De l’atteinte physique à Rome, une introduction
p. 11-29
Texte intégral
La notion de handicap, hier et aujourd’hui
1Depuis quelques années, la lutte contre les discriminations et les idées reçues sur le handicap est devenue une priorité dans les sociétés du monde occidental. Les initiatives, publiques ou privées, se multiplient pour combattre les préjugés liés à celui-ci. C’est dans ce contexte qu’en 2009 la Mission Handicap Société générale a lancé une campagne de sensibilisation auprès de ses collaborateurs pour mettre en garde contre certains a priori. Il s’agissait de diffuser des images qui, à partir de données statistiques issues de plusieurs études, mettaient en scène les principaux préjugés concernant les personnes souffrant d’un handicap1. Une de ces affichettes représentait un podium sur lequel prenaient place, en première position, un fauteuil roulant, puis une canne blanche et des lunettes de soleil et, sur la dernière marche, un cerveau.
2Cette illustration était encadrée par deux phrases, la première étant « Plus de 50 % des gens voient d’abord un fauteuil roulant quand ils pensent au handicap » avec une emphase particulière mise, par le biais de caractères de plus grande taille, sur l’expression « voient d’abord » ; et la seconde : « Sur RH online, découvrez pourquoi ils ont 100 % tort », ce passage occupant tout le tiers inférieur de l’affiche dans un encadré de couleur rose qui attire l’œil. Selon les informations fournies par le site tousuniques à propos de cette initiative, la plupart des gens associeraient le handicap au fauteuil roulant alors que « seulement 3 % des travailleurs handicapés y ont recours, et puis 80 % des handicaps sont non visibles en réalité ». Une autre image montrait une chaussure, manifestement de type orthopédique sous laquelle il était possible de lire : « La plupart des gens pensent qu’on en fait trop pour les personnes handicapées. Sur RH online découvrez pourquoi ils ont 100 % tort. »
3En 2004, une enquête menée par J.-F. Amadieu, professeur de sociologie à l’université Paris I, a montré que le handicap était un des critères majeurs de discrimination à l’embauche en France2. Il n’est évidemment pas question ici de procéder à une comparaison entre les mondes actuel et antique, et plus précisément dans l’espace dominé par Rome. Néanmoins, cette campagne, comme beaucoup d’autres entreprises du même type, montre qu’il est nécessaire, lorsqu’il s’agit d’étudier l’atteinte physique (nous reviendrons sur cette formulation), de prendre en considération les interactions entre les représentations sociales et les manières de voir et de définir le handicap. Cette réflexion a été de plus en plus prise en compte dans la recherche de ces dernières décennies, notamment au travers d’un mouvement appelé les Disability Studies.
4La notion de handicap est, en fait, plutôt récente, du moins désignée sous ce terme. En effet, le mot français handicap est, à l’origine, emprunté de l’anglais. Il s’agit de la contraction probable de l’expression hand in cap, « la main dans le chapeau », qui, au xviie siècle, désignait un jeu de hasard où les joueurs se disputaient des objets dont le prix était proposé par un arbitre et la mise déposée dans un couvre-chef (cap). À partir du xviiie siècle, handicap est utilisé dans les milieux hippiques pour désigner le fait d’égaliser les chances des concurrents dans les courses de chevaux en imposant aux meilleurs de porter plus de poids ou de courir sur une distance plus longue. Au xixe siècle, cette acception s’étendit à tous les types de sports. En 1913, le terme prit aussi un sens figuré de désavantage, de gêne, d’entrave. Ce n’est que très récemment qu’il a pris le sens qui est le plus usité aujourd’hui : dans les années 1940-1950, il vient désigner l’état d’un patient atteint d’une déficience invalidante et ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’il remplace de façon plus systématique tous les termes usités auparavant (invalide, estropié, mutilé… )3.
5Aujourd’hui encore, la signification exacte donnée à ce terme, par les autorités et les organismes publics nationaux et internationaux, est régulièrement sujette à débats4. Certains penseurs, au sein de la Society for Disability Studies, sont même allés jusqu’à soutenir l’idée que le handicap était entièrement une construction sociale et qu’il n’en existait pas de définition intrinsèque en dehors de toute culture5. La classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé adoptée par l’OMS « définit le handicap comme un terme générique pour les déficiences, les limitations de l’activité et restrictions à la participation. Le handicap est l’interaction entre des sujets présentant une affection médicale (paralysie cérébrale, syndrome de Down ou dépression) et des facteurs personnels et environnementaux (par exemple attitudes négatives, moyens de transport et bâtiments publics inaccessibles, et soutiens sociaux limités)6 ». Cette définition essaie manifestement de concilier certains critères du modèle médical avec d’autres empruntés au modèle social. Ces principes sont très difficiles à appliquer au monde romain, où l’atteinte physique n’est absolument pas envisagée comme aujourd’hui. Ce que nous qualifions de handicap n’a pas d’équivalent réel chez les Romains qui ne distinguent pas handicapés et valides ; les personnes atteintes de déficiences physiques ne constituent pas, à Rome, une catégorie sociale à part, un groupe distinct clairement indentifiable. En outre, les Anciens ne percevaient pas l’atteinte corporelle en termes de problème médical, comme c’est le cas dans nos sociétés7. C’est pourquoi le modèle médical semble peu adéquat pour étudier l’Antiquité ; sans compter que, dans cette perspective, l’infirmité est souvent associée à l’incapacité et à la dépendance économique, alors que cela n’est pas nécessairement le cas. Ceci ne veut pas dire, évidemment, que les Romains ne remarquaient pas, ou ne rangeaient pas les personnes souffrant d’un handicap8 dans certaines catégories ; simplement, celles-ci différaient de nos conceptions contemporaines. Dans son ouvrage de 1998, H. C. Covey avance l’idée que la définition attribuée à la notion de handicap est contingente d’une culture et d’une société données9. En ce sens, le handicap ne serait pas déterminé par les limitations fonctionnelles d’un individu mais par les conséquences sociales de ces déficiences, le contexte serait tout10. Dans cette optique, on peut retrouver quelques points communs avec les conceptions défendues par le modèle social, ce qui le rend plus pertinent que le propos médical dans l’étude des sociétés antiques11. Cependant, nous ne pouvons pas nous en contenter car le champ de l’atteinte physique à Rome est beaucoup plus vaste. Cette idée de contingence de la définition du handicap est aussi défendue par R. Garland, pour qui celui-ci serait en fait dans « l’œil du spectateur » : tout jugement sur ce qui constitue une morphologie normale est alors influencé par des caractéristiques et des considérations esthétiques propres à la société qui cherche à établir la définition12. Il semble donc qu’il faille, pour étudier cette question dans le monde romain, abandonner toutes nos conceptions contemporaines sur le sujet afin de pouvoir aborder la pensée antique d’un œil neuf.
