Chapitre VII. Le citoyen-soldat : une cible de choix
p. 201-225
Texte intégral
1À Rome, la guerre a été un phénomène omniprésent et il n’est pas douteux que les blessés au combat étaient nombreux. Une bonne partie d’entre eux sont certainement restés invalides ou du moins durablement marqués. Les types de blessures dont ont souffert les combattants sont multiples et dépendent essentiellement des accessoires de protection qu’ils portaient ainsi que de la nature des différentes armes utilisées lors des affrontements1. De nombreuses parties du corps étaient exposées aux assauts des divers projectiles et lames au cours de la bataille. Leur vulnérabilité était d’autant plus importante aux endroits qui n’étaient pas totalement recouverts ; les cuisses, par exemple constituaient une cible facile, tant dans les combats rapprochés que par l’intermédiaire d’instruments de jet comme les javelots ou encore des projectiles telles les flèches2. La tête est aussi un endroit sensible, malgré le port régulier de casques en bronze, car certaines parties de celle-ci restaient à la merci des coups. On ne peut pas non plus écarter le fait que certains combattants ne devaient pas disposer constamment d’un équipement de protection complet. Les pertes pendant l’assaut devaient être nombreuses. Les yeux sont aussi particulièrement vulnérables et de nombreux auteurs rapportent des anecdotes à propos de soldats borgnes ou aveugles plus ou moins célèbres3. L’image du militaire borgne a été utilisée également pour caractériser certains ennemis de Rome particulièrement coriaces comme Hannibal mais aussi des Romains rebelles tels Sertorius ou Claudius Civilis4. Sans compter la foule des légionnaires victimes des affres guerriers5.
2Les blessures liées aux combats ont contraint les autorités romaines à s’adapter et à avoir le souci de la santé de leurs hommes, ce qui a favorisé certaines innovations et avancées médicales. Progressivement, et à mesure que les lieux des affrontements s’éloignaient de l’Italie, les armées ont été dotées d’une équipe médicale6, officiant dans des espaces du camp spécialement dévolus à leurs activités : les ualetudinaria7. Au niveau des techniques, certaines pratiques médicales sont spécifiques au monde guerrier, Celse décrit comment extraire les pointes de flèches du corps des patients, en fonction de la forme du projectile et en tenant compte du fait qu’il pouvait être empoisonné8. La récurrence du fait guerrier dans l’Antiquité et l’importance de la place qui lui est faite dans la littérature pourraient amener à croire que l’étude de la condition des individus infirmes, en contexte militaire, est aisée. En réalité, il n’en est rien et l’historien se heurte à de nombreux écueils méthodologiques. Si les textes ne sont pas avares de détails sur les opérations armées et les combats, la mention des blessés n’est que sporadique ; en partie, sans doute, en raison du nombre, encore plus grand, de morts et du peu de chances de survie pour les plus gravement touchés. La plupart du temps, les mutilés du champ de bataille ne sont mentionnés qu’incidemment et on ne dispose que rarement de renseignements sur la teneur exacte des blessures dont il est question, ni sur la survie des soldats touchés, leurs séquelles éventuelles, leur traitement et la poursuite possible ou non de leur carrière. Cependant, des blessés de guerre plus ou moins illustres ont servi à l’édification en tant qu’exempla, modèles d’audace, de bravoure et de courage à imiter. Les liens entre l’atteinte physique et la chose militaire sont extrêmement difficiles à circonscrire en dépit du nombre de textes sur le sujet. Quels étaient les critères physiques de recrutement des jeunes soldats ? Quels étaient la condition et le traitement réservés aux invalides de guerre ? L’archéologie peut apporter des informations intéressantes, notamment par le biais de documents épigraphiques tels que les diplômes militaires de libération de vétérans ou encore les stèles funéraires des soldats. Les sources ostéologiques pourraient sans doute constituer un indice de choix pour étudier les séquelles osseuses les plus fréquentes chez les soldats, malheureusement la pratique de la crémation et le fait qu’il est rare de disposer de la stèle funéraire et des restes qui s’y rapportent rend cette potentialité assez inopérante puisque cela nous cantonne au seul stade des hypothèses en fonction du type de blessures dont sont porteurs les ossements. Ainsi, L. Capasso propose d’identifier le sujet E26 d’Herculanum comme un soldat en raison de la nature des traumatismes présentés par ses os9. Un autre obstacle se situe au niveau de la chronologie. Le thème n’est pas statique et l’armée républicaine n’est pas celle des débuts du principat, qui est elle-même bien différente de celle du ive siècle. Les mesures exceptionnelles des temps d’urgence et de crise tranchent évidemment avec la règle générale des temps de paix. Ces paramètres sont à prendre en compte.
L’armée et la condition physique des combattants
Le recrutement
« On appelle tirones (recrues) les jeunes gens solides qui sont envoyés à l’armée et se révèlent capables de porter les armes. En effet, on ne les juge pas seulement d’après leur classe d’âge, mais d’après leur apparence physique et leur état de santé (aspectu et ualetudine corporis). De là, vient qu’on appelle aussi tirones ceux qui, avant la probation par le serment, ne sont pas encore des soldats10. »
3Cette définition tardive d’Isidore de Séville (560-636) donne un aperçu, bien qu’assez flou, de la condition physique requise chez une jeune recrue. Le bon sens semble suggérer que, sans précision quant aux infirmités et pathologies d’office rédhibitoires, des déficiences physiques très prononcées comme des difficultés de mobilité ou des problèmes sensoriels, comme par exemple la cécité ou même une myopie sévère en l’absence de correction optique, empêchaient un jeune homme d’être enrôlé11. Qu’en est-il des atteintes corporelles plus légères ? À ma connaissance, nous ne disposons d’aucune liste des anomalies qui pouvaient exposer à la réformation de potentielles recrues. D’autres sources abordent la question mais elles sont également tardives. C’est le cas du traité militaire de Végèce (ive-ve siècles) et des textes normatifs compilés aux ve et vie siècles. Pour les périodes antérieures, les éléments sont plus rares ; mais, Végèce, dans le préambule de son ouvrage, se propose de montrer les mesures anciennement adoptées pour le choix et l’entraînement des recrues12. Il semble raisonnable d’envisager qu’à toutes les époques, hormis, peut-être, dans les temps de crise les plus graves, un examen médical des futurs membres de l’armée était opéré. Les critères évalués apparaissent comme relativement flous et ont probablement varié au cours du temps. D’après Végèce, c’est le choix éclairé des recrues qui a permis à Rome d’acquérir un sens de la pratique des armes tel qu’il lui a assuré les moyens de la soumission de l’univers13. Corps et caractère sont intimement liés. S’appuyant sur la théorie des humeurs, certains auteurs s’étaient déjà prononcés sur les traits physiques et le tempérament qui variaient d’un climat à un autre14. Ces idées sont reprises par Végèce afin de bien sélectionner les hommes :
« Il est de fait qu’en tout pays naissent indistinctement des braves et des lâches. Cependant, tel peuple surpasse tel autre à la guerre, et d’ailleurs le climat influe singulièrement sur les facultés physiques et morales. Nous alléguerons à cet égard l’opinion des juges les plus compétents. Tous les peuples rapprochés du soleil, disent-ils, exposés à une chaleur absorbante, ont plus de vivacité, d’instincts et moins de sang ; aussi le courage et l’aplomb leur font-ils défaut pour combattre de près, dans la crainte, des blessures dues à leur organisation peu sanguine. Ceux du Nord, au contraire, éloignés des ardeurs du soleil, sont moins prévoyants, il est vrai ; mais en retour, leur vigoureuse constitution les prédispose merveilleusement à la guerre. Il faut donc choisir les recrues dans des climats tempérés, là, où une surabondance de vie fait affronter les blessures et la mort, sans rien ôter de l’esprit de prudence qui inspire la subordination au camp et dirige la conduite sur le champ de bataille et dans les conseils15. »
4Végèce se pose la même question pour les villes et les campagnes : d’où viennent les meilleurs combattants16 ? La taille semble également avoir été un critère important ; pour devenir soldat, il faut être grand et ce encore plus dans les premiers temps de l’Empire, où il fallait faire six pieds de haut, ou à la rigueur cinq pieds et dix pouces pour entrer dans les cavaliers auxiliaires et dans les premières cohortes de légion17. Ce critère de recrutement persiste puisque le Code théodosien stipule que les soldats devaient mesurer, au minimum, cinq pieds et sept pouces18. Ce paramètre semble donc exclure d’office les personnes atteintes de nanisme des rangs de l’armée, alors même que le nain est régulièrement représenté en boxeur, lutteur ou en combattant, il n’est, finalement, qu’un belligérant de banquet, de palestre ou d’arène, cantonné à assaillir les grues. Le même auteur atteste encore un examen réglementaire des futures recrues :
« L’organisateur du recrutement examinera avec attention le visage, les yeux, la conformation particulière des membres (conformatione membrorum) de ceux qui doivent devenir un jour des soldats. […] Que le jeune homme, destiné aux travaux de Mars, ait l’œil éveillé, la tête droite, la poitrine large, les épaules musculeuses, les bras nerveux, les doigts allongés, peu de ventre, les jambes minces, les jarrets et les pieds non chargés de chair, mais solidement unis par les cartilages. Si vous rencontrez ces caractères chez un conscrit, ne vous inquiétez pas de la taille : la force dans le soldat vaut mieux qu’une haute stature19. »
