1La Première Guerre mondiale fit payer à la Bretagne un lourd tribut humain, la région ayant donné à la nation un nombre de soldats proportionnellement plus élevé que les autres provinces françaises1. Plus de trois cent mille Bretons furent mobilisés, beaucoup arrivant sur le front sans connaître un mot de français et étant incapables de comprendre le dialecte parlé par leurs compatriotes d’autres parties de la Bretagne. Dans l’ensemble de la France, l’expérience de la guerre permit de faire disparaître les inimitiés entre factions cléricales et anticléricales, nées dans la décennie précédente, et contribua ainsi, dès la signature de l’armistice, à créer un climat d’apaisement religieux. Le gouvernement d’après-guerre ne chercha pas à imposer les lois sur la laïcité et le Concordat à l’Alsace-Lorraine, rendue à la France, cette dernière rétablissant bientôt ses relations diplomatiques avec le Vatican. La guerre, par ailleurs, fit plus que le système d’enseignement primaire laïque mis en place par Jules Ferry ou les routes et les voies ferrées construites au début de la Troisième République pour faire connaître aux habitants de Basse Bretagne l’univers s’étendant au-delà de leur paroisse.

2Dans le Finistère, néanmoins, « le particularisme des régions et des arrondissements » survécut dans une population encore largement rurale et attachée à ses « traditions anciennes » et à ses « habitudes personnelles2 ». L’esprit du Sillon fut aussi préservé, étant sans doute mieux adapté au nouveau climat politique français, les sillonnistes prenant leurs distances avec les tensions religieuses de l’avant-guerre. Peu après la signature de l’armistice, en août 1919, la Fédération des républicains démocrates du Finistère (FRDF) organisa son premier congrès, son comité directeur étant composé des personnalités suivantes : Pierre Trémintin, président ; Paul Simon, vice-président ; Francis Bellec, E. Berest, Saïk Ar Gall ; docteur Vourc’h, de Plomodiern ; Adolphe Le Goaziou, libraire de Quimper ; Fournis, avocat de Quimperlé3.

3 De nombreux anciens sillonnistes appartenant à la FRDF occupaient des postes d’élus locaux, tant dans le nord- que dans le sud-Finistère, situation qui leur permettrait, par la suite, d’accéder à des responsabilités nationales. Trémintin fut le premier sillonniste à être élu localement, devenant en 1904, à l’âge de 38 ans, maire de Plouescat, commune de la ceinture dorée du nord-Finistère4. En 1912, Paul Simon fut élu conseiller municipal de la ville de Brest, devenant député l’année suivante. En 1919, Pierre Mocaër fut élu conseiller municipal de la petite île d’Ouessant après avoir battu son adversaire, un républicain anticlérical5. Selon les autorités, on pouvait attribuer ces succès au fait que le parti sillonniste était, dans l’immédiat après-guerre, le groupe politique le plus actif et le mieux organisé du département6.

4L’histoire de la Fédération des républicains démocrates du Finistère, qui, en 1924, prit une large part dans la fondation du premier parti chrétien démocrate français d’ampleur nationale, le Parti démocrate populaire, montre que le parti sillonniste était devenu une force politique de premier plan dans le Finistère, qui nouait des alliances tant avec la droite qu’avec la gauche, sans se laisser soumettre par l’une ou l’autre de ces forces. Les députés sillonnistes élus dans le Finistère en 1919 étaient capables, en outre, de former alliance avec les groupes républicains à l’échelle nationale en devenant membres, en 1919, du groupe des républicains de gauche à la Chambre, tout en essayant, localement, de conserver leur indépendance vis-à-vis des partis de gauche comme de droite. La FRDF était également capable de mobiliser l’électorat sur des sujets autres que religieux, les résultats des élections nationales montrant une démocratisation accrue du processus politique7. En même temps, la FRDF était en première ligne pour tenter de convaincre les dirigeants du puissant Office central de Landerneau de formuler de nouvelles politiques sociales, et, en créant des passerelles entre la province et la nation, elle renforçait la nouvelle identité politique de la région.

Guerre et « Union nationale »

5Peu après la signature du traité de Versailles, en juin 1919, le gouvernement de guerre dirigé par Georges Clemenceau organisa des élections législatives pour le mois de novembre de la même année. Il y introduisit une nouvelle procédure électorale, le scrutin de liste, qui s’appliquait à de vastes districts électoraux, correspondant généralement aux départements, et venait remplacer le scrutin d’arrondissement, qui s’appliquait, quant à lui, à des territoires bien plus petits, représentés par un seul et unique député. Le scrutin de liste encourageait la formation d’alliances électorales, car, dans le cas où aucun parti ne recevait la majorité absolue des suffrages, les sièges étaient attribués selon un quotient basé sur le nombre de voix reçues par chaque liste et chaque candidat. Le scrutin de liste étant à un seul tour, il faisait disparaître les arrangements en coulisse associés au scrutin d’arrondissement et aux élections à deux tours. Pour les républicains modérés et les conservateurs, qui étaient largement favorables au scrutin de liste, cette nouvelle procédure représenterait mieux les préférences de l’électorat français, qui voterait ainsi pour des programmes politiques plutôt que pour des personnalités8. Certains conservateurs et républicains, cependant, espéraient clairement que cette nouvelle forme de représentation proportionnelle agirait en faveur des groupes modérés et conservateurs, et empêcherait la surreprésentation de socialistes dans les régions « rouges » du pays9.

6Pour préparer les élections de novembre 1919, les groupes républicains modérés et les conservateurs créèrent une nouvelle alliance électorale en fondant le Bloc national, visant à la réconciliation nationale, à la régénération économique et militaire du pays, et, plus encore, à la lutte contre l’expansion du bolchevisme. Afin de donner corps à une telle alliance, républicains et conservateurs se virent contraints d’enterrer la hache de guerre religieuse, brandie au cours de la décennie précédente. Dans ce but, le Bloc national affirma que l’État laïque devait reconnaître les droits et les libertés de tous les citoyens, quelles que soient leurs croyances. Cette déclaration aux termes vagues affirmait certes le principe d’un État laïque, mais révélait aussi le désir d’apaiser les électeurs catholiques. Rejetant le Bloc national, les catholiques intransigeants ne pouvaient toutefois admettre le principe de cette sécularisation et ils eurent tendance à soutenir des groupes d’extrême droite, comme l’Action française. Les radicaux anticléricaux les plus intransigeants éprouvaient, pour leur part, quelque difficulté à tolérer une alliance qui donnerait du grain à moudre aux catholiques, et, dans certaines régions, retirèrent leur soutien au Bloc national juste avant l’élection.

7Dans le Finistère, les radicaux, les progressistes (républicains modérés), les sillonnistes et les conservateurs, comme un peu partout en France, cherchèrent à s’unir à l’intérieur de listes républicaines, afin de faire « face au danger bolchevique10 ». Les négociations entre les divers groupes républicains et les autres organisations politiques échouèrent lorsque Georges Le Bail, député radical anticlérical de la seconde circonscription de Quimper, s’opposa ouvertement à la candidature d’Alain de Guébriant, riche propriétaire terrien et maire de Saint-Pol-de-Léon, en arguant que l’opinion publique n’accepterait pas de voir figurer leurs deux noms sur la même liste. Appartenant à Le Bail, Le Citoyen, journal radical, accusa les conservateurs d’être largement responsables d’avoir enfoncé un coin entre le parti radical et les autres groupes républicains du Finistère. Le parti radical, dirigé par Georges Le Bail, mit donc sur pied une liste alternative, anticléricale (la « liste de concentration républicaine »), constituée de radicaux intransigeants et de socialistes indépendants. Paul Simon et bon nombre de républicains modérés du département accusèrent Le Bail de construire une « république fermée » à laquelle il serait le seul à donner accès11.