6Être handicapé à Rome dans l’Antiquité est, en fait, un concept assez vague comme nous le révèle un examen rapide du vocabulaire latin. Il n’y a pas de mots spécifiques ne s’appliquant qu’aux seules déficiences physiques et, surtout, les termes employés sont, la plupart du temps, tout à fait imprécis quant à la désignation exacte du défaut en question. Ainsi nous retrouvons, pour qualifier une situation de handicap, des expressions comme dehonestamento corporis13, uitium14, corporis uitio15, debilitates16, prauitate membrorum17, corporis prauitatem18, inualidum19… Or, tous ces termes restent bien flous, tous pouvant désigner l’infirmité autant que la difformité, la laideur, ou simplement la faiblesse. En fait, il convient de prendre en considération trois facteurs essentiels si l’on souhaite étudier l’atteinte physique à Rome : tout d’abord, la limitation fonctionnelle impliquée par la déficience, puis un critère esthétique et, enfin, les perceptions, les représentations dont est investie l’altération du corps20. Ce sont ces différents types de considérations qui nous poussent à élargir notre étude de ce que nous, contemporains, appelons handicap, vers une notion plus vaste que nous qualifierons « d’atteinte physique ». Il apparaît important ici de ne pas négliger le critère esthétique, le dédain de la société n’étant pas nécessairement suscité par une inaptitude à accomplir quelque chose mais aussi par des critères d’apparence. Ainsi, si des cicatrices, des marques corporelles ou bien des phénomènes comme la polydactylie n’ont rien d’entravant ou « d’handicapant » en soi, ils ont pu provoquer des réactions de rejet envers les personnes qui en étaient affectées. Dans cette perspective, il est donc préférable d’abandonner le champ réducteur du handicap pour se concentrer sur celui, plus large, de l’atteinte physique plus pertinent pour l’étude de la perception romaine. C’est dans cette démarche aussi qu’il faudra examiner le thème de la monstruosité21. Ici encore, l’esthétique a dû entrer en compte, les prodiges humains les plus célèbres étant sans doute les hermaphrodites qui, pourtant, ne souffrent d’aucune limitation fonctionnelle. En outre, il ne faut pas oublier que certains penseurs romains ont associé la beauté du corps et celle de l’âme, arguant qu’un vice corporel (ou la laideur du corps) pouvait être le révélateur d’un esprit mauvais22. Le champ délimité par l’investigation concernant l’atteinte physique étant déjà étendu, nous n’envisageons pas ici l’étude des maladies et troubles mentaux (bien que ceux-ci fassent pleinement partie de la notion moderne de handicap), d’autant que ce domaine a fait l’objet d’un renouveau historiographique très dynamique ces dernières années, ce qui a donné lieu à toute une série de publications23. En revanche, les déficiences sensitives comme la cécité, la surdité ou le mutisme doivent être envisagées. Il convient de garder à l’esprit que toute tentative de définition de l’anormal est nécessairement partiale et subjective, dans la mesure où tout jugement porté sur tel ou tel individu l’est forcément sous l’influence de critères ayant cours dans une société donnée à un moment précis (elle peut évoluer et n’est en rien figée dans le temps), car c’est elle qui dresse la limite entre le « normal » et « l’anormal », le conforme et le difforme. Et c’est justement sur l’étude de cette subjectivité que se base le projet ici présenté.
Écrire une histoire des perceptions de l’atteinte physique
7Considérées aujourd’hui comme un véritable champ disciplinaire à part entière, les Disability Studies se sont unifiées aux États-Unis durant ces trente dernières années et se sont diffusées à la Grande-Bretagne puis à d’autres pays européens comme la France. L’expression de Disability Studies n’a pas véritablement d’équivalent en français et fait référence aux recherches menées dans le domaine du handicap au sein de disciplines variées24. Une des particularités de ce champ d’études est sa proximité avec le Disability Movement, qui tend à affirmer l’existence d’une culture handicapée, entendue comme ce qui fait l’unité d’un groupe d’individus, ce qui le caractérise et le singularise, voire de cultures handicapées selon les déficiences en cause (surdité, cécité, paralysie… )25. C’est dans la mouvance des mouvements américains pour les droits civiques (Civil Rights Acts de 1964 et 1968) que se sont structurées « les bases de la compréhension des personnes handicapées en tant que groupe minoritaire, et des mouvements en faveur des droits des handicapés et pour une vie autonome ont vu le jour26 ». Cet activisme social n’a pas été sans conséquences sur la recherche et, en 1982, I. Zola fonda la Society for the Study of Chronic Illness, Impairment and Disability (« Société pour l’étude des maladies chroniques, des déficiences et du handicap ») qui se caractérisa par un mélange de pluridisciplinarité et d’activisme politique. La société devient la Society for Disability Studies en 1986.
8Les Disability Studies se sont aussi développées et enrichies en Grande-Bretagne. Là encore, le mouvement était à la fois scientifique et militant. Le phénomène a également gagné la France, mais selon des modalités quelque peu différentes à mettre en rapport avec une mobilisation beaucoup moins forte des « usagers » dans notre pays, sans doute due à la structuration et à l’emprise des grandes associations nationales27. Le développement et la diffusion des Disability Studies ont entraîné un changement de paradigme dans la conceptualisation de la pensée autour du handicap. On a détourné « l’attention du modèle médical traditionnel, qui met l’accent sur la physiopathologie à base organique de l’individu, vers la notion de handicap comme étant dû en grande partie au traitement par la société des personnes qui fonctionnent différemment de la norme28 ». Cette citation de l’article de G. L. Albrecht, J.-F. Ravaud et J.-H. Stiker aborde les deux vues conventionnelles développées sur la question du handicap. Le modèle médical traditionnel est défini par M. Cross29 comme celui de la perception du handicap en tant que tragédie personnelle qui peut amener une intervention médicale. Dans ce courant de pensée, la déficience est considérée comme le problème de la personne qui en souffre : on se centre sur elle et on pense que la solution repose dans la remédiation ou la réadaptation. Il faut rendre les gens atteints le plus possible conformes à la norme en vigueur. À l’inverse, le modèle social30 reconsidère totalement ce que peut signifier le fait d’être handicapé en envisageant le handicap comme une construction sociale31. Dans ce cadre, on focalise l’attention sur le fait que le handicap serait une création des sociétés industrielles, qui auraient mis en place un environnement discriminatoire comme, par exemple, l’inaccessibilité de certains lieux en raison de la présence de grands escaliers et de l’absence de rampes d’accès, ce qui aurait contribué à l’exclusion des personnes handicapées. Certains ont pris position en faveur de cette idée de manière extrême en soutenant que les limitations physiques, même fonctionnelles, n’étaient que des constructions sociales dues à l’environnement (nous reviendrons sur cette question par la suite). Selon cette approche, le « problème » serait extérieur à la personne : ainsi ce n’est pas le fait d’être incapable de monter un escalier qui pose problème, mais le manque de rampes qui rendraient le bâtiment accessible32. Cette démarche a été utilisée afin de rendre possible la création d’une identité handicapée, envisagée comme une entité, un groupe distinct au sein de la société, et pour introduire la distinction entre handicapés et valides. Selon L. Davis, les infirmes n’ont pas constitué une catégorie sociale à part avant le xviiie siècle33. L’émergence progressive des Disability Studies a, sans conteste, dynamisé la recherche sur le handicap ces dernières décennies, et ce dans la plupart des disciplines. Les publications se sont multipliées et de nombreuses revues spécialisées ont vu le jour, comme, par exemple, Disability Studies Quarterly ou bien Disability & Society.
