Jeanne d’Arc et la « liberté de conscience » : un problème historiographique et historique
p. 121-131
Texte intégral
1L’un des personnages les plus connus du Moyen Âge occidental, Jeanne d’Arc a suscité une bibliographie, une iconographie et une filmographie abondantes et a fait l’objet d’utilisations et de réinterprétations diverses et variées. Parmi d’autres interprétations, celle du film de Luc Besson réalisé en 1999 la montre aux prises avec sa conscience qui ne cesse de la hanter et fait preuve d’un scepticisme constant1. Ce film a suscité des réactions contrastées2, pourtant cette notion de conscience de Jeanne n’est pas nouvelle, puisque plusieurs auteurs du xixe siècle ont été jusqu’à faire d’elle une « héroïne » de la liberté de conscience. Cet article offre l’occasion de rappeler ces interprétations en les replaçant dans leur contexte, puis de réexaminer les sources historiques johanniques, en particulier les procès de condamnation de 1431 et de réhabilitation de 1456, en se demandant quelle est la part de la liberté de conscience chez Jeanne d’Arc.
Jeanne d’Arc héroïne de la liberté de conscience ?
2Ce thème apparaît en fait au cours du xixe siècle sous la plume d’historiens de la mouvance positiviste et d’hommes politiques républicains qui interprètent les voix comme l’expression de la conscience de Jeanne d’Arc. Jules Michelet, dans le tome V de son Histoire de France, considère que ses voix seraient des êtres nés de son esprit imprégné de légendes des campagnes3. Henri Martin est allé plus loin en s’exclamant : « L’illusion de l’inspiré consiste à prendre pour une révélation apportée par des êtres extérieurs les révélations intérieures de cette personnalité qui est en nous4. » Plus tard, Charles Petit-Dutaillis dans le volume consacré à la fin du Moyen Âge dans L’histoire de France de Lavisse a affirmé que « Jeanne écoutait avec délice les voix de sa conscience. Elle vivait entourée des êtres célestes que les émotions de sa conscience faisaient surgir5 ».
3Quant à la notion de « liberté de conscience », elle apparaît également chez Michelet dans le tome VII consacré à la Renaissance : Jeanne devient le symbole de l’éveil d’une conscience nationale et « fonde sur le bûcher l’autorité de la voix intérieure, le droit de la conscience6 ». On trouve aussi cette notion chez Joseph Fabre, professeur de philosophie, député républicain de Rodez, qui se fait le chantre de Jeanne d’Arc : il lui consacre plusieurs ouvrages7 et fait campagne en 1884 pour instituer une fête nationale en son honneur. Il considère que celle-ci, « rebelle aux théologiens, personnifiait la liberté de conscience8 ». En 1904, les cours sur Jeanne d’Arc d’Amédée Thalamas, professeur de philosophie au lycée Condorcet ont déclenché une vive polémique à la chambre des députés et dans la presse car l’enseignant, imprégné de positivisme, avait parlé d’hallucinations à propos des voix. Il publie peu après Jeanne d’Arc : l’histoire et la légende en affirmant que celle-ci avait « objectivé en des saints les voix de sa propre conscience » et l’interprète comme une « martyre de la libre-pensée ayant refusé de renier le cri de sa conscience9 ». Au même moment, Hubertine Auclair, l’une des plus célèbres suffragettes des années 1900, considère que « Jeanne incarne la liberté de conscience bafouée et martyrisée par les prêtres10 ».
4À la fin du xixe siècle, un autre courant de pensée, celui du protestantisme, a vu en Jeanne d’Arc celle qui, un siècle avant Luther, a annoncé la liberté de conscience. Le premier à l’évoquer est l’Allemand Hermann Seming dans Die Jungfrau von Orleans und ihre Zeitgenossen publié à Leipzig en 1885, mais le concept est plus clairement abordé à Nancy en 1890 : lors de l’inauguration de la statue de Jeanne d’Arc, place Lafayette, le pasteur protestant Nyegaard, dans un discours prononcé au Temple, développe longuement le thème de la « liberté de conscience de Jeanne », déclenchant le courroux de l’évêque de l’époque, Mgr Turinaz. « Jeanne, explique le pasteur, ne voulait se soumettre, quand sa conscience était en jeu, à aucune autorité humaine, fût-ce la plus haute. » Ce comportement, précise-t-il « mérite le respect parce qu’il accompagne une piété véritable et vivante, parce qu’il est un gage de la sincérité et de la liberté de la pensée ». Plus loin, il ajoute que Jeanne a « refusé de courber le front sous les anathèmes des princes de l’Église » et affirme : « Oui, Jeanne d’Arc a été une héroïne de la liberté de conscience ! » Il poursuivit ensuite en rapprochant celle-ci des protestants : « Jeanne appartient à une Église qui n’est pas la nôtre […] mais elle nous tient de plus près qu’il ne semble. […] Ce qu’il est d’admirable dans sa pensée c’en est le caractère personnel et indépendant » et il conclut : « Vous reconnaissez là, mes frères, l’esprit de liberté dont s’inspira Luther plus tard à Worms11. » En 1923, Georges Bernard Shaw dans la préface de sa pièce de théâtre Jeanne d’Arc fait aussi d’elle la première protestante12, revendiquant son libre examen face à l’institution et Paul Viallaneix, professeur de littérature, commentateur de Michelet et éditorialiste à l’hebdomadaire protestant Réforme écrit : « Jeanne offre le miracle d’une conscience totalement révoltée » et établit à nouveau le parallèle avec Luther13.
