Chapitre IV. Pierre Messmer, un baron du gaullisme devenu notable
p. 119-140
Texte intégral
La Moselle et Pierre Messmer
1Cette seconde partie présente les systèmes de recommandation mis en place par quatre députés exerçant ou ayant exercé des fonctions ministérielles. Dans ce premier chapitre, le territoire mosellan est analysé à travers l’exemple de son député gaulliste, Pierre Messmer (1916-2007)1. Ce dernier, qui siège à l’Assemblée nationale de 1968 à 1988, est également président du conseil général de la Moselle (1974-1992), conseiller général de Réchicourt-le-Château (1970-1982), conseiller régional et président de ce même conseil (1978-1980), enfin maire de Sarrebourg (1971-1989).
2Docteur en droit, diplômé des langues orientales, élève-administrateur des colonies en 1938, Pierre Messmer rejoint dès 1940 les Forces françaises libres (FFL) et participe aux campagnes d’Afrique, d’Italie, de France et d’Allemagne. Parachuté au Tonkin en 1945, il est fait prisonnier par le Vietminh. Après avoir été secrétaire général du Comité interministériel de l’Indochine, il est nommé en 1950 administrateur en chef de la France d’outre-mer et devient directeur du cabinet du haut-commissaire en Indochine. Gouverneur de la Mauritanie en 1952, de la Côte-d’Ivoire en 1954, puis haut-commissaire du Cameroun, il accède en janvier 1958 au poste de haut-commissaire en AEF (Afrique équatoriale française), fonction qu’il occupe jusqu’en décembre 1959. Ce militaire est aussi après-guerre ministre à plusieurs reprises. Il sert de Gaulle comme ministre des Armées de 1960 à 1969, devient ministre d’État, chargé des Départements et Territoires d’outre-mer en 1971 (tout comme le fut Louis Jacquinot). Il occupe surtout la fonction de Premier ministre du 5 juillet 1972 au 27 mai 1974, sous la présidence de Georges Pompidou et durant l’intérim d’Alain Poher.
3Pierre Messmer n’est pas originaire de Moselle. Après son échec aux élections législatives de 1967 dans le Morbihan, il est parachuté dans le département pour le scrutin de 1968 et remporte la circonscription de Sarrebourg avec 72 % des suffrages. En dépit d’un père alsacien, il n’a pas d’attaches particulières avec la Moselle. Il se retrouve donc à la tête d’une circonscription excentrée : la petite ville de l’est mosellan se situe à 70 km de Strasbourg, à 95 km de Metz et à 80 km de Nancy. Cette quatrième circonscription de la Moselle est constituée des cantons d’Albestroff, Château-Salins, Delme, Dieuze, Fénétrange, Lorquin, Réchicourt-le-Château, Sarrebourg, Vic-sur-Seille, Phalsbourg. Elle est aussi formée de deux arrondissements : Sarrebourg et Château-Salins. Celui de Château-Salins reste très agricole, quand celui de Sarrebourg est plus industrialisé, avec la présence notamment d’entreprises liées au secteur de la chaussure (usine Bata de Moussey, groupe Méphisto). Il s’agit globalement d’une circonscription en retard économiquement.
4Cette dernière comprend des cantons historiquement francophones, tels que Château-Salins, Delme, Dieuze, Lorquin, Réchicourt et Vic-sur-Seille (canton le moins peuplé de Moselle), mais également germanophones, comme Albestroff, Fénétrange, Phalsbourg et Sarrebourg (en partie). Ce bilinguisme doit être souligné pour comprendre le profil particulier de cette circonscription. Pierre Messmer désigne d’ailleurs le sud-est de la Moselle comme une zone « de contact entre deux cultures2 ». Cette circonscription, la plus vaste et pourtant la moins peuplée de Moselle, reste encore à l’époque largement rurale. La population totale est de 90304 habitants en 1975 (89438 en 1982), deux cantons seulement dépassent les 8 000 habitants : celui de Sarrebourg (25757) et celui de Phalsbourg (15937).
5S’agissant de l’orientation politique, la gauche y est très minoritaire de l’après-guerre aux débuts des années 1980. La SFIO puis le parti socialiste y dépassent rarement les 20 %, et les voix du Parti communiste y sont négligeables. Dans les cantons francophones, le vote est davantage gaulliste, tandis que dans les germanophones les suffrages centristes (et notamment démocrates-chrétiens) dominent. La majorité des élus mosellans et des parlementaires sont donc de droite ou du centre entre 1974 et 1983.
6Même s’il est parachuté en 1968, Pierre Messmer est réélu au premier tour de chacune des élections législatives entre 1968 et 1988. Durant les trois premiers scrutins, il obtient de très bons scores dans sa circonscription. Par la suite, entre 1974 et 1981, ses résultats sont moins spectaculaires mais se maintiennent tout de même autour des 54 %.
7L’année 1988 est considérée comme un véritable « tremblement de terre », puisque Pierre Messmer est battu par un candidat démocrate-chrétien, alors conseiller général de Sarrebourg : Aloyse Warhouver (50,4 % des voix). L’usure du pouvoir ainsi qu’une mauvaise campagne ont eu raison des vingt années passées à la tête de sa circonscription. Le député sortant avait par ailleurs fort à faire face à un candidat bien implanté localement et qui avait été son adjoint à ses débuts. À cette occasion, le clivage linguistique réapparait, les cantons germanophones choisissent largement Wahrhouver, dès lors que les cantons francophones votent à nouveau Messmer. Le siège est récupéré par la droite en 2002, par le dauphin de Pierre Messmer, Alain Marty.
Année | Pourcentage de voix |
1968 | 72,24 % |
Partielle de 1969 | 80 % |
1973 | 72,11 % |
Partielle de 1974 | 54,77 % |
1978 | 54,64 % |
1981 | 54,72 % |
36. – Résultats aux élections législatives de Pierre Messmer.
Source : Frédéric Schwindt, « L’élu de terrain, Pierre Messmer député-maire de Sarrebourg », dans François Audigier, François Cochet, Bernard Lachaise et Maurice Vaïsse (dir.), Pierre Messmer, op. cit., p. 367-386.
8Pour renforcer son implantation locale dans la circonscription, Pierre Messmer se présente à la mairie de Sarrebourg en 1971. Facilement élu, il succède au centriste Alphonse Stock. Il abandonne ce poste en 1989, après sa défaite aux législatives de 1988. Sarrebourg, petite ville de 11413 habitants en 1968 (12699 en 1982), reste densément peuplée par rapport aux autres agglomérations de la circonscription. Cette cité, aux portes des Vosges et de l’Alsace, qui comprend plusieurs milliers d’hectares de forêts et d’étangs (le « pays des étangs »), émerge comme un îlot industriel et commercial au milieu d’un secteur entièrement rural. C’est dans cette circonscription, et surtout dans cette ville, que le député-ministre Pierre Messmer met en place un efficace système de recommandation.