5Sans grande surprise, le meilleur soldat potentiel est celui qui a un corps résistant, vigoureux, bien fait et disposé à l’exercice. Une solide constitution devait même faire oublier une petite stature, ce qui n’est pas en parfaite adéquation avec le règlement du Code théodosien, témoignant peut-être de l’acceptation ponctuelle de soldats plus petits. On insiste sur la bonne conformation des membres qui était sans doute nécessaire à la fois pour les combats mais aussi pour les longues marches qui attendaient ces jeunes hommes. Il est probable que les individus qui avaient des anomalies au niveau des bras, les affaiblissant dans le maniement des armes, ou aux jambes, qui les gênaient dans les déplacements, n’étaient pas recrutés. R. W. Davies20 souligne aussi l’importance des yeux. Le recruteur doit les observer : il faut que la recrue ait « l’œil éveillé », ce dont témoigne un papyrus d’Oxyrhynque21. Il s’agit de la copie de la décharge militaire d’un homme, validée par le préfet d’Égypte en 52, en raison de la faiblesse de sa vue, diminuée par la cataracte. Les éléments pris en compte dans l’évaluation des jeunes recrues semblent donc être le corps (conformation et tempérament), la taille et le bon état des yeux sans que soient davantage précisées les variations anatomiques définitivement rédhibitoires. Arrius Ménandre (iie-iiie siècles), repris dans le Digeste, évoque une anomalie qui ne doit pas exclure du service des armées :
« Celui qui, de naissance ou par accident, n’a qu’un testicule pourra servir, d’après le rescrit de l’empereur Trajan : car on rapporte que les généraux Sylla et Cotta furent dans ce cas22. »
6Il s’agit de l’indication la plus précise dont nous disposons pour un problème présent avant le recrutement et qui n’est pas un obstacle à celui-ci. Il ne me semble pas qu’il faille s’étonner de l’absence de critères bien précis quant aux vices corporels qui empêchaient l’enrôlement dans les descriptions dont nous disposons. Je ne pense pas que l’absence de ce type de liste soit à mettre en relation avec la perte, ou la non-transmission d’un texte rapportant des consignes appliquées lors du choix des hommes. Un tel document n’existait peut-être pas et seule une transposition de nos conceptions modernes sur un passé aux pratiques et idées différentes pourrait nous conduire à penser l’inverse. En effet, une mutilation est disqualifiante pour une activité particulière, elle ne l’est pas forcément pour une autre. Dans ce sens, l’infirmité n’est alors qu’une déficience ponctuelle plus ou moins importante selon la gravité du défaut en question. Certaines incapacités étaient tellement évidentes pour un combattant et relevaient du bon sens, telles que la cécité ou la paralysie, qu’il n’était donc pas nécessaire de les mentionner dans une liste de déficiences rédhibitoires car elles devaient sans doute « aller de soi ». En revanche, les variations anatomiques plus légères, comme un doigt ou un orteil surnuméraire, étaient sûrement laissées à l’appréciation du recruteur à qui il revenait d’estimer l’entrave engendrée par celles-ci pour le combattant ; ce qui laissait aussi l’avantage de pouvoir assouplir considérablement les critères de recrutement en cas de crise grave. Une autre question se pose quant à l’identité de la personne chargée de cet examen préalable. Rien n’indique qu’il s’agisse d’un médecin. Végèce précise que c’est à l’organisateur du recrutement (qui dilectum acturus est), selon toute probabilité un magistrat, de passer en revue les futurs soldats23. Le papyrus d’Oxyrhynque stipule que c’est le préfet d’Égypte qui est l’auteur de la décharge, mais il ne fait sans doute que parapher pour donner son autorité au document et il n’est pas la personne qui a établi le diagnostic de la cataracte. L’intervention ou la présence des médecins de l’armée n’est pas mentionnée, mais on sait qu’ils jouaient un rôle dans l’octroi des congés pour raison de santé à des militaires blessés au combat. Ils étaient donc peut-être aussi présents, ne serait-ce que pour donner un avis, aux côtés des personnes chargées du dilectus. Les jeunes recrues suivaient un entraînement de quatre mois, au moins à l’époque de Végèce, au cours desquels il était encore possible de détecter leurs éventuelles déficiences, avant qu’elles ne soient définitivement incorporées dans l’armée. Si les derniers temps de la République et les premières heures de l’Empire ont vu le passage progressif d’une armée de conscription à des troupes de métier volontaires, l’obligation de servir pour chaque citoyen n’a jamais été abolie et, dans les cas d’urgence, chacun pouvait toujours être appelé à combattre, comme le souligne G. Wesch-Klein24. Certains n’ont donc pas hésité à mutiler un proche ou à s’automutiler afin d’échapper au service des armes25. On dispose du témoignage de Suétone à propos d’un chevalier qui coupa les pouces de ses deux fils afin de les dérober au service militaire. Ses biens furent confisqués et il fut vendu à l’un de ses affranchis à qui Auguste recommanda de le reléguer à la campagne et de l’y laisser vivre comme un homme libre26. La blessure n’est pas anodine puisqu’en ôtant la faculté de préhension (par l’ablation des pouces) à ses fils, il les rend inaptes au maniement des armes. Une anecdote similaire se rencontre chez Valère Maxime, où un certain Vettienus s’ampute des doigts de la main gauche afin de ne pas participer à la guerre sociale. Ses biens sont mis à l’encan et il doit être constamment enchaîné en guise de punition27. La question a également fait l’objet de règlements normatifs attestés au moins à partir du iies. Celui qui en temps de guerre cherchait à soustraire son fils du service armé devait être exilé et une partie de ses biens confisquée. En temps de paix, il était battu de verges. Quant au jeune homme en question, il convenait de le placer dans un corps inférieur à celui qu’il aurait dû intégrer quand il était en état de santé28. Plus tardivement, le Code théodosien fournit encore des informations supplémentaires dans ce domaine29. Constantin aurait ordonné que les fils de vétérans qui avaient été mutilés, dans le but de les soustraire au service des armes, devaient assumer des responsabilités au sein du sénat local30. Cette règle s’applique aussi aux cas d’auto-mutilations31. Concernant ces derniers la législation a sans doute fluctué, un article du Code précisant également que leurs auteurs devaient être brûlés vifs32. Enfin, un décret de 381 stipulait que ceux-ci devaient servir dans l’armée en dépit des infirmités qu’ils s’étaient créées33. Dans les provinces, la possibilité était même offerte d’enrôler deux recrues mutilées au lieu d’un homme sain. Si la règle générale était de recruter des hommes jouissant d’une bonne condition physique et qui avaient passé avec succès un examen montrant leur aptitude au combat, des exceptions, liées aux temps de crise, aux mutilés, etc., semblent possibles.
Des soldats infirmes ?
7L’armée ne recrute pas d’infirmes, en dehors des quelques exceptions évoquées, et liées à des circonstances particulières, mais la guerre se chargeait d’en produire beaucoup. Qu’advenait-il de ces combattants blessés ? Très tôt, Rome a compris que le soin des blessés était un point important dans la gestion de la logistique militaire34. Progressivement, les campagnes s’éloignant de Rome et de l’Italie, il a fallu penser un système de prise en charge des soldats touchés au combat, puisqu’il n’était plus techniquement possible de les renvoyer éventuellement à proximité de l’Vrbs pour les soigner. Ils sont alors gardés au camp où on met progressivement en place des quartiers qui leur sont réservés : les ualetudinaria. C’est Cicéron qui est l’un des premiers à mentionner la présence de médecins sur le champ de bataille35. À la fin de la période républicaine, les soldats pouvaient aussi, peut-être, être laissés dans une ville amie où ils se remettaient, tandis que le reste de la troupe continuait son chemin36. Ces habitudes ont semble-t-il évolué tout au long de la période et pour l’époque tardive, Végèce informe que certains officiers étaient remplacés le temps de se remettre sur pied par des lieutenants qu’ils s’étaient associés au préalable37. Les textes sont plutôt discrets quant au devenir de ces soldats blessés. Ceux qui avaient été légèrement touchés réintégraient certainement les troupes après avoir reçu des soins adéquats et le temps de repos nécessaire à leur rétablissement38. Les plus sévèrement atteints, ceux qui gardaient des séquelles graves et irréversibles, étaient probablement mis en congé pour raisons médicales (voir plus loin). La question est plus délicate concernant ceux pour lesquels les stigmates étaient d’une gravité intermédiaire (boiterie, monophtalmie…) et qui, bien que diminués, n’en étaient pas pour autant devenus totalement inaptes au combat. É. Samama a récemment montré que les éclopés n’étaient pas absents des rangs des armées grecques39. La situation devait, certainement, être similaire à Rome. Le nombre de blessés engendrés par les guerres devait être tel qu’il semble impossible que tous aient été congédiés ; les plus aptes devaient reprendre le service après une période de convalescence. Si les soldats étaient pris en charge par les médecins de légion, il est difficile de savoir sous quelles conditions ils pouvaient reprendre le service actif. Repassaient-ils un examen tel que celui qui était imposé aux jeunes recrues ? C’est envisageable pour les temps de paix. En revanche, pour les moments de crise, le besoin d’hommes devait être impératif et il est probable qu’on renvoyait sur le champ de bataille tout homme tenant debout et capable de tenir une arme. Certains documents suggèrent que des légionnaires, en partie invalides, ont poursuivi leur carrière dans l’armée malgré les infirmités.
