Introduction à la première partie
p. 23-24
Texte intégral
1Isoler. Quelle que soit la philosophie qui sous-tende ce principe – guérir, corriger, protéger –, celui-ci a formé le socle sur lequel la psychiatrie occidentale moderne s’est développée au cours du xixe siècle. Si l’enfermement des marginaux et des déviants n’était certes pas chose entièrement nouvelle, l’internement des fous a pris assurément une forme inédite en associant un lieu, une profession, un savoir et une administration, qui formèrent désormais une institution que d’aucuns considèrent comme un pouvoir. À partir de cette époque, entrer dans la folie c’est, dans la plupart des cas, expérimenter l’institutionnalisation, c’est-à-dire être extrait de son milieu familial et social pour intégrer l’hôpital afin d’y être soumis au regard et aux pratiques du nouvel aliénisme. Les modalités légales et administratives de cette relégation temporaire, établies en un temps relativement bref en Europe (1838 en France, 1841 aux Pays-Bas, 1845 en Grande-Bretagne, 1850 en Belgique, 1904 en Italie), déterminent les conditions d’une nouvelle expérience sociale massive, celle de l’hospitalisation psychiatrique. Au Canada, ce sont l’État et des organismes caritatifs qui prennent en charge les malades mentaux, puis, avec la Confédération en 1867, les asiles sont confiés aux gouvernements provinciaux. Avant la Grande Guerre en Europe comme en Amérique du Nord, la proportion des internés par rapport à la population atteint souvent le taux remarquable d’un pour 500 habitants. À cette époque, les États-Unis comptent déjà 150 000 internés psychiatriques. Plusieurs centaines d’institutions assurent désormais, chacune, le maintien dans l’isolement d’un millier de personnes. Les raisons de cette inflation sont bien identifiées et résultent d’une extension sociale et scientifique du domaine de la psychiatrie autant que des effets pervers déjà perceptibles de l’institutionnalisation des populations. Conçu comme une machine à guérir, l’asile s’est mué en machine à maintenir. À peine freinée par les crises de surmortalité des guerres, la courbe démographique des patients hospitalisés n’a cessé de croître et la durée moyenne d’internement de s’allonger. L’institution est entrée lentement, avec ses patients, dans l’âge de la chronicité. Institution d’accueil temporaire, elle est devenue société, nourrie du travail de ses bons malades aux carrières hospitalières interminables et encadrée par des dynasties familiales elles aussi internées. L’enfermement est à double tour et le cercle vicieux, car pour accueillir et traiter dans l’isolement ces populations de plus en plus massives, il est nécessaire d’ériger l’institution en structure auto-suffisante et de réaffirmer que la psychiatrie est une science spéciale dont les moyens doivent être singularisés. Les problèmes que pose le modèle asilaire hospitalo-centré – la chronicisation, l’enkystement institutionnel, la marginalité des prises en charge alternatives, la forte demande sociale – sont donc présents dès l’origine de la prise en charge psychiatrique moderne, mais deviennent particulièrement aigus entre la fin du xixe siècle et la Seconde Guerre mondiale. Ils n’ont pas disparu aujourd’hui, malgré un demi-siècle d’engagements théorique, pratique et administratif en faveur de la déshospitalisation. Commençons par faire retour sur les premières expérimentations de prise en charge extra-asilaires qui virent le jour dans des contextes de crise entre le xixe siècle et les années 1950.
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