9L’Histoire a également connu ce phénomène, bien que certains chercheurs, comme B. J. Gleeson34, aient considéré les Disability Studies comme non historiques par nature. D’autres, parfois non historiens, reconnaissent que l’Histoire a un rôle à jouer dans ce nouveau champ disciplinaire et continuent à avoir recours à elle pour étayer leurs interprétations concernant le handicap ; pourtant, beaucoup ont présenté l’histoire du handicap comme une marche non interrompue vers le progrès, allant de la misère et la négligence des temps anciens jusqu’aux préoccupations et traitements d’aujourd’hui. Cependant, comme le déplore E. Bredberg35, si ces pratiques ont permis de souligner l’utilité de l’appel au passé dans la recherche sur le handicap, elles n’étaient pas, la plupart du temps, le fait de véritables historiens et il fallait donc repenser les usages de l’Histoire prédominants au sein des Disability Studies afin que ceux-ci soient plus pertinents. Le handicap est devenu, ces dernières années, un véritable objet d’étude pour les historiens avec une multiplication des travaux sur la question. On peut, par exemple, citer l’ouvrage de J.-H. Stiker, intitulé Corps infirmes et sociétés : essais d’anthropologie historique36, ou bien encore ceux de I. Metzler pour l’histoire médiévale37. On a assisté également à des manifestations scientifiques qui donnent lieu à la publication d’actes38. Ce mouvement n’a pas laissé indifférentes les sciences de l’Antiquité où de nombreux chercheurs se sont penchés sur la question du corps en général et du handicap. Les parutions ont été nombreuses depuis le milieu des années 1990. Ainsi peut-on citer les livres de V. Dasen, D. Ogden, ou bien encore de R. Garland39. Depuis, le sujet a suscité l’engouement de bien d’autres savants comme C. Laes, qui a publié une série d’articles scientifiques sur le handicap dans l’Antiquité ainsi qu’une monographie s’adressant à un public plus large, mais aussi (à titre d’exemples, car il est impossible d’être totalement exhaustif ici) de A. Allély, C. Baroin, ou bien encore N. Vlahogiannis40. Des thèses sur le sujet ont aussi été soutenues sans nécessairement faire l’objet d’une publication par la suite41 ; d’autres sont en cours42.
10L’un de ces travaux, concernant la Grèce antique, a tout particulièrement retenu notre attention : il s’agit de la thèse de M.L. Rose (auparavant M. L. Edwards), publiée en 2003 sous le titre de The Staff of Oedipus : Transforming Disability in Ancient Greece43. Dans son étude, l’auteur développe une idée intéressante selon laquelle les Disability Studies, et en particulier le modèle social, en considérant le handicap physique comme une construction sociale plutôt que comme une condition médicale, en font une catégorie précieuse d’analyse pour l’histoire sociale de l’Antiquité. Sa démarche consiste à examiner le matériel, les sources de la Grèce ancienne, au prisme des Disability Studies qui arguent qu’il n’y a rien de problématique, de façon intrinsèque, dans un corps déficient et que la réaction de la société face à l’atteinte physique n’est ni prévisible, ni immuable. Partant de ce présupposé, elle fait deux constats. Le premier consiste à dire que nos préjugés, à propos de la place occupée aujourd’hui par les personnes handicapées, ont coloré, souvent de manière erronée, nos interprétations sur les infirmes de l’Antiquité. Ensuite, ces vues biaisées du monde antique justifient l’attitude contemporaine de discrimination envers les handicapés, dans la mesure où celle-ci a, en apparence, un précédent historique44. De ce point de vue, l’emploi du filtre des Disability Studies pour réexaminer la situation des sociétés anciennes semble tout à fait pertinent. Néanmoins, nous pensons que notre étude, si elle reconnaît l’importance et l’utilité de ce champ disciplinaire en matière de recherche sur le handicap, ne peut et ne doit pas se limiter à la seule inscription dans le courant des Disability Studies. L’ambition d’un tel travail est en réalité plus vaste car il s’agit de mener, au prisme de l’examen de la perception et de la considération qui sont attachées à l’atteinte physique, une enquête sur les structures sociales de la Rome de l’Antiquité. Nous souhaitons envisager, par le biais du corps et de l’atteinte à son intégrité, une partie de la société romaine au travers de ses représentations, de son imaginaire afin d’en comprendre le fonctionnement, tant dans les attitudes personnelles qu’au niveau des comportements collectifs. En outre, il apparaît très difficile, voire même impossible, d’éclairer la situation antique à la lumière de nos conceptions actuelles, ces dernières n’ayant, finalement, que peu de choses en commun avec la perception des Anciens. Un constat préliminaire s’impose : l’atteinte physique d’hier n’est pas le handicap d’aujourd’hui.