« Et ce fait ne surprendra pas, si l’on songe à certains exploits individuels, comme ceux du centurion Cassius Scaeva ou du simple soldat Gaius Acilius, pour ne pas en citer davantage. Le premier, ayant un œil arraché, la cuisse et l’épaule transpercées, son bouclier traversé par cent-vingt coups, continua de défendre la porte du fort qui lui avait été confié. Acilius, ayant eu, dans un combat naval près de Marseille, la main droite coupée, alors qu’il saisissait la poupe d’un navire ennemi, imita l’exemple de Cynégire, fameux chez les Grecs, et s’élança dans ce navire, en repoussant avec la bosse de son bouclier les adversaires qui se présentaient à lui40. »
8L’anecdote est complétée par le texte de César, où Scaeva est récompensé de son courage par une promotion, attestant, qu’en dépit de ses blessures, il n’est pas congédié.
« Voulant apporter un témoignage des épreuves et des dangers subis, les soldats refirent devant César le compte d’environ trente mille flèches qui étaient tombées sur le fortin ; ils lui présentèrent le bouclier du centurion Scaeva, où l’on trouva cent-vingt trous. César, en reconnaissance des services rendus à lui-même et à l’État, fit don à ce centurion de deux cent mille sesterces, et le fit passer de la huitième classe à la première (car il était bien clair que c’était pour une bonne part grâce à lui que le fortin avait été sauvé) ; il accorda ensuite à la cohorte double solde, et distribua très largement blé, vêtements, nourriture et décorations militaires41. »
9César ne mentionne pas explicitement, comme le fait Suétone, la perte d’un œil pour Scaeva, mais il parle de quatre centurions qui perdent leurs yeux, on peut donc supposer que celui-ci faisait partie du nombre. G. Capdeville42 fait le lien entre ce personnage et une poursuite possible de sa carrière militaire après ces événements. Le texte de César suggère déjà que le centurion n’a pas quitté le métier des armes après l’assaut du fort. Une balle de fronde43, datant de 40 avant n. è., et utilisée au cours du siège de Pérouse par les troupes d’Octave, porte le nom d’un Scaeva. La stèle funéraire d’un cavalier enterré à Minturnes44 mentionne une alae Scaevae. Selon G. Capdeville, tous ces indices semblent attester que Scaeva a poursuivi son parcours militaire après sa blessure, mais, sans informations plus précises, il est difficile d’être absolument affirmatif. Pourtant, le cas n’est pas isolé dans la littérature latine. D’autres récits attestent un combattant gravement blessé, resté invalide, mais qui retourne au combat ensuite. Le plus célèbre est l’ancêtre de Catilina, M. Sergius :
« À sa deuxième campagne, il perdit la main droite ; en deux campagnes, il fut blessé vingt-trois fois, au point de ne plus pouvoir se servir normalement ni de ses mains ni de ses pieds ; […] il fit, par la suite, plusieurs campagnes, bien qu’il fut soldat infirme. Pris deux fois par Hannibal – qui n’était rien moins qu’un ennemi ordinaire –, il s’échappa deux fois de sa captivité, bien qu’il fût gardé tous les jours, pendant vingt mois, le corps enchaîné ou les pieds entravés.
[En un jour], il livra quatre combats avec sa seule main gauche et eut deux chevaux transpercés sous lui. Il se fit faire une main droite en fer et, combattant avec cette main attachée à son bras, il fit lever le siège de Crémone, défendit Plaisance, s’empara de douze camps ennemis en Gaule45… »
10M. Sergius continue bien à combattre après une blessure reçue sur le champ de bataille, alors qu’il pouvait sans doute prétendre à un congé46. Pline ne marque aucun étonnement face à cette situation, ce qui peut laisser entendre que, non seulement on pouvait être autorisé à se battre alors qu’on était en partie infirme, mais aussi que cette situation n’était sans doute pas exceptionnelle. Concernant M. Sergius, la gravité des séquelles décrites en fait certainement quand même une exception, à moins qu’on ait forcé volontairement le trait à propos de ses lésions afin de souligner encore plus sa bravoure. En outre, il est envisageable que, dans certaines circonstances, le soldat tout en continuant à combattre pouvait recevoir des dédommagements pour la perte de son intégrité physique au service de la patrie.
« La Weser coulait entre Romains et Chérusques ; sur la rive du fleuve parut Arminius avec les autres chefs, et il demanda si César était arrivé ; quand on lui eut répondu qu’il était là, il sollicita l’autorisation de s’entretenir avec son frère. Celui-ci servait dans l’armée sous le surnom de Flavus et se distinguait par sa fidélité, ayant même perdu un œil par blessure quelques années auparavant sous le commandement de Tibère. Alors, la permission accordée, il s’avance et reçoit le salut d’Arminius ; celui-ci renvoie son escorte et demande que les archers rangés au bord de notre rive s’éloignent, puis, après leur départ, il interroge son frère sur la blessure qui l’a défiguré. Mention faite du lieu et du combat, il s’informe de la récompense reçue. Comme Flavus énumère une augmentation de solde, un collier, une couronne et d’autres présents militaires, Arminius tourne en dérision cet esclavage à vil prix47. »
11Toutefois, il est difficile de savoir si ces récompenses ont été attribuées à Flavus comme une compensation à sa blessure ou pour sa vaillance durant les affrontements, ou bien encore s’il s’agit d’une combinaison de ces deux facteurs. Les combats n’étaient pas les seules causes d’invalidité chez les légionnaires. Tacite rapporte les faits d’un lieutenant impérial méprisé, Hordeonius Flaccus, rendu infirme par l’âge et la goutte mais qui continue d’officier48. Bien d’autres, en revanche, ont dû voir leur carrière dans les armes s’arrêter à la suite d’une blessure sur le champ de bataille, ce qui pose la question du devenir des soldats après leur départ de l’armée pour raisons médicales. À certaines époques, les invalides de guerre réformés ont joui des mêmes avantages que les vétérans bénéficiaires du congé honorable49. Pourtant, cela n’a pas toujours été le cas. Dès lors, le problème devenait économique. Ne pouvant bénéficier d’une retraite, ces infirmes n’avaient, pour beaucoup, d’autre choix que de continuer à se battre, tributaires qu’ils étaient de leur solde pour survivre. Sur un autre plan, une expérience de militaire chevronné augmentait le prestige et favorisait l’accès à certaines fonctions de l’État romain. Ces récits de guerriers blessés alors qu’ils défendaient leur patrie et portés aux nues par les auteurs ne sont pas anodins, ils avaient un rôle important à jouer sur les esprits des Romains. De grandes figures, souvent légendaires, de combattants mutilés ont été érigées, dans la littérature, comme des exempla, symboles de courage, de bravoure et de dévouement envers Rome qu’il convenait d’imiter, en dépit des sacrifices personnels que cela pouvait impliquer. Il n’est pas toujours aisé de différencier dans ces récits ce qui relève du merveilleux de ce qui est historique, d’autant que les versions données par les différents auteurs ne concordent pas toujours. Deux exemples célèbres de ces personnages sont Horatius Coclès, et Mucius Scaevola. Le premier est, partout, le sauveur de Rome face aux Étrusques et le glorieux défenseur du Pont Sublicius, mais des divergences apparaissent quant à savoir quelles blessures l’ont touché. Valère Maxime50, comme Tite-Live51 et Florus52 n’en font pas du tout mention. Chez Polybe, il périt victime de son dévouement, alors que dans toutes les autres versions Coclès survit53. Un extrait de Plutarque54 évoque une monophtalmie antérieure ainsi qu’une blessure dans le bas du dos. Le passage le plus disert sur la question est celui de Denys d’Halicarnasse pour qui Coclès a perdu son œil dans ce combat célèbre, il est couvert de blessures à cause des traits dont on l’assaille et le haut de sa cuisse est même traversé de part en part par un javelot, il ressort de cette épreuve gravement estropié55. Chez tous ces auteurs, Horatius Coclès est un combattant héroïque, mais les textes qui attestent de blessures graves augmentent encore le prestige de cet homme qui n’hésite pas à sacrifier son intégrité physique pour le salut de Rome. Le but de ce type d’anecdotes est clair : elles donnent des modèles à suivre et le fait que le guerrier sauveur soit blessé ou devenu infirme rend la narration encore plus efficace, le sujet en question apparaissant comme plus noble et méritant. L’infirmité qualifie leur conduite héroïque. Le deuxième exemple dénote de la même démarche : Mucius Scaevola est régulièrement associé aux aventures de Coclès, car il est, lui aussi, l’une des figures glorieuses des débuts de la République et de la lutte contre Porsenna, face auquel il sacrifie sa main dans un brasier en guise de démonstration de la bravoure des jeunes Romains56. À la fin de la période républicaine et au début du principat, l’image de ces deux héros est même réactivée en leur conférant des doubles plus contemporains étudiés par G. Capdeville57. La relation la plus complète des aventures actualisées de ces doubles est celle de Suétone déjà évoquée58. Il y a des différences notables entre les histoires de Coclès/Scaevola et Scaeva/Acilius, néanmoins, la conclusion est la même : le sauvetage de Rome par des soldats héroïques qui reforment un couple de borgne