5Un autre courant a également repris ce thème de la liberté de conscience : des écrivains manifestant une certaine liberté d’esprit et se sentant des similitudes avec Jeanne d’Arc. Tel est le cas de Charles Péguy pour lequel Jeanne face à ses juges n’est autre que la conscience individuelle face à l’autorité, une conscience traversée par des doutes et des courants contradictoires14. Pour d’autres, Jeanne d’Arc est un modèle de révolte, tiraillée entre deux courants : Brecht l’interprète comme une opposante politique entre matérialisme et capitalisme faisant preuve d’indépendance d’esprit15, tandis qu’Anouilh dans l’Alouette développe la notion de libre arbitre combattue par l’Église, même si chez lui le thème plus spécifique de la liberté de conscience est davantage présent chez Antigone16.
6Mais, en dehors de ces interprétations liées souvent à un contexte particulier ou aux convictions des auteurs, il importe de revenir, à la lumière des recherches récentes, sur les plus importantes sources historiques de l’histoire de Jeanne d’Arc, les procès de condamnation et de réhabilitation, et d’y examiner la place de la liberté de conscience.
Les données des sources historiques
7Le thème de la liberté de conscience, souvent abordé par les historiens du xixe siècle, ne l’est guère par ceux du xxe siècle qui ont retravaillé les sources johanniques : tel est le cas de Georges et d’Andrée Duby qui ont proposé une magistrale édition commentée des procès de Jeanne d’Arc17, mais aussi de Philippe Contamine18, d’Olivier Bouzy19, de Colette Beaune20 et de Gerd Krumeich21, dont les travaux font autorité ou encore du colloque de Cerisy de 2009, De l’hérétique à la sainte, les procès de Jeanne d’Arc revisités, dont les actes ont été édités par François Neveux en 201222.
8L’expression de « liberté de conscience » n’existant pas au Moyen Âge, quelle est la part faite à la notion de « conscience » dans les sources johanniques ? Lorsque l’on examine les textes du procès, la première remarque est que le mot de « conscience » ne figure nullement dans les textes du procès de réhabilitation de 1456 et est relativement peu employé dans le procès de condamnation de 1431. Jeanne ne l’utilise elle-même que deux fois23 : le 13 mars lorsqu’il est question des fêtes de Notre-Dame : « il lui semble en sa conscience que ce serait bien de garder les fêtes de Notre-Dame24 » et le lendemain 14 mars à propos du péché mortel : « On ne saurait trop nettoyer sa conscience25. » Quant aux juges, ils l’emploient trois fois. Le 17 mars ils posent une question à Jeanne : « Si elle était menée devant le pape dirait-elle tout ce qui relève de sa foi et de sa conscience26. » Le 19 mai, lors des délibérations, il est dit que « pour la paix de leurs consciences » les juges ont demandé l’avis de l’université de Paris27 et, le 23 mai, lors de l’admonestation, Pierre Maurice chanoine de Rouen parle également de la « paix des consciences28 ». Toutefois, le 28 mars, on trouve une notion qui s’en rapproche, celle du libre arbitre : parmi les 70 articles qui résument les griefs qui lui sont signifiés, l’article 37 lui reproche un mauvais usage de son libre arbitre pour avoir sauté de la tour de Beaurevoir et tenté de s’échapper malgré l’avis de ses voix. L’argument semble surprenant et même paradoxal, puisque les juges rejettent l’idée que les voix viennent de Dieu, mais peut se comprendre en logique interne : à partir du moment où Jeanne considérait que ces voix étaient célestes elle devait leur obéir29. Néanmoins si on fait le bilan la moisson lexicale est maigre.