Archives de la mairie de Sarrebourg
9Le fonds privé Pierre Messmer a été versé à la ville de Sarrebourg. Conformément à la volonté du ministre, celui-ci est conservé dans la ville qui le vit maire, et non aux Archives départementales de la Moselle. Ce fonds est en cours de classement et à ce jour, il n’existe pas encore d’inventaire détaillé de son contenu. Toutefois, la cote 15 PM 13 portant le court descriptif « courriers » a particulièrement retenu notre attention. Il s’agit en réalité de registres référençant le courrier arrivé au cabinet de Pierre Messmer à la mairie de Sarrebourg. Ces cartons couvrent une large période, de 1974 à 1987. Il s’agit de la correspondance passive de l’élu mais il est également possible de consulter une partie de la correspondance active, désignée sous le terme d’« audience » dans ce fonds.
10Ces registres, présentés sous la forme synthétique de tableaux, indiquent tout d’abord la date d’arrivée du courrier, le numéro de classement de celui-ci, puis une colonne dans laquelle est précisé le mot « signataires » ou « origines », suivi de l’abréviation « MO/P » ou « S. P. », qui signifie si la demande est traitée par le secrétariat particulier de Moselle ou bien par le secrétariat particulier. Est mentionné enfin l’objet de la demande. Les informations, du fait du type de source, sont limitées. Dans un cas sur trois seulement, l’origine géographique est indiquée. Mais il est encore plus difficile de connaître le parcours de la recommandation, car dans la colonne « objet », sont indiqués de manière confondue à la fois le sujet, l’intercesseur et/ou l’intervenant. Enfin, il est quasiment impossible de savoir si la requête réussit ou échoue puisque l’issue est indiquée dans moins d’1 % des cas.
11Une estimation globale pour ces 13 années de recommandation permet d’aboutir à un total d’environ 34 000 à 35 000 courriers. Soit environ 2 500 à 2 700 courriers par an, 200 à 250 par mois et environ sept à huit lettres par jour. L’ensemble est de loin le plus volumineux en Lorraine parmi les cas étudiés dans cet ouvrage. Rappelons que Louis Jacquinot avait traité en neuf ans un peu plus de 13 000 courriers.
Date | Nombre de courriers |
4 juin 1974-24 mars 1975 | 2693 |
24 mars 1975-14 janvier 1976 | 2699 |
15 janvier 1976-5 octobre 1976 | 2802 |
5 octobre 1976-28 décembre 1976 | 949 |
4 janvier 1977-30 décembre 1977 | 3956 |
4 janvier 1978-2 février 1978 | 407 |
2 février 1978-31 octobre 1978 | 4595 |
2 novembre 1978-22 décembre 1978 | 485 |
3 janvier 1979-27 décembre 1979 | 3220 |
31 août 1980-31 décembre 1980 | 2696 |
5 janvier 1981-31 décembre 1981 | 2177 |
8 janvier 1982-31 décembre 1982 | 1577 |
4 janvier 1983-30 décembre 1983 | 1551 |
3 janvier 1984-31 décembre 1984 | 1714 |
2 janvier 1986-30 décembre 1986 | 2703 |
5 janvier 1987-31 décembre 1987 | 2570 |
37. – Tableau du nombre de courriers reçus par année (1974-1987).

L’année 1985 n’a pu être intégrée, mais elle suit probablement la tendance à la hausse débutée en 1984.
38. – Graphique du nombre de courriers reçus de 1974 à 1987.
12Une hausse continue et importante des demandes reçues peut être observée entre 1974 et 1978. Ce chiffre double même en quatre ans et atteint son plus haut niveau en 1978. À partir de cette date, la tendance s’inverse et les courriers diminuent (trois fois moins entre 1983 et 1978). À partir de 1982, ils semblent se stabiliser pour terminer en légère hausse en 1986. Comment expliquer ces fluctuations ? Peut-on les associer à des évènements politiques, tels qu’une élection ou une nomination à un poste ministériel ?
13À l’image du cas Jacquinot, il serait tentant de considérer que les élections ont une influence sur le nombre de courriers reçus. Cela pourrait jouer pour l’année 1978, marquée par la réélection comme député, tout comme l’année 1977, qui le voit reconduit à la mairie de Sarrebourg. Cependant, les chiffres ne semblent plus coïncider par la suite. En effet, l’élection législative de 1981 ne provoque aucune hausse et celle de 1986 créée tout juste un soubresaut dans le nombre des demandes. Il en va de même pour l’élection municipale de 1983. Les nominations à des fonctions ministérielles n’entrent en jeu que pour l’année 1974, puisque Pierre Messmer n’en n’occupe plus ensuite.
14Le pic des demandes se situe donc en 1978. Cela fait déjà neuf ans que Pierre Messmer est député de la Moselle et huit ans qu’il est maire de Sarrebourg. Le système mis en place a-t-il atteint son apogée ? Parachuté en 1968, lui a-t-il fallu une dizaine d’années pour développer au mieux ses réseaux et sa clientèle ? La baisse constante après 1978 démontre-t-elle la perte d’audience progressive aboutissant à son échec de 1988 ? Pour confirmer ces hypothèses, il manque le point de départ (1968-1973) de ce cycle de recommandations, tout comme les dernières années (1988-1989). Toutefois, à l’évidence, comme pour son confrère meusien Jacquinot, la fin de carrière locale de Pierre Messmer s’accompagne d’une décrue des courriers de recommandation. L’élu n’est plus perçu comme suffisamment influent pour appuyer efficacement une requête.
15Faute de pouvoir être exhaustif compte tenu de la masse de la correspondance considérée, nous avons agi par échantillonnage. Le premier échantillon couvre l’année 1974-19753, il s’étend sur neuf mois, du 4 juin 1974 au 24 mars 1975. Pierre Messmer est alors Premier ministre de Georges Pompidou, ainsi que député de la circonscription de Moselle, (avec Maurice Jarrige comme suppléant). Il est également maire de Sarrebourg depuis trois ans et conseiller général (1970-1982). Les recommandations renvoient à ces mandats multiples. « Le système Messmer » fonctionne depuis plusieurs années et fait preuve d’une efficacité réelle.
16L’année 1983 a également été retenue, d’une part pour permettre une étude comparative avec le système de recommandation Jacquinot/Bernard au même moment, et d’autre part parce que l’année 1983 est marquée par une certaine rupture en matière de système de recommandation comme on le verra. Dans les deux cas, un échantillon de 1000 recommandations a été retenu, un niveau suffisant pour dégager des tendances nettes. La grille d’analyse déjà appliquée au cas meusien est largement reprise.