et de manchot. Ici, le borgne, c’est Scaeva (dont Scaevola n’est qu’un diminutif) et Acilius devient le manchot, non par le feu mais en pleine action guerrière. G. Capdeville a bien détaillé les différences et les similitudes entre le duo Coclès/Scaevola et Scaeva/Acilius, il n’est pas nécessaire d’y revenir. Peu importe, en définitive, les différences entre les deux récits, un noyau commun est bien perceptible : l’association d’un borgne et d’un manchot combattant pour sauver la République. Le régime se trouve, alors, dans une situation bien particulière : la guerre civile. Il est possible de voir une double utilité et efficacité dans la relation des aventures de ces quatre personnages. Si on les considère de façon indépendante les uns des autres, tous incarnent, sans conteste, les instruments parfaits d’une littérature pédagogique qui voulait transmettre des valeurs de courage, de bravoure et d’esprit de sacrifice aux combattants des armées romaines. Il est probable qu’à l’époque de César, le récit des exploits, bien connu de tous, de Coclès et Scaevola, bien que frappant pouvait sembler teinté de merveilleux. On peut supposer qu’on a pu éprouver le besoin de réactiver ces modèles au travers de deux légionnaires contemporains afin de leur donner encore plus de poids. Les exploits de ces braves enseignaient deux choses. La première, déjà énoncée, c’est qu’ils ressuscitaient des modèles à suivre pour tous les combattants. La seconde : dans le contexte de guerre civile qui opposait César et Pompée, il n’est pas anodin que César prétende pouvoir compter sur des hommes tel que Scaeva59 qui, par son nom et ses actes, et éventuellement ses blessures, rappelle les gloires légendaires des débuts de la République60. Le message est clair : si de tels combattants ont choisi de rejoindre les rangs de César, c’est que celui-ci incarne le bon choix. Il ne peut donc que sortir victorieux de cette lutte entre imperatores. Là encore les versions varient au gré des textes. Chez Lucain également, Scaeva incarne les deux facettes61. Scaeva est en tout point un exemple à suivre. Il commence par exhorter chacun au courage ; puis, dans le cœur de la bataille, il applique ses propres préceptes et, comme Horatius Coclès, il se retrouve à mener un combat solitaire entouré d’ennemis qui le dardent de traits. L’auteur précise, en outre, que c’est bien l’œil gauche qui est crevé, autre allusion au terme scaeua62. Ce n’est que plus tard que les auteurs vont lui adjoindre Acilius qui fait office de nouveau manchot63. Dès lors, l’histoire n’a plus besoin d’être entièrement plausible, ni toutes les versions de concorder ; César a gagné, depuis bien longtemps, et ces récits justifient la victoire. L’essentiel n’était plus de rendre les faits crédibles mais bien de faire en sorte que chacun puisse reconnaître directement la référence au couple Coclès/Scaevola. Une autre fonction peut être attribuée à l’évocation de ces guerriers héroïques en littérature. M. Delcourt64 rappelle les vertus prophylactiques de l’œil en s’appuyant sur le témoignage de Varron au sujet d’amulettes nommées scaeuolae65. Ne faut-il pas voir dans ces couples de manchots et borgnes un motif qui ferait aussi office « d’amulette narrative » destinée, par les démonstrations de courage de ces infirmes plus ou moins mythiques, à protéger les soldats contre les affres de la guerre, à les exhorter au courage et à repousser la lâcheté ? Ici, l’infirmité serait, en quelque sorte, qualifiante à l’instar de ce qu’a démontré G. Dumézil pour des divinités nordiques comme Odin, un borgne, et Tyr, un manchot66.
12Ce caractère magnifié et glorieux de l’infirmité au combat n’est qu’un aspect, sans conteste bien loin des realia quotidiennes, de la documentation littéraire à disposition. Si des figures légendaires ont été utilisées en littérature pour exalter les vertus du combattant idéalisé prêt à tout pour sauver sa patrie, d’autres textes rapportent des anecdotes moins glorieuses et, peut-être, plus proches de la réalité, tel un soldat ou un général qui, diminué par un problème physique, interprète mal une situation. Un centurion d’Élagabal qui, dur d’oreille, comprend mal l’ordre reçu de tuer un consulaire et le chasse de la ville lui sauvant la vie67. Dans la Vie de Brutus, Plutarque suggère que Cassius s’est retrouvé contraint au suicide, à Philippes, à cause d’une méprise due à sa myopie. Voyant arriver un grand nombre de gens qui chevauchaient dans leur direction68, Cassius envoie un émissaire pour vérifier qu’il s’agit bien d’ennemis, mais méprend les effusions de joie des retrouvailles entre deux parties amies et se persuade qu’il s’agit bien de la venue d’opposants. Alors, il se retire dans une tente avec son affranchi à qui il ordonne de lui trancher la gorge.
13En définitive, qu’elle soit mythique ou réelle, la figure du soldat infirme n’est pas absente des champs de bataille.
La perception ambivalente du corps du guerrier
Exhiber de glorieuses cicatrices : une pratique républicaine ?
14La guerre ne laisse pas uniquement des blessures aboutissant à des séquelles motrices graves. Il est des plaies qui se referment, guérissent sans pour autant provoquer l’infirmité de celui qui les a reçues. Cela ne veut pas dire, non plus, qu’elles disparaissent totalement, certaines laissent une marque : la cicatrice69. Elle constitue, à la fois, un signe identitaire70 et une mémoire du corps71. À Rome, elle revêt une signification ambiguë, révélatrice de conditions sociales bien particulières. Les soldats sont parmi les premiers touchés par les cicatrices dont ils tiraient une certaine fierté.
« Les vrais guerriers s’enorgueillissent de leurs blessures ; ils aiment à montrer le sang qui ruisselle de leur cuirasse : ceux qui rentrent indemnes de la bataille peuvent s’être tout aussi bien conduits, on n’a pas pour eux les mêmes yeux que pour qui en revient blessé72. »
15Au retour de la campagne, les regards s’attardent surtout sur les porteurs de cicatrices car celles-ci sont la preuve physique, visuelle, du courage et du sacrifice de soldats qui n’ont pas hésité à risquer de graves périls pour défendre l’Vrbs. Les auteurs ne sont pas avares d’exemples de combattants dont le corps était marqué par les nombreux stigmates des conflits et dont les plus célèbres, passés à la postérité, pouvaient se vanter que leurs cicatrices soient considérées comme de valeur équivalente aux récompenses et décorations militaires qu’ils avaient reçues pour leurs faits d’armes.
« Lucius Sicinius Dentatus, tribun de la plèbe sous le consulat de Spurius Tarpeius et d’Aulus Aterius, fut, à ce que rapportent les annales, un combattant brave au-delà de ce qu’on peut croire ; son extraordinaire courage lui valut un surnom : on l’appela l’Achille romain. On dit qu’il a combattu contre l’ennemi au cours de cent vingt combats, qu’il ne portait aucune cicatrice dans le dos, mais quarante-cinq de face ; il avait reçu huit couronnes d’or, une obsidionale, trois couronnes murales, quatorze couronnes civiques, quatre-vingt-trois colliers, plus de cent soixante bracelets et de dix-huit lances ; il reçut de même vingt-cinq fois des phalères ; il eut toute sorte de butin pris à l’ennemi, souvent pour avoir provoqué l’adversaire ; il participa à neuf triomphes derrière ses généraux73. »
16L’endroit où se situent les cicatrices est primordial74. Les textes insistent beaucoup sur cet élément, preuve de son importance. Elles doivent impérativement se trouver sur le devant du corps avec une nette préférence pour le torse et jamais sur le dos. La signification prêtée par la société romaine aux cicatrices varie en fonction de leur localisation, car ce lieu est symptomatique de certains comportements, voire d’un statut social spécifique. La marque glorieuse, celle du soldat, est arborée sur la poitrine comme le signe d’un combattant valeureux qui a su faire face à l’adversaire sans flancher75. En revanche, un dos balafré peut signifier deux choses. La première : le légionnaire a fui devant l’ennemi et a été touché dans sa fuite. Dans ce cas, la blessure, une fois guérie, devient le souvenir de sa lâcheté. Le second sens est révélateur d’une condition sociale. Un dos zébré est aussi la caractéristique de l’esclave, soumis aux punitions infligées par le maître. Un homme libre se doit d’avoir le dos intact sous peine d’être assimilé à un poltron ou à un être servile76. Le guerrier est fier de ses cicatrices bien placées, et il se plaît à les dévoiler. Quel est le but d’une telle pratique ? Ces blessures de guerres peuvent-elles procurer un avantage plus concret que la vanité d’avoir défendu sa patrie et d’en récolter une certaine gloire parmi ses pairs et, pourquoi pas et à condition de ne pas être défiguré, du succès auprès des dames ? Pour la période républicaine, les sources littéraires peuvent le laisser penser tant elles abondent de récits où un ancien soldat dévoile ses stigmates dans le but de se faire élire à une magistrature. R. J. Evans77 s’est posée la question de savoir si l’ostentation en public, dans des circonstances bien particulières, des cicatrices relevait plutôt du cérémonial codifié, exigé à des moments précis de la vie du citoyen, ou s’il s’agissait, en fait, d’un topos littéraire. La question est délicate. Plutarque affirme qu’il était