9Toutefois, si la notion de conscience individuelle n’est pas présente dans les mots, elle l’est dans les faits car Jeanne d’Arc entend la faire reconnaître : dès le premier interrogatoire public du 21 février, requise pour jurer de dire la vérité, elle refuse d’aborder ce qui touche à ses révélations divines et, le 24 février, elle donne une réponse similaire30. Elle accepte finalement de jurer sur ce qui relève du procès, mais pas ce qui relève de sa relation directe avec Dieu ; elle répond « passez outre » ou « ce n’est pas de votre procès » les 21 et 24 février et les 1er et 3 mars, lorsque le sujet est abordé, considérant que cela ne regarde pas les juges31. Le 24 février, elle demande également un délai de 15 jours et explique qu’elle ne peut répondre que si elle a la « permission de ses voix32 ». Néanmoins, Jeanne ne dit pas intervenir au nom de sa propre conscience, mais au nom de Dieu et des révélations, à l’inverse de Jean Hus qui, lors du concile de Constance en 1415, finit lui aussi sur le bûcher, mais parle de sa conscience ; il refuse de se rétracter, dit-il, « pour n’offenser ni ma conscience, ni la vérité de Dieu33 ». Jeanne récuse aussi l’intervention des juges dans sa relation avec Dieu. Elle est une personnalité charismatique, en relation directe avec le divin, mais ne rejette pas l’Église ni ses dogmes. Au contraire, elle se présente comme une chrétienne conforme dans l’esprit du xve siècle : elle a été baptisée, sait ses prières, se confesse et communie souvent, en appelle au pape et rejette les hérétiques. Il est donc exagéré de voir en elle la première protestante, même si elle revendique une autonomie et une conscience individuelle.
10On retrouve également dans son comportement l’application de notions juridiques bien connues, celle du for : on distingue en effet le for interne touchant à la conscience et reposant sur la confession secrète, qui suppose une sanction spirituelle en fonction du jugement par Dieu seul, et le for externe qui concerne la justice publique, pénale ou disciplinaire, qui concerne le temporel et entraîne une peine temporelle. Toutefois, la notion de for interne n’apparaît clairement qu’au xvie siècle34, même si, dès les xiie et xiiie siècles, Pierre le Chantre35, Guillaume d’Auvergne et Alexandre de Halès distinguent le for pénitentiel et le for judiciaire, qui relèvent de deux types de tribunaux d’Église, pénitencerie pour le premier, officialité et Inquisition pour le second ; cependant, dans la pratique, la séparation n’est pas si nette à la fin du Moyen Âge. Les archives de la Pénitencerie apostolique pour la période xiiie-xve siècle révèlent ainsi une certaine confusion dans l’exercice des deux fors36. Dans les faits, il n’y a donc pas une dissociation tranchée mais une certaine imbrication37 et il n’est donc pas si surprenant que les juges du tribunal d’Inquisition réunis pour le cas de Jeanne d’Arc en 1431 revendiquent d’intervenir dans ce qui relève du for pénitentiel. Cependant, on peut s’étonner que Jeanne d’Arc, simple fille de la campagne des marches lorraines, éloignées des centres intellectuels et universitaires, ait connaissance de ces notions et entende faire appliquer la séparation entre ces deux fors, reconnue dans le droit mais pas toujours appliquée dans les faits. Certes, les recherches récemment menées sur les suppliques envoyées au pape au xve siècle ont montré que de simples gens des campagnes n’hésitent pas à faire appel à la justice pontificale. Cela signifierait qu’ils ont été alors conseillés par leurs curés, ou que les notions de droit étaient peut-être plus répandues qu’on le croit38. Jeanne d’Arc aurait-elle bénéficié de conseils en prison ? Après des refus au xiiie siècle, la procédure inquisitoriale a fini par autoriser la présence d’un conseiller – à défaut d’un avocat – chargé d’accompagner l’accusé, mais son rôle restait secondaire et il était surtout chargé d’amener le prévenu au repentir. Jeanne, à qui l’on propose de prendre un conseiller après le réquisitoire de Jean d’Estivet, refuse : « Quant au conseil que vous me proposez, je n’ai point l’intention de me départir du conseil de notre Sire [Dieu]39. » Lors du procès de réhabilitation de 1456, Bardin de la Pierre explique qu’il a parlé à Jeanne du concile général (alors en préparation et qui s’est réuni Bâle peu après la fin du procès) et qu’elle pourrait y faire appel, mais que Cauchon l’a fait taire40 et il ajoute que personne n’aurait osé la conseiller par « peur des Anglais41 ». Néanmoins, aurait-elle pu bénéficier de conseils privés de ses confesseurs en prison ? Durant son incarcération, elle se confesse à Nicolas Loiseleur, un personnage controversé, mais qui semblerait d’après les recherches récentes d’Oliver Bouzy avoir été plutôt favorable à Jeanne42. Pierre Maurice et Martin Ladvenu l’entendent aussi en confession et ont la possibilité de lui parler en privé, mais on ne peut en dire plus43.