Les sources et la méthode d’investigation
11Il paraît très important de signaler l’abondance des sources qui sont les nôtres. Elles sont de tous types, littéraires, épigraphiques ou archéologiques, de sorte qu’il a fallu parfois opérer certains choix. La maladie, les blessures et les potentielles séquelles qui pouvaient en résulter sont mentionnées, à un moment ou à un autre, par les auteurs ; il est question de réalités quotidiennes qui frappent chaque individu une ou plusieurs fois au cours de son existence. Toutefois, il s’agit souvent de remarques faites rapidement, d’allusions à telle ou telle infirmité, et qui n’offrent pas nécessairement d’informations sur la situation de l’être qui était atteint ou sur la manière dont il était considéré par son entourage. Il convenait donc d’opérer une sélection au fil des lectures en ne retenant comme pertinents que les auteurs qui présentaient une opinion particulière (que ce soit la leur ou celle d’autrui) ou un raisonnement, quel qu’en soit le but (scientifique, médical, satirique…) au sujet de l’atteinte corporelle. En outre, nous l’avons dit, les personnes touchées par une déficience physique ne constituaient pas une catégorie sociale distincte et n’étaient pas envisagées comme relevant du domaine médical, comme c’est le cas aujourd’hui ; par conséquent, il n’existe pas de traité antique qui leur soit spécifiquement consacré. Les renseignements délivrés par les sources le sont de façon incidente, non voulue : les auteurs abordant le sujet discouraient sur une situation et un traitement connus de tous pour lesquels il était inutile d’entrer dans les détails. Évidemment, au moment de la rédaction, ils ne pensaient pas, et surtout n’écrivaient pas pour un potentiel lecteur qui, deux mille ans plus tard, ignorerait tout des conditions de vie et de la considération accordée aux infirmes du monde romain. De fait, les informations concernant l’atteinte physique sont rares, éparses et parfois contradictoires ; pour approcher la vie quotidienne des personnes qui en sont touchées, il faut assembler les pièces d’un puzzle composé d’indices obtenus presque par accident à propos des conséquences du handicap sur les volets politique, militaire, économique et religieux de l’existence du sujet atteint45. C’est pourquoi des documents venant de domaines très variés se sont avérés utiles. De plus, faut-il rappeler la nature fugace du champ étudié ? Même en ne considérant que ce qui marque durablement le corps, certains paramètres doivent être pris en compte. En effet, tout homme n’est que temporairement valide, car si la vie lui a épargné toute blessure ayant laissé des traces durables, l’âge se charge d’amener son lot d’infirmités (la vue et l’ouïe baissent, l’arthrose peut gagner les articulations, rendant la mobilité de plus en plus difficile). On peut toujours arguer que l’espérance de vie dans les sociétés anciennes était relativement faible et que la majeure partie de la population n’atteignait pas un âge avancé. C’est tout à fait vrai. Cependant, les conditions d’existence étaient aussi très rudes et le travail, épuisant pour certaines couches sociales, abîmait les corps qui vieillissaient plus vite et n’étaient donc pas, bien que plus jeunes, épargnés par des pathologies liées au vieillissement. La question de la proportion de la population touchée est aussi à poser. Dans ce domaine, comme toujours lorsqu’il est question d’histoire ancienne, il est très difficile, voire impossible, d’établir des données chiffrées probantes. En revanche, des déductions sont possibles. La malnutrition, les maladies46, mais aussi la consanguinité dans certaines petites communautés ont pu être responsables d’un grand nombre de naissances d’enfants porteurs d’une anomalie congénitale. Les défauts acquis au cours de la vie sont encore plus importants. Beaucoup d’hommes étaient défigurés au combat ou dans les événements sportifs, des travailleurs étaient blessés durant leur labeur et en gardaient les traces pour le reste de leur vie. Certaines personnes étaient victimes de maladies virales ou bactériennes qui, dans une société dépourvue de vaccins et d’antibiotiques, si elles ne les tuaient pas, pouvaient les laisser infirmes ; d’autres étaient frappées par des fractures, aujourd’hui anodines mais qui à l’époque pouvaient aboutir à un handicap permanent. À la lumière de l’importance des difformités congénitales et acquises, on peut s’attendre à trouver un large panel de matériaux sur la question, ce qui n’est pas toujours le cas selon le questionnement posé47.
12Il faut néanmoins opérer quelques restrictions au champ d’étude. La première est géographique ou, plus précisément, culturelle. Il s’agit de considérer l’atteinte physique telle qu’on la percevait à Rome, bien sûr, mais aussi dans le monde romain : cette dernière acception relevant en fait plutôt du domaine de la culture que de celui de la géographie dans la mesure où nous considérerons le monde romain non pas en fonction des limites géographiques de l’empire, mais plutôt de manière à envisager les populations ayant effectivement adopté les mœurs romaines, en tenant compte, toutefois, de la persistance de traditions antérieures qui ont pu avoir pour conséquence l’émergence de pratiques inédites au contact de celles apportées par Rome. En outre, si l’étude porte sur le monde romain et doit donc faire une large place aux auteurs latins, le recours à certains auteurs de langue grecque s’avère tout à fait indispensable, notamment en raison de leurs contacts étroits avec Rome (tels Plutarque ou Dion Cassius). Une deuxième délimitation est à formuler concernant le champ chronologique : l’étude commence dans les dernières décennies de la République de façon volontaire, afin de pouvoir examiner les évolutions concernant la perception de l’atteinte physique entre les troubles de la fin de la période républicaine et l’apaisement des tensions lié à l’avènement d’Auguste. L’enquête se clôt au ive siècle avec la propagation du christianisme, se concentrant sur le monde polythéiste, à un moment où l’on commence à voir certains changements, tous n’étant, d’ailleurs, pas nécessairement dus à la diffusion du monothéisme. Ceux-ci ne sont pas radicaux mais, en dépit d’éléments de continuité, des différenciations s’amorcent. Les mères, rarement accablées auparavant, semblent plus fréquemment la cible d’accusations sur leur responsabilité dans les troubles touchant les enfants. On note également l’apparition de lieux où l’on rassemble les infirmes, ce qui signe les prémices d’une future prise en charge communautaire, inexistante jusqu’alors. On est ici dans une histoire du corps qui se veut en amont (mais paradoxalement dans la continuité) des travaux engagés par des historiens comme A. Rousselle et P. Brown qui s’inscrivent dans un contexte chrétien48. On ne s’interdira cependant pas de faire quelques incursions en dehors de ces bornes temporelles lorsque cela nous apparaîtra pertinent. C’est le cas, par exemple, lors du recours à certains écrits médicaux ou à des compilations juridiques (comme le Digeste) qui datent de la fin de l’Antiquité mais qui, en réalité, rassemblent des textes ou des arguments de périodes antérieures.
13La démarche est ici nécessairement pluridisciplinaire, car il faut examiner des sources de tous types : se cantonner à n’étudier qu’un genre unique de matériel serait de nature à biaiser la recherche. Bien sûr, cette étude reste un travail historique et recourt donc, de manière privilégiée, aux sources écrites (littéraires et épigraphiques). Néanmoins, la prise en considération des autres sources s’avère tout à fait indispensable afin de venir corroborer, compléter, confirmer ou infirmer certaines hypothèses forgées à partir de la littérature et inversement. Le corpus textuel est particulièrement important et intéressant à plusieurs niveaux. Tout d’abord, parce qu’il comprend des œuvres de natures variées. On peut y inclure les écrits d’érudits qui, pour certains, ont rédigé de véritables encyclopédies dont la richesse constitue une réelle mine d’informations sur tous les aspects de la vie romaine (le maître incontesté dans ce domaine fut Pline l’Ancien et son Histoire naturelle), mais aussi les œuvres liant la pratique politique et les dimensions rhétorique et philosophique, Cicéron ou Quintilien étant à ce titre des références essentielles, notamment par leur présentation de l’importance du travail de la voix et de la gestuelle pour l’orateur. Les écrits normatifs et les recueils de lois (à l’instar du Digeste ou des Institutes de Gaius) sont évidemment une autre source d’importance. Les œuvres à portée plus historique ou culturelle (telles les Nuits attiques d’Aulu-Gelle ou les Faits et dits mémorables de Valère Maxime) sont aussi à prendre en compte, car elles foisonnent d’anecdotes laissant percevoir le regard porté sur les personnes handicapées ; c’est le cas aussi de certaines correspondances qui nous sont parvenues (on peut ici citer celle de Pline le Jeune). Elles complètent parfois avantageusement les documents de type normatif. Ces grandes compilations permettent d’entrevoir la théorie, sinon la règle, mais il faut rappeler qu’elles sont assez tardives et qu’avant cet effort de réglementation et de cohérence, la vie des citoyens avait longtemps été régie par un droit oral. Ces lois ne sont donc probablement pas toujours révélatrices du quotidien du citoyen romain, cependant elles permettent d’envisager l’intention ; les textes historiques, anecdotiques et les échanges épistolaires les complètent parfois en dévoilant les pratiques. Les écrits satiriques de poètes comme Juvénal, Horace ou bien encore Martial jettent sur le sujet un éclairage appréciable, en caricaturant et en se moquant de certaines particularités physiques. Enfin, plus à la marge de notre étude mais tout aussi indispensables se situent les traités médicaux de l’époque qui nous informent sur le traitement (ou l’absence de traitement – parfois les silences sont aussi importants à interpréter que ce qui est dit explicitement) des affections, comme une façon de soulager les maux mais également comme un retour à la « normalité », et donc une sorte de « réhabilitation sociale ». Une des lacunes du corpus vient du fait que nous ne disposons, à ma connaissance, d’aucun texte rédigé par une personne touchée par l’atteinte physique, ou du moins qui se considère comme telle, et abordant cette thématique. Si les sources littéraires doivent toujours être envisagées avec prudence en raison de leur caractère partial et parfois un peu trompeur sur la réalité des faits, elles constituent, dans l’optique de cette thèse, un révélateur utile sur les perceptions et mentalités de l’époque puisque ce n’est pas l’objectivité mais bien une certaine subjectivité et ses manifestations que nous nous proposons d’étudier. Toutefois, il convient de les compléter, voire de les nuancer à l’aide des sources matérielles. L’une des difficultés des études anciennes, et notamment des recherches littéraires, est le biais qui peut être introduit par le fait que les textes sont la production d’une certaine couche de la population, les élites, qui parle essentiellement de ses propres pratiques, passant la plupart du temps sous silence celles des strates inférieures. La catégorie sociale ainsi que le lieu de vie (notamment la différence ville/campagne) sont des paramètres importants à prendre en compte lorsque l’on étudie l’atteinte physique dans le monde romain. Si l’on se réfère à la place fondamentale dans la vie publique qui est accordée à l’éloquence et à la rhétorique, on comprend que la mise au monde dans une famille aristocratique d’un enfant muet ou bègue ait pu être envisagée comme une catastrophe. En revanche, le même enfant dans une famille de paysans reste tout à fait apte à accomplir les travaux des champs ; sa déficience peut alors ne pas être perçue comme une gêne, au pire était-elle occasionnellement une source de frustration49. La différence de statut entre l’homme libre, le citoyen et l’esclave est aussi à prendre en considération puisque si le corps du Romain doit être intact, celui de l’esclave est un corps marqué50. Si l’on ne se penche que sur le matériel littéraire, le pauvre, l’esclave ou la femme y sont souvent des entités silencieuses ou entrevues avec le regard de l’homme riche. Mais, au-delà des biais qu’elle est susceptible de véhiculer, la littérature reste une source inestimable, ne serait-ce qu’en vertu des différents éclairages qu’elle procure en fonction du genre auquel elle appartient. De même, il ne faut pas manquer de noter le décalage véhiculé par les textes entre la mythologie, l’imagerie populaire et la réalité quotidienne vécue par les Romains. Il est bien évident que les légendes de Tirésias ou d’Héphaïstos ne révèlent pas grand-chose du quotidien d’un aveugle ou d’un boiteux dans l’Antiquité. Par ailleurs, nos recherches visent également à essayer de dépasser ce point de vue « biaisé » du corpus textuel pour envisager les pratiques de cette population « silencieuse ». À ce titre, les sources matérielles sont tout aussi diversifiées.
14Les restes humains, en particulier, permettent de considérer l’atteinte corporelle sous un angle différent de celui entrevu dans les textes. Si les couches inférieures de la population ne nous ont pas laissé d’écrits, l’archéologie a pu, parfois, fournir leurs ossements ; ce qui offre de précieux renseignements sur le type de handicap qui pouvait toucher les travailleurs et sur les conditions d’existence de ces populations. Pour faire des hypothèses sur les réactions sociales face à la déficience physique, le contexte archéologique de découvertes des restes est d’une importance fondamentale puisque les individus ne s’enterrent pas eux-mêmes ; il permet d’envisager les réactions du groupe à leur égard51, notamment par l’examen des modalités de traitement du cadavre. Bien que fort intéressant, ce matériel de travail a lui aussi ses limites, car les os ne laissent pas voir un grand nombre de troubles et d’altérations corporelles qui ont pu toucher le défunt (cécité, surdité, lésions des tissus mous, cicatrices, marques en tous genres…). En outre, il est extrêmement difficile d’évaluer ce qui peut vraiment s’avérer handicapant pour quelqu’un, tant cette notion peut apparaître relative chez les Anciens (on peut, à ce titre, de nouveau évoquer l’exemple de l’enfant privé de la parole selon le milieu dans lequel il naît). Les trousses de médecins et autres instruments chirurgicaux mis au jour par l’archéologie peuvent être d’une aide précieuse en complément du corpus littéraire. Nombreuses ont été les découvertes de ce type au cours de ces dernières années, dont les plus célèbres sont peut-être celles de Rimini et de Pompéi. Plusieurs traités font le rapport d’un recours à la chirurgie en vue de remédier à une quelconque infirmité. Le livre VII du De la médecine de Celse ou le livre VI de l’œuvre de Paul d’Égine en comportent de beaux exemples. Cependant, la seule évocation des sources littéraires ici ne peut suffire pour arguer s’il existait ou non un recours systématique à la chirurgie en vue de remédier au handicap. D’abord, en raison même de la source évoquée : si un texte tend à prouver qu’en théorie, une opération était praticable, rien ne dit qu’elle était connue et réalisée par la plupart des médecins antiques. Une manière d’attester dans les faits la réalisation de ce genre d’intervention serait de faire une comparaison avec les outils chirurgicaux retrouvés grâce à l’archéologie. On pourrait en effet partir du principe que plus tel instrument est mis au jour, plus telle opération était pratiquée. Cependant, il faut être très prudent avec un tel raisonnement et ce pour deux raisons. Tout d’abord, en général, les instruments mentionnés dans ce type d’intervention sont des outils relativement courants (bistouris, cautères…). Ensuite, nos découvertes archéologiques, aussi importantes soient-elles, ne constituent qu’un échantillon de ce qui existait dans l’Antiquité ; et on ne peut pas tout à fait se satisfaire de l’argument a silentio, c’est-à-dire que, ne retrouvant pas un outil, on en déduit qu’une opération n’était pas réalisée, ce qui est probable évidemment, mais à tout moment une nouvelle découverte peut venir remettre en cause nos hypothèses. Enfin, les représentations et les sources iconographiques dans ce domaine ne sont pas non plus exceptionnelles. Pourtant, là encore, leur interprétation est délicate. Représente-t-on la réalité de manière fiable ? Dans quel but ? À qui était destiné l’objet ? Ou alors, la représentation relève-t-elle de la caricature, voire même du théâtre, et n’a-t-elle que peu de choses à voir avec la vérité ? Ce sont autant d’interrogations possibles.
15Si le matériel sur lequel se fondent nos recherches est relativement diversifié, il n’en demeure pas moins épars et fragmentaire, ce qui rend très difficile l’établissement du tableau montrant les perceptions et représentations qui concernent les personnes dont l’intégrité physique a été compromise à Rome au tournant de notre ère, et il est probable que de nombreux points restent en suspens. Néanmoins, de tels problèmes ne font que rendre plus intéressante et appréciable la tâche de l’historien dont le rôle, au fond, n’est pas d’apporter toutes les solutions mais de poser les bonnes questions.
Le questionnement
16À Rome, le citoyen est en permanence sous le regard d’autrui ; c’est ce regard, cet « œil du spectateur », qui décide de son inclusion dans la société ou de son exclusion. Dès lors, tout est affaire de représentation et de perception. Chez les Anciens, du moins dans la littérature, le corps et son aspect semblent revêtir une importance toute particulière quant à la possibilité pour l’homme libre d’accomplir ou non certaines activités afférentes à son statut. Cette importance du regard de l’autre dans la définition d’un corps social apte à exercer pleinement ses fonctions est d’ailleurs bien visible à différentes échelles et par le biais de types de sources bien spécifiques. L’évolution même de la représentation du corps dans la statuaire souligne l’influence du regard dans la considération de l’apparence physique d’un individu. À l’époque tardo-républicaine, le vérisme est la norme pour représenter les magistrats et les hommes importants : il est caractérisé par la figuration des rides et des défauts physiques comme pour donner plus de poids et de gravité au personnage sculpté. Puis vient le temps de l’idéalisation impériale des corps représentés qui, au moment de la Tétrarchie, laisse place à des images plus massives, notamment celles des empereurs censés assurer la sécurité de l’espace impérial. Le poids du corps et de son intégrité dans l’exercice de la citoyenneté a déjà été évoqué par le biais de la place essentielle accordée, dans la vie publique, à l’éloquence et à la rhétorique. Si l’on se réfère à de grandes figures telles que Cicéron ou Fronton, la gestuelle et la capacité à en user constituent des éléments tout à fait fondamentaux de l’exercice du « métier de citoyen » à Rome, tel qu’il a été défini par C. Nicolet52. L’exercice de la citoyenneté semble constituer un véritable métier et, si l’on se fie à certains textes, l’entière possession de ses facultés physiques est requise pour qualifier pleinement un citoyen.
17Ces premiers jalons posés, il conviendrait de s’interroger sur le devenir de ces citoyens qui seraient atteints d’un handicap ou d’un défaut du corps jugé rédhibitoire : ne seraient-ils pas considérés comme des « demi-citoyens » ? En quoi le regard d’autrui peut-il être un facteur d’exclusion du corps social ? En effet, toujours si l’on en croit certaines sources écrites, la société romaine répugne à l’idée de maladie et de différence, le différent étant le laid et par extension le mauvais (les défauts du corps pouvant révéler ceux de l’âme), ce qui semble justifier de fait le rejet du sujet touché et le rendre en quelque sorte « illégitime ». Toutefois, le propos ne peut pas se cantonner à des assertions aussi simplistes, la situation étant, en fait, beaucoup plus complexe. Si, effectivement, tout un pan de la littérature romaine montre l’atteinte corporelle comme repoussante, les textes qui présentent des figures héroïques d’aveugles ou de personnages avec un membre amputé ne sont pas rares53. De même, le problème de la participation à la vie civique se pose essentiellement pour les élites, que ce soit pour l’occupation des magistratures mais aussi, finalement, pour la participation au vote. Un citoyen pauvre à l’époque républicaine a le droit de voter en théorie, mais n’a, en pratique, que peu d’occasions d’exprimer sa voix54. La question de la perception et de la considération de l’atteinte physique ne peut donc pas être posée selon les mêmes termes en ce qui concerne les catégories supérieures de la société romaine et les strates inférieures, car tout n’est pas affaire de politique. Pour cerner le propos de façon appropriée, il faut se débarrasser de la vision contemporaine très tranchée selon laquelle les Anciens voyaient le handicap comme un fardeau économique et social qu’il fallait éliminer. Au contraire, nous disposons des restes osseux d’individus présentant des traces de pathologies invalidantes et qui montrent aussi des signes biologiques d’activité physique probablement liée à l’exercice d’une profession, ce qui démontre la contribution de ces personnes à la vie économique de la communauté. Le discours ne peut donc pas se limiter à la question de savoir si le fait d’être atteint dans son intégrité physique empêche ou non la participation effective du citoyen à la vie civique. Il s’agit certes d’un débat important qu’il convient d’aborder, mais qui est trop restrictif, car ce qui pouvait apparaître comme handicapant (au sens d’obstacle ou d’entrave) pour les élites n’avait pas nécessairement la même importance pour un paysan par exemple. À ce titre, les sources matérielles pourront s’avérer précieuses pour envisager le quotidien de la « majorité silencieuse » qui n’est qu’entraperçue avec la documentation textuelle et toujours au prisme de la vision, du jugement du citoyen riche.
18On ne peut donc aborder de manière aussi catégorique la question d’assimiler d’une part défaut physique et exclusion de la communauté, et d’autre part de considérer le caractère intact du corps physique et son intégration parfaite au corps social. Il appert plus pertinent de se demander si l’incorporation au groupe et les conséquences sociales de la déficience ne variaient pas d’un individu à un autre et d’une situation à une autre. De même, le fait que les Anciens ne percevaient pas les handicapés comme une catégorie unique et distincte ne suggère-t-il pas que la question du handicap était traitée comme un problème familial et civique pour lequel la condition de chacun était définie et négociée entre les individus et la communauté, au cas par cas55 ? Quel est le rôle du handicap et de sa perception dans la définition des identités sociales ? Les textes, notamment juridiques, sont assez flous à ce sujet et on ne rencontre pas vraiment de règle établie qui exclurait d’office les sujets touchés de telle ou telle activité (le cas du sourd, du muet et parfois de l’aveugle étant particuliers). La question du statut social doit également être prise en considération. Le corps de l’homme libre n’est pas celui de l’esclave. À Rome, le rang et le statut légal semblent déterminer le degré d’importance accordé à l’intégrité corporelle. Ainsi, le corps intact est-il l’attribut de l’homme libre, du citoyen romain, la loi Porcia protégeant ces derniers des châtiments corporels. À l’inverse, le corps de l’esclave est marqué par les punitions serviles (coups de fouet, chaînes, marquage en cas de fuite) ; toutefois, il revêt également une importance commerciale qui peut empêcher une vente s’il est trop endommagé56. La société romaine n’était pas uniquement composée d’un corps civique et de son pendant servile ; le problème se pose aussi en termes de genre et il convient donc d’envisager le cas de la femme, autre grande absente de nos sources littéraires57.
19En outre, la question du congénital et de l’acquis est également à prendre en compte. Une altération de naissance revêt-elle la même signification que celle qui serait survenue au cours de la vie ? Le sujet est délicat et mérite d’être envisagé. Les Romains ont essayé de définir institutionnellement ce qui sort de la norme et qui a pu être qualifié de « monstre » ; ainsi, sous Auguste, les lois Julia et Papia Poppaea de 18 avant notre ère (avant n. è.) et de 9 de notre ère (n. è.) permettent aux parents d’au moins trois enfants d’obtenir des privilèges. De là découle un débat entre les juristes quant à la possibilité ou non d’inclure un enfant « monstrueux » parmi ces trois enfants, mais aussi et surtout sur la définition à donner pour pouvoir qualifier un nourrisson de ce terme. Pourquoi opérer une telle distinction ? L’intégrité physique peut-elle être définie de façon objective par des textes de loi, et quel est l’intérêt d’une telle législation58 ? L’un des lieux communs qui vient à l’esprit aujourd’hui quand il est question du thème « Handicap et Antiquité » est la vision d’une pratique presque systématique de l’élimination des bébés malformés. Or, si l’on se penche sur les sources, le constat peut assez vite être rejeté en raison d’abord de la description, par les auteurs anciens, de l’expiation organisée à propos de certains types de défauts physiques seulement (hermaphrodisme, jumeaux siamois) ; c’est une pratique qui ne semble en rien avoir été généralisée. Ensuite, il ne faut pas négliger l’attachement des parents à leur progéniture, même atteinte d’un handicap, mais aussi le fait que toutes les déficiences n’étaient pas forcément visibles et décelables à la naissance (surdité, nanisme…), ce qui implique que certains de ces nouveau-nés aient survécu. De plus, les sources laissent parfois supposer que certaines variations anatomiques n’ont pas du tout été rédhibitoires59. Si une différence a été faite entre les malformations congénitales et celles survenues par accident, celle-ci a dû être subtile la plupart du temps. Néanmoins, il y a peut-être eu certains cas où la distinction pouvait être repérée de façon plus nette. Ainsi peut-on s’interroger sur les différences de perception et de traitement qui pouvaient intervenir vis-à-vis d’une personne sourde de naissance, et qui donc n’a pas pu apprendre le langage articulé et se retrouve muette non pas physiologiquement mais en raison de son incapacité à acquérir la faculté de parole ; et une qui le serait devenue par la suite, et qui, par conséquent, aurait l’aptitude de parler. Dans ce domaine, il convient d’aborder aussi les blessures de guerre auxquelles on a pu conférer une valeur ambivalente allant du respect, de la marque de courage, à la honte et au rejet60. Tous ces paramètres doivent être retenus pour mener à bien cette étude. La démarche fondamentale de cette enquête consistant à explorer l’étude des atteintes au corps, de leur soin et de leur considération au prisme des notions d’inclusion et d’exclusion, il convient de la mener en envisageant le problème de la prise en charge des handicapés dans un environnement donné. Il s’agit de saisir les perceptions et le fonctionnement particuliers de la société romaine tardo-républicaine et impériale.
20Notre démarche consiste donc à croiser les données issues de la recherche historique, archéologique, paléopathologique avec celles provenant de l’anthropologie historique. La première étape de cette réflexion consistera à circonscrire précisément notre objet d’étude. Car le sujet de cette enquête n’est pas figé dans le temps, notamment en ce qui concerne les êtres qui ont pu, au cours des derniers siècles de la République, se voir attribuer le qualificatif de « prodiges » et ont été expiés par le biais de cérémonies religieuses. Le curseur de la considération qui leur était accordée s’est déplacé de la répulsion, de l’horreur, voire de la peur, vers une attitude parfois plus « ludique », ces êtres pouvant, à l’occasion, être utilisés comme des objets de divertissement durant les banquets ou même à des fins de plaisir sexuel. Une étude du vocabulaire latin révèle également à quel point il est délicat de délimiter nettement l’atteinte physique et ses significations. Il sera aussi question des causes possibles de la majorité des déficiences corporelles dans l’Antiquité. L’importance de l’« œil du spectateur » si fondamentale dans le propos qui nous occupe, devra aussi être envisagée. Il sera alors temps de tenter de démêler l’écheveau de l’artifice littéraire, de la légende, de l’imagerie populaire d’avec celui du quotidien, de la réalité vécue par les personnes atteintes d’une déficience ou d’une variation anatomique.
21Par la suite, ces premiers jalons posés, c’est le foyer romain qui fera l’objet d’une enquête, la population « silencieuse » (femmes, enfants, esclaves) qu’on ne peut apercevoir dans les sources littéraires qu’au prisme du regard de l’homme riche, le plus souvent citoyen romain. En associant corpus textuel et documentation matérielle, nous essaierons de reconstituer leur rapport au corps et à ses altérations. La situation de la femme est très difficile à cerner. Aristote la considérait comme une sorte de monstre et la littérature n’y fait référence, pour le domaine qui nous occupe, pratiquement uniquement pour évaluer sa capacité ou non à engendrer des citoyens. S’il est question de défauts autres que la stérilité, c’est souvent dans un but de moquerie. Envisager la femme handicapée s’avère être une tâche particulièrement ardue. L’enfant, lui, n’est parfois perçu que comme un adulte en devenir dont il faut former le corps et l’esprit, afin qu’il soit conforme à la norme en vigueur. Enfin, les esclaves sont eux aussi une catégorie délicate à aborder et nos renseignements les concernant sont surtout d’ordres pénal et commercial (lorsqu’il est question de leur valeur marchande notamment).
22Dans un troisième temps, c’est sur la vie civile et civique du citoyen romain dont l’intégrité physique est touchée qu’il convient de se pencher. À ce sujet, plusieurs points devront être soulevés. La question du citoyen-soldat est essentielle, tant en raison du nombre important de blessés de guerre que pour examiner les critères de recrutement. À quelles conditions pouvait-on être dispensé du service militaire ? Quels étaient le traitement et l’accueil réservés aux légionnaires revenus gravement mutilés des combats ? Ce sont autant de questions sur lesquelles il faudra s’arrêter. Le sujet de la participation effective des infirmes à la vie civique et religieuse doit également être posé et, notamment pour la période impériale, celle du premier des citoyens : le princeps. Comment peut-on concilier déficience physique et gouvernement du monde romain ?
23La conclusion envisagera, quant à elle, ce qu’il est possible de dire des conditions matérielles d’existence et des formes de solidarités éventuelles qui ont existé ou non à l’égard des membres de la communauté affaiblis, et ce de façon momentanée ou définitive.
Notes de bas de page
1 [http://www.tousuniques.fr/2009/12/une-campagne-originale-de-la-mission-handicap-societegenerale-pour-lutter-contre-les-idees-recues-sur-le-handicap/] (consulté le 08-01-2015 à 10 h 31).
2 Amadieu, 2004.
3 Voir « Handicap », dans Bloch et von Wartburg (dir.), 2008, p. 315 ; « Handicap », dans Rey (dir.), p. 941 ; « Handicap », Trésor de la langue française (TLF) [www.paris-sorbonne.fr/dictionnaires-de-langue] (consulté le 13-01-2015 à 14 h 22).
4 Leonardi et Bichenbach, 2006, p. 1219-1221. Les auteurs y présentent les débats qu’il y a pu y avoir autour de la définition du mot handicap (disability), lors de la convention des Nations unies sur les droits des personnes handicapées et dont le travail fut soumis à l’Assemblée générale des Nations unies pour approbation. Il s’agissait, en fait, de revoir l’acception officielle du terme disability usitée par cette institution. Au sein de l’article, un encart (que nous reproduisons ici) présente la définition utilisée avant la convention et celle proposée à l’issue de ce rassemblement, ce qui souligne les points sur lesquels porte le débat.
« Current UN Convention definition of people with disabilities :
Persons with disabilities include those who have long-term physical, mental, intellectual, or sensory impairments which in interaction with various barriers may hinder their full and effective participation in society on an equal basis with others.
Proposed definition of disability :
Disability is a difficulty in functioning at the body, person, or societal levels, in one or more life domains, as experienced by an individual with a health condition in interaction with contextual factors », ibid., p. 1220.
5 Rose, 2003, p. 3.
6 Voir l’article « Handicap et santé », Aide-Mémoire, 352, décembre 2014 [www.who.int/mediacentre/factsheets/fs352/fr/] (consulté le 13-01-2015 à 15 h).
7 Rose, 2003, p. 3.
8 Le terme, bien que n’ayant pas d’équivalent chez les Anciens, continue désormais d’être utilisé dans cette étude par commodité.
9 Covey, 1998, p. 3.
10 Shakespeare, 1999, p. 101.
11 Edwards [Rose], 1997b, p. 35.
12 Garland, 1995 (réédité en 2010), p. 5. Sur cette question de la définition et de l’étude du handicap pour la période antique voir Laes, 2017a, p. 1-21.
13 Aulu-Gelle, Nuits attiques, II, 27, 2 et 3.
14 Ibid., IV, 2.
15 Ibid., IV, 3, 2.
16 Ibid., VII, 1, 7 ; Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux, IV, 20.
17 Ibid., IV, 31.
18 Cicéron, Traité des lois, I, 51.
19 Tacite, Histoires, I, 6. Sur ces questions de vocabulaire : Laes, 2019a. Sur la terminologie grecque : Samama, 2017, p. 121-138.
20 Stahl, 2011, p. 716.
21 Cuny-Le Callet, 2005.
22 Du reste, ce genre d’assertion n’étonnera probablement pas non plus le lecteur contemporain, un grand nombre de romans, contes et autres récits de fiction présentent des méchants avec une difformité ou un handicap (il suffit de citer le Capitaine Crochet de Peter Pan ; Long John Silver ou bien encore le méchant pirate aveugle Pew de L’Île au Trésor, mais aussi les sorcières qui, la plupart du temps, sont des personnages très laids).
23 Voir Pigeaud, 1981 ; Gevaert, 2002, p. 98-111 ; 2012, p. 85-89 ; 2013b ; Goodey, 2005, p. 165-183 ; Goodey et Rose, 2013, p. 17-44 ; Harris (éd.), 2013 ; Hubert (éd.), 2000 ; Simons, 2008, p. 175-197.
24 Albrecht, Ravaud et Stiker, 2001, p. 43-73.
25 Ibid., p. 45.
26 Ibid., p. 47.
27 Ibid., p. 49-52.
28 Ibid., p. 54.
29 Cross, 1999, p. 10.
30 Ibid.
31 Albrecht (éd.), 2005 ; Albrecht, Seelman et Bury (éd.), 2007 ; Shakespeare, 1999 ; Watson, Roulstone et Thomas (éd.), 2012.
32 Cross, 1999, p. 11.
33 Davis, 2000, p. 54-74.
34 Concernant ses théories voir l’article de Bredberg, 1999, p. 189-190.
35 Ibid., p. 189-201.
36 Stiker, 1982. Réédité ensuite par Dunod en 1997, 2005 et 2013.
37 Metzler, 2006 ; 2013.
38 Bodiou, Melh et Soria (dir.), 2011 ; Collard et Samama (dir.), 2010 ; Laes, Goodey et Rose (éd.), 2013.
39 Dasen, 1993 (réédité en 2013) ; Ogden, 1997 ; Garland, 1995.
40 Laes, 2008a ; 2011d ; 2011a ; 2013 ; 2014a ; 2014c (version anglaise, 2018) ; Laes, Goodey et Rose, 2013, p. 1-16 ; Laes et Gevaert, 2013. Voir aussi Allély, 2003 ; 2004 ; Baroin, 2010 ; 2011 ; Vlahogiannis, 1998 ; 2005.
41 C’est le cas de l’étude de Garmaise, 1996. Trentin, 2007, publiée en 2015. Voir aussi Trentin 2009 ; 2011 ; 2013.
42 Meulenijzer, Visual Impairments in the Roman World 200 BC-500 AD, université de Bruxelles ; Southwell-Wright, Disability and Difference ? Assessing Social Perceptions of Physical Impairment in Roman Britain, université de Durham ; Van Lommel, Soldaten buiten strijd : verminking, ontreddering en ontslag in het Romeinse leger, université de Louvain.
43 Rose, 2003.
44 Ibid., p. 1-2.
45 Ibid., p. 4.
46 Pudsey, 2017.
47 Kelley, 2007, p. 31.
48 Brown, 1995a et 1995b ; Rousselle, 1983b et 1991.
49 Rose, 2003.
50 Annequin et Grenouilleau, 2014, p. 32.
51 Knüsel, 1999.
52 Nicolet, 1979.
53 On peut ici citer le prophète Tirésias aveuglé par les dieux, ou bien encore le récit de Pline l’Ancien au sujet de la bravoure guerrière d’un ancêtre de Catilina qui aurait perdu une main au combat et aurait été touché par de nombreuses blessures (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 104-105).
54 Nicolet, 1979, p. 280-424.
55 Rose, 2003, p. 3.
56 Annequin et Grenouilleau, 2014, p. 32-33 ; Cocatre-Zilgien, 2008 ; Holmes, 2010, p. 159 ; Aulu-Gelle, Nuits attiques, IV, II, 1-3 ; Digeste (D.), 21. 1.
57 Holmes, 2010.
58 D. 50. 16. 38 (Ulpien au liv. 25 sur l’Édit) ; D. 50. 16. 135 (Ulpien au liv. 4 sur la loi Julia et Papia).
59 Par exemple Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XI, 244.
60 Baroin, 2002 ; Cuny-Le Callet, 2005, p. 111-121. Cicéron, De l’orateur, II, 249.
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