d’usage, sous la République, que ceux qui se présentaient au consulat se montrent face aux citoyens, au forum, dépourvus de tunique. Deux raisons peuvent expliquer cet accoutrement. Cela dénote soit une volonté d’apparaître comme humble au moment de présenter leur candidature ; soit, pour ceux qui avaient des cicatrices, de montrer les marques de leur vaillance78. Pourtant il demeure difficile de trancher, afin de savoir si cette démonstration était obligatoire ou au moins habituelle. La multiplicité des occurrences de tels exercices dans la littérature peut le laisser penser. Cependant, le cas de Marius, rapporté par Salluste, suggère quelque chose d’un peu différent. Alors qu’il vient d’être élu au consulat, Marius prononce un discours dans lequel il dit qu’en sa qualité d’homo nouus, il ne peut exhiber les imagines de ses ancêtres et se glorifier de leurs exploits mais qu’il peut, afin de prouver sa valeur, montrer un grand nombre de récompenses militaires et, surtout, les blessures qu’il a reçues par-devant79. Une fois encore, je suis R.J. Evans dans l’interprétation faite de ce document. Marius vient alors d’être élu et rien dans son discours ne laisse supposer qu’il a effectivement dévoilé ses cicatrices comme cela aurait été la coutume selon Plutarque. Il annonce la possibilité de le faire si c’est nécessaire, mais rien ne prouve qu’il l’ait réellement fait. En vérité, il semble que si cette pratique a vraiment eu cours à un moment donné de la République, elle a très vite été passée de mode80. Les exemples cités par les auteurs remontent tous à une période assez haute de la République romaine, et aucune attestation n’est à relever pour le dernier siècle de celle-ci. Par la suite, les cicatrices sont toujours abondamment mentionnées, mais il est rare de les voir évoquées dans un contexte de dévoilement à des fins de promotion électorale. Plutarque affirme même qu’il était jugé incorrect, à la fin de la République, de se présenter au forum sans tunique81. L’exhibition des cicatrices honorables est aussi rapportée dans un autre contexte : au tribunal. Quintilien rapporte ainsi qu’au ier siècle avant n. è. Antoine, défendant M. Aquilius, déchira le vêtement de son client afin de montrer les cicatrices des blessures reçues sur la poitrine pour la patrie afin de faire relaxer le prévenu, comptant non sur l’efficacité de son plaidoyer mais sur le choc visuel reçu par les Romains (sed oculis populi Romani uim attulit) lors de cette démonstration82. Là encore, il ne s’agit peut-être pas d’une pratique coutumière et ritualisée83. Si Quintilien insiste sur « le choc visuel » reçu par les Romains, c’est que manifestement, déjà à l’époque d’Antoine (ou de Quintilien ?), il n’était pas habituel de voir les cicatrices de leurs valeureux combattants en contexte judiciaire. Les cicatrices glorieuses restaient visibles au moment du bain mais elles ne devaient sans doute pas être exhibées publiquement à tout bout de champ84. On reconnaît leur noblesse, on suppose, ou on sait, qu’un tel en est porteur, mais on ne tient pas forcément à les voir. Quant à dire qu’elles offraient un quelconque avantage à celui qui en était touché, ce n’est pas assuré85. Sertorius porteur de stigmates prestigieux échoua au tribunat de la plèbe. Dans le domaine juridique, la conclusion qui s’impose est la même : ce ne sont pas les cicatrices d’Aquilius qui ont provoqué son acquittement mais l’émotion, le pathos suscité par ce dévoilement. Il s’agit d’un stratagème d’avocat parmi d’autres, comme le fait d’arriver mal habillé au tribunal, d’amener les enfants de l’accusé, ou encore, comme Regulus, de se maquiller afin de ressembler à un cyclope pour impressionner l’auditoire86. Quintilien sous-entend que cette méthode a aussi été utilisée par Cicéron, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle est devenue habituelle, sous peine de perdre de son efficacité87. D’ailleurs, pour le procès de Rabirius88, Cicéron ne semble pas user de cette technique, il évoque simplement le fait que si cela s’avérait nécessaire, son client pourrait montrer les marques de son courage. Mais, à aucun moment les cicatrices n’ont été découvertes, semble-t-il. En outre, nous ne disposons d’aucun témoignage attestant la démonstration de leurs cicatrices par les grands imperatores de la fin de la République (Sylla, Pompée, César…), preuve que ce n’était certainement plus l’habitude que de se dévoiler ainsi en public. Par ailleurs, les « mauvaises cicatrices » reprochées à Verrès ou Marc-Antoine par Cicéron89 ne les ont manifestement pas empêchés d’être élus. Selon l’orateur d’Arpinum, tous deux avaient bien des cicatrices sur le torse mais elles ne prouvaient pas leur valeur ; au contraire, elles étaient des signes de leur dépravation. Verrès était affublé des traces de morsures de femmes révélatrices de certains de ses penchants sexuels, quant à Antoine il était comparé à un gladiateur assoiffé de sang. De la même façon, il critiqua aussi le corps dépourvu de cicatrices d’un autre politicien en oubliant manifestement que lui-même n’était pas réputé pour être un grand guerrier90. Ce corpus dénote aussi une évolution des pratiques et des perceptions au cours de la période considérée. Les changements politiques et sociaux marquant le passage de la République au Principat modifient en profondeur les modes d’exhibition publique du corps des magistrats. La monstration des cicatrices par les candidats aux élections ou dans les contextes des contiones de la Rome républicaine ne trouve aucun équivalent ensuite et notamment quand les élections des magistrats passent, au début du règne de Tibère, sous la responsabilité du Sénat. La mise en place d’une haute administration très largement nommée et non élue, administration au sein de laquelle sénateurs, chevaliers et affranchis impériaux sont placés en position de hiérarchie autant que de compétition a rendu inopérante l’éventualité de telles démonstrations. Si des auteurs comme Quintillien ou Sénèque font alors encore allusion au dévoilement de glorieuses cicatrices ce n’est plus dans un contexte politique et électoral où ces pratiques n’avaient plus lieu d’être.
Un courage qui ne protège pas du rire, de la honte et du dehonestamentum corporis
17La présence, ou l’absence, de cicatrices sur le torse n’est ni une disqualification, ni une véritable aide à l’ascension sociale du soldat-citoyen. Cependant, la cicatrice ou l’infirmité même acquise glorieusement n’immunise pas contre le regard (négatif) d’autrui. La blessure sur la poitrine peut être voilée et dévoilée à l’envi, ce n’est pas le cas d’une atteinte au visage ou d’un problème moteur. Le corps subit le dedecus, c’est-à-dire le déshonneur91, car il n’a plus la bonne conformation, celle qui sied à la bienséance92. La situation est d’autant plus problématique si la marque se situe au visage93. Comme l’ont montré D. Gourevitch et M.D. Grmek94, même à l’époque du vérisme, il est très rare de voir un visage balafré représenté dans la statuaire, ce qui pourrait suggérer que ce type d’atteinte n’était pas très bien vu. D’après Pline l’Ancien, le célèbre peintre Apelle fit le portrait du roi Antigone, qui était borgne, en usant d’un moyen permettant de cacher ce défaut. Il le fit de profil afin que ce qui manquait réellement au personnage ne semblait manquer qu’à la peinture et il ne montrait de la face que le côté qu’il pouvait dévoiler tout entier95. Le regard porté sur ces atteintes au corps, même glorieusement reçues, est ambivalent. Certaines blessures posent plus de problèmes que d’autres car elles ne peuvent être dissimulées. La boiterie et la monophtalmie en font partie. M. Pardon-Labonnelie96 a, dans sa thèse, parfaitement décrit le regard porté sur les sujets borgnes. Leur physique est répugnant car dissymétrique, ils sont régulièrement l’objet de moqueries et de jeux de mots ; les satiristes ne sont, évidemment, pas les derniers à se prêter à ce genre d’exercices.
« Combien la borgne Philaenis est hideuse, veux-tu que je te le dise en deux mots, Fabullus ? Aveugle, Philaenis le serait moins97. »
18Le borgne, c’est aussi la matérialisation du mauvais œil, ce qui favorise les superstitions. Par exemple, certains riches citoyens romains refusaient de poser les yeux sur « une prêtresse borgne » dont la vue est considérée comme effrayante98. Nos valeureux guerriers font-ils exception à cette dévaluation globale de la monophtalmie ? On pourrait le penser compte tenu de l’image laissée par la tradition de la figure légendaire d’Horatius Coclès. D’autres cas sont plus ambigus :
« Promu à un haut commandement, il ne se relâcha pas de son audace de soldat ; il accomplit de sa main d’étonnantes prouesses et combattit sans se ménager ; c’est ainsi qu’il eut un œil crevé. Il ne cessait de s’en vanter : “Les autres, disait-il, ne portent pas constamment sur eux les insignes de la valeur : ils déposent parfois colliers, lances et couronnes. Moi, je garde toujours les marques de ma bravoure, et tous ceux qui voient ma disgrâce constatent en même temps mon courage.” Le peuple aussi lui témoigna l’estime qu’il méritait : comme il entrait au théâtre, il fut accueilli par des applaudissements et des acclamations, honneur que même des gens avancés en âge et couverts de gloire obtenaient difficilement.