11Cependant, dans l’attitude des juges, il n’y a pas que le non-respect de la séparation entre for judiciaire et for pénitentiel à une époque où celle-ci n’est pas claire, il y a clairement du parti pris politique, car ces juges, favorables aux Anglais et aux Bourguignons, entendent discréditer Jeanne et le sacre de Charles VII auquel elle a présidé : Martin Ladvenu affirme en 1456 : « si elle tenu le parti des Anglais on n’aurait pas procédé contre elle44 ». Mais dans l’attitude des juges, il a y aussi le reflet du contexte de l’époque, et d’abord celui de l’efflorescence du prophétisme féminin aux xive et xve siècles, qui constitue un véritable pouvoir surnaturel, remettant en cause celui de l’Église ; en réaction les théologiens durcissent le ton et répriment ces mouvements de manière souvent brutale45. Le contexte est aussi celui d’une Église en crise et qui se sent menacée : les juges peuvent voir dans le comportement et les paroles de Jeanne une remise en cause de leur autorité dont ils sont très chatouilleux. Ces juges sont issus du clergé normand, mais avec un haut niveau de formation, puisque 9 sur 10 sont des gradués en théologie ou en droit canon46. Ils sont en relation étroite avec l’Université, une Université qui prétend alors intervenir dans tous les domaines. Elle se manifeste dans le domaine religieux, en affirmant une supériorité du concile dont elle fournit les cadres face au pape et le domaine judiciaire en instruisant le procès de trois papes lors des conciles qui s’érigent au rang d’organe régulier du gouvernement de l’Église d’Occident : Jean XXIII et Benoît XIII sont déposés et Grégoire XII abdique47. Ces conciles instruisent aussi le procès de Jean Hus à Constance et le condamnent à mourir sur le bûcher le 6 juillet 1415, et, en 1432, mettront en accusation Eugène IV qui vient juste d’être élu au moment du procès de Jeanne48. L’Université prétend aussi interférer dans domaine politique, pour conseiller les rois, comme l’ont révélé les travaux de Serge Lusignan49 qui montre comment se construit dans les derniers siècles du Moyen Âge une identité universitaire, imbue de ses prérogatives et réagissant violemment à tout ce qu’elle considère comme atteinte à ses droits et à son honneur. Il n’est donc guère étonnant que les universitaires déplacent alors le procès de Jeanne d’Arc sur le domaine de l’obéissance à l’Église considérant qu’on leur doit à eux-mêmes une obéissance absolue, puisqu’ils considèrent incarner l’Église militante50. Le théologien Nicolas de Cues dira plus tard : « L’innocent en obéissant à l’Église même si elle a tort, obtient le salut51. »
Jeanne d’Arc représentative d’une piété individuelle de la fin du Moyen Âge
12Mais, chez Jeanne d’Arc, l’autonomie de conscience est beaucoup plus large, elle dépasse le domaine du procès. Sa pratique religieuse est communautaire : elle assiste aux messes, participe aux processions, notamment des rogations quand elle était à Domremy52, accorde beaucoup d’importance au temps de prières qu’elle fait organiser matin et soir avec l’armée lorsqu’elle est en campagne. Mais sa piété repose aussi sur une démarche individuelle et personnelle, puisqu’elle prie seule souvent à la chapelle Notre-Dame de Bermont et à Notre-Dame des Voûtes de Vaucouleurs, pour ne citer que des exemples lorrains, devenus des lieux de mémoire johanniques53 et plus généralement dans tous les lieux où elle est passée. Elle se confesse souvent, presque chaque jour durant sa chevauchée jusqu’à sa capture, d’après son aumônier Jean Pasquerel54, et assez fréquemment en prison55. Avant d’être incarcérée, elle reçoit la communion chaque semaine56. Jeanne est ainsi représentative des chrétiens de la fin du Moyen Âge, manifestant une piété plus personnelle, craignant le péché et le jugement de Dieu57, mais cette vie religieuse est plus intense que celle de ses contemporains qui d’ailleurs le remarquent comme l’attestent les témoignages recueillis en 145658. Elle reçoit ainsi davantage les sacrements de confession et de communion que ne le prévoit le concile de Latran IV (1215)59.