17Entre 1974/1975 et 1983, le nombre de courriers reçus reste stable. Comme dans le cas Jacquinot, un secrétariat particulier est dédié à cette correspondance. Pierre Messmer est en effet un homme très occupé par ses fonctions nationales, à commencer par celles de Premier ministre de 1972 à 1974. Il n’est présent que deux ou trois jours par semaine à Sarrebourg où il loue un appartement. Une fois entré à Matignon, il crée une cellule mosellane qu’il confie au sous-préfet de Sarrebourg et à son adjoint depuis 1971, Paul Ross. Jacques Chirac agit de même en créant à la mairie de Paris une cellule corrézienne à son arrivée à l’hôtel de ville. Pierre Messmer dispose d’un secrétariat en Moselle, géré par Mme Helluy (présente de 1977 à 1989), ainsi que de son cabinet parisien, composé notamment d’anciens militaires, comme le colonel Léger, qui gère les demandes mosellanes à Paris et celles en provenance d’autres départements.
18La part d’oralité dans ce système de recommandations rend difficile toute vue d’ensemble trop précise. Cependant, Pierre Messmer, lorsqu’il est présent dans son département reçoit personnellement de nombreux solliciteurs. Sa secrétaire rédige dès lors une « fiche d’audience » avec les coordonnées et motif de la venue. Une fois l’entretien terminé, Pierre Messmer complète le document en indiquant les démarches à réaliser soit dans sa circonscription ou à Paris, où l’on s’attelle à « trouver le bon interlocuteur ».
Analyse sociologique des demandeurs
19Tout comme les exemples meusiens déjà étudiés, le système Messmer repose sur des demandes individuelles. En 1974, sur l’échantillon retenu, seules 38 demandes sont présentées de manière collective (soit 3,8 % des demandes), en y intégrant également les courriers provenant des sociétés (trois cas). Ces entreprises agissent dans un but financier : obtention de subventions, primes, question fiscale. 15 sollicitations émanent de maires du département (39,5 %), et portent dès lors sur des besoins communaux : demande de subventions dans le cadre de travaux comme des réfections ou des constructions de routes, suppressions de dessertes ferroviaires, affaires scolaires. Les 23 autres demandes collectives émanent d’anonymes se regroupant dans le cadre de pétitions.
20Très peu de courriers relèvent d’associations contrairement au cas Jacquinot. Les associations d’anciens combattants, mais aussi sportives ou commémoratives ne figurent pas dans le corpus. Les rares associations qui le sollicitent sont extérieures à la Moselle, telle l’Union des coopératives agricoles et laitières du Maine et du Mans, ou l’Union syndicale des personnels communaux de Strasbourg. Le phénomène pose la question de l’implantation locale de l’élu. Dans le cas Jacquinot, les demandes collectives, même si elles ne représentaient que 8 % des demandes pour la période 1965-1974 (il s’agissait presqu’exclusivement des maires des communes meusiennes), constituaient tout de même un total de 1082 demandes. Louis Jacquinot s’appuyait davantage sur les maires de sa circonscription que son homologue mosellan. Dans le cas Pierre Messmer, où les maires sont peu représentés, le député semble gérer autrement sa circonscription. Celle-ci semble passer par un lien direct avec les électeurs, à rapprocher sans doute de son statut de « parachuté »… Attention aussi à un éventuel effet de sources, les courriers des élus et associations ont pu être traités dans un autre registre ou encore directement par une cellule dédiée… La question reste ouverte. Reste que cette tendance se confirme en 1983 où les demandes de maires ne représentent que 2,7 % de l’ensemble.
21En 1983, les demandes collectives s’élèvent à 70 cas (soit 7 % des demandes). Le chiffre a doublé par rapport à 1974. Pierre Messmer, élu maire de Sarrebourg en 1971 et président du conseil général de la Moselle en 1974, a perfectionné ses réseaux au sein du département via les maires et les associations, son maillage relationnel s’est densifié en dix ans. Sur ces 70 demandes, 27 émanent des maires du département (16 en 1974), tandis que les 43 demandes collectives sont le fait d’associations, et dans les deux tiers des cas, d’associations de son département : parents d’élèves, scouts, syndicats, agriculteurs, etc. 23 % de l’ensemble sont le fait de syndicats agriculteurs ou d’ouvriers (CFTC, FO). Sept sont réalisées par des sociétés, toujours pour des questions financières, en particulier la société Mephisto (trois demandes) spécialisée dans la fabrication de chaussures et installée à Sarrebourg. L’ensemble confirme la thèse d’une amélioration de son implantation locale.
22Cependant, les requêtes restent majoritairement le fait de particuliers : près des 97 % en 1974, tout comme en 1983.

39. – Statut des demandeurs pour les années 1974 et 1983, et comparaison avec le cas Jacquinot en 1970.
23Le profil des demandeurs reste le même que dans le cas Jacquinot. Les hommes sont toujours les plus nombreux à solliciter une faveur. Ils sont 825 en 1974 (soit 82,5 %), et 807 (soit 80,7 %) en 1983. Dans le cas du député meusien, ils étaient 71 % en 1970 (65 % pour la période 1965-1974). La sur-représentation masculine est encore plus patente dans le cas Messmer. Les demandes féminines se maintiennent entre les deux années : 16 % en 1974, près de 15 % en 1983. Le poids des veuves semble moins fort dans le système de recommandation Messmer (huit cas chez Messmer en 1974, aucun en 1983, quand elles représentaient chez Jacquinot 485 demandes, soit 21,55 %, pour la période 1965-1974). Le lien privilégié du département meusien avec la Première Guerre mondiale explique bien entendu en partie de cette différence.
Analyse géographique
24Le courrier de recommandation privilégie une logique de proximité. Une nouvelle fois, Pierre Messmer ne fait pas exception. L’origine géographique de la lettre n’est vérifiable que dans de rares cas : 33 sur 1 000 en 1974 (soit 3,3 %) et 43 sur 1 000 en 1983 (soit 4,3 %). Ce modeste échantillon permet toutefois de dégager une tendance.
25En 1974, plus de la moitié des demandes émanent du département de la Moselle, 11 % proviennent de la Lorraine, quand 21 % sont originaires du reste de la France et de l’outre-mer. La part des sollicitations étrangères est réduite (quatre demandes), il s’agit des États-Unis, de l’Angleterre, du Maroc et de la Belgique.
26En 1983, la part des lettres émanant de Mosellans progresse (79 %, soit 34 demandes), quand 21 % (dix demandes) sont extérieures au département (trois dans le Haut-Rhin). Seules deux demandes proviennent de l’étranger, et il s’agit dans les deux cas de la ville d’Abidjan (Côte d’Ivoire). Les requêtes originaires des DOM-TOM ou de l’Afrique s’expliquent par les fonctions de ministre d’État chargé des Départements et Territoires d’outre-mer occupées par Pierre Messmer en 1971 (tout comme Louis Jacquinot). Il a sans doute conservé des contacts rue Oudinot.
27Même s’il ne s’agit que d’une tendance, les demandes adressées à Pierre Messmer proviennent donc d’abord de son département, puis de la Lorraine, enfin de l’Alsace, et dans une moindre mesure du reste de la France et dans quelques cas de l’étranger. Le courrier de recommandation de Louis Jacquinot présentait une répartition géographique similaire : 66 % des demandes étaient le fait de Meusiens, 23,5 % provenaient de France et environ 1 % de l’étranger. À l’exception de courriers issus de l’étranger qui semblent plus importants chez l’élu mosellan, le profil géographique des demandeurs semble donc commun. Même lorsque l’élu sollicité exerce des fonctions ministérielles, il reste aux yeux des personnages qui le contactent pour une faveur un député local dont la proximité rassure.
Catégories/activités professionnelles
28Si l’origine géographique des courriers est peu connue, il en va de même pour la profession ou l’activité des demandeurs. Elle ne peut être étudiée que dans 8,7 % des cas en 1974, et 11,7 % en 1983.
29Sur dix ans, les trois principales catégories de demandeurs restent identiques : militaires, élus, policiers et gendarmes4. Cela fait en partie écho à la carrière politique de Pierre Messmer. Ministre des Armées dès le 5 février 1960, il conserve ce portefeuille ministériel jusqu’à l’élection à la Présidence de la République de Georges Pompidou en juin 1969. Une partie des militaires s’adresse donc à lui en tant qu’ancien ministre des Armées. Ceux-ci arrivent en tête des demandeurs en 1974 (24 %), puis en seconde place en 1983 (21 %). Mais ces chiffres sont à prendre avec précaution car la proportion de militaires est sans doute plus importante compte tenu du nombre de régiments basés dans la circonscription de Pierre Messmer.

40. – Graphique des professions/activités des demandeurs en 1974 et 1983.
30Les élus occupent la seconde place avec 21 % des demandes en 1974 et s’imposent en tête du classement en 1983 (24 %). Il s’agit majoritairement des maires du département (24 demandes en 1974, 16 en 1983), puis des conseillers généraux et des conseillers municipaux. Il n’existe en effet que très peu de sollicitations émanant de députés ou sénateurs de la Moselle, mis à part le sénateur-maire de Dieuze, Roger Husson, personnage central des réseaux Messmer. Alors que la Moselle compte cinq députés UDR et trois Républicains indépendants et qu’on aurait pu attendre logiquement que ces élus relevant de la même majorité correspondent entre eux, il semble que ces personnalités fortes et bien implantées (Kédinger, Schvartz, Coumaros, Mondon…) préfèrent gérer indépendamment leur territoire. En 1983, l’explication est encore différente puisque le département a basculé à gauche : cinq députés sur huit sont membres du parti socialiste. En réalité, et le constat avait déjà été établi avec Louis Jacquinot, la recommandation reste une pratique politique solitaire qui ne se partage pas avec d’autres élus.
31Les policiers et gendarmes voient également leurs demandes d’intervention augmenter : neuf en 1974, 25 en 1983. Cette catégorie socio-professionnelle passe dès lors de la troisième à la seconde position en 1983, au même niveau que les militaires.
32D’autres catégories sont représentées dans ces graphiques, elles voient pour la plupart leur poids baisser en dix ans. C’est le cas des médecins et directeurs de société, mais aussi des religieux (évêques, curés, chanoines, abbés), leur nombre diminue sous l’effet d’une déchristianisation qui finit par toucher même la Moselle concordataire. Reste que la présence, même marginale, des membres de l’église dans ce système de recommandation doit être soulignée car elle ne peut être observée de manière identique chez les autres élus. Cela tient-il à la personnalité de Pierre Messmer, dont on connaît la piété personnelle et les bonnes relations entretenues avec l’institution ecclésiastique ? Ou cela est-il dû à la physionomie de sa circonscription partagée entre une partie francophone et une partie germanophone où l’Église joue encore un rôle important, y compris durant les élections ? Les deux explications peuvent sans doute se combiner.
33La part des professeurs, instituteurs et directeurs d’établissements scolaires, augmente en revanche, écho probable de la massification et de la démocratisation du secondaire durant la période considérée (de 5,7 % en 1974 à 12,8 % en 1983). Pourtant, le parti politique que représente Pierre Messmer n’a pas, en 1983, les faveurs de la majorité du monde enseignant qui se tourne davantage vers le vote socialiste. Cela confirme que l’élu sollicité est davantage perçu comme un relais capable, par sa notoriété, son influence et son poids politique, d’intervenir efficacement auprès du Gouvernement et de l’administration, que comme le représentant d’un parti politique. La recommandation reste un acte globalement apolitique.
34Existe-t-il des points de concordance ou de divergence avec les autres élus meusiens ?

41. – Tableau comparatif des professions/activités des demandeurs pour Jacquinot, Bernard et Messmer.
35Les similitudes sont évidentes (poids des élus, enseignants et militaires dans ces sollicitations). L’absence, pour tous ces trois élus, de la catégorie ouvrière doit être soulignée. Alors même qu’ils représentent des sensibilités politiques différentes, susceptibles de toucher divers milieux sociaux, dont celui du monde ouvrier, ils ne reçoivent que très peu de demandes émanant de cette catégorie. Cette originalité pouvait s’expliquer en Meuse par l’importance mineure de l’industrie dans ce département plutôt rural et agricole. Mais s’agissant de la Moselle, dont on connaît l’importance sur le plan industriel, la situation interpelle. D’autant plus qu’avec la crise qui frappe les mines et la sidérurgie, beaucoup d’ouvriers auraient pu être tentés de se tourner vers leur député pour solliciter de l’aide. Certes, la circonscription de Pierre Messmer est la moins industrialisée du département. Mais d’autres raisons doivent également jouer. Un rapport plus compliqué à l’écrit ? Une défiance plus forte à l’encontre des élus ? La question reste ouverte…
Les objets des demandes
36Seuls les cinq sujets les plus récurrents ont été pris en compte dans l’analyse.

42. – Tableau des demandes les plus fréquentes entre 1974 et 1983.

Dans la catégorie « divers », les courriers portant l’objet « AP » ont été ajoutés. Il n’a pas été possible d’en comprendre la signification. Peut-être s’agit-il : d’avis personnel et dans ce cas cela se rapporterait aux affaires militaires. En 1974, on trouve aussi dans cette catégorie de nombreuses demandes de photographie dédicacée.
43. – Graphique des objets des demandes entre 1974 et 1983.
37Les cinq motifs de demande revenant le plus régulièrement sont les mêmes en 1974 et en 1983.
38La préoccupation principale reste l’emploi pour ces demandeurs (près de 30 % des demandes analysées en 1974, et 32 % en 1983, soit près d’un tiers des courriers). Comme de nombreux militaires font appel à Pierre Messmer, il est logique de retrouver les affaires militaires parmi les premières motivations de cette correspondance. 179 lettres en 1974, 229 en 1983 (sur un échantillon de 1 000 demandes). Dans près d’un cas sur deux, il s’agit de demandes d’affectation : lieu, arme ou régiment (54 % de ces demandes en 1974, près de 55 % en 1983)5. Mais aussi des demandes de mutations qui concernent bien souvent la Lorraine, et en particulier la Moselle, et plus précisément la ville de Sarrebourg dont Pierre Messmer est maire. Cette ancienne ville de garnison compte plusieurs régiments stationnés (infanterie et transmission), tout comme Dieuze avec le 13e RDP.
39Les demandes d’exemption de service, de report de service, de sursis ou de libération anticipée représentent 28 % des courriers « militaires » en 1974, et près de 37 % en 1983. Ce courrier doit être examiné à la lumière des opinions défendues par Pierre Messmer, ancien ministre des Armées, sur la question du service militaire. Un ouvrage rapportant un débat entre Pierre Messmer et Jean-Pierre Chevènement en 1977 sur l’armée permet de connaître la position du maire de Sarrebourg à propos du système d’exemption du service militaire par le biais du soutien d’un élu6. Lors de ce débat, Jean-Pierre Chevènement estime que le service militaire est « injuste, inutile, voire nuisible », il indique qu’il est d’autant plus « injuste » que, près d’un tiers des appelés ne le font pas, « soit qu’ils soient dispensés pour des raisons familiales, soit qu’ils soient exemptés avant ou au début du service ». Non seulement Pierre Messmer ne contredit pas son interlocuteur mais il confirme et précise même en ajoutant « qu’on dépassera bientôt le tiers » d’exemptés. S’il ne reconnaît pas participer à ce système dans sa circonscription, il considère que « les mailles du filet » sont trop larges et comprend que beaucoup d’appelés cherchent à éviter le service militaire7. S’il était important selon lui de maintenir des effectifs importants sous les drapeaux jusque dans les années 1974-1975 (« faute d’avoir la qualité, il fallait la quantité8 »), il reconnaît avoir « changé d’état d’esprit par un effort de réflexion personnel9 ». Il défend l’idée d’un service militaire non plus obligatoire, mais « qui reste un droit10 », sur la base du volontariat et d’une durée de 18 mois. Pour favoriser le recrutement, ce service deviendrait obligatoire pour accéder à certains emplois (gendarmerie, police, pompier, une partie du personnel de la SNCF ou d’EDF, etc.). L’évolution de ses positions personnelles explique sans doute pourquoi, s’agissant des affaires militaires, près de la moitié des demandes concernent des dispenses ou exemptions. Les intéressés savent toucher un élu désormais favorable à leur requête.
40Arrivent en troisième position les demandes de décorations (voir le graphique des demandes de décorations pour 1974 et 1983, dans le cahier couleur). Si celles-ci se retrouvent chez d’autres parlementaires, elles ne se situent jamais à une place aussi élevée (elles atteignent la quatrième place chez Louis Jacquinot). Elles représentent 14 % des demandes chez Pierre Messmer (même si le nombre retombe à 7,5 % en 1983). La décoration la plus demandée (21 % des demandes) reste la Légion d’honneur (57,7 % des demandes de décorations chez Louis Jacquinot). Puis vient l’Ordre national du mérite (également en deuxième position chez le député meusien) et enfin les médailles militaires (5,4 % des demandes chez Pierre Messmer, 11 % avec Louis Jacquinot).
41Les affaires communales arrivent en quatrième position dans ces courriers : affaires de voirie, remembrements, réfections, etc. Un résultat attendu puisque les élus locaux sont nombreux parmi les demandeurs. Les demandes d’aides sociales (allocations, prêts, soutiens, secours, etc.) se classent en cinquième place.
Les intercesseurs ou le chemin de la recommandation
42Comme d’autres parlementaires, Pierre Messmer dispose, dans la chaîne de la recommandation, de relais qui vont favoriser le bon acheminement de la demande sinon l’octroi de la faveur. Les sources ne permettent pas toujours de cerner précisément ces chemins d’accès mais on peut néanmoins dégager quelques circuits privilégiés.
43Comme pour Louis Jacquinot, la voie privilégiée reste celle des ministères (près de deux demandes sur trois passe par ce canal). Dans le cas du député meusien, 45 % des demandes sont adressées aux ministères, le chiffre est plus important encore pour Pierre Messmer (67 % des courriers).
44Le ministère des Armées représente sur les deux années cumulées près d’une demande sur deux. Un chiffre à relier aux professions des demandeurs. Les sollicitations adressées à ce ministère triplent entre 1974 (43 demandes) et 1983 (148 demandes). Loin derrière mais en seconde position arrive le ministère des Anciens Combattants et victimes de guerres (ACVG). Alors que les ministères du Travail et de l’Équipement sont attendus à un niveau élevé (compte tenu des demandes d’emploi ou de travaux publics), ils ne représentent respectivement que 2 % et 1 % des demandes relayées. D’autres ministères sont plus sollicités : l’Intérieur et l’Éducation nationale. Une situation logique puisque les sollicitations émanent surtout de policiers ainsi que de professeurs et d’instituteurs en attente de mutations. Les requêtes auprès du Premier ministre et du ministre de l’Outre-Mer sont à rapprocher des fonctions occupées par Pierre Messmer à Matignon et rue Oudinot.

44. – Graphique des intermédiaires (1974 et 1983).

45. – Graphique des ministères sollicités (1974 et 1983).
45Lorsque le maire de Sarrebourg n’utilise pas la voie des ministères, il passe par d’autres biais : organismes et institutions (19 % des cas) et préfectures (14 %). Si Louis Jacquinot utilisait les premiers dans la même proportion, il recourait aux préfets dans 28 %, soit le double. La différence vient peut-être du fait que Pierre Messmer a créé une cellule spécialement dédiée aux recommandations dans son département, et qu’il a donc moins besoin de passer par les préfets. Le préfet de la Moselle est toutefois sollicité. Le sous-préfet de Sarrebourg reçoit également des requêtes quand le sous-préfet de Château-Salins est peu approché.
46Très peu de demandes sont adressées aux préfets hors de de la Moselle. Louis Jacquinot agissait différemment. De manière générale, l’élu meusien entretenait avec les préfets, et notamment celui de la Meuse qui était un familier, des relations plus fortes.
47S’agissant des organismes et institutions, il s’agit d’abord des rectorats et inspections d’académie pour plus de 18 % des cas. Ceux-ci examinent les demandes des fonctionnaires de l’Éducation nationale, en particulier des demandes de mutation. Près de 16 % des requêtes sont adressées à l’ANPE (situation logique compte tenu du nombre important de demandes d’emplois), puis vient la DDE (Direction départementale de l’équipement), à lier aux demandes de travaux émanant des élus. La SNCF est un peu approchée, via Jacques Ségalat, son directeur jusqu’en 1975. C’était déjà le cas avec Louis Jacquinot. Arrivent en queue de classement plusieurs organismes : DDASS (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales), DDA (Direction départementale de l’agriculture) et quelques sociétés ou entreprises. Seules deux sociétés ont pu être clairement identifiées : Bata et Mephisto. Implantées dans la circonscription du député, elles lui permettent de trouver un emploi pour certains administrés. Ces deux sociétés sont d’autant plus sollicitées que Pierre Messmer a joué un rôle majeur dans leur installation en Moselle.
Recommandeurs et réseaux Messmer
48Il est très difficile de connaître précisément le nombre des recommandeurs de Pierre Messmer ainsi que la nature des liens qui unit le maire de Sarrebourg à ces hommes. Les archives restent discrètes sur ces points. Un tiers des demandes semble soutenu par une tierce personne. Deux catégories de recommandeurs émergent : la famille du solliciteur et les membres du réseau Messmer. Ces derniers relaient ses interventions sur le terrain mais font aussi remonter des demandes au député.
49La famille reste, comme pour les autres cas étudiés, le principal recommandeur (162 cas sur les 2 000 analysés, soit 8 %). Il s’agit dans près de 65 % des cas de demandes émanant des pères pour leur fils ou fille. Les profils doubles ne sont pas rares : le père est parfois un élu local. Les mères et belles-mères ne constituent que 10 % des cas.
50Les « réseaux Messmer » sont constitués essentiellement d’élus du département mais aussi d’amis personnels du député. Comment l’ensemble évolue-t-il entre 1974 et 1983 ? Deux cercles peuvent être identifiés : les « habitués » qui réalisent plus de cinq demandes et les « réguliers », pour la plupart des élus, qui génèrent moins de recommandations mais agissent de manière régulière.
514,3 % des solliciteurs sont recommandés par ces « réguliers ». Parmi eux, citons quelques conseillers municipaux et/ou adjoints comme Paul Faegel ou Roger Houbin (adjoint au maire et conseiller municipal de Sarrebourg de 1959 à 1977, puis de 1983 à 1997) et des maires du département (comme ceux de Haselbourg ou Solgne). Pierre Messmer, de sa première élection à 1974, se repose sur ses adjoints pour tenir sa circonscription.
52Dans ce cercle figurent aussi des adjoints/conseillers généraux, comme Aloyse Warhouver, qui dès le début des années 1970 accompagne Pierre Messmer dans presque tous ses déplacements. Né en 1930 à Hoff (Moselle), enseignant, il devient conseiller municipal de Sarrebourg puis adjoint au maire de Pierre Messmer en 1971. Maire d’une commune limitrophe à Sarrebourg, il est conseiller général de Sarrebourg entre 1973 et 1998. C’est surtout un démocrate-chrétien, qui représente cette famille politique dont l’appui est nécessaire à Pierre Messmer pour s’imposer durablement. Dès les années suivant sa première élection, le nouveau député parachuté s’appuie donc sur cet homme du cru, qui dispose déjà de ses propres réseaux et qui défend les cantons plutôt germanophones de la circonscription. Dès 1974, Aloyse Warhouver a des vues sur la circonscription de Pierre Messmer mais il n’emporte celle-ci qu’en 1988. Élu (avec son épouse comme suppléante), il conserve son mandat de député jusqu’en 2002, démontrant ainsi que sa victoire de 1988 ne dépendait pas seulement de l’usure du système Messmer.
53Dans ce cercle apparaît aussi le Mosellan Maurice Déro, conseiller général UDR de 1973 à 1979 de Montigny-lès-Metz et qui figure sur la liste de Pierre Messmer aux législatives de 1986. On y trouve également des parlementaires, comme Pierre Kédinger (né en 1921 et mort en 1994, député UDR de la Moselle de 1968 à 1978), ou Maurice Jarrige (né en 1927 et mort en 2000, député UDR suppléant de Pierre Messmer entre 1968-1974). On y découvre aussi des élus extérieurs à la Moselle, comme Christian Poncelet, député des Vosges en 1973, puis président du conseil général des Vosges entre 1976 et 2016, et sénateur de 1977 à 2014. Pierre Messmer sait d’ailleurs ménager la susceptibilité des élus déjà bien installés comme Jean-Éric Bousch ou Julien Schvartz, en n’accaparant pas toutes les responsabilités politiques. Il laisse, par exemple, la présidence du conseil général de la Moselle à Julien Schvartz dès lors qu’il prend le contrôle de la grosse fédération UDR de Moselle, une des plus importantes du mouvement. Mais il cède la place de secrétaire de celle-ci à Jean-Éric Bousch pour ne pas le froisser.
54Dans ce cercle s’activent des hommes qui ont travaillé avec lui dans son précédent parcours gouvernemental, tel Charles Heitz (chargé de mission au cabinet du ministère des DOM-TOM, puis à Matignon, sous-préfet hors classe, et hors cadre en 1975). Des notables locaux l’aident également, comme Raymond Morin, industriel sarrebourgeois, issu d’une vieille famille mosellane et gérant d’une usine d’emballage (l’actuelle société Alcan). Il fut l’un des plus importants soutiens à l’installation de Pierre Messmer dans le département. Apparaît enfin un groupe d’anonymes, sans doute pour la plupart des Mosellans, voire des Sarrebourgeois.
55Dans l’échantillon retenu, six hommes reviennent régulièrement. Trois sont fréquemment en contact avec lui :
- Julien Schvartz, député UDR de la Moselle de 1962 à 1981, maire de Boulay de 1959 à 1992, conseiller général du canton de Boulay 1961-1992, président du conseil général de la Moselle de 1982 à 1992 et conseiller régional de Lorraine de 1972 à 1986 et de 1992 à 2004. Il adresse sept demandes à Pierre Messmer.
- Frédéric Bricka, directeur de l’usine Unicoolait de Sarrebourg (depuis 1949) et président de l’association des officiers de réserve de la région de Sarrebourg en 1985. Mais, il est surtout un membre de l’UDR locale. Il adresse six demandes.
- Charles Boyon, conseiller général UDR d’Albestroff de 1970 à 1980 avec douze demandes.
- Ces trois hommes réalisent 25 demandes (2,5 % de l’ensemble).
- Parmi les « habitués », trois hommes semblent particulièrement actifs :
- Roger Husson11, sénateur RPR et maire de Dieuze (22 demandes).
- Daniel Sudan12, maire UDR de Morhange de 1977 à 1995 (21 demandes).
- Auguste Oliger, conseiller municipal de Sarrebourg de 1959 à 1971, adjoint de 1971 à 1983 de Pierre Messmer (24 demandes).
56Lors de l’élection municipale de 1977, Oliger membre de la liste « Sarrebourg-Avenir », remporte 4056 voix, quand Messmer en recueille 4398. Pierre Messmer qui a perçu la menace, fait de son ancien adversaire une cheville ouvrière de son système de recommandations, capable de satisfaire les demandes d’interventions par sa fonction d’adjoint et son poids électoral dans le secteur. Auguste Oliger accompagne à la Commission de dispense militaire les jeunes hommes ayant sollicité Pierre Messmer. Sur un plan personnel, les deux hommes sont unis par des liens d’amitié.
57À eux seul, ces trois individus assurent 87 demandes, soit 8,7 % des 1 000 demandes en 1974. Dans les trois quarts des cas, il s’agit d’affaires militaires, le quart restant relevant de demandes d’emplois. Aucun de ces trois élus locaux ne s’adresse à Pierre Messmer pour leurs affaires communales.
58Roger Husson soutient Pierre Messmer à l’occasion de son « parachutage » dans la Moselle durant les législatives de juin 1968. Depuis cette époque, les deux hommes partagent une amitié et des intérêts communs. La carrière politique de Roger Husson s’inscrit dans l’ombre de Pierre Messmer à partir des années 1970. Il devient son suppléant lors de la législative partielle de septembre 1974, puis pour les législatives de mars 1978. Il appuie d’autant mieux Pierre Messmer dans son système de recommandations qu’il préside l’Amicale des maires du canton de Dieuze et qu’il est vice-président de l’Association départementale des maires.
59Autant Louis Jacquinot communique peu ou pas avec les députés ou sénateurs de la Meuse, autant Pierre Messmer est proche des autres parlementaires de son département. Certes, la solitude de Louis Jacquinot est en partie liée au profil de son département qui n’est constituée que de deux conscriptions, dont une occupée par André Beauguitte dont on connaît les mauvaises relations avec Louis Jacquinot, mais après tout ce dernier n’est pas lié non plus aux sénateurs de son département. Pierre Messmer, pour sa part, compte parmi les plus grands relayeurs de demandes des élus et en particulier des députés et des sénateurs comme Roger Husson. Peut-être faut-il également y lire les traces du tempérament même de Louis Jacquinot, une personnalité isolée, sans véritable amis politiques.
60L’appartenance politique joue aussi un rôle ici, puisqu’à l’exception d’Aloyse Warhouver, démocrate-chrétien, l’ensemble des recommandeurs-élus de Pierre Messmer appartiennent tous à l’UDR, le parti de l’ancien ministre des Armées. Certes Louis Jacquinot s’appuie lui-aussi sur son suppléant René Rousselot mais le système mis en place est différent, reposant davantage sur les « élus d’envergure », de type député ou sénateur, quand pour le meusien il s’agit surtout des maires de son département. La différence s’explique par le fait que Pierre Messmer, à la différence de Louis Jacquinot, est au début un parachuté dépourvu de la connaissance intime et ancienne de ces notables locaux que sont les maires et les responsables d’associations.
61Comment ce réseau Messmer évolue-t-il au début des années 1980 ? Le nombre de demandes soutenues par des maires a considérablement augmenté. Pas moins de 21 maires le sollicitent pour une tierce personne. Son réseau local s’est donc développé. Signalons l’arrivée de Jean-Marie Rausch, maire de Metz, parmi les recommandeurs. De nombreuses demandes proviennent de cadres de l’armée (capitaines, colonels, généraux) ainsi que de membres de l’église. Deux députés mosellans font leur entrée dans le « système » : Jean Laurain (1921-2008) et Étienne Hinsberger (1920-2008). L’implantation de Pierre Messmer est désormais solide et diversifiée. Certains « recommandeurs/intermédiaires » jouent un rôle important, comme le PDG de Mephisto ou celui de Bata, dont on a vu qu’ils permettaient à Pierre Messmer de trouver un emploi à certains demandeurs.
62Parmi les « habitués » du système, arrive un nouveau membre : Martial Villemin, conseiller général de Delme (1976-1992) et maire de la commune, mais surtout suppléant de Pierre Messmer pour les élections législatives de 1981 (huit demandes). Julien Schvartz est toujours présent, mais moins actif tandis que Charles Boyon se retire lentement du réseau (deux demandes au lieu de douze en 1974). Tout comme Roger Husson qui se contente de faire suivre neuf demandes contre 22 dix ans plus tôt. Avec l’âge, certains proches de Pierre Messmer semblent prendre du champ. Seuls Auguste Oliger et Daniel Sudan maintiennent leur niveau d’engagement. Frédéric Bricka passe pour sa part du cercle des « réguliers » à celui des « habitués » (de six demandes à douze).

46. – Graphique des réseaux Messmer (1974 et 1983).
63Localiser sur la carte de la Moselle les principaux élus du réseau Messmer permet de constater que le député encadre presque toute sa circonscription (la 4e du département) avec des proches collaborateurs. Le cas de Daniel Sudan, maire de Morhange (4724 habitants en 1975), commune du canton de Grostenquin qui ne fait pas partie de la circonscription de Messmer, s’explique par les liens politiques qui unissent les deux hommes (tous deux membres de l’UNR) mais aussi et surtout par les liens économiques unissant ces deux cantons limitrophes.