Cependant, quand il brigua le tribunat de la plèbe, l’opposition de Sylla le fit échouer, et c’est de là que vint sans doute sa haine à l’égard de Sylla99. »
19La monopthalmie de Sertorius n’est probablement pas la raison de son échec au moment de briguer une magistrature. Cependant, le fait d’apposer cette défaite à la description de sa blessure crée un effet d’assimilation, entre l’œil manquant, la défaite au scrutin et les agissements de rébellion envers Rome qui ont suivi. Il faut ici replacer l’extrait dans un motif plus global. Le borgne est aussi l’ennemi par excellence de Rome. De célèbres borgnes se sont opposés à la puissance de l’Vrbs. L’exemple le plus fameux est celui du Carthaginois Hannibal qui avait perdu un œil sur la route de Rome. Méprisé par les Romains100, il leur a pourtant toujours inspiré une grande crainte. L’exemple vaut aussi pour Civilis, lors de la révolte de 69. À l’instar d’Horatius Coclès101, Sertorius a perdu un œil en combattant pour sa patrie, pourtant il s’est retourné contre celle-ci et est devenu un ennemi. L’assimilation entre les deux personnages ne s’arrête pas à l’œil crevé, chez Plutarque, Sertorius survit à un plongeon en armes dans le Rhône, ce qui n’est pas sans rappeler les hauts faits de Coclès au Pont Sublicius. Plus extraordinaire encore, il est mis sur le même pied que Scaevola par une mission dans le camp adverse102, qu’il effectue en revêtant le vêtement celte103. Ces deux anecdotes qui se suivent de très près dans l’œuvre de Plutarque (III, § 1-2 et III, § 3-4) ne peuvent pas relever de la coïncidence. Sertorius est le borgne ambivalent par excellence : un modèle de gloire et de bravoure qui devient l’ennemi de la République.
20La boiterie est soumise au même regard et les histoires mettant en scène des soldats boiteux, ayant honte de leur condition, en dépit de la bravoure qu’elle reflète, relèvent du topos littéraire104. Partout, un boiteux craint de se montrer en public, un proche l’y encourage cependant, vantant les circonstances prestigieuses qui lui ont valu son infirmité. Cette récurrence de la littérature n’est certainement pas anodine et traduit bien l’ambiguïté qui devait présider au regard porté sur le soldat infirme. D’une part, on reconnaît la valeur du personnage et du sacrifice qu’il a consenti ; mais, d’autre part, la perte de l’intégrité physique reste significative d’un déshonneur du corps et le statut de valeureux soldat n’en protège pas toujours. La noblesse de l’origine de la blessure est parfois complétement oubliée, et le rire et la moquerie prennent le pas sur le respect. C’est le cas, semble-t-il, d’un certain Teidius Sextus qui, alors que déjà vieux et estropié d’une jambe, décide de rejoindre les troupes de Pompée en Macédoine. À son arrivée au camp il suscite rire et moqueries, bien que Pompée en personne vînt vers lui reconnaissant que des gens même vieux et mutilés le rejoignent105.
21De même, Tite-Live rapporte comment, alors qu’il découvrait ses nobles cicatrices reçues au combat, on se moqua de M. Servilius car il dévoila aussi par inadvertance une tumeur qu’il avait à l’aine. Cette tumeur il la souhaitait tout aussi glorieuse car il la devait, d’après lui, aux longues heures passées à cheval dans les armées106.
22Dans ces circonstances, ce n’est pas un hasard si César, dans le conflit qui l’oppose à Pompée, demande à ses hommes de frapper l’ennemi au visage, contrairement à l’habitude.
« Pendant que les fantassins se heurtaient et combattaient ainsi au centre, les cavaliers de Pompée s’élançaient impétueusement à partir de l’aile et déployaient leurs escadrons pour envelopper l’aile droite de César. Mais, prévenant leur attaque, les cohortes mises en réserve par César accourent, et au lieu de se servir de leurs javelots comme de traits, suivant leur habitude, ou de frapper de près les cuisses ou les mollets des ennemis, elles les visent aux yeux et les blessent au visage, comme César leur avait appris à le faire, car il se doutait que des hommes peu familiers avec les combats et les blessures, jeunes et fiers de leur beauté en fleur, redouteraient particulièrement ce genre de coups et ne tiendraient pas contre la crainte du danger présent et la perspective d’être défigurés à l’avenir. C’est précisément ce qui arriva : ils ne supportaient pas les javelots pointés vers le haut et n’osaient pas regarder le fer brandi devant leurs yeux ; ils se détournaient et se couvraient la tête pour préserver leur visage107. »
23Cet exemple supplémentaire semble bien confirmer que les soldats ne sont pas immunisés contre le dehonestamentum corporis ; d’autant que leurs cicatrices ne sont pas forcément glorieuses. Les légionnaires sont soumis au respect de la discipline et enfreindre les règles les expose à des châtiments corporels. Nombreuses sont les sources qui abordent la déchéance, la dégradation qui touche le corps du soldat108. Le traitement réservé au soldat par la hiérarchie était parfois très dur et l’engagement militaire marquait durablement les corps même en dehors des champs de bataille. La cicatrice, comme le rappelle N. Mathieu109, est un signe identitaire par sa position sur le corps mais aussi par l’instrument qui inflige la blessure. Pour le soldat, comme pour l’esclave, l’outil qui sert à punir et qui laisse une marque ne produit pas une blessure honorable110. Si, en théorie, depuis les lois Porciae, on ne pouvait frapper des verges un citoyen romain, le contexte militaire a justifié des exceptions111. Il n’est donc pas étonnant de voir un auteur comme Celse donner des conseils dans le traitement des plaies et la manière d’accomplir les sutures afin que, plus tard, la cicatrice ait moins d’étendue112. Le même auteur, et d’autres, comme Pline l’Ancien, ont aussi fourni un certain nombre de recettes visant à faire disparaître ou à rendre plus belles les cicatrices113, et particulièrement celles du visage114. La multiplicité des recettes rapportées dans l’Histoire naturelle semble bien attester que la question n’était pas anodine et si les soldats ne sont pas les seuls à être concernés, leurs cicatrices ne sont pas toutes glorieuses et bien perçues.
Quel traitement pour les blessés de guerre ?
24Si certains étaient plus ou moins capables de retourner combattre après une blessure, qu’advenait-il de ceux pour qui c’était totalement impossible, en cas de paralysie par exemple ? La documentation reste assez discrète à ce sujet. Dans quelles conditions s’effectue le retour à la vie civile ? Quels étaient leurs moyens de subsistance ? La réponse ne peut être unique, tant la condition militaire a connu des évolutions au cours de la période considérée. Dans le monde grec, certaines cités, comme Athènes, ont mis en place des systèmes d’aides, à destination des invalides de guerre, dont la nourriture était financée par l’État115. Rien de semblable ne paraît exister à Rome aux derniers siècles de la République. Le dédommagement ou l’entretien du soldat blessé semble plutôt se décider au cas par cas, comme des remerciements attribués lors de situations exceptionnelles, quand celui-ci a fait preuve d’un courage remarquable. Le don est alors présenté plutôt comme un remerciement pour le courage dont il a fait preuve plutôt que de la reconnaissance de son statut d’infirme, même si les deux sont liés. Les grands imperatores de la période entretenant leurs propres armées, régissaient le sort de leurs combattants. Pompée, par exemple, fonda une cité où il établit les blessés de ses campagnes d’Orient116. À cette époque, il n’y a apparemment pas de statut défini pour le soldat infirme et leur devenir dépend de la volonté de l’État romain ou de l’homme dont ressortissent les troupes. On peut supposer que ceux qui n’obtenaient pas un quelconque dédommagement permettant leur subsistance se voyaient contraints, lors de leur retour à la vie civile, de travailler, soit en retournant tant bien que mal à leurs champs pour les paysans, soit à l’activité qu’ils exerçaient avant leur enrôlement, s’ils étaient encore aptes à l’exercer. Si ce n’était plus le cas, il leur fallait trouver un emploi compatible avec leurs déficiences. Pour ceux qui étaient le plus gravement atteints et donc devenus incapables d’exercer le moindre travail, ou dont l’activité se voyait considérablement réduite, il est possible de penser que c’était alors le réseau relationnel du blessé qui prenait le relais par l’activation de solidarités amicales et familiales117. Ce n’est qu’avec l’avènement du Principat qu’ont été introduites des mesures uniformes, les troupes étant, désormais, toutes sous le gouvernement d’un seul homme et l’armée véritablement professionnelle118.
« Le préteur ajoute : congédié des troupes pour cause ignominieuse, parce qu’il y a plusieurs sortes de congés. Le congé honorable qu’on obtient après avoir fourni le temps de l’engagement, ou que le prince accorde avant ; le congé précédé d’une cause qui exempte des travaux du service pour raison de la mauvaise santé, et le congé ignominieux119. »
25Les deux premiers types de congés pouvaient donner lieu à des privilèges alors que le troisième non. D’après K. Van Lommel, on peut avancer de manière assurée que le congé honorable et celui qui était délivré pour infamie ont été mis en place au moment de la transition entre la République et le Principat, en revanche, l’instauration de la décharge pour raisons médicales (causarius, ex cause) semble plus incertaine à dater120. Sur ce point, la documentation est problématique, car elle semble indiquer, au moins pour les deux premiers siècles de notre ère, que l’honesta missio et la missio causaria étaient entendues comme synonymes, voire que les deux termes étaient parfois associés121. Ceci n’est pas sans conséquence sur le regard qui devait être porté sur ces soldats, car les vétérans délivrés de leurs obligations militaires par un congé honorable jouissaient d’un certain nombre de privilèges. Les légionnaires recevaient une somme d’argent ou un lopin de terre pour pouvoir s’établir et étaient exemptés de certaines obligations civiques (offices de tutelles ou de curatelles, charges municipales…) et d’impôts122. Les auxiliaires recevaient la citoyenneté. C’est pourquoi l’imprécision des sources est tout à fait significative. Si l’honesta missio et la missio causaria ouvraient effectivement les mêmes droits aux soldats bénéficiant de l’une ou de l’autre, cela témoignerait d’une prise en charge des invalides de guerre par l’État, par l’attribution d’une retraite anticipée en quelque sorte. Pour expliquer cette apparente identité dans les statuts de ces deux types de congés, G. R. Watson123 a émis l’hypothèse selon laquelle le statut de la missio causaria était en fait transitoire, on y aurait rangé les soldats se retrouvant dans l’impossibilité de combattre et qui étaient dans l’attente de l’examen de leur situation afin de savoir s’ils allaient obtenir un congé honorable ou pas. Mais, comme le suggère K. Van Lommel124, cette idée semble pouvoir être remise en question grâce à la documentation juridique. Pourquoi Ulpien parlerait de trois types de congés bien distincts, s’il n’y en avait, en fait que deux et un état transitoire ? Cela semble peu probable. R. W. Davies, J. B. Campbell et H. Grassl125 pensent que, jusqu’en 213, les deux congés offraient les mêmes avantages, simplement, l’un était délivré à des soldats qui arrivaient au terme de leur engagement, l’autre, plus prématuré, concernait ceux qui étaient devenus inaptes au combat en servant dans l’armée126. La situation semble changer en 213 lorsque Caracalla décrète que, désormais, seuls les militaires invalides qui ont vingt ans de service peuvent bénéficier des privilèges réservés aux vétérans127. Cette mesure avait probablement un but économique. Quoi qu’il en soit, cela revenait presque à annihiler le statut des causarii puisqu’il fallait maintenant vingt années de service pour l’obtenir. La décision semble même avoir été réaffirmée par les empereurs Dioclétien et Maximien128. Néanmoins, il est possible que les soldats réformés pour raisons de santé à cette époque aient tout de même bénéficié de quelques exemptions.