13Dans son comportement Jeanne fait également preuve d’indépendance. Certes, sur beaucoup de points, elle dit avoir obéi à ses voix : la prise de l’habit d’homme, sa mission, les révélations à faire au roi…, mais sur d’autres, elle décide seule : ainsi elle n’a pas parlé de ses visions à sa famille, ni à son confesseur, alors que ses voix l’ont laissée libre sur ce point : le 12 mars, elle explique que « ses voix se rapportèrent à elle de dire à ses père et mère et de s’en taire60 ». De même, elle refuse d’obéir à ses parents à Toul où elle est citée pour rupture de fiançailles61, elle saute de la tour de Beaurevoir pour tenter de s’échapper « contre le commandement de ses voix62 », elle finit par adjurer à bout de fatigue, puis après avoir été interpellée par ses voix qui lui ont dit qu’elle se « damnerait », elle se rétracte, mais de sa propre volonté63, c’est quelqu’un de libre.
14Plus encore, elle invoque ce qui est le corollaire de la liberté en théologie et en philosophie, la responsabilité : elle est consciente de sa responsabilité devant Dieu64, et plus spécialement consciente de ses péchés et de ses manquements, ce qui est le reflet d’une conscience bien formée. Francis Rapp a montré que la diffusion du message chrétien s’est plutôt bien faite dans le diocèse de Toul à la fin du Moyen Âge65. Jeanne a d’abord reçu une bonne éducation religieuse de sa famille (les prières, les gestes de la foi, les connaissances et le comportement) et notamment de sa mère : « je dois toute ma créance de ma mère », dit-elle66. Elle reçoit aussi l’enseignement de son curé et celui de prédicateurs mendiants ont développé la notion de conscience individuelle morale. Elle écoute attentivement les sermons comme le montre la fameuse réponse sur l’état de grâce, « si je n’y suis pas Dieu m’y mette et si j’y suis Dieu m’y maintienne67 » : elle déjoue le piège qui lui est alors tendu, en se souvenant de la teneur d’un sermon entendu. Mais cette capacité à utiliser à bon escient un sermon est aussi révélatrice de son intelligence et de sa personnalité hors du commun, dotée d’une mémoire prodigieuse68.
15Toutefois, Jeanne d’Arc va plus loin encore, elle interpelle les consciences de ceux qui croisent sa route : Marguerite la Touroulde qui l’héberge à Bourges dit qu’elle lui avait raconté avoir invité le duc de Lorraine à reprendre son épouse Marguerite de Bavière69. De même, elle incite les soldats à se confesser et à communier avant de partir pour des batailles, certes parce qu’elle veut une armée purifiée, mais aussi parce qu’elle se soucie de l’intériorité de chacun et veut le remettre face à sa conscience : en 1456, Louis de Contes dit qu’elle « recommandait aux soldats de confesser leurs péchés70 », l’écuyer Simon Beaucroix confirme : « Jeanne recommanda à tous les soldats de se confesser et de se mettre en bon état71 », « elle encourageait les soldats à vivre honnêtement et aller souvent à confesse72 », et qu’elle s’inquiétait des Anglais blessés ou morts sans confession73. Au procès, elle va jusqu’à interpeller ses juges et leur conscience : dès le 24 février elle s’exclame « vous dites que vous êtes mon juge ; prenez garde à ce que vous faites, parce qu’en vérité je suis envoyée de par Dieu et vous vous mettez vous-même en grand danger74 ». Admonestée le 21 mars, elle rétorque encore à l’évêque Pierre Cauchon : « Vous vous mettez en grand danger. »
16Pour conclure, on peut dire que le cas de Jeanne, riche et complexe, illustre les rapports difficiles entre conscience individuelle et autorité, un sujet qui traverse les siècles mais se pose avec plus d’acuité lorsqu’il s’agit de personnalités charismatiques. Chez Jeanne d’Arc, il recoupe également des enjeux politiques et se déroule à un moment où l’Université affirme sa toute-puissance et se sent menacée. Les rapports prennent alors une tournure conflictuelle.
17Peut-on parler de liberté de conscience pour Jeanne d’Arc ? En fait les concepts d’autonomie ou de conscience individuelle seraient peut-être plus appropriés. Jeanne n’est pas une libre penseuse avant l’heure ou une dissidente, elle ne conteste pas l’Église et ses dogmes, mais c’est une personnalité libre, dotée d’une forte personnalité. Comme le dit le philosophe Gustave Thibon, « l’Église a ses cadres officiels et son armée régulière, mais elle a aussi ses francs-tireurs75 », Jeanne d’Arc faisant partie de cette dernière catégorie. Mais pour elle, la liberté est étroitement liée à la responsabilité, ce qui explique le besoin qu’elle ressent de se confesser souvent, de se replacer devant Dieu. Cette conscience individuelle qu’elle veut faire reconnaître n’est donc pas une opinion personnelle, un entêtement, une subjectivité, mais une conscience transcendante, en relation avec le divin, qui se fait l’écho de ses voix et in fine de la voix de Dieu.
Notes de bas de page
1 Jeanne d’Arc, film écrit et réalisé par Luc Besson, sorti en 1999. La conscience est incarnée à l’écran par le comédien américain Dustin Hoffman.
2 On citera par exemple : Krumeich G., Jeanne d’Arc en vérité, Paris, Tallandier, 2012, p. 54, et Michaud-Frejaville F., « Cinéma, histoire : autour du thème johannique », Le Moyen Âge vu par le cinéma européen, Les Cahiers de Conques, octobre 2000, p. 161-183, repris dans Une ville, une destinée : Orléans et Jeanne d’Arc, Cahiers de recherches médiévales, n° spécial, 2005, p. 285-300.
3 Michelet J., Histoire de France, t. V, Paris, Hachette, 1841, p. 53.
4 Martin H., Histoire de France, t. VI, Paris, Furne, 1855-1860, p. 143, cité dans Beaune C., Vérités et légendes, Paris, Perrin, 2008, p. 85.
5 Petit-Dutaillis C., Charles VII, Louis XI et les premières années de Charles VIII, Lavisse E., Histoire de France, Paris, Hachette, 1902, p. 132 et cité dans Beaune C., Vérités et légendes…, p. 85.
6 Michelet J., Histoire de France, t. VII : Renaissance, Paris, Chamerot, 1855, p. lxx.
7 Il est notamment l’auteur d’un ouvrage historique paru en 1882 (Jeanne d’Arc libératrice de la France), de traduction des procès de condamnation et de réhabilitation (Procès de condamnation de Jeanne d’Arc d’après les textes authentiques des procès-verbaux, officiels, avec traduction et éclaircissements, Paris, Delagrave, 1884, et Procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc raconté et traduit d’après les textes latins officiels, Paris, Delagrave, 1888) et d’un drame en cinq actes (Jeanne d’Arc) présenté au Châtelet en 1891 et qui y tint l’affiche durant un mois.
8 Ces propos ont suscité de vives réactions : cf. De Liocourt F., La mission de Jeanne d’Arc, Paris, Nouvelles éditons latines, 1974, p. 405. Sur Joseph Fabre et son engagement en faveur de Jeanne d’Arc, voir Krumeich G., « Joseph Fabre à la lumière de Jeanne d’Arc », C. Amalvi et J. Deramond (dir.), Jeanne d’Arc entre la terre et le ciel du Midi, Regards méridionaux sur la bonne Lorraine (xve-xxie siècle), Paris, Houdiard, 2012, p. 102-113.
9 Thalamas A., Jeanne d’Arc : l’histoire et la légende, Paris, Paclot, 1904, p. 41. Sur la polémique et les ripostes, voir notamment Jarrique M., L’antimaçonnerie en France à la belle époque : personnalités, mentalités, structures et modes d’action des organisations antimaçonniques, 1899-1914, Paris, Arche, 2006.
10 Ozouf M., Les Mots des femmes. Essai sur la singularité française, Paris, Fayard, 1995, p. 206.
11 Nyegaard E., Jeanne d’Arc. Discours prononcé au temple protestant de Nancy le 28 juin 1890 à l’occasion de l’inauguration de la statue de Jeanne d’Arc, Dôle, Blind-Franck, 1890.
12 Krumeich G., op. cit., p. 65.
13 Michelet J., Histoire de France, t. V, éditée et commentée par P. Petitier et P. Viallaneix, Paris, éd. des Equateurs, 2015, « Présentation », p. 7.
14 Hélary X., « Péguy », P. Contamine, O. Bouzy et X. Hélary (dir.), Jeanne d’Arc, histoire et dictionnaire, Paris, R. Laffont, 2012, p. 913.
15 Krumeich G., Jeanne d’Arc en vérité, op. cit., p. 168.
16 Rombout A. F., La pureté dans le théâtre de Jean Anouilh, Amsterdam, Hollând Universiteits Pers, 1975, p. 179.
17 Les Procès de Jeanne d’Arc, Paris, Gallimard, coll. « Archives », 1974.
18 Jeanne d’Arc. Histoire et dictionnaire, Paris, R. Laffont, 2012, n’offre aucune notice expressément consacrée à la notion.
19 Jeanne d’Arc : mythes et réalités, La Ferté-Saint-Aubin, l’Atelier de l’Archer, 1999, Jeanne d’Arc, l’histoire à l’endroit !, Tours, CLD éditions, 2008, et Jeanne d’Arc en son siècle, Paris, Fayard, 2013.
20 Jeanne d’Arc, Paris, Perrin, 2004, et Jeanne d’Arc. Vérités et légendes, Paris, Perrin, 2008.
21 Jeanne d’Arc en vérité, Paris, Tallandier, 2012, qui y consacre quelques lignes rapides p. 54.
22 De l’hérétique à la sainte. Les procès de Jeanne d’Arc revisités : actes du colloque international de Cerisy, 1er-4 octobre 2009, Caen, Presses universitaires de Caen, coll. « Symposia », 2012.
23 Il figure à la fois dans l’instrumentum latin et dans les minutes françaises plus fiables.
24 Procès de condamnation de Jeanne d’Arc, trad. et notes de P. Tisset, Paris, Klinsieck, 1970, p. 124.
25 Ibid., p. 129.
26 Ibid., p. 114.
27 Ibid., p. 305.
28 Ibid., p. 333.
29 Ibid., p. 199-200. Sur cet épisode du saut de Beaurevoir et son interprétation on renverra à Michaud-Fréjaville F., « Sainte Catherine, Jeanne d’Arc et le saut de Beaurevoir », La protection spirituelle au Moyen Âge, Cahiers de recherches médiévales, 8, 2001, p. 73-86, repris dans Une ville, une destinée…, op. cit., p. 199-212.
30 Procès de condamnation…, op. cit., p. 37 et 61.
31 Ibid., p. 37, 59, 61, 81 et 91. Le 21 février, chapitrée elle rétorque « je suis prête à jurer de dire la vérité sur ce que je saurai touchant le procès », puis « les voix m’ont dit de dire certaines choses au roi et non à vous » lorsqu’on lui reproche de ne pas tout dire, elle répond « je n’en ai pas la permission et mon serment ne touche pas à cela ». Le 27 février elle affirme à nouveau : « cela n’est point de votre procès » et dit à plusieurs reprises : « je n’ai pas congé de vous le dire ». Le 1er mars, elle ajoute « ce que je saurai répondre de vrai, volontiers je le dirai sur ce qui touche votre procès » (sous-entendu elle ne dira rien sur les autres domaines). Le 3 mars elle dit encore : « cela n’est pas de votre procès ».
32 Ibid., p. 61.
33 Crespin J., Histoire des martyrs persécutez et mis à mort pour la vérité de l’Evanghelie depuis le temps des Apôtres jusqu’à présent, Lausanne, 1619, p. 63. Néanmoins, Olivier Marin spécialiste du mouvement hussite que j’ai consulté, remarque que le mot de « conscience » n’est pas fréquent dans le vocabulaire et les sermons de Jean Hus.
34 Toutefois, saint Augustin, Isidore de Séville, puis Gratien au xiie siècle distinguent le for, c’est-à-dire le tribunal des hommes, du tribunal de Dieu.
35 Il distingue le for de l’Église (forum ecclesiae) qu’il qualifie de for pénitentiel du jugement divin qui touche à la conscience et ne relève que de Dieu.
36 La pénitencerie lève les censures (excommunication, interdit…), accorde les dispenses, mais aussi absout les péchés, même si à partir de 1380-1400 elle tend à se réserver le for judiciaire et à s’en remettre aux autorités locales pour absoudre le suppliant de ses péchés.
37 Fossier A., « Le for “interne” de l’Église (xiie-xive siècle) : entre ordre public et salut des âmes », M. Guay, M. P. Halary et P. Moran (dir.), Intus et foris : une catégorie de la pensée médiévale ?, Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne, 2010, p. 57-67.
38 Voir les recherches et notamment la thèse de Rosenblieh E., Juridiction conciliaire et juridiction pontificale (1431-1449) : recours, procédures et suppliques, soutenue à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne en 2010, sous la direction de Claude Gauvard.
39 Poirey S., « La procédure d’inquisition et son application au procès de Jeanne d’Arc », De l’hérétique à la sainte, les procès de Jeanne d’Arc revisités…, op. cit., p. 102.
40 Ibid., p. 44.
41 Ibid., p. 125.
42 Bouzy O., « Loiseleur Nicolas », in Jeanne d’Arc, histoire et dictionnaire…, op. cit., p. 826.
43 Bouzy O., « Maurice Pierre », in Jeanne d’Arc, histoire et dictionnaire…, op. cit., p. 853.
44 Le procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc, trad. et notes de R. Oursel, Paris, Club du meilleur livre, 1953, p. 65.
45 On renverra sur ce point à la magistrale mise au point de Vauchez A., Saints, prophètes et visionnaires, le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, A. Michel, 1999.
46 La proportion monte même à 92 % si l’on compte ceux qui ont pris part à une délibération : Tabbagh V., « Les assesseurs du procès de condamnation de Jeanne d’Arc », in De l’hérétique à la sainte, les procès de Jeanne d’Arc revisités…, op. cit., p. 115.
47 Cf. Vincent C., Église et société en Occident, xiiie-xve siècle, Paris, A. Colin, 2009, passim.
48 Rosenblieh E., « La violation des décrets conciliaires ou l’hérésie du pape : le procès d’Eugène IV (1431-1447) au concile de Bâle d’après le manuscrit latin 1511 de la Bibliothèque nationale de France », Revue belge de philologie et d’histoire, 2009, vol. 87, p. 546-547.
49 Lusignan S., « Vérité garde le Roy », La construction d’une identité universitaire en France (xiiie-xve siècle), Paris, publications de la Sorbonne, 1999. Sur la notion d’honneur au sein de l’université, on renverra à Destemberg A., L’honneur des universitaires au Moyen Âge, Paris, PUF, 2015.
50 Jeanne rétorque qu’elle obéit à l’Église du Ciel. Ils font entrer en jeu les notions d’Église triomphante (céleste) et militante (terrestre)… mais Jeanne ne se laisse pas tromper.
51 Œuvres choisies de Nicolas de Cues, trad. et préface de M. de Gandillac, Paris, Aubier, 1942, p. 358.
52 Le procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc, trad. et notes de R. Oursel cit., p. 165.
53 Cf. Guyon C., « La mémoire des lieux de passage de Jeanne d’Arc en Lorraine », Le Pays lorrain, septembre 2012, n° 3, p. 276-278.
54 Le procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc…, op. cit., p. 341. Bertrand de Poulangy dit « jusqu’à deux fois par semaine » (ibid., p. 124) et Simon Beaucroix « de deux jours en deux jours » (ibid., p. 317).
55 Ibid., p. 194.
56 Ibid., p. 362.
57 Voir Delumeau J., Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, xiiie-xviiie siècles, Paris, Fayard, 1983.
58 C’est le cas notamment de Jean Moreau (ibid., p. 152), Dominique Jacques (ibid., p. 155), Jeannette veuve de Thiecelin (ibid., p. 168), Gérard Guillemette (ibid., p. 179) et Colin fils de Jean Colin (ibid., p. 198).
59 Voir Rapp F., « Jeanne d’Arc, témoin de la vie religieuse en France au xve siècle », Jeanne d’Arc. Une époque, un rayonnement, actes du colloque de 1979 à Orléans, Paris, CNRS, 1982, p. 169-179.
60 Procès de condamnation de Jeanne d’Arc…, op. cit., p. 114.
61 Ibid., p. 113.
62 Ibid., p. 101.
63 Ibid., p. 345.
64 Cf. notamment les témoignages en 1456 de Raoul de Gaucourt et de Marguerite la Touroulde qui fut son hôtesse à Bourges : Le procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc…, op. cit., p. 253, 324-325.
65 Rapp F., « Cadres et structures de la vie religieuse dans le diocèse de Toul à l’époque de Jeanne d’Arc », C. Guyon et M. Delavenne (éd.), De Domremy… à Tokyo, Jeanne d’Arc et la Lorraine, actes du colloque international de Domremy et Vaucouleurs, mai 2012, Nancy, PUN, 2013, p. 201-213.
66 Procès de condamnation de Jeanne d’Arc…, op. cit., p. 41. Sur le rôle fondamental à la fin du Moyen Âge des mères pour transmettre à la foi, on renverra bien à l’ouvrage fondamental de Delumeau J., La religion de ma mère. Le rôle des femmes dans la transmission de la foi, Paris, Cerf, 1992.
67 Procès de condamnation de Jeanne d’Arc…, op. cit., p. 63.
68 On citera comme exemple lors du procès de 1456, Nicolas Claval chanoine de Rouen : « quand on lui posait une question lui arrivait de répondre : « J’ai déjà répondu ailleurs de telle façon ». Martin Ladevenu dit que Jeanne faisait observer ce qui avait été mal transcrit : Le procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc…, op. cit., p. 424 et 431.
69 Le procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc…, op. cit., p. 325.
70 Ibid., p. 302.
71 Ibid., p. 314.
72 Ibid., p. 317.
73 Ibid., p. 347.
74 Ibid., p. 61.
75 Chabanis C., Gustave Thibon, témoin de la lumière, Paris, Beauchesne, 1967.
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