Résultats de ces démarches de recommandation
64Il est toujours très difficile de connaître les résultats de ces démarches de recommandation, tant les sources restent sur ce point lacunaires ou évasives. Le problème s’était déjà posé avec Louis Jacquinot (l’issue des démarches était renseignée dans seulement 5 % des cas). Pierre Messmer ne déroge pas à la règle. Seuls 61 cas sont clairement exploitables, soit 3 % de l’ensemble. En 1974, 21 issues sont connues, et il s’agit dans tous les cas de réussites. En 1983, la répartition au sein de l’échantillon est de 47,5 % d’échecs pour 52,5 % de réussites. Faut-il conclure que Pierre Messmer et ses relais se montrent plus efficaces avec le temps ? En réalité, la taille de l’appareil statistique est trop réduite pour autoriser des conclusions définitives. Notons simplement que les réussites semblent plus importantes dans le domaine des affaires militaires (domaine où le député dispose visiblement des appuis les plus nombreux), dès lors que les échecs sont plus fréquents lorsqu’il s’agit d’emplois (il est vrai que le contexte de crise socio-économique particulièrement sévère en Moselle, à partir de la deuxième moitié des années 1970, ne favorise pas les démarches du maire de Sarrebourg). Il n’a été relevé sur ces 2 000 cas, que deux refus d’intervention seulement, suivi dans le registre des mots « poli » et « courtois ». À l’évidence, la ligne de Pierre Messmer en matière de recommandation est de répondre au maximum à toutes les sollicitations.
*
65À l’arrivée, Pierre Messmer se rapproche dans son système de recommandation de Louis Jacquinot. Les deux députés ont les mêmes types de demandeurs, d’objets et d’intercesseurs. Cependant le système Messmer surprend par son ampleur et son organisation. Un article du Républicain lorrain célébrant le 100e anniversaire de sa naissance rappelle qu’« il a mis au service des Sarrebourgeois [son carnet d’adresses] pour faire avancer les dossiers13 ». Comment Pierre Messmer considère-t-il ce système ? Le perçoit-il comme politiquement capitalisable, voire indispensable dans ses réélections, au même titre que Louis Jacquinot ? Si l’intéressé ne s’est jamais prononcé sur la question, il est probable qu’il n’aurait pas entretenu avec autant d’attention ce système aussi lourd et exigeant s’il n’avait pas pensé qu’il lui serait profitable lors des législatives et municipales. Le nombre d’interventions décline à la fin de la carrière politique de Pierre Messmer (comme député en 1988 et comme maire en 1989). L’année 1987, consultée rapidement, semble le confirmer avec ses nombreuses mentions dans le registre départ du courrier indiquant « nous n’intervenons pas », voire « intervention après les élections ». La qualité du suivi se détériore également, les demandes d’audience sont plus souvent qu’avant rejetées, la note étant parfois accompagnée d’un laconique et lapidaire « qu’il écrive ». Son échec de 1988 s’explique-t-il par le déclin du système de recommandation Messmer ? Les électeurs se sont-ils sentis « délaissés » par leur député-maire autrefois actif et influent ? D’autres facteurs ont joué mais celui-ci ne doit sans doute pas être minoré. La défaite n’incite en tout cas pas Pierre Messmer à maintenir au même niveau son système de recommandation. Il est temps pour lui de s’accomplir sur d’autres terrains (la Fondation Charles de Gaulle, l’Institut). Louis Jacquinot, lui-aussi, n’avait assuré que peu de recommandations lors de la dernière année de son mandat de député en 1973, quand il en traitait des centaines par mois au sommet de sa carrière locale. Lui-aussi connaît un échec électoral au moment où son système de recommandation atteint son plus bas niveau de fonctionnement. Si dans les deux cas, l’âge avancé des deux élus comme l’usure générationnelle, sociologique et politique de leur électorat doivent être pris en compte, le déclin de leur appareil de recommandation fournit une autre piste stimulante pour expliquer leur échec électoral final.
Notes de bas de page
1 François Audigier, François Cochet, Bernard Lachaise et Maurice Vaïsse (dir.), Pierre Messmer, Au croisement du militaire, du coloniale et du politique, Paris, Riveneuve, 2012.
2 Pierre Messmer dans François-Yves Lemoigne (dir.), Histoire de Sarrebourg, Metz, Éditions Serpenoise, 1997, p. 394. Les professions de foi pour les élections municipales de Pierre Messmer sont d’ailleurs rédigées en français et en allemand.
3 Archives privées, ville de Sarrebourg, fonds Pierre Messmer, 15 PM 13.
4 À nouveau, les gendarmes ont été regroupés avec les policiers.
5 Pour les deux années, entre 4 et 5 % des lettres sont consacrés à des demandes d’avancement de grades.
6 Jean-Pierre Chevènement et Pierre Messmer, Le service militaire, débat présenté et animé par Thierry Pfister, Paris, Balland, « face à face », 1977.
7 Ibid., p. 20.
8 Ibid., p. 26.
9 Ibid., p. 96.
10 Ibid.
11 Roger Husson (1924-2000). Apprenti dans l’atelier de mécanique d’une usine, il devient contre-maître. Il s’engage en juin 1944 dans la brigade Alsace-Lorraine et n’est libéré qu’en mars 1946. Sa conduite face à l’ennemi lui vaut la Médaille militaire avec citation, la Croix de guerre et la Croix du combattant volontaire. De retour dans sa ville natale, il s’investit dans la vie publique. Gaulliste de sentiment dès cette époque, Roger Husson devient conseiller municipal de Dieuze lors des élections d’octobre 1947. Il gravit progressivement les échelons de la carrière politique. Réélu au conseil municipal de Dieuze en 1953 et 1959, il accède à la tête de la mairie en mars 1965. Roger Husson entre au conseil général de la Moselle en 1982. Il devient conseiller régional de Lorraine en mars 1983. Il accède au mandat parlementaire en 1983 et remplace René Jager comme représentant du sud de la Moselle à la Haute Assemblée. Le maire de Dieuze s’inscrit au groupe RPR du Sénat et lui demeure fidèle jusqu’en 2000. Roger Husson exerce la responsabilité de secrétaire du Sénat de 1989 à 1995. Réélu maire de Dieuze en mars 1989, il sollicite le renouvellement de son mandat de sénateur le 27 septembre 1992. Les cinq sénateurs sortants de Moselle conduisent chacun leur propre liste en septembre 1992 : celle de Roger Husson reçoit l’investiture du RPR et obtient 337 suffrages de grands électeurs sur 2744. Ses interventions au Sénat se raréfient après 1994 : le 22 décembre 1993, le parlementaire mosellan est en effet victime d’un grave accident de la route dans son département d’élection. Il est réélu conseiller général de Dieuze avec 56,6 % des voix au premier tour de scrutin en mars 1994, mais abandonne son mandat de maire en 1997. C’est dans sa commune natale que Roger Husson s’éteint au début de l’année 2000 (source : [https://www. senat.fr/senateur/husson_roger83037u.html], consulté en juillet 2016).
12 Daniel Sudan (1922-1993), pharmacien et maire de Morhange de 1977 à 1995. Il est également conseiller général, conseiller régional et suppléant de Jean-Éric Bousch, député-maire de Forbach.
13 Le Républicain lorrain, 20 mars 2016.
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