« Ayant été renvoyé de votre corps à cause de votre âge avancé, on ne peut douter que votre congé ne soit fondé sur un motif honnête. C’est pourquoi vous devez être exempt des charges civiles et même des dignités. Néanmoins, les lois ne vous permettent pas de vous prévaloir des privilèges qui sont accordés à ceux qui ont servi pendant tout le temps de leur engagement ; car vous avouez vous-même que vous avez été congédié avant cette époque129. »
26Il n’est, certes, pas ici question des causarii, mais on peut supposer que les dispositions prises pour des soldats libérés plus tôt en raison de leur âge pouvaient s’appliquer aussi à des militaires devenus infirmes. Modestin évoque, lui aussi, des mesures similaires :
« Il peut arriver que des militaires qui n’ont pas rempli leur temps de service soient exemptés de la tutelle pour toujours ; mais cette exemption n’est pas tout à fait la même que celle qui est accordée à ceux qui ont rempli leur temps. Celui qui a passé vingt ans dans le service est comparé à celui qui a rempli le temps entier.
Celui qui a été congédié du service avant d’en avoir rempli le temps, n’est pas exempté de la tutelle pour toujours, mais seulement pour un temps, ainsi que pour les autres charges civiles ; voici l’ordre qu’on observe à cet égard. Ceux qui n’ont pas fourni cinq ans de service n’ont aucune exemption, ceux qui ont fourni cinq ans sont exemptés pour un an, ceux qui ont servi huit ans sont exemptés pendant deux ans, ceux qui ont servi douze ans, sont exemptés pendant trois ans, ceux qui ont servi seize ans pendant quatre ; mais ceux qui ont servi vingt ans sont, comme nous venons de le dire, exemptés pour toujours130. »
27Il n’est pas spécifiquement fait mention de la causaria missio comme du motif qui n’a pas permis au légionnaire d’accomplir tout son temps de service ; néanmoins, rien ne semble l’exclure non plus de ces mesures. Après Caracalla, l’État romain ne prenait plus véritablement en charge ses blessés de guerre semble-t-il, hormis s’ils ont remplis la quasi-intégralité de leur service, en leur accordant les mêmes privilèges qu’aux vétérans. Cependant, les causarii semblent conserver quelques privilèges sous la forme d’exemptions. Enfin, il convient de se pencher sur les conditions sous lesquelles étaient accordées les décharges pour raisons médicales. Les sources littéraires renseignent assez peu sur la question. Nous disposons néanmoins d’une mesure de l’empereur Gordien sur le sujet indiquant que les bénéficiaires d’un congé motivé ne pouvaient revenir dans l’armée même sous le prétexte du rétablissement de leur santé131. La causaria missio est donc irrévocable, définitive et ses conditions d’octroi sont très encadrées puisqu’elle est soumise à un rapport rédigé par des médecins, l’emploi du pluriel étant aussi significatif, et doit être validée par un juge. Cette hypothèse d’un examen mené par plusieurs médecins semble confirmée par un papyrus d’Oxyrhinque (cependant bien antérieur puisqu’il est daté de 52 n. è.) où un soldat est réformé en raison de la faiblesse da sa vue causée par la cataracte. S’il n’y est pas fait explicitement mention des médecins, c’est ainsi que R. Davies justifie la présence de la phrase « l’examen a été conduit à Alexandrie » à trois reprises dans ce document132, il pense que si la phrase est répétée c’est parce que le patient a été vu par trois médecins différents qui l’ont tous déclaré inapte.
28En définitive, il n’y a pas de statut unique pour les soldats blessés au combat et restés infirmes. Une mosaïque de situations constitue la condition de ces militaires. Au début de l’Empire, il est possible de penser que l’État a pris en charge ses invalides de guerre en leur délivrant les mêmes privilèges qu’aux vétérans. En revanche, en des temps où ils ne pouvaient prétendre à aucune indemnisation, certains ont, sans doute, dû tenter de retourner au combat malgré leurs déficiences.
Notes de bas de page
1 Salazar, 2000 ; 2013.
2 Tite-Live, Histoire romaine, XXIV, 42, 1-3.
3 Voir notamment les différentes versions des causes de la monophtalmie du héros légendaire Horatius Coclès : Tite-Live, Histoire romaine, II, 10 ; Aurelius Victor, Des hommes illustres de la ville de Rome, 11 ; Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, V, 23-25 ; Plutarque, Vie de Publicola, 16 ; Capdeville, 1972 ; Delcourt, 1957.
4 Africa, 1970 ; il est contredit par Moeller, 1975 ; voir aussi Pailler, 2000. Le fils adoptif de Marius aurait été borgne lui aussi, tout comme le frère d’Arminius qui avait perdu un œil sous le commandement de Tibère (Tacite, Annales, II, 9).
5 César, Guerre civile, III, 53, 3.
6 Davies, 1970.
7 Bader, 2014 ; Baker, 2004.
8 Celse, De la médecine, VII, 5.
9 Capasso, 2001, p. 249-258. Voir aussi Bisel, 2002, p. 468.
10 Isidore de Séville, Étymologies, IX, 3, 36.
11 Sur les critères du recrutement : Cosme, 2007, p. 297-301 et 306 et suiv.
12 Végèce, De l’art militaire, I, préface.
13 Ibid., I, 1.
14 Vitruve, De l’architecture, VI, 1.
15 Végèce, De l’art militaire, I, 2 (trad. V. Develay).
16 Ibid., I, 3.
17 Ibid., I, 5.
18 Code théodosien, 7. 13. 3. Voir aussi Davies, 1989, p. 6.
19 Végèce, De l’art militaire, I, 6.
20 Davies, 1989, p. 7-17.
21 P. Oxy., 39.
22 D. 49. 16. 4 (Arrius-Ménandre au liv. 1 de l’État militaire).
23 Végèce, De l’art militaire, I, 6.
24 Wesch-Klein, 2008, p. 435-438.
25 Gourevitch, 1984a, p. 95-105.
26 Suétone, Vie d’Auguste, XXIV.
27 Valère Maxime, Faits et dits mémorables, VI, 3, 3.
28 D. 49. 16. 4. 11-12 (Arrius-Ménandre au liv. 1 de l’État militaire).
29 Wesch-Klein, 2008, p. 437-438.
30 Code théodosien, 7. 22. 1 ; 7. 13. 4 ; 7. 13. 5 ; 7. 13. 10.
31 Ibid., 7. 13. 4.
32 Ibid., 7. 13. 5.
33 Ibid., 7. 13. 10.
34 Majno, 1975, p. 339-394 ; Salazar, 2000 ; 2013, p. 307.
35 Cicéron, Tusculanes, II, 16, 38.
36 César, Guerre civile, III, 78.
37 Végèce, De l’art militaire, II, 7.
38 À Vindolanda, une tablette de bois a été mise au jour qui fait état des troupes d’un fort aux alentours de 100. On y apprend que sont considérés comme inaptes au service du jour : 31 soldats, les malades, les blessés et ceux qui souffraient d’une inflammation des yeux.
39 Samama, 2010.
40 Suétone, Vie de César, LXVIII. Voir aussi Tacite, Annales, I, 17, 2. « Assez et trop longtemps on avait par lâcheté commis la faute de supporter trente ou quarante ans de service jusqu’à l’âge de la vieillesse et, le plus souvent, avec des corps mutilés par des blessures. »
41 César, Guerre civile, III, 53, 4-5.
42 Capdeville, 1972, p. 604-605.
43 CIL, XI, 6721.
44 CIL, I2, 1569.
45 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 104-105.
46 Beagon, 2002, p. 111-132.
47 Tacite, Annales, II, 9. Pour les récompenses données à des infirmes voir Stahl, 2011, p. 728.
48 Tacite, Histoires, I, 9.
49 Il sera question de cela plus loin dans cette étude.
50 Valère Maxime, Faits et dits mémorables, III, 2, 1.
51 Tite-Live, Histoire romaine, II, 10.
52 Florus, Abrégé d’histoire romaine, I, 10.
53 Polybe, Histoires, VI, 55.
54 Plutarque, Vie de Publicola, XVI, 7.
55 Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, V, 23-25.