8Les catholiques conservateurs12, les républicains modérés et des membres de la Fédération des républicains démocrates du Finistère constituèrent à leur tour leur propre liste (Liste républicaine et démocratique d’union nationale), adhérant aux principes du Bloc national.

9La coalition électorale regroupant conservateurs et sillonnistes comprenait quatre membres du parti sillonniste, Paul Simon, Pierre Trémintin, Jean Jadé et Victor Balanant, qui étaient parmi les plus jeunes candidats à la députation en France. Simon, le seul candidat sillonniste à occuper un siège à l’Assemblée nationale, avait 33 ans, Trémintin, 43, Balanant, 31, et Jadé 29. Jadé, Trémintin et Simon avaient une formation d’avocat, et Balanant, président de l’Association des anciens combattants du Finistère, travaillait à l’arsenal de Brest et était fils de charpentier. Les autres candidatures étaient réparties entre républicains modérés et conservateurs13, dont certains avaient déjà derrière eux une longue carrière politique14. Seuls deux candidats, le conservateur Laurent Boucher et le républicain modéré Vincent Inizan15, étaient des paysans propriétaires de leurs terres. La liste des républicains anticléricaux ne contenait aucun candidat appartenant au monde agricole.

10Dans l’ensemble de la France, le Bloc national triompha aux législatives de 1919, constituant une Chambre dominée par les républicains modérés. Dans le Finistère, la coalition forgée par les sillonnistes remporta également une victoire éclatante, le parti radical anticlérical à l’ancienne mode qu’avait connu la décennie précédente étant défait. Les radicaux perdirent trois sièges, où ils furent remplacés par des sillonnistes, dont deux nouveaux venus, Victor Balanant et Jean Jadé. Paul Simon fut élu pour la troisième fois. Les socialistes obtinrent aussi un siège. Le succès de la FRDF peut, en partie, s’expliquer par le fait qu’il progressait dans certaines zones du sud-Finistère qui, auparavant, avaient voté pour des républicains anticléricaux. De plus, comme aucun candidat farouchement conservateur n’avait été élu dans le département, il était manifeste que l’électorat finistérien rejetait la droite traditionnelle, représentée par la liste d’Union nationale, et marquait sa préférence pour les sillonnistes et les républicains modérés, au profond regret de l’aile conservatrice de la coalition électorale.

11Le parti radical, anticlérical, avait essayé de mobiliser les électeurs en pointant du doigt la menace cléricale, mais perdit une partie du terrain qu’il avait conquis au profit de socialistes et de sillonnistes. Le succès des candidats sillonnistes et des modérés présents sur la liste d’Union nationale était largement dû à leur organisation efficace et à un programme politique clairement défini, qui cherchait à éviter les questions religieuses.

12Le programme de la FRDF, inclus dans la plateforme de l’Union nationale, reprenait les principes contenus dans le programme de 1911, mais insistait, de manière spécifique, sur les problèmes que connaissait le Finistère de l’après-guerre et mettait aussi l’accent sur le régionalisme et la décentralisation. Dans les ajouts au programme de 1911 étaient exposées en détail des propositions de décentralisation des institutions de l’État, passant par l’abolition des départements et la création de régions plus vastes, disposant de l’autonomie budgétaire et qui représenteraient les intérêts professionnels au Parlement. Dès 1911, les questions concernant la défense de la région et de sa culture étaient au sommet des préoccupations de la FRDF, mais, en 1919, précisément calibrées, elles faisaient partie intégrante du programme du groupe. Contrairement à d’autres groupes régionalistes, qui cherchaient une solution aux problèmes de la région dans son autonomie et dans les rêves vagues d’un passé préindustriel, la FRDF s’affirmait en faveur d’une intégration et d’un développement économiques, et souhaitait promouvoir l’identité régionale en conservant les langues régionales dans l’enseignement primaire et secondaire. La FRDF défendait toutefois culture régionale et décentralisation en termes pratiques plutôt qu’émotifs. L’indépendance budgétaire plutôt que politique, par exemple, assurerait l’existence d’un système d’imposition plus efficace et également plus juste.

13Tant Trémintin que Mocaër étaient en faveur de la propagation de la langue bretonne, mais, pour tous les deux, cette dernière devait servir les intérêts de la nation française. En 1920, selon Trémintin, il fallait développer la connaissance de la langue bretonne « pour le plus grand bien de nos compatriotes et pour le plus grand intérêt de la culture française16 ». Quelques mois plus tard, Pierre Mocaër, qui fut peut-être l’un des plus ardents défenseurs de la cause régionaliste chez les sillonnistes d’après-guerre, déclara : « Ce que nous voulons, c’est le développement de la Bretagne par l’intermédiaire des intérêts et du savoir-faire bretons… Si cela signifie rêver d’isolement, nous affirmons très clairement que nous nous y opposons. Nous voulons, bien au contraire, intensifier les relations entre cette Bretagne développée et consciente de ses forces dont nous rêvons et d’autres régions françaises17. »

14Il convient de replacer l’attention que portait la FRDF à la cause régionaliste dans le contexte de l’après-guerre, qui vit proliférer les groupes régionalistes et autonomistes cherchant à attirer l’attention de la population sur le sous-développement économique de la Bretagne, tout en avançant un ensemble de revendications ethniques et nationalistes. Ces groupes comprenaient la Jeunesse de Bretagne, qui, en 1927, devint le Parti autonomiste breton, ainsi que d’autres associations plus anciennes, comme l’Union régionaliste bretonne, créée bien avant la guerre. Alors que le Parti autonomiste breton s’appuyait de plus en plus sur l’expérience de la Grande Guerre pour justifier ses exigences d’indépendance, pour les sillonnistes, les pertes bretonnes au combat étaient une preuve de la loyauté de la Bretagne envers la France et illustraient la remarquable contribution de la région à la communauté nationale. La Première Guerre mondiale marqua un tournant fondamental dans la manière dont les catholiques sociaux de Basse Bretagne concevaient l’identité nationale. Si, avant la guerre, ces catholiques sociaux avaient cherché à concilier les revendications de la nation avec celles de la région, le terrible traumatisme que venait de subir la Bretagne fut utilisé par les sillonnistes et le gouvernement du Bloc national pour forger un nouveau consensus national.

15Dans d’innombrables villes et villages de Bretagne, on commémora le souvenir de la guerre en dressant des monuments aux morts. Souvent entourés du drapeau national, ces monuments portaient l’inscription suivante : « La commune de… à ses enfants morts pour la France18. » Bien que l’on puisse affirmer que la commémoration des morts était un « culte laïque19 », l’iconographie des très nombreux monuments érigés dans la Bretagne de l’entre-deux-guerres associait symboles religieux et représentation du soldat tombé. Dans la commune de Pouldreuzic (arrondissement de Quimper), dont la population était de 2286 habitants en 1911, le monument aux morts en est un bon exemple : il montre deux soldats, dont l’un est tombé, devant un calvaire en haut relief, et porte l’inscription suivante : « Aux enfants de Pouldreuzic, morts pour la France. » La commémoration des soldats tombés à la guerre vint se greffer sur le culte des morts, si fort en Bretagne, et à l’observance religieuse traditionnelle, mais en vint aussi, de manière ironique, à symboliser à la fois le martyre de la Bretagne et ses liens avec la France.

