot Hélène, « Le métier de photographe militaire pendant la Grande Guerre », art. cité.
  • 16 Harvard College Class of 1913, Secretary’s Second Report, Privately printed for the class by the Pl (...)
  • 17 ESN, NUM 615 et 614.

12Faute d’avoir pu accéder aux dossiers individuels de ces militaires, il est bien difficile de se livrer à une sociohistoire de ces opérateurs. Il est toutefois probable que, comme en France, ces individus soient recrutés sur la base de profils associant une parfaite maîtrise des techniques de prises de vues et un réel sens du sujet15. Tout ceci laisse donc supposer un bagage socioculturel certain, ce que semble confirmer le cas de Frederic Grosvenor Carnochan : né en 1890 dans une famille aisée de l’état de New York, il poursuit des études d’entomologie à Harvard et se distingue dans les années 1930 par ses travaux zoologiques dans la région du lac Tanganyika16. D’abord caporal puis sergent, il est en reportage à Saint-Nazaire du 20 juin au 4 juillet 191817.

13Encore grandement méconnue, la section photographique du Signal Corps n’en est pas moins un élément particulièrement intéressant du corps expéditionnaire américain en ce qu’elle rappelle combien la Grande Guerre est un conflit basé sur l’image.

Montrer les États-Unis en guerre

  • 18 Barthes Roland, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980.

14L’intention photographique des opérateurs du Signal Corps, pour reprendre les termes de Roland Barthes18, est claire : montrer l’effort de guerre des États-Unis, magnifier la puissance américaine pour rassurer leur propre opinion publique, mais aussi la France, que les Américains jugent sur le point de s’effondrer après la vague de mutineries du printemps 1917, et enfin impressionner l’Allemagne. Dans ce propos, Saint-Nazaire ne constitue qu’une trame de fond, passant au second plan derrière la célébration de l’alliance unissant Paris et Washington.

Ils arrivent !

15Parmi les photographies estampillées Signal Corps que conserve l’écomusée de Saint-Nazaire, nombreux sont les clichés montrant l’arrivée des premiers transports de troupe. La composition est souvent la même et traduit une image savamment construite, qui appelle deux remarques.

  • 19 Frazer Nimrod T., Les Boys d’Alabama : la Rainbow division et la Première Guerre mondiale, Paris, C (...)
  • 20 ESN, NUM 787 à 803. Les notices de ces clichés indiquent que les photographies sont prises les 13 e (...)
  • 21 Baumhofer Hermine H., « Motion Pictures Become Federal Records », art. cité, p. 20.
  • 22 ESN et Bibliothèque nationale de France/Gallica, NUM 788 et Rol, 49678 ; NUM 789 et Rol, 49667 ; NU (...)
  • 23 ESN et La Contemporaine (Nanterre), NUM 801 et VAL 400/032. Cette hypothèse est d’ailleurs partagée (...)
  • 24 Guillot Hélène, Les soldats de la mémoire, op. cit., cahier d’images : « photographies représentati (...)

16Il convient tout d’abord de garder à l’esprit que ces photographies visent à médiatiser l’arrivée des Doughboys, tant en France qu’aux États-Unis. De cette fonction résulte une filière transnationale de coproduction dont la complexité paraît traduire le pragmatisme. Outre-Atlantique, l’entrée dans le conflit n’est pas toujours populaire et l’on souhaite d’autant plus valoriser l’effort de guerre que les séquelles du passé ne sont pas totalement refermées. C’est ainsi que l’on attribue de nouveaux numéros aux unités de la Garde nationale envoyées en France, les anciens renvoyant aux douloureux souvenirs de la guerre de Sécession où certains régiments, endivisionnés en 1917, s’affrontèrent19. Nécessité faisant loi, la coopération entre services français et américains semble avoir été de ce point de vue immédiate. L’écomusée de Saint-Nazaire conserve en effet un certain nombre de clichés documentant l’arrivée du général Pershing en France, à la mi-juin 1917. Or, si ces photographies sont dûment répertoriées dans les collections du Signal Corps et se voient attribuer un numéro de référencement, cette opération n’intervient que bien après l’armistice, en mai 192120. Détail intéressant, aucun nom d’opérateur n’est indiqué alors qu’on l’a vu plus haut que ceux-ci sont fréquemment mentionnés. En réalité, tout porte à croire que ces images ne sont pas réalisées par le Signal Corps, dont la section photographique n’est créée qu’en août 191721. La Bibliothèque nationale de France conserve en effet quelques-uns de ces clichés, qui sont tous l’œuvre de l’agence Rol22. Un autre figure parmi les albums Valois mis en ligne par La Contemporaine, images dont on sait qu’elles résultent du travail des opérateurs de la section photographique et cinématographique des armées (SPCA)23. On sait d’ailleurs que 3 % des clichés produits par cette institution se rapportent au corps expéditionnaire levé par Washington, proportion qui est loin d’être négligeable24.

  • 25 Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD), 14.18 A 1146 e (...)
  • 26 Le Miroir, 7e année, no 190, 15 juillet 1917, p. 12-13. Parmi les neuf clichés publiés dans ce numé (...)
  • 27 ECPAD, SPA 41 O 1483.
  • 28 Copie de carnet de reportage de l’opérateur Daniau conservée à l’ECPAD, document non côté transmis (...)
  • 29 Nouailhat Yves-Henri, Les Américains à Nantes et Saint-Nazaire, op. cit., p. 29.
  • 30 Guillot Hélène, Les soldats de la mémoire, op. cit., p. 114.

17Il en est de même en ce qui concerne l’arrivée des premiers Américains à Saint-Nazaire à la fin du mois de juin 1917 puisque cette structure réalise à cette occasion un film, sans doute en collaboration avec la firme Pathé-Gaumont25. Par ailleurs, on sait que l’illustré Le Miroir dépêche sur place un « envoyé spécial26 ». Un cliché pris le 1er juillet 1917 montre « l’équipe de cinéma et photographie franco-américaine » opérant au camp no 1, celui du Bois-Guimard. Aux côtés d’opérateurs que l’on suppose dépendre de la SPCA se trouvent deux Doughboys au matériel siglé « US Marine Corps – Publicity Bureau New York, NY27 ». Ajoutons d’ailleurs que les clichés généralement utilisés pour illustrer l’arrivée des premiers contingents de Sammies à Saint-Nazaire sont probablement postérieurs de quelques jours au 26 juin 1917. L’opérateur envoyé par la SPCA sur place est en effet un certain Daniau, individu sur lequel on ne sait par ailleurs quasiment rien, et les archives de l’ECPAD rapportent que non seulement il est le seul envoyé sur place mais qu’il y est les 4 et 5 juillet 191728. Ceci ne doit d’ailleurs pas étonner lorsqu’on connaît le secret entourant ce débarquement29. Manifestement, un opérateur n’a pu être dépêché pour couvrir l’événement qu’après coup. Rappelons en effet que les opérateurs de la SPCA ne se déplacent pas à leur guise à la recherche de tel ou tel sujet de reportage mais en application d’ordres de missions émanant du Grand Quartier général30.

  • 31 Ibid., p. 213.

18En tout état de cause, c’est une large coopération transnationale, tant entre acteurs privés que publics, civils et militaires, français et américains que révèlent ces photographies conservées par l’écomusée de Saint-Nazaire. Elles s’insèrent dans un vaste système transnational de coproduction informationnelle dont les flux disent bien la modernité de la Grande Guerre : d’octobre 1917 à février 1918, la SPCA diffuse plus de 13 600 images à destination des États-Unis31.

Montrer l’alliance franco-américaine

  • 32 Ibid., p. 112.
  • 33 ESN, NUM 614 ; NUM 592 à 598 et 3943 à 3952.

19De cette manière de procéder découlent un certain de nombre de clichés qui, justement, traduisent cette alliance entre Paris et Washington. Il n’est à cet égard pas anodin de remarquer que le dénommé Daniau, dépêché en juillet 1917 par la SPCA pour couvrir l’arrivée des premiers Doughboys, se distingue par une production qui exalte tout particulièrement le sentiment national32. À Saint-Nazaire, les opérateurs du Signal Corps immortalisent ainsi plusieurs cérémonies commémoratives où autorités civiles et militaires françaises et américaines affichent leur union dans le conflit en cours. Entre autres dates, mentionnons la fête nationale du 4 juillet ou le premier anniversaire de l’entrée en guerre des États-Unis33.

  • 34 On notera combien ce lieu insère le discours dans une continuité chronologique.

20Cette dernière commémoration est particulièrement intéressante puisqu’elle intervient quelques jours après le déclenchement de l’offensive Michel par les Allemands, à une date où le corps expéditionnaire américain, pourtant tant attendu, n’est pas encore prêt à combattre. Dans un contexte aussi tendu, la mémoire, y compris aussi immédiate que celle qui est ici mise en exergue, est plus que jamais l’outil politique du temps présent et les images du Signal Corps servent à relayer le message délivré devant le monument aux morts de la guerre de 1870 sur le boulevard de l’Océan34 : Paris et Washington sont unis contre Berlin, « pour la civilisation et le droit », serions-nous même tentés d’ajouter.

  • 35 Kaspi André, Le temps des Américains, op. cit.

21C’est donc un véritable récit, une mise en scène de la relation franco-américaine, que proposent les opérateurs du Signal Corps. Celui-ci est d’autant plus intéressant qu’il contraste singulièrement avec une relation que l’on sait non dépourvue d’anicroches, notamment autour de la question de l’amalgame35. Dans ce discours, l’oubli est résolument sélectif et si on use jusqu’à satiété du souvenir du général La Fayette, on passe sous silence cette guerre hispano-américaine où Paris soutenait Madrid contre Washington, conflit pourtant assez récent puisque datant de 1898.

Montrer l’effort de guerre américain

  • 36 Sur la question et parmi de multiples références on pourra notamment se reporter à Bourlet Michaël, (...)

22Le premier anniversaire de l’entrée en guerre des États-Unis souligne la nécessité de proclamer l’union transatlantique. Les Doughboys sont en effet dépourvus de toute expérience de la guerre moderne et ils doivent s’astreindre à de longs mois d’instruction avant de pouvoir épauler leurs frères d’armes poilus dans les tranchées de première ligne36. Il en résulte dès lors un véritable dilemme médiatique. L’offensive Michel de la fin du mois de mars 1918 conduit en effet à une rupture du front par les troupes allemandes et à un retour à une situation qui, par bien des égards, n’est pas sans faire penser à la retraite d’août 1914. Ne pouvant saisir les combats du corps expéditionnaire puisque celui-ci n’est pas encore engagé au feu, le Signal Corps est donc contraint d’illustrer d’une autre manière l’effort de guerre américain et se focalise d’autant plus aisément sur sa dimension matérielle que ce celle-ci est éminemment spectaculaire, et donc efficace.

  • 37 Plusieurs milliers de chevaux et mulets transitent par le dépôt de remonte du Casino des 1 000 colo (...)
  • 38 Gare de triage construite par les Américains pour desservir le camp de Montoir et tirant son nom de (...)
  • 39 « Railroads Ready if Tie-Ups Occur », The Stars and Stripes, vol. 1, no 4, 1er mars 1918, p. 8.

23En Basse-Loire, cette stratégie se matérialise de diverses manières et les objectifs s’attardent sur les bassins de Saint-Nazaire et Penhoët engorgés par les navires, sur les camps 7 et 8 dévolus au montage et aux réparations de camions et véhicules automobiles, mais également sur les camps de Montoir et sur l’appontement construit à proximité, sur le fleuve royal. La logistique est ici centrale et tous les travaux entrepris pour fournir de l’eau aux hommes du corps expéditionnaire, mais également au dépôt de remonte, gros consommateur37, sont immortalisés : bassin de captation du bois Joalland, barrages de Pontchâteau, des Lacs du Gué aux Biches et de la Roche Hervé près de Saint-Gildas-des-Bois ainsi que les stations de pompage de Trignac et Montoir. En définitive, le conflit qui est saisi est celui des Services of Supply. Le train occupe ici une place essentielle, que cela soit par l’intermédiaire des locomotives Baldwin montées au sein du camp no 9 situé dans les Chantiers de la Loire, ou de l’impressionnant réseau ferroviaire déployé autour de la gare Wilgus38. Certes, celui-ci répond à des impératifs stratégiques essentiels mais on peut toutefois s’interroger quant à la place qu’il occupe dans la production des opérateurs du Signal Corps. Sans doute faut-il ici rappeler que le chemin de fer est indissociable du « mythe de la frontière », constitutif de la nation américaine, et de la conquête de l’Ouest. Le Stars and Stripes, journal du corps expéditionnaire, ne dit d’ailleurs pas autre chose dans son édition du 1er mars 1918, mais en ajoutant toutefois une référence particulièrement explicite : « Sans le chemin de fer, nous n’aurions jamais conquis le continent nord-américain, dès lors il n’est pas étonnant de nous voir en poser autant alors que vient l’heure de conquérir l’Allemagne39. »

  • 40 En cela nous faisons référence au film America’s Answer évoqué plus haut.

24Les photographies conservées par l’écomusée de Saint-Nazaire entendent donc montrer l’arrivée des Américains, quitte à parfois recomposer la réalité, mais aussi célébrer l’alliance entre Paris et Washington et, enfin, témoigner de l’effort de guerre de l’Oncle Sam. Reprenant la logique de patriotisme défensif à l’œuvre depuis l’été 1914, c’est bien la « réponse de l’Amérique » aux attaques allemandes que montrent ces images40. Les Nazairiens, dans ce panorama, ne constituent qu’une trame de fond, arrière-plan bien révélateur de la superficialité des échanges franco-américains entre 1917 et 1919.

L’expression d’une certaine supériorité ?

  • 41 Cabanes Bruno, Les Américains dans la Grande Guerre, op. cit., p. 7.

25Par leur travail, les opérateurs du Signal Corps soulignent aussi la jeunesse, la fraîcheur du visage des Doughboys, attitude qui assurément contraste avec les fatigues perceptibles sur ceux des poilus. De ce point de vue, l’entrée en guerre est perçue comme une régénération des forces combattantes de l’Entente, message que ne manquent pas de diffuser de manière plus ou moins implicite ces clichés41. Dès lors, c’est bien la question de l’expression d’une certaine condescendance américaine que posent ces photographies.

La France, un pays qui souffre

  • 42 ESN, NUM 589.
  • 43 Ceci n’est pas propre à Saint-Nazaire comme le rappelle Lagadec Yann (en collaboration avec Boissiè (...)
  • 44 « French peasants gathering wood, etc. from US Army garbage dump, reception park of auto constructi (...)

26Particulièrement significative est cette photo prise en avril 1918 à Reception Park, sur le camp no 7, et montrant une nuée de civils massée autour d’un pick-up américain42. On y voit beaucoup de femmes, quelques enfants et de jeunes garçons, trop jeunes pour être mobilisés, entourant une poignée de Doughboys afin de récupérer quelques bribes de bois et matériaux divers, le tout composant une scène qui n’est pas sans évoquer une distribution de vivres dans un camp de réfugiés. L’idée est ici manifeste et souligne combien la population nazairienne est, aux yeux des Américains, pauvre43. À dire vrai, seul l’emploi du terme « gathering » (ramasser), relativement neutre, dans la légende adjointe par le Signal Corps vient atténuer l’intention photographique44.

  • 45 Sur l’inflation à Saint-Nazaire pendant la période américaine, se rapporter à Nouailhat Yves-Henri, (...)
  • 46 « French Children Happy with Yanks », The Philadelphia Inquirer, vol. 180, no 20, 20 janvier 1919, (...)

27Or un tel cliché est loin d’être anodin. Non seulement il renvoie aux souffrances – bien réelles – des civils français, et singulièrement nazairiens, pendant la Grande Guerre, et tout particulièrement à celles de ceux qui, éloignés de la vie rurale, ne peuvent bénéficier de l’économie de subsistance et subissent de plein fouet l’inflation, mais il en dit long sur le regard que portent sur eux les États-Unis45. Intéressant est à ce propos l’article que publie en janvier 1919 The Philadelphia Inquirer. Derrière une scène touchante où, à l’instigation du colonel Kemp du 110th Infantry Regiment, « les soldats américains jouent au Père Noël et sont idolâtrés comme des grands frères » par les enfants des environs de Saint-Nazaire venus pour l’occasion, c’est bien une certaine préséance de l’Oncle Sam qui est ici affirmée46.

La guerre comme expérience touristique

28Si la Grande Guerre est aussi un moment de découverte du monde et de ses habitants, celle-ci ne se fait donc pas sans biais. Originaire de Caroline du Nord, l’ambulancier Charles H. White du 306e train sanitaire compose en prose des souvenirs de sa Grande Guerre qui rappellent que le conflit est aussi un moment d’ouverture à de nouveaux plaisirs :

  • 47 North Carolina Digital Collections, Memories of Ambulance Co. 321, 306 Sanitary Train, 81st Divisio (...)

« Vin blanc, Vin rouge, cognac et bière,
Wee Wee madame, tout de suite monsieur,
Encore cognac, Encore de bière
Chop dit Je crois que je vais rester ici47. »

  • 48 Sur cette approche se rapporter dans le présent volume à la contribution d’Yves-Marie Evanno et Joh (...)

29Cette vision d’une expérience touristique, alors que le souvenir de la Première Guerre mondiale est essentiellement lié à la mort de masse, peut aujourd’hui surprendre48. Il est pourtant indéniable que le corps expéditionnaire américain, de même que la plupart des belligérants du reste, appréhendent leur séjour outre-Atlantique sous l’angle d’une rencontre avec un pays non seulement renommé mais associé aux loisirs. À dire vrai, la situation est telle que le corps expéditionnaire est obligé de rappeler à ses Doughboys que si la France est un lieu idéal de villégiature (« one of the finest holiday country in the world »), elle est aussi une nation en deuil :

  • 49 « Enjoying our Leaves », The Stars and Stripes, vol. 1, no 3, 22 février 1918, p. 4.

« France has been in mourning—mourning the loss of her bravest and wisest and best for the last three years and a half. She greets, with her brave smile of fortitude, each and every stranger that comes to her shore these days, but undue hilarity, undue familiarity, undue roisterousness, wearies the soul of France, which has these many months been fed on tragedy49. »

  • 50 ESN, NUM 627.
  • 51 Archives départementales de Loire-Atlantique (ADLA), 8 ET 19, compte rendu des travaux de la chambr (...)
  • 52 ESN, NUM 874.

30Dans ces conditions, comme s’étonner qu’à la manière de classiques touristes, les soldats américains quittent l’Europe en emportant avec eux des souvenirs ? C’est en tout cas ce que figure ce cliché pris le 20 décembre 1918 par un opérateur du Signal Corps, photographie montrant des hommes du 141e bataillon de défense antiaérienne embarquant à bord du Princess Matoïka. Et la légende de préciser : « It is raining, so they have thrown their overcoats over their packs and souvenirs while they march up the gangplank50. » Malheureusement, rien ne permet de savoir ce que ces combattants ramènent ainsi d’Europe. Mais peut-être ont-ils acheté ces précieux objets au magasin « Souvenirs Au Printemps Paris », antenne nazairienne du célèbre grand magasin parisien située en plein du cœur du camp no 151 ? En tout cas, c’est bien ce que suggère la photo prise le 26 mars 1919 par le soldat de 2e classe Liles du Signal Corps52.

  • 53 The “OoLaLa” Times, vol. 1, no 1, 30 octobre 1917.
  • 54 State Archives of North Carolina, 5757.8.61 (Box). Ce n’est d’ailleurs pas un sentiment isolé comme (...)

31Pour autant, malgré les souvenirs que peuvent, au propre comme au figuré, rapporter les Doughboys de leur séjour en Europe, la découverte demeure limitée, notamment du fait de la barrière de la langue. Nombreux sont d’ailleurs les témoignages qui insistent sur cette dimension. Le titre du journal publié à Saint-Nazaire par le 17th Engineers est à cet égard particulièrement instructif : The “OoLaLa” Times, en référence à cette expression qui, aux oreilles des anglophones, caractérise tant la langue française53. Le voyage est avant tout une aventure intérieure. Lui aussi originaire de Caroline du Nord, le soldat de 2e classe George T. Skinner le confesse d’ailleurs sans détour dans la lettre qu’il adresse le 1er janvier 1919 à ses parents. S’il admet avoir appris beaucoup de choses au cours de cette année 1918 passée en France, il clame haut et fort : « One of the greatest things that a large number of the boys have learned is the fact that there is no place just exactly like home. » Et de conclure : « I am satisfied that more boys are going home with a greater appreciation of what their home are to them54. »

La France, pays du vice ?

  • 55 Extrait des mémoires d’Haskell C. Carter cité in collectif, Les troupes américaines à Saint-Nazaire (...)
  • 56 ADLA, 9 R 11, le sous-préfet de Saint-Nazaire au préfet de Loire-Inférieure, 29 avril 1918.
  • 57 Levenstein Harvey, Seductive Journey: American Tourists in France from Jefferson to the Jazz Age, C (...)
  • 58 « American won in Matrimony », The Evening Missourian, vol. 11, no 270, 16 juillet 1919, p. 2.
  • 59 « Frenchmen Liked all Louisiana Men », The Saint-Mary Banner, vol. 31, no 2, 10 mai 1919, p. 2.
  • 60 Ball Gregory Wayne, Soldier boys of Texas: The Seventh Texas Infantry in World War I, PhD, Universi (...)
  • 61 Le Naour Jean-Yves, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre : les mœurs sexuelles (...)

32À dire vrai, la guerre ne parvient pas toujours à renverser les a priori et araser les différences culturelles. L’hygiène est sans doute ce qui choque le plus les soldats américains. Affecté à la Military Police à Saint-Nazaire, Haskell C. Carter ne dit pas autre chose lorsqu’il décrit cette ville sans tout-à-l’égout et où l’on urine dans la rue55. Les pouvoirs publics ne paraissent d’ailleurs pas ignorer cette situation et obtiennent l’affectation de prisonniers de guerre allemands au nettoyage urbain, ce d’après le sous-préfet « pour ne pas laisser sous ce rapport aux Américains une impression trop fâcheuse56 ». De même, l’historien H. Levenstein montre bien combien la Française est érotisée aux yeux des Américains, ce bien avant 1917 du reste57. Pour le Evening Missourian, la France est devenue un terrain de jeu matrimonial et le lieu d’une rivalité entretenue avec les troupes britanniques et belges. Et ce journal de noter que les Américains démarrèrent la « compétition » avec un sérieux handicap puisque les autres alliés l’avaient débutée plus de trois ans auparavant, à un moment où les Doughboys n’avaient même pas appris à dire « bon jour » [sic]58. Originaire de New Orleans, Cornelius Puneky donne pour sa part une description singulière de La Roche-Bernard, petite commune située à une quarantaine de kilomètres au nord de Saint-Nazaire où il est en cantonnement : « There are 800 people in the town and there are forty-five cafés59. » De tels propos disent avant tout la mentalité d’une certaine Amérique, puritaine et conservatrice. Tel est le cas par exemple du Texas, État qui manque de peu l’adoption de la prohibition en 1911 mais qui parvient à instaurer des zones dry de 10 miles autour des camps de l’armée régulière et qui entend préserver ses troupes des dangers du « vice » en s’attaquant aux personnes et aux pratiques « immorales », ensemble vague mais qui englobe néanmoins la prostitution60. On sait d’ailleurs la teneur des mesures prophylactiques au sein du corps expéditionnaire américain et l’importance en France de cette question de la pureté puisque c’est aussi sur les mœurs que doit être gagnée la guerre61.

  • 62 « Syphiliser Saint-Malo ? Prophylaxie et tourisme sur la Côte d’Émeraude pendant la Grande Guerre » (...)
  • 63 Nouailhat Yves-Henri, « Soldats américains et civils français dans la région de la Basse-Loire pend (...)
  • 64 « Un Joli monsieur », L’Ouest-Éclair, 16 septembre 1918, p. 3.

33Les représentations mentales en vigueur pendant la Première Guerre mondiale associent systématiquement le péril vénérien à la prostitution et on sait que les autorités françaises et américaines envisagent différemment les mesures prophylactiques. Là où les premières voient en effet en la maison close un moyen de contrôler l’état sanitaire des filles, les secondes se contentent d’imposer aux Doughboys le passage devant une station prophylactique sous peine, en cas de contamination, d’être traduits devant le conseil de guerre. Or cet arsenal répressif n’est aucunement dissuasif. À Saint-Malo, les dossiers de contributions exceptionnelles sur les bénéfices de guerre montrent que la prostitution non encartée connaît une réelle augmentation avec l’arrivée des soldats américains. La situation est telle que le fisc prend cette réalité pour acquise et n’hésite pas à évoquer le cas d’un hôtelier louant ses chambres à l’heure et réalisant avec ces fortunés Doughboys de substantiels bénéfices grâce à la vente d’alcool, un cas de figure qui à en croire ce fonctionnaire n’est nullement exceptionnel62. Yves-Henri Nouailhat ne dit d’ailleurs pas autre chose à propos de Saint-Nazaire et la presse locale, et plus encore la chronique des faits divers, témoigne de ce que la situation y est en tout point comparable63. Pour ne citer qu’un exemple, en septembre 1918, L’Ouest-Éclair évoque l’arrestation d’un « soldat déserteur du 114e régiment d’infanterie, qui, depuis le mois d’avril, tirait ses moyens d’existence du rôle protecteur de filles soumises64 ».

  • 65 Byerly Carol R., « War Losses (USA) », in Ute Daniel, Peter Gatrell, Oliver Janz, Heather Jones, Je (...)
  • 66 Pour ne citer qu’un exemple, ESN, NUM 1436 qui figure une salle affectée au traitement de la grippe (...)
  • 67 ESN, NUM 1432 ; NUM 4287 et NUM 804 à 812.
  • 68 Nouailhat Yves-Henri, Les Américains à Nantes et Saint-Nazaire, op. cit., p. 184-185, répertorie po (...)
  • 69 ESN, NUM 1498 à 1501.

34Il ne fait pas de doute que les photographies du Signal Corps, sans pour autant minimiser l’impact des maladies vénériennes sur les effectifs du Corps expéditionnaire américain65, reflètent le regard biaisé avec lequel travaillent les opérateurs. Significatif est à cet égard le fait que les fonds conservés à l’écomusée de Saint-Nazaire ne conservent que quelques clichés se rapportant à la grippe espagnole, et encore de manière très indirecte, alors que l’épidémie alite près de 200 000 Doughboys au début du mois d’octobre 191866. En revanche, nombreuses sont les photographies montrant les opérations de « désinfection », qu’il s’agisse d’épouillage des uniformes américains de retour du front ou de prophylaxie des maladies vénériennes67. Cette subjectivité, résultant d’un regard associant la France à un pays de souffrances mais aussi de vices, constitue assurément une limite aux échanges entre les Doughboys et les populations civiles. Certes il y eut des contacts approfondis, parfois même scellés par des mariages68. Mais ceux-ci restent exceptionnels. Bien plus représentatives sont sans doute les photos figurant en 1917 une rencontre entre civils français et militaires américains d’un régiment de Marines à Saint-Nazaire : les hommes portent le canotier, les femmes de belles toilettes mais chacun reste du côté de la haie, symbole d’une barrière infranchissable entre les deux pays69.

35Les photographies du Signal Corps conservées par l’écomusée de Saint-Nazaire sont une source précieuse, tant par ce qu’elles disent que par ce qu’elles occultent. Produits dans le cadre d’un conflit où l’image est érigée au rang d’arme, ces clichés entendent avant tout montrer l’effort de guerre américain mais ne sont pas sans dévoiler quelques-uns des biais avec lesquels travaillent les opérateurs.

  • 70 Barthes Roland, La chambre claire, op. cit.

36Reste néanmoins à savoir comment sont reçues ces photographies. On sait en effet combien ces images prises « sur le vif » engendrent un effet de réel sur les populations du début du xxe siècle70. Pour autant, parviennent-elles à convaincre la population américaine du bien-fondé de la participation de leur pays au conflit et des réalisations du corps expéditionnaire levé par Washington ? En d’autres termes, les Américains achètent-ils la guerre que le publiciste George Creel, à la tête du Committee on Public Information, cherche à leur vendre ? À l’heure des fake news et des médias de réinformation, cette interrogation n’a semble-t-il jamais été aussi actuelle.

Notes

1 Données consultées au 1er juin 2017.

2 Baumhofer Hermine H., « Motion Pictures Become Federal Records », The American Archivist, vol. 15, 1952/1, p. 20.

3 Historical Branch War Plans Division, Catalogue of Official AEF Photographs Taken by the Signal Corps, USA, Washington, Government Printing Office, 1919. Précisons que, à en croire ce catalogue, ces photographies prises à Saint-Nazaire et Montoir représentent environ 1 % de la production totale du Signal Corps pendant la Première Guerre mondiale.

4 Nouailhat Yves-Henri, Les Américains à Nantes et Saint-Nazaire 1917-1919, Paris, Les Belles Lettres, 1972.

5 Sur cette question de l’indépendance du Corps expéditionnaire américain on renverra notamment à Kaspi André, Le temps des Américains, 1917-1918, Paris, Publications de la Sorbonne, 1976.

6 « Cameras banned for most of AEF », The Stars and Stripes, vol. 1, no 2, p. 8 ; « Ban on Cameras Strict as Ever », The Stars and Stripes, vol. 1, no 26, 2 août 1918, p. 1.

7 Ibid.

8 Dopperen Ron von, « Shooting the Great War. Albert Dawson and the American Film Company, 1914-1918 », Film History, vol. 4, no 2, 1990, p. 123-129.

9 Elefteriou-Perrin Véronique, « Entre pragmatisme et patriotisme : les périodiques de cinéma et l’entrée en guerre des États-Unis dans la Grande Guerre », in Hélène Baty-Delalande et Carine Trevisan (dir.), Entrer en guerre, Paris, Hermann, 2016, p. 224.

10 Guillot Hélène, « Le métier de photographe militaire pendant la Grande Guerre », Revue historique des armées, no 265, 2011, p. 87-102.

11 Glenn Edwin F. (réalisateur), America’s Answer, 1918 ; écomusée de Saint-Nazaire (ESN), NUM 3948 et 3949 notamment qui figurent un défilé de Doughboys le long du boulevard de l’Océan.

12 ESN, NUM 3992.

13 Guillot Hélène, Les soldats de la mémoire. La section photographique de l’armée, 1915-1919, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017, p. 35.

14 Ibid. Ce cliché est pris par Joseph M. Liles ; National Archives and Records Administration (NARA), 111-SC-23859.

15 Guillot Hélène, « Le métier de photographe militaire pendant la Grande Guerre », art. cité.

16 Harvard College Class of 1913, Secretary’s Second Report, Privately printed for the class by the Plimpton Press, Norwood, Massachusetts, juin 1917, p. 54 ; Carnochan Frederic Grosvenor et Adamson Hans Christian, The Empire of Snakes, New York, Frederick A. Stokes, 1935.

17 ESN, NUM 615 et 614.

18 Barthes Roland, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980.

19 Frazer Nimrod T., Les Boys d’Alabama : la Rainbow division et la Première Guerre mondiale, Paris, CNRS Éditions, 2016, p. 67-68.

20 ESN, NUM 787 à 803. Les notices de ces clichés indiquent que les photographies sont prises les 13 et 14 juin 1917 mais qu’elles sont enregistrées par le Signal Corps le 16 mai 1921. Ajoutons que ce laps de temps est source d’erreur pour les archivistes du Signal Corps puisqu’un certain nombre de légendes indiquent que Pershing arrive en France à Saint-Nazaire. Or c’est à Boulogne qu’il débarque.

21 Baumhofer Hermine H., « Motion Pictures Become Federal Records », art. cité, p. 20.

22 ESN et Bibliothèque nationale de France/Gallica, NUM 788 et Rol, 49678 ; NUM 789 et Rol, 49667 ; NUM 782 et Rol, 49677 ; NUM 793 et Rol, 49679.

23 ESN et La Contemporaine (Nanterre), NUM 801 et VAL 400/032. Cette hypothèse est d’ailleurs partagée par Cabanes Bruno, Les Américains dans la Grande Guerre, Paris, Gallimard/ministère de la Défense, 2017, p. 30.

24 Guillot Hélène, Les soldats de la mémoire, op. cit., cahier d’images : « photographies représentatives de la production de la SPA ».

25 Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD), 14.18 A 1146 et archives Gaumont-Pathé, 1700GD 00321.

26 Le Miroir, 7e année, no 190, 15 juillet 1917, p. 12-13. Parmi les neuf clichés publiés dans ce numéro, au moins sept intègrent par la suite les collections estampillées Signal Corps.

27 ECPAD, SPA 41 O 1483.

28 Copie de carnet de reportage de l’opérateur Daniau conservée à l’ECPAD, document non côté transmis le 7 avril 2017 par Véronique Goloubinoff. Qu’elle en soit chaleureusement remerciée.

29 Nouailhat Yves-Henri, Les Américains à Nantes et Saint-Nazaire, op. cit., p. 29.

30 Guillot Hélène, Les soldats de la mémoire, op. cit., p. 114.

31 Ibid., p. 213.

32 Ibid., p. 112.

33 ESN, NUM 614 ; NUM 592 à 598 et 3943 à 3952.

34 On notera combien ce lieu insère le discours dans une continuité chronologique.

35 Kaspi André, Le temps des Américains, op. cit.

36 Sur la question et parmi de multiples références on pourra notamment se reporter à Bourlet Michaël, L’Armée américaine dans la Grande Guerre 1917-1919, Rennes, Éditions Ouest-France, 2017.

37 Plusieurs milliers de chevaux et mulets transitent par le dépôt de remonte du Casino des 1 000 colonnes transféré par les autorités françaises au corps expéditionnaire, chaque animal nécessitant 15 à 20 litres d’eau par jour. Milhaud Claude, 1914-1918. L’autre hécatombe. Enquête sur la perte de 1 140 000 chevaux et mulets, Paris, Belin, 2017, p. 91.

38 Gare de triage construite par les Américains pour desservir le camp de Montoir et tirant son nom de l’ingénieur Wilgus, officier du génie ayant dirigé les travaux et à qui l’on doit également Grand Central Station à New York, inaugurée en 1913. Schlichting Kurt C., Grand Central’s Engineer. William J. Wilgus and the Planning of Modern Manhattan, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2012.

39 « Railroads Ready if Tie-Ups Occur », The Stars and Stripes, vol. 1, no 4, 1er mars 1918, p. 8.

40 En cela nous faisons référence au film America’s Answer évoqué plus haut.

41 Cabanes Bruno, Les Américains dans la Grande Guerre, op. cit., p. 7.

42 ESN, NUM 589.

43 Ceci n’est pas propre à Saint-Nazaire comme le rappelle Lagadec Yann (en collaboration avec Boissière Cédric), « Débarquer à Brest en 1917-1918 : les Doughboys découvrent la Bretagne », Les Cahiers de l’Iroise, no 225, 2017, p. 13.

44 « French peasants gathering wood, etc. from US Army garbage dump, reception park of auto construction, motor mechanics QMC, Saint-Nazaire, France. April, 4, 1918. » Le boxeur George Kid Cotton du 369th Hellfighters relate une scène similaire lors de son passage à Saint-Nazaire au premier trimestre 1918. Saintourens Thomas, Les Poilus de Harlem. L’épopée des Hellfighters dans la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2017, p. 64.

45 Sur l’inflation à Saint-Nazaire pendant la période américaine, se rapporter à Nouailhat Yves-Henri, Les Américains à Nantes et Saint-Nazaire, op. cit., p. 101-106.

46 « French Children Happy with Yanks », The Philadelphia Inquirer, vol. 180, no 20, 20 janvier 1919, p. 20.

47 North Carolina Digital Collections, Memories of Ambulance Co. 321, 306 Sanitary Train, 81st Division, AEF, 1923.

48 Sur cette approche se rapporter dans le présent volume à la contribution d’Yves-Marie Evanno et Johan Vincent à propos des Américains et, des mêmes auteurs mais dans une perspective plus large Tourisme et Grande Guerre. Voyage(s) sur un front historique méconnu (1914-2019), Ploemeur, Éditions Codex, 2019.

49 « Enjoying our Leaves », The Stars and Stripes, vol. 1, no 3, 22 février 1918, p. 4.

50 ESN, NUM 627.

51 Archives départementales de Loire-Atlantique (ADLA), 8 ET 19, compte rendu des travaux de la chambre de commerce de Saint-Nazaire pour l’année 1919, p. 136.

52 ESN, NUM 874.

53 The “OoLaLa” Times, vol. 1, no 1, 30 octobre 1917.

54 State Archives of North Carolina, 5757.8.61 (Box). Ce n’est d’ailleurs pas un sentiment isolé comme le rappelle Gutiérrez Edward A., Doughboys on the Great War: how Americans Soldiers viewed their Military Service, Lawrence, University Press of Kansas, 2014, p. 90-91.

55 Extrait des mémoires d’Haskell C. Carter cité in collectif, Les troupes américaines à Saint-Nazaire durant la Première Guerre mondiale, Saint-Nazaire, Mémoire et savoir nazairien, 2003, p. 113.

56 ADLA, 9 R 11, le sous-préfet de Saint-Nazaire au préfet de Loire-Inférieure, 29 avril 1918.

57 Levenstein Harvey, Seductive Journey: American Tourists in France from Jefferson to the Jazz Age, Chicago, Chicago University Press, 1998.

58 « American won in Matrimony », The Evening Missourian, vol. 11, no 270, 16 juillet 1919, p. 2.

59 « Frenchmen Liked all Louisiana Men », The Saint-Mary Banner, vol. 31, no 2, 10 mai 1919, p. 2.

60 Ball Gregory Wayne, Soldier boys of Texas: The Seventh Texas Infantry in World War I, PhD, University of North Texas, 2010, p. 32-38.

61 Le Naour Jean-Yves, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre : les mœurs sexuelles des Français 1914-1918, Paris, Aubier, 2002.

62 « Syphiliser Saint-Malo ? Prophylaxie et tourisme sur la Côte d’Émeraude pendant la Grande Guerre », in Laurent Dornel et Stéphane Le Bras (dir.), Les fronts intérieurs européens. L’arrière en guerre (1914-1920), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 339-353 ; ADLA, I et V : 2 P b 85, dossier veuve Delépine, chemise 1918.

63 Nouailhat Yves-Henri, « Soldats américains et civils français dans la région de la Basse-Loire pendant la Première Guerre mondiale », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, no 109, 2002/4, p. 184-185.

64 « Un Joli monsieur », L’Ouest-Éclair, 16 septembre 1918, p. 3.

65 Byerly Carol R., « War Losses (USA) », in Ute Daniel, Peter Gatrell, Oliver Janz, Heather Jones, Jennifer Keene, Alan Kramer et Bill Nasson (dir.), 1914-1918 online International Encyclopedia of the First World War, Berlin, Freie Universität Berlin, 2014, [encyclopedia.1914-1918-online.net/article/war_losses_usa/2014-10-08], consulté le 10 janvier 2017, rappelle que les maladies vénériennes concernent 10 % des hospitalisations au sein du corps expéditionnaire américain, soit environ 400 000 cas. Pour sa part, « Veneral Rate Down », The Stars and Stripes, vol. 1, no 30, 30 août 1918, p. 1 affirme que « the veneral rate in the AEF is only one-fourth as much as that among troops in the United States ».

66 Pour ne citer qu’un exemple, ESN, NUM 1436 qui figure une salle affectée au traitement de la grippe au sein du camp de Montoir. Kaspi André, Le temps des Américains, op. cit., p. 237.

67 ESN, NUM 1432 ; NUM 4287 et NUM 804 à 812.

68 Nouailhat Yves-Henri, Les Américains à Nantes et Saint-Nazaire, op. cit., p. 184-185, répertorie pour le département de Loire-Inférieure 6 830 mariages célébrés de 1917 à 1919, dont seulement 318, soit 4,6 % avec des soldats américains. Dans le présent volume, se reporter également à la contribution de Jean-Paul Guéroult.

69 ESN, NUM 1498 à 1501.

70 Barthes Roland, La chambre claire, op. cit.

Auteur

Erwan Le Gall est docteur en histoire contemporaine de l’université Rennes 2, chercheur associé au Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC EA-4451/UMS 3554) et chargé de cours à l’université catholique de l’Ouest-Bretagne-Sud. Ses travaux portent essentiellement sur le fait militaire et guerrier en Bretagne de 1860 à 1962. Il vient de publier Une armée de métiers ? Le 47e régiment d’infanterie pendant la Première Guerre mondiale (Presses universitaires de Rennes, 2022) et, avec François Cochet, un Petit guide pour mener votre propre enquête et retrouver votre ancêtre poilu (Éditions Pierre de Taillac, 2022).

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