56 Pour l’histoire de Mucius Scaevola voir Tite-Live, Histoire romaine, II, 12 ; Valère Maxime, Faits et dits mémorables, III, 3, 1 ; Plutarque, Vie de Publicola, XVII ; Florus, Abrégé d’histoire romaine, I, 10 ; Martial, Épigrammes, I, 21. Delcourt, 1957.
57 Capdeville, 1972. Voir aussi les travaux de Georges Dumézil.
58 Suétone, Vie de César, LXVIII. Sur le même procédé d’assimilation entre Sertorius et Coclès voir Pailler, 2000, p. 56-61.
59 Acilius n’apparaît pas dans la version de César, il n’est associé à Scaeva que plus tardivement.
60 Capdeville, 1972, p. 617-621.
61 Lucain, Guerre civile, VI, 137-165 ; 201-220.
62 Au masculin ce terme signifie « gaucher », mais au féminin il désigne le « présage », peut-être faut-il voir dans l’emploi de ce mot un double clin d’œil, une référence à la fois à Scaevola, le « Gaucher » et le présage de la victoire césarienne.
63 Suétone, Vie de César, LXVIII ; Valère Maxime, Faits et dits mémorables, III, 23 ; Plutarque, César, XVI, 2. Capdeville, 1972, p. 615-617.
64 Delcourt, 1957, p. 179.
65 Varron, De la langue latine, VII, 97.
66 Dumézil, 1968-1973, t. I, p. 423-427 ; t. III, p. 268-280.
67 Histoire Auguste, Vie d’Antonin Élagabal, XVI, 2-3.
68 Plutarque, Vie de Brutus, XLIII, 4-5.
69 Voir Baroin, 2002 ; Evans, 1999 ; Leigh, 1995.
70 Suétone, Vie d’Auguste, LXV ; P. Oxy., 1022 ; Cordier, 2004.
71 Baroin, 2002.
72 Sénèque, De la providence, IV, 4.
73 Aulu-Gelle, Nuits attiques, II, 11, 1-4. Voir aussi Valère Maxime, Faits et dits mémorables, III, 2, 24.
74 Baroin, 2002, p. 35-38.
75 Ibid. ; De Franchis, 2010, p. 78-79 ; De Libero, 2002a, p. 184-185 ; 2002b ; Evans, 1999 ; Faure, 2011, p. 141-148 ; Leigh, 1995 ; Mathieu, 2011, p. 466-467 ; Van Lommel, 2015, p. 95.
76 Cette ambiguïté de perception se rencontre chez Tite-Live concernant une anecdote mettant en scène un citoyen des premiers temps de la République, qui arborait de glorieuses cicatrices reçues au combat sur le torse et de vilaines traces de coups infligés par des créanciers dans le dos. Il n’est pas question ici de transposer des situations de la période archaïque, qui ne peuvent être utiles, à notre propos, simplement la réaction horrifiée, face au dos du soldat, prêtée à son auditoire est intéressante car elle semble être celle qu’auraient pu avoir les lecteurs de Tite-Live, protégés par des lois interdisant de porter la main sur un citoyen romain, et pour qui des marques laissées par des coups dans le dos étaient devenues l’apanage des esclaves, plutôt, peut-être, que celle d’un public des débuts de la République où un citoyen pouvait encore subir le châtiment corporel. Tite-Live, Histoire romaine, II, 23, 3-7.
77 Evans, 1999, p. 77.
78 Plutarque, Vie de Coriolan, 14 ; Étiologies romaines, 49.
79 Salluste, Guerre de Jugurtha, LXXXV.
80 Evans, 1999, p. 90-94.
81 Plutarque, Vie de Caton d’Utique, 44.
82 Quintilien, Institution oratoire, II, 15, 5-9 ; VI, 1, 21 ; Cicéron, Contre Verrès, II, 5, 1-4 ; De l’orateur, II, 194-196.
83 Evans, 1999, p. 90-94.
84 Baroin, 2002, p. 37.
85 Salazar, 2000, p. 126-208 ; Van Lommel, 2015, p. 96-105.
86 Pline le Jeune, Lettres, VI, 2, 2.
87 Quintilien, Institution oratoire, VI, 1, 21.
88 Cicéron, Plaidoyer pour C. Rabirius, 13.
89 Cicéron, Contre Verrès, II, 5, 13 ; Philippiques, VII, 6.
90 Cicéron, Plaidoyer pour Sestius, 10 ; Evans, 1999, p. 83.
91 Baroin, 2002, p. 37.
92 Baroin, 2015, p. 32 et suiv.
93 Quintilien, Institution oratoire, IV, 1, 61. Sur la répulsion inspirée par des cicatrices au visage voir aussi : Ammien Marcellin, Histoires, XXXI, 2, 1.
94 Gourevitch et Grmek, 1998, p. 63-64 ; Leigh, 1995, fig. 17 a et b ; M. Leigh émet l’hypothèse que le sujet représenté présente une cicatrice, peut-être le résultat d’une blessure de guerre, ce à quoi ne souscrivent pas D. Gourevitch et M. D. Grmek, ni Baroin, 2002, p. 45. Sur les cicatrices au visage voir aussi : Dasen, 2007a. Sur les représentations de blessures de soldats : Van Lommel, 2015, p. 106-107.
95 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 90.
96 Pardon-Labonnelie, 2004, p. 52-58.
97 Martial, Épigrammes, XII, 22.
98 Perse, Satires, V, 186 ; Pardon-Labonnelie, 2004, p. 55. Pour le même genre de considérations à propos des boiteux voir : Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXVIII, 7.
99 Plutarque, Vie de Sertorius, IV, 3-7.
100 Juvénal, Satires, X, 145-160.
101 Plutarque, Vie de Sertorius, III, 1-2. Sur cette association voir Pailler, 2000, p. 55-61.
102 Lorsqu’il se fait prendre par Porsenna, Scaevola est en fait en train de l’espionner dans son propre camp.
103 Plutarque, Vie de Sertorius, III, 3-4 ; Pailler, 2000, p. 55-61.
104 Cicéron, De l’orateur, II, 249 ; Plutarque, Fortune d’Alexandre, 331 b-c ; Servius, Commentaire sur l’Énéide, VIII, 646. Baroin, 2018, p. 269.
105 Plutarque, Vie de Pompée, 64.
106 Tite-Live, Histoire romaine, XLV, 39, 17-18 ; Plutarque, Vie de Paul Émile, 31.
107 Plutarque, Vie de César, 45. Sur la même anecdote : Appien, Guerre civile, II, 76 ; Lucain, Guerre civile, VII, 318-323.
108 Tacite, Annales, I, 34, 3 ; I, 35, 1.
109 Mathieu, 2011, p. 457-472.
110 Pour des exemples de punitions en contexte militaire : Aulu-Gelle, Nuits attiques, X, 8 ; Juvénal, Satires, XVI, 5 ; Tite-Live, Histoire romaine, XLV, 35, 5 ; XLV, 39, 16-20.
111 Tacite, Annales, I, 35, 1. Faure, 2011, p. 144-145.
112 Celse, De la médecine, V, 26, 23.
113 Ibid., V, 26, 36 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XX, 4 ; XX, 27 ; XX, 61 ; XX, 94 ; XX, 125 ; XX, 142 ; XX, 157 ; XX, 181 ; XXII, 55 ; XXIII, 7 ; XXIV, 23 ; XXIV, 77 ; XXIV, 134 ; XXVII, 106 ; XXVII, 112 ; XXVIII, 139 ; XXVIII, 188 ; XXV, 188.
114 Ibid., XXIII, 23.
115 Plutarque, Vie de Solon, 31.
116 Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, 50, 3.
117 Sur les obligations de nourrir des parents infirmes voir D. 25. 3. 5 (Ulpien au liv. 2 des fonctions du consul) ; il est cependant impossible de savoir si une telle mesure était déjà applicable à l’époque républicaine.
118 Van Lommel, 2013, p. 70 ; 2014.
119 D. 3. 2. 2. 2 (Ulpien au liv. 6 sur l’Édit). Voir aussi D. 49. 16. 13. 3 (Macer au liv. 2 de l’État militaire).
120 Van Lommel, 2013, p. 65 ; Davies, 1989, p. 227 ; Watson, 1969, p. 123-124.
121 Van Lommel, 2013, p. 66.
122 Pour les privilèges conférés aux vétérans qui reçoivent l’honesta missio, voir Wesch-Klein, 2008, p. 443.
123 Watson, 1969, p. 123-124.
124 Van Lommel, 2013, p. 66-67.
125 Ibid., p. 67 ; Davies, 1989, p. 227 ; Campbell, 1984, p. 312-313 ; Grassl, 1985, p. 283.
126 D. 49. 16. 13. 2 (Macer au liv. 2 de l’État militaire).
127 CJ, 5. 65. 1 (L’empereur Antonin à Saturninus).
128 Ibid., 7. 64. 9 (Les empereurs Dioclétien et Maximien et les Césars à Rufina).
129 Ibid., 10. 54. 2 (Les empereurs Dioclétien et Maximien).
130 D. 27. 1. 8. 2-3 (Modestin au liv. 3 des Excuses).
131 CJ, 12. 35. 6 (L’empereur Gordien).
132 P. Oxy., 39 ; Davies, 1989, p. 227.
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