16Dans une région qui avait connu plus de pertes à la guerre et comptait plus d’anciens combattants que pratiquement toutes les autres régions françaises, la FRDF demandait que soit rigoureusement appliqué le principe des réparations et des indemnités de guerre, et que la France conserve une armée forte. C’est d’ailleurs à propos du nationalisme de la politique étrangère menée par le gouvernement que la Fédération rompit, en 1919, avec un Marc Sangnier désormais conquis au pacifisme et le mouvement qu’il venait de créer, la Jeune République20. Victor Balanant et Jean Jadé, blessés de guerre, s’affirmaient tous deux nationalistes, avec une virulence qui leur permit peut-être d’accéder à la députation. La FRDF s’adressait, de manière directe et explicite aux poilus revenus du front, en participant aux nombreuses associations d’anciens combattants qui se constituèrent dans le département immédiatement après la guerre. Ce nationalisme, qui se définissait en opposition à l’expérience vécue lors de la Première Guerre mondiale, fut utilisé comme cri de ralliement dans le Finistère, alors même que la FRDF présentait son programme régionaliste dans son manifeste de 1919. Le parti sillonniste, contrairement à tous les autres groupes politiques du Finistère, utilisait le langage de la nation française pour exalter le sacrifice de la Bretagne pendant la guerre et appuyer ses revendications envers la langue bretonne.

17Si la FRDF affirmait représenter les intérêts des anciens combattants et de la nation en tant que membre d’une « union nationale », elle n’insistait pas, en 1919, sur le problème des relations entre l’Église et l’État. En tant qu’association s’affirmant démocrate et s’appuyant sur le principe de liberté, elle en appelait simplement à la liberté de conscience21. Son programme de 1919 insistait, en revanche, sur la nécessité de réformes politiques et sociales de grande ampleur. La FRDF affirmait défendre ardemment le système parlementaire, s’opposant à toute proposition visant à réduire le pouvoir du Parlement et à renforcer l’exécutif. La solution proposée par la FRDF à l’apparente paralysie du Parlement – son incapacité à voter des lois sans passer par d’interminables discussions – était d’en arriver à un « suffrage véritablement universel » par l’introduction du « vote des femmes et du “vote familial”22 ». L’intérêt que portait la fédération au vote des femmes, question qui était totalement absente de son programme de 1911, correspondait à de nouvelles tentatives d’organiser et de mobiliser les femmes, bien que celles-ci ne se soient pas vu confier de postes de responsabilité dans l’entre-deux-guerres. En bref, cet intérêt était sans doute plus stratégique que réel, mais donnait de nouveaux contours à la nation plus ouverte que la FRDF tentait de définir après la fin de la guerre23.

18Le programme social de la FRDF reflétait les origines sillonnistes du mouvement. Elle était favorable à l’impôt progressif sur le revenu et à une intervention limitée de l’État pour résoudre les trois problèmes sociaux majeurs dont était affligé le Finistère de l’après-guerre : la tuberculose, l’alcoolisme et l’insalubrité des habitations. Afin de répondre aux difficultés croissantes que rencontraient les fermiers, la FRDF proposait que soit votée une loi garantissant, à la fin de leur bail, le versement d’une indemnité aux fermiers qui auraient amélioré les exploitations qu’ils avaient travaillées. Elle proposait aussi que soient créés des logements pour les familles au revenu modeste. Étant née du catholicisme social, elle insistait aussi sur la nécessité de renforcer les institutions professionnelles corporatives par la création de syndicats et de coopératives. C’est ainsi que l’on doit à d’anciens sillonnistes liés à la FRDF la création, dans l’ensemble du Finistère, d’un certain nombre de coopératives destinées aux particuliers, comme La Bretonne, à Saint-Pol-de-Léon, La Léonarde, à Plabennec, Le Nord-Finistère, à Morlaix, et La Fraternelle à Quimper24. Trémintin dirigeait un comité départemental, fondé en 1908, qui coordonnait le développement d’habitations à bon marché.

19L’affirmation, par les sillonnistes, de leur neutralité religieuse et leur acceptation du principe d’un État laïque irritaient manifestement la hiérarchie ecclésiastique du Finistère. Après que la droite conservatrice eut échoué à remporter les élections, de nouvelles fissures apparurent entre sillonnistes et conservateurs, ces derniers attaquant de plus en plus violemment les positions sociales, jugées à gauche, de la FRDF. Au bout du compte, tant les conservateurs que les radicaux commencèrent, mais sans le moindre succès, à s’opposer à la FRDF lors d’élections locales. En 1921, un fonctionnaire observait que les membres du parti sillonniste aspiraient « à devenir, dit-on, la seule organisation de l’avenir25 ». Trois années plus tard, le préfet du Finistère affirmait : « Un fait d’ordre permanent domine… la situation générale… c’est l’existence d’un parti qui lui [au Finistère] est spécial, le parti “républicain démocrate”, communément appelé “parti sillonniste”… Sillonniste, anti-sillonniste, voilà le critérium politique des groupements finistériens26. »

Entre gauche et droite, 1919-1924

20Entre 1919 et 1924, la FRDF, les catholiques conservateurs et les républicains anticléricaux s’opposèrent à de nombreuses reprises dans des joutes électorales, chacun de ces partis cherchant à s’imposer localement. Les sillonnistes remportèrent de nettes victoires sur leurs adversaires de la droite, mais aussi, ce qui est sans doute plus important, sur leurs adversaires de gauche, dont des zones auparavant dominées par des républicains anticléricaux.

21Dans les élections locales où les sillonnistes faisaient face à des radicaux et des catholiques conservateurs, ils évitaient à toute force de faire campagne sur les problèmes religieux, essayant de conserver un cap entre la droite catholique et la gauche anticléricale. Georges Le Bail, député et chef du parti radical du Finistère, accusait ainsi la FRDF d’être une race politique sans tradition ou ancêtres. Les sillonnistes lui rétorquaient qu’il était possible d’être à la fois catholique et républicain, et que même certains radicaux-socialistes pensaient désormais que la politique de division et de discorde pratiquée par leur parti avant 1914 avait fait du mal au pays27. En vérité, avant même que débute la Première Guerre, Robert Cornilleau avait exposé la situation à Le Bail :

« Entre vous, le vieux radical, le patriote républicain qui a voté les trois ans, le doctrinaire attardé d’un parti qui mourra parce qu’il n’a plus de doctrine, et nous, les jeunes démocrates, comme vous nous appelez – et nous sommes fiers de ce double titre – il y a deux conceptions de la République. C’est vrai… que nous soyons républicains, c’est à vos yeux une hérésie. Votre républicanisme est une sorte de dogmatisme politique… un cléricalisme inconscient et à rebours… Notre présence dans la République vous paraît un scandale. Elle vous trouble, comme si elle marquait la faillite de votre idéal et la fin de votre système28. »

22La stratégie de la FRDF, éliminant de son programme les questions religieuses, porta ses fruits aux élections. En 1921, Georges Le Bail, député radical du Finistère et conseiller général de Plogastel-Saint-Germain, dut faire face, pour la première fois depuis longtemps, à une sérieuse opposition, celle de Jean Hénaff, riche paysan et conseiller municipal depuis de longues années, qui se présentait comme « républicain démocrate ». Jean Hénaff fut vigoureusement soutenu par les sections locales de la FRDF et par Le Petit Breton, hebdomadaire sillonniste fondé en 1919. Âgé de 62 ans, Hénaff battit le chef finistérien du parti radical d’un petit nombre de voix dans une zone où l’on votait traditionnellement pour des républicains anticléricaux. Pour Jean Jadé, jeune député sillonniste du Finistère, la défaite de Le Bail ne venait que confirmer l’échec de la « vieille politique sectaire du bloc des gauches », politique entièrement fondée sur la menace cléricale, et marquait la victoire du « paysan », depuis longtemps exclu du pouvoir, sur « un homme issu de la bourgeoisie radicale29 ».

23Un an plus tard, Jean Jadé, nouveau député sillonniste du sud-Finistère, entrait lui aussi dans l’arène politique locale en contestant au sénateur radical Fénoux le siège de conseiller général du canton de Pont-Croix, Fénoux occupant ce siège depuis dix-huit ans. Dans une triangulaire opposant Jadé, Fénoux et un candidat socialiste, Jadé battit le sénateur radical de 989 voix30. Alors que ce dernier en avait principalement appelé aux sentiments anticléricaux de l’électorat, Jadé avait insisté sur la nécessité d’améliorer les communications dans le département en coordonnant les réseaux de chemins de fer du nord et du sud, de faciliter l’accès au crédit pour les fermiers et de lancer des projets d’habitations à bon marché. La FRDF accusait le parti radical de n’avoir aucun programme social, en jugeant qu’il était absorbé par ses « préoccupations anticléricales » et ses « préjugés matérialistes bourgeois31 ».

24Le succès de Jean Jadé et de Jean Hénaff lors des élections cantonales de Pont-Croix et Plogastel-Saint-Germain était important pour la FRDF, car il révélait l’existence de nouveaux soutiens à un mouvement dont, au départ, la plupart des membres et des participants au comité directeur étaient originaires du nord-Finistère. Hénaff et Jadé, par ailleurs, avaient réussi à détrôner des hommes politiques chevronnés, radicaux qui représentaient des fiefs électoraux connus pour leur anticléricalisme et pour l’indifférence croissante qu’ils montraient envers la religion. Dans ces cantons, le nombre de pratiquants déclina de façon significative dans l’entre-deux-guerres, alors même que le parti clérical associé au Sillon commençait à progresser dans l’électorat32, ce qui montre bien que ce succès des sillonnistes ne s’explique pas seulement par leurs sympathies catholiques.

25L’inimitié entre catholiques conservateurs et républicains était plus affirmée que celle qui opposait radicaux anticléricaux et sillonnistes. Dans le Finistère, les catholiques conservateurs et la hiérarchie ecclésiastique accusaient les sillonnistes de saper le principe de l’unité des catholiques. Cette profonde rancœur s’était nettement manifestée en 1913, lors de l’élection de Paul Simon dans la seconde circonscription de Brest, et resurgit au début de l’année 1922.

26En 1922, Laurent Boucher, conseiller général conservateur du canton de Ploudiry, décéda, son siège, au conseil général, devenant derechef vacant. Son fils, Marcel Boucher, se porta immédiatement candidat, se déclarant « républicain sincère » et « catholique convaincu33 ». Paul Simon, député sillonniste du Finistère, présenta sa candidature un mois plus tard, l’hebdomadaire catholique Le Progrès et Le Militant de l’abbé Madec accusant sans détour Paul Simon de se plier à l’opportunisme politique et de créer des divisions chez les catholiques, ce qui ne pourrait que renforcer la cause des républicains anticléricaux34. Paul Simon leur répondit en déclarant qu’en tant que député du Finistère, il serait plus à même de faire plus pour le canton qu’un individu aux attaches purement locales. Le Militant proclama néanmoins que la candidature de Simon était « regrettable35 ».

27À la surprise générale, Simon fut battu, ne recevant que 344 voix alors que son adversaire était élu par 607 voix des 1 149 votants. Il avait certainement manqué à Simon le soutien populaire local dont avait profité son adversaire, paysan propriétaire de ses terres, mais, fait plus important encore, il avait été dépeint comme « collectiviste » par Boucher et la presse catholique conservatrice. Le Progrès avait ainsi reproduit un passage d’un discours prononcé par un sillonniste lors d’une cérémonie donnée à Quimper en l’honneur d’une société coopérative, la Fraternelle : « Je ne dis pas que la coopérative crée la fraternité, mais elle est une occasion, pour les individus, de s’élever jusqu’à la notion d’une vie meilleure allant jusqu’au partage de biens en commun36. » Le Progrès conseillait aux électeurs de Ploudiry de voter contre des théories quasi socialistes.

28Renforcée par son succès à l’élection cantonale de Ploudiry en 1922 après une série de défaites que lui avaient fait subir les sillonnistes depuis 1913, la presse catholique conservatrice commença d’affirmer qu’il n’y avait pas de place pour la FRDF dans le département et que « l’erreur de ses chefs est de croire que les nombreux électeurs qui les ont envoyés à la Chambre aux dernières élections législatives ont voulu avant tout approuver leur programme politique et social de Républicains Démocrates37 ». Le Citoyen, hebdomadaire radical de Le Bail, partageait, sur un mode ironique, le jugement de la droite sur la FRDF. Il notait que les sillonnistes étaient méprisés, tant par les « blancs » que par les « rouges », tous attaquant avec véhémence ce nouvel « hybride » politique.

« Les républicains démocrates sont des hybrides, comme le mulet, par exemple, né de l’union d’un cheval et d’une ânesse. L’accouplement du cléricalisme et de la démagogie a donné naissance à ce produit singulier, à cette race de métis politiques qui ne durera pas… Dans notre pays, il ne saurait, au fond, y avoir que deux partis : les rouges et les blancs. J’appelle “rouges” tous ceux qui veulent la laïcité et la République sociale. J’appelle “blancs” tous ceux qui ont abdiqué leur libre arbitre aux mains des prêtres qui sont les ennemis irréconciliables de la démocratie née de la Révolution de 1789 et qui se sont juré de nous ramener à l’antique esclavage. Entre les deux partis, la conciliation est impossible. La lutte est éternelle38. »

29Le refus obstiné de la FRDF de se mêler des affaires religieuses l’empêchait de plus en plus de nouer des alliances électorales, que ce soit avec la gauche républicaine anticléricale ou la droite conservatrice. Bien que, pour le préfet, le groupe soit probablement appelé « à jouer un rôle important aux élections législatives prochaines », ce rôle semblait incertain39.

Les élections législatives de 1924

30Un mois avant les législatives de 1924, Le Finistère, hebdomadaire républicain, annonçait que l’ordre du jour des républicains du Finistère devrait être : « À bas le Sillon40 ! » Le Finistère lança une attaque personnalisée contre les sillonnistes du département : « Mais la bataille, dans notre département, ne s’engagera pas seulement sur les programmes et sur les doctrines… Il s’agira de savoir si, après une expérience décisive, le Finistère voudra, oui ou non, continuer à être représenté au Parlement par les adeptes du Sillon, et si à leurs méthodes bruyantes et odieuses de bourrage de crâne et de battage parlementaire » les électeurs préféreraient des hommes « remplissant leur mandat avec beaucoup moins de tapage, mais beaucoup plus de conscience41 ».

31Tant le principal journal républicain et anticlérical qu’était Le Finistère et Le Citoyen, publication radicale de Le Bail, s’efforcèrent de discréditer le Sillon aux yeux de la gauche comme de la droite. Le Finistère rappelait aux électeurs catholiques qu’ils avaient voté pour le Sillon dans l’espoir de défendre leurs « revendications essentielles », mais que, une fois les sillonnistes installés à la Chambre des députés, ils se déclaraient partisans d’un « État laïque » et se mettaient à fraterniser avec le pasteur protestant Soulier42. Le même journal informait les électeurs républicains que les sillonnistes, sous l’habit religieux, n’étaient autres que des socialistes43.

32Les conservateurs ne montraient, en aucune façon, qu’ils étaient prêts à venir au secours des sillonnistes. Deux mois avant les élections législatives de 1924, le préfet du Finistère informait ses supérieurs qu’il était impossible de prévoir si les conservateurs et les sillonnistes allaient renouveler l’alliance qu’ils avaient nouée en 1919. Selon le préfet, l’évêque insisterait sans doute pour que soit reconstituée cette alliance électorale, en tant que « mariage de raison », afin que se forme une liste unique de candidats « catholiques et bretons44 ».

33Cette prédiction se réalisa en fait quand, un mois avant l’élection, fut scellée une alliance entre conservateurs et sillonnistes. De façon tout à fait inattendue, un troisième larron, la Fédération des groupements industriels et commerciaux, vint se joindre aux deux premiers sparring-partners, qui se jaugeaient d’un œil soupçonneux. La Fédération représentait les intérêts professionnels du commerce et de l’industrie dans le département et soutenait d’ordinaire des républicains et des radicaux anticléricaux. Lorsque ses membres se réunirent en avril à Morlaix afin de choisir la position qu’adopterait le groupe lors de l’élection, les cent deux délégués présents votèrent à l’unanimité la proposition visant à s’opposer au Cartel des gauches, alliance électorale entre socialistes et radicaux qui, à la veille de l’élection, était en train de se constituer au plan national45. Ils décidèrent d’ouvrir des négociations avec les conservateurs et les sillonnistes. La liste ainsi constituée regroupait des membres des trois factions : Louis Coïc, Louis Rivière et Auguste Artur représentaient la Fédération, Paul Simon, Jean Jadé, Victor Balanant, Vincent Inizan et Pierre Trémintin, la FRDF, Jacques Quéinnec, un avocat, et deux paysans propriétaires, Mathurin Thomas et Louis Henry, les conservateurs. Thomas était président du syndicat agricole de Daoulas, et vice-président de l’Office central et de l’Union des syndicats agricoles du Finistère46.

34La nouvelle alliance affrontait une gauche anticléricale divisée, consistant en républicains radicaux anticléricaux, socialistes et communistes, car le Cartel des gauches, comprenant radicaux et socialistes, qui s’était constitué au niveau national, n’avait pu se mettre en place dans le Finistère. Les groupes républicains anticléricaux tentèrent de faire des relations entre l’Église et l’État une question électorale primordiale en insistant sur les différences existant chez les conservateurs et les sillonnistes à propos du problème du financement des écoles publiques et privées. Il n’était guère aisé pour la coalition sillonniste, en raison de ces approches antagonistes, de formuler clairement sa position envers « l’État laïque ». Ainsi, lors d’un meeting tenu à Scaër, Pierre Trémintin affirma qu’il était opposé au subventionnement des écoles privées par l’État, alors qu’au cours du même meeting, Mathurin Thomas s’y déclarait favorable47.

35Les résultats des élections de 1924 montrèrent cependant que la tactique électorale mise en œuvre par la gauche républicaine anticléricale était largement erronée. Alors qu’en 1919 Georges Le Bail avait obtenu 50 380 voix et Bouilloux-Laffont 50 75148, ils n’obtinrent respectivement, en 1924, que 47 511 et 45 993 voix49. Ce déclin s’explique en partie par le fait que deux autres listes, l’une communiste et l’autre républicaine indépendante, se présentèrent aux suffrages des électeurs dans le Finistère, la présence de ces deux listes n’ayant toutefois aucun effet sur le nombre de votes se portant sur les candidats sillonnistes. En 1919, Paul Simon avait obtenu 61 579 voix et Balanant 61 31950. En 1924, ces deux députés attirèrent respectivement 66 241 et 66 397 suffrages51. Le vieux radical Georges Le Bail et le républicain modéré Bouilloux-Laffont furent réélus, mais la coalition radicale ne remporta aucun nouveau siège et perdit même des voix, en particulier dans le sud-Finistère. Tous les députés sillonnistes conservèrent leur siège et le mouvement en gagna même un nouveau grâce à l’élection de Pierre Trémintin. Aucun des candidats associés à la Fédération des groupements industriels et commerciaux ne fut élu, et, des trois candidats conservateurs, seul Louis Henry remporta un siège. Les élections de 1924 furent un net succès pour la liste sillonniste, détenant désormais six des onze sièges du département, et plus particulièrement pour la FRDF. La coalition obtint 5 582 voix de plus qu’en 1919, beaucoup de ces gains étant effectués dans d’anciennes enclaves radicales ou radicales-socialistes du sud-Finistère52. Dans le seul arrondissement de Quimper, ces gains furent de 2 355 voix et de 733 dans celui de Quimperlé53. La liste reçut aussi de nouveaux soutiens dans les communes anticléricales de Lanmeur et de Plouigneau, dans l’arrondissement de Morlaix. Des 153 961 suffrages exprimés, la coalition sillonniste en avait obtenu 65 864, la liste républicaine anticléricale 44 670, le parti socialiste 31 217 et les communistes 4 48054.

36Le Citoyen, hebdomadaire radical fondé par Georges Le Bail, attribua les pertes électorales subies par la gauche traditionnelle à la « peur des rouges » dans la bourgeoisie républicaine et à l’efficacité de la presse catholique sociale dans le Finistère, et en particulier à celle de L’Ouest-Éclair, quotidien régional publié à Rennes, et du Petit Breton55. Le Citoyen en appelait à la création d’un quotidien républicain régional qui « livrerait une bataille des idées » et contribuerait à l’« éducation politique et sociale du peuple56 ». Il reconnaissait que les partis républicains anticléricaux manquaient d’unité et d’organisation. L’évêque de Quimper, admettait Le Citoyen, était capable d’établir des passerelles entre sillonnistes et conservateurs et se trouvait à la tête d’une institution pérenne, le clergé paroissial57.

37La FRDF bénéficiait indubitablement de l’existence d’un réseau politique efficace et coordonné, contrastant avec les initiatives purement électorales des groupes conservateurs et radicaux du département, ainsi que du soutien d’une presse active. Peu de temps après le premier congrès d’après-guerre de la FRDF (1919), ses militants organisèrent des sections permanentes du parti dans le nord- et le sud-Finistère, bien qu’il faille reconnaître qu’elles furent plus nombreuses dans le nord du département58. Les partis conservateurs ne fondaient encore leur action politique que sur de rares réunions, auxquelles on n’accédait d’ailleurs que sur invitation, le parti radical utilisant des comités ad hoc au moment des élections.

38La FRDF bénéficiait en outre du soutien de deux des journaux les plus lus du département, Le Courrier du Finistère et Le Petit Breton, ce dernier ayant été d’abord un mensuel appelé Le Petit Démocrate du Finistère avant de devenir, en octobre 1920, un hebdomadaire sous ce nouveau titre. En 1921, Le Petit Breton affirmait occuper la seconde place dans le département pour ce qui était du tirage59. En 1924, la préfecture de Quimper lui accordait la troisième place, avec un tirage de 17 000 exemplaires60, La Dépêche de Brest, républicaine, tirant à 40 000, occupant la première place, et Le Courrier du Finistère la seconde, avec un tirage de 27 300 exemplaires61. Le Progrès ne tirait, quant à lui, qu’à 5 000 et Le Citoyen de Le Bail, à 1 500 seulement62.

39La FRDF travaillait en étroite collaboration avec les associations commerciales et agricoles et avait élaboré un programme qui, au cours des années 1920, fut traduit en de nombreuses propositions de loi. Les députés sillonnistes du Finistère, se faisant élire dans de nombreuses commissions parlementaires, contribuèrent largement à cet effort. Jean Jadé fit ainsi partie de la commission de la Marine marchande, Simon et Balanant de celle de la Marine, Inizan de celle des Douanes et de la commission parlementaire qui s’occupa de la réintégration de l’Alsace-Lorraine.

40À la Chambre des députés et au conseil général du Finistère, la FRDF mit l’accent sur quatre thèmes principaux :

1. la coordination des chemins de fer du département et la réduction de leurs tarifs pour le transport des produits agricoles ;
2. la création d’instituts de crédit, afin de permettre aux fermiers locataires de leurs terres de les acquérir, et d’indemnités de fin de bail pour ceux des fermiers qui avaient accru la valeur des terres qu’ils exploitaient ;
3. des allocations pour les familles nombreuses ;
4. la création d’un système d’enseignement bilingue.

41Les députés sillonnistes du Finistère formulèrent bon nombre de propositions législatives visant à améliorer l’existence des fermiers et des paysans propriétaires de leurs terres dans une région où les petites exploitations familiales étaient très majoritaires. Ils défendirent des projets de lois proposant d’accorder des indemnités aux familles nombreuses, fréquentes en Basse Bretagne63. Le 18 février 1923, plusieurs députés, dont Defos du Rau, Jadé et Balanant déposèrent un projet de loi qui donnait des indemnités aux fermiers en fin de bail, à condition qu’ils puissent prouver qu’ils avaient amélioré les terres qu’ils exploitaient. Bien qu’il n’ait pas été adopté par les deux chambres, pas plus qu’un autre projet, déposé en 1928, visant à allonger la durée des baux, les attentes ainsi créées dans le milieu rural encouragèrent le plus important syndicat agricole du département à se saisir de cette question. En 1926, l’Office central de Landerneau mit sur pied une commission de fermiers et de paysans propriétaires qui serait chargée d’arbitrer les conflits concernant les baux, élabora un modèle de bail octroyant une indemnité au locataire en fonction de la valeur ajoutée à la terre au cours du bail et étendant la durée de celui-ci à neuf ans au moins au lieu des trois à six ans qui étaient la norme auparavant64.

42Pierre Trémintin présidait l’office départemental des habitations à bon marché du Finistère, et fut à l’origine de la création d’un certain nombre d’instituts de crédit, dont « La Familiale » de Brest, qui fit bâtir à Quimper 175 maisons individuelles65. Lorsque, en décembre 1922, fut votée une loi qui octroyait des fonds pour la construction d’habitations à bon marché, la Chambre, à la demande des députés catholiques, y ajouta un article, aux termes duquel une partie de ces nouveaux projets serait réservée aux familles nombreuses66.

43La FRDF continuait de défendre vigoureusement les intérêts culturels et économiques de la région, sans pour autant remettre en question les exigences politiques nationales. Pierre Mocaër, conseiller général d’Ouessant, devint l’un des plus ardents défenseurs du développement économique de la péninsule, en se faisant l’avocat de mesures visant à y améliorer les transports, à réduire les tarifs et à donner aux conseils régionaux une part de décision plus importante dans les projets de planification. En 1919, il fonda, avec des régionalistes venant de divers horizons politiques, comme le socialiste Émile Masson et le marquis de L’Estourbeillon, royaliste, un journal bilingue, consacré à l’« action bretonne » et intitulé Buhez Breiz (« La Vie de la Bretagne »), dont il devint rédacteur en chef67. Buhez Breiz proposait d’étendre le domaine d’autorité des conseils généraux dans l’ensemble de la France, ceux-ci se voyant donner le pouvoir de décider comment les fonds seraient attribués localement parce qu’ils étaient mieux placés pour le faire. Il exigeait, par ailleurs, que nul fonctionnaire ou employé du gouvernement ne soit nommé dans une zone rurale de Bretagne s’il n’était pas capable de prouver qu’il connaissait suffisamment de breton et que ces fonctionnaires soient responsables devant les assemblées locales élues et non le gouvernement central. Buhez Breiz et la FRDF soutenaient fermement aussi l’unification des réseaux ferrés du Finistère. Les parties nord et sud de la péninsule étaient en effet desservies par deux grandes lignes, l’une appartenant à l’État et l’autre à une compagnie privée. Selon la FRDF, le manque de coordination entre ces deux lignes gênait le développement commercial et industriel de la péninsule. Le 17 décembre 1920, grâce aux efforts des députés catholiques sociaux, la Chambre des députés décida d’une réorganisation du réseau ferré de l’ensemble du pays, en réponse à des plaintes du même type émises par de nombreuses régions françaises.

44Le but des catholiques sociaux régionalistes du Finistère était d’encourager le développement matériel de la région sans pour autant en sacrifier les traditions et les valeurs locales68. Entre 1919 et l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, la FRDF proposa que soit mis en place en Bretagne un système d’enseignement bilingue et que les écoles soient adaptées aux conditions locales. En 1919, Buhez Breiz en appela à l’introduction immédiate du breton dans l’enseignement primaire, la langue devant servir à l’apprentissage du français, et à l’élaboration d’un programme scolaire comprenant une heure hebdomadaire d’enseignement de l’histoire et de la géographie de la Bretagne, préférablement donnée en breton. Dans les années 1920, Mocaër soumit au conseil général du Finistère un certain nombre de propositions en faveur d’un enseignement bilingue, ces propositions étant portées devant la Chambre des députés par Pierre Trémintin et Vincent Inizan. Au conseil général, Mocaër proposa que le breton soit placé au baccalauréat sur le même pied que les autres langues et demanda que soient développées les études celtiques à l’Université.

45La FRDF représentait les intérêts régionaux d’un électorat majoritairement rural ainsi que les intérêts commerciaux de petites entreprises. Son programme n’était pas basé sur une simple réduction, à l’échelle régionale, des questions et problèmes politiques nationaux, mais était adapté aux conditions locales, ce que n’était pas, dans bien des cas, le programme des radicaux. Sa protection des intérêts régionaux et de la culture locale n’avait toutefois pas grand-chose à voir avec le régionalisme sentimental de la droite, celle-ci voulant faire renaître une société « traditionnelle » qui avait depuis longtemps disparu.

46Les élections législatives de 1924 montrèrent, au bout du compte, que le soutien apporté par l’électorat à la FRDF ne se limitait pas aux seuls cantons fortement pratiquants du nord-Finistère, tout en témoignant de l’efficacité de l’organisation politique du parti. En onze ans, le nombre de députés appartenant à la FRDF était passé d’un à cinq, mais ces députés sillonnistes devaient, à Paris, faire face à une Chambre de couleur sensiblement différente.

Le Cartel des gauches et la formation du Parti démocrate populaire, 1924-1926

47À l’inverse de ce qui s’était passé dans le Finistère, les républicains anticléricaux et les socialistes avaient, au niveau national, réussi, avant les élections de 1924, à aplanir leurs profondes différences et à former un Cartel des gauches, majoritaire à la Chambre. Une fois le Cartel au pouvoir, cependant, réapparurent de manière manifeste les nettes divergences entre socialistes et radicaux à propos des questions sociales et économiques. La seule question qui paraissait les rassembler était la question religieuse. Tant les socialistes que les radicaux étaient farouchement anticléricaux et croyaient fermement que la Chambre élue en 1919 avait fait trop de concessions aux catholiques.

48Le ministère, à la tête duquel se trouvait le radical Édouard Herriot, commença, dès lors, à mettre en œuvre une nouvelle législation anticléricale, ce qui, par un fait du hasard, coïncida avec les nouvelles initiatives papales visant à faire la paix avec la République. En février 1922, Pie XI remplaça son prédécesseur, au conservatisme intransigeant, et se mit à réfléchir à la manière de réconcilier les catholiques aux institutions républicaines françaises. Il prit ses distances avec l’Action française, groupe antirépublicain qui avait été soutenu par la hiérarchie ecclésiastique pendant le règne de Pie X69. L’un des premiers gestes politiques d’Herriot fut de rappeler la représentation diplomatique française auprès du Vatican qu’avait établie un vote de la Chambre en novembre 1920, et ce alors même que le Vatican venait d’approuver la formation, en France, d’associations religieuses qui se conformeraient aux lois de séparation de l’Église et de l’État. Le gouvernement Herriot étendit, par ailleurs, le champ d’application des lois laïques contrôlant les associations religieuses et l’enseignement privé à l’Alsace-Lorraine, bien que la précédente législature ait choisi de prolonger indéfiniment le maintien du Concordat dans ces provinces nouvellement reprises.

49Ces mesures rencontrèrent une résistance déterminée en Alsace-Lorraine et en Bretagne, surtout après qu’en 1925 le gouvernement eut tenté de bannir l’usage des langues et patois régionaux de l’enseignement primaire. Il n’existait pas, en France, de parti confessionnel pouvant organiser la résistance à ce nouvel assaut anticlérical mené par le ministère radical-socialiste d’Herriot. Les électeurs catholiques étaient divisés, se rattachant à divers partis et groupes, dont l’Action française et la Jeune République. Ils surent, toutefois, mettre très rapidement sur pied des groupes de défense. En août 1924, plusieurs de ces groupes organisèrent des meetings afin de protester contre l’abolition du Concordat en Alsace-Lorraine. Dans le Finistère, la hiérarchie ecclésiastique et des groupes d’action catholiques organisèrent des manifestations de masse pour s’opposer aux mesures anticléricales décidées par le gouvernement Herriot70. Les plus fortes de ces manifestations, dans les premiers temps du ministère Herriot, se tinrent à Quimper et au Folgoët, les 7-8 décembre 1924, les manifestants se réunissant pour apporter leur soutien à leurs compatriotes d’Alsace-Lorraine, protester contre la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican et défendre l’enseignement privé catholique71. Jadé et Trémintin, députés sillonnistes du Finistère fraîchement élus, étaient présents et s’adressèrent à une foule de 15 000 personnes à Quimper, selon les estimations officielles, ou de 25 000, selon Le Courrier du Finistère72. Le lendemain, au Folgoët, dans le nord-Finistère, l’Église organisa une réunion similaire, où s’assemblèrent 25 000 personnes, selon les chiffres officiels, ou 35 000, selon Le Courrier du Finistère73. Selon le préfet, le clergé et les chefs des républicains démocrates avaient dirigé cette « campagne cléricale » en « embrigadant les agriculteurs, qui suivent les ordres qui leur sont donnés74 ».

50Peu de temps après les manifestations de masse tenues en décembre dans le Finistère, une Ligue de défense et d’action catholique, conçue sur le modèle de l’Union catholique de 1911, se constitua dans le diocèse de Quimper. D’autres organisations du même type furent créées dans d’autres régions françaises. En février 1925, 85 de ces groupes se réunirent pour former la Fédération nationale catholique (FNC), dirigée par le général de Castelnau. Dans le Finistère, le commandant Vannier devint le chef laïque de l’Action catholique. Le but de la FNC était de protéger les intérêts de la religion, de la famille, de la société et du patrimoine national, tout en affirmant son indépendance envers quelque groupe politique que ce soit75.

51Dans le Finistère, bon nombre de sillonnistes de premier plan devinrent membres du FNC. En s’appuyant sur l’Action catholique et leurs propres groupes politiques, les sillonnistes exploitèrent les erreurs du ministère Herriot en affirmant que la politique de ce dernier n’était rien d’autre que du jacobinisme étatique, dont le but était de détruire les traditions et valeurs régionales. Ils affirmaient que les radicaux n’avaient pas de programme social ou économique cohérent. Deux ans plus tard, la forte baisse du franc et l’incapacité du ministère Herriot à stabiliser la monnaie parurent leur donner raison. En 1926, le préfet du Finistère signala que « malaise » et « incertitude » se faisaient jour dans le Léon, où la population se montrait désabusée, non certes envers le régime républicain, mais envers le Parlement76.

52Entre 1924 et 1926, comme en 1902, ce dernier consacra l’essentiel de son temps et de son énergie à débarrasser la France de la menace cléricale. Au cours de ces années, les sillonnistes eurent, par conséquent, le plus grand mal à éviter d’aborder la question religieuse. Ils eurent donc tendance à se présenter comme un parti qui défendait les intérêts de la région, et non ceux de l’Église. Cela fut particulièrement clair en 1925, lorsque la politique linguistique du Cartel fut mise en œuvre par Anatole de Monzie, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts.

53Lors d’une visite au pavillon breton de l’Exposition des arts décoratifs, en juillet 1925, Monzie déclara que l’enseignement du patois n’avait pas lieu d’être. Peu de temps après, il publia une circulaire interdisant l’utilisation des idiomes locaux, dont le breton, le provençal, le basque et le flamand, dans les écoles primaires (4 août 1925). En agissant ainsi, il allait encore plus loin qu’Émile Combes qui, en 1902, avait interdit l’utilisation du breton dans l’enseignement religieux. Les députés et conseillers généraux sillonnistes du département avaient non seulement encouragé l’usage du breton dans l’enseignement primaire, mais s’étaient faits les avocats d’un système d’enseignement bilingue. Entre 1919 et 1924, Pierre Mocaër, conseiller général d’Ouessant, avait proposé un certain nombre de résolutions en faveur de l’enseignement bilingue, Vincent Inizan et Pierre Trémintin défendant respectivement ses propositions devant la Chambre en décembre 1921 et décembre 1924.

54En septembre 1925, Vincent Inizan, député du Finistère, adressa une lettre ouverte au ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, lettre qui fut publiée dans L’Ouest-Éclair et dans Le Petit Breton et où il condamnait la circulaire. Il y affirma que le breton était une langue de plein droit et non un patois, et que les Bretons soutenaient loyalement la nation et la république77. Il soulignait que Léon Bérard, prédécesseur de Monzie, s’était montré favorable à l’utilisation des langues régionales dans l’enseignement primaire78. En octobre 1925, Pierre Mocaër exprima ses sentiments sur le sujet devant le conseil général et en fit part à Pierre Trémintin. Il affirmait ainsi que l’utilisation du breton ne ferait que faciliter l’apprentissage rationnel de la langue française et que de nombreux instituteurs d’extrême gauche étaient favorables à l’utilisation du breton dans l’enseignement primaire79. Pierre Trémintin, l’un des plus anciens chefs de la FRDF dans le Finistère, soutint Inizan en affirmant que le breton n’était pas une langue bâtarde, comme l’était le français : « Le breton est l’héritier direct du celtique parlé par les conquérants de l’Europe avant l’ère chrétienne80. » Il soulignait, par ailleurs, que « les Bretons sont devenus Français », et que s’ils étaient entrés dans la communauté française c’était avec tout leur bagage intellectuel et moral : « La Bretagne ne peut être réellement française qu’à la façon bretonne, et ses 250 000 enfants tués à la guerre attestent que ce n’est pas la pire [des façons]81. » Comme en 1902, le parti catholique social était, dans le Finistère, indissolublement lié à la défense de la culture et des traditions régionales, contrairement à Georges Le Bail et autres hommes républicains anticléricaux de premier plan, associés au ministère radical d’Herriot.

55Plusieurs mois avant la chute de ce dernier, la Ligue de défense et d’action catholique et la Fédération nationale catholique organisèrent une seconde manifestation de masse dans le Finistère, à laquelle assistèrent de 35 000 à 40 000 personnes, selon les chiffres officiels, et près de 100 000, selon les organisateurs. Se déroulant à Landerneau le 28 février 1926, elle était destinée à protester contre la politique religieuse et linguistique du gouvernement82. Les députés sillonnistes jouèrent un rôle de premier plan dans cette manifestation, qui dut faire face à une contre-démonstration hostile organisée par le Comité de défense laïque. Georges Le Bail, député radical du Finistère, s’adressa à une foule de 3 500 à 4 000 personnes83.

56Cette manifestation, cependant, fut la dernière mobilisation de masse pour la défense du catholicisme organisée dans le Finistère pendant la Troisième République. À son tour, la dernière grande campagne anticléricale de la Troisième République trouva son terme en 1926, le ministère Herriot chutant en raison de la baisse du franc et d’une situation financière en voie de dégradation. La République dut d’ailleurs faire face à de nouvelles menaces, sous la forme de ligues antirépublicaines et antiparlementaires, actives dans les années 1930, le Vatican se trouvant cette fois souvent du côté du gouvernement dans la condamnation de ces groupes84.

57Bien que la FRDF se soit opposée à la politique anticléricale d’Herriot et qu’elle ait fait corps avec les députés d’Alsace-Lorraine dans leur résistance à la mise en œuvre des lois laïques imposées par la Troisième République, elle ne chercha pas à créer un parti « catholique » d’ampleur nationale ou à placer au premier plan la question religieuse. En fait, pendant le temps que dura le ministère Herriot, la FRDF contribua à fonder le premier parti républicain non confessionnel inspiré par le mouvement chrétien-démocrate, le Parti démocrate populaire (PDP)85.

58Le PDP naquit quelques mois après la prise de pouvoir d’Herriot, en 1924. Les 15-16 novembre, 300 délégués d’organisations catholiques sociales aussi diverses que la FRDF, la Fédération de la Seine et le syndicat chrétien Confédération française des travailleurs chrétiens se réunirent pour discuter de la création d’un nouveau parti politique, qui, non seulement défendrait les droits des catholiques, mais mettrait aussi en œuvre un programme politique que les partis traditionnels de gauche comme de droite ne représentaient aucunement86. Onze députés de la Chambre nouvellement élue assistèrent à la réunion, dont les sillonnistes finistériens Victor Balanant, Jean Jadé, Pierre Trémintin et Paul Simon ; y étaient également présents le chanoine Louis et Louis Mayer, de la Moselle, Camille Bilger et Joseph Brom du Haut-Rhin, Thomas Selz et Michel Walter, du Bas-Rhin, Auguste Champetier de Ribes des Basses-Pyrénées. L’appellation « républicains démocrates », utilisée par bon nombre de fédérations politiques catholiques sociales, fut abandonnée au profit de celle de « démocrates populaires87 ». L’adoption du terme « populaire » révélait l’influence du théoricien italien Don Sturzo et peut-être aussi de celle du Parti populaire italien. Les dirigeants élus au sein du nouveau PDP comprenaient le docteur Georges Thibout, ancien député de la Seine (président), Emmanuel Desgrées du Lou (vice-président et directeur politique de L’Ouest-Éclair), Paul Simon (vice-président), Joseph Zamanski, industriel catholique social (trésorier), Jean Raymond-Laurent, enseignant au Collège des sciences sociales (secrétaire général), Robert Cornilleau, rédacteur en chef du quotidien parisien Le Petit Démocrate (secrétaire politique).

59Le programme du PDP, comme celui de la FRDF, reflétait à la fois les traditions démocratiques et intransigeantes du catholicisme social, opposant sa propre variété de démocratie « populaire » ou corporative à la « démocratie individualiste » du « radicalisme jacobin » et la « démocratie étatiste » défendue par le socialisme marxiste88. Les démocrates populaires, selon Raymond-Laurent, reconnaissaient la nécessité de « groupes intermédiaires » entre l’État et l’individu, groupes qui seraient constitués par les organisations professionnelles, la famille et la région. Ils se faisaient les avocats, pour cette raison, de la décentralisation de l’administration et de la représentation, au Conseil d’État, des intérêts professionnels corporatistes. Le programme social du PDP reprenait les mesures introduites à la Chambre par les membres du FRDF, dont la création proposée d’une indemnité qui serait versée aux locataires à la fin de leur bail s’ils avaient amélioré leurs terres, et d’habitations à bon marché.

60La politique religieuse du PDP était, comme celle de la FRDF qui lui avait donné naissance, quelque peu ambiguë. Le PDP défendait la restauration de la paix religieuse, mais se réservait le droit de modifier les lois laïques votées au début de la Troisième République. Il se faisait l’apôtre d’un « État séculier », qu’il définissait comme impartial envers les différentes formes de religion, dans une nation où les croyances étaient multiples, mais affirmait aussi qu’il ne fallait pas confondre « État séculier » et « État laïque89 ». Contrairement à la FRDF, le PDP se proclamait ainsi défenseur des intérêts des catholiques, mais restait indépendant de la hiérarchie ecclésiastique.

61Le PDP était organisé sur une base fédérale et représentait les intérêts de la France rurale, et plus particulièrement ceux des petites exploitations familiales, des petits entrepreneurs et commerçants. Quatorze députés appartenant à la Chambre de 1924 devinrent membres du parti, soit les onze qui avaient assisté à la réunion de novembre qui avait créé le PDP, auxquels vinrent s’ajouter Edmond Petitfils, des Ardennes, Armand Le Douarec, d’Ille-et-Vilaine, et Pierre Lamazou-Betbeder, des Basses-Pyrénées.

62Le Parti démocrate populaire était la forme achevée de plusieurs tentatives, menées dans les premiers temps de la Troisième République et cherchant à créer un parti démocratique durable, d’inspiration chrétienne, qui, comme le soulignait l’abbé Gayraud, « n’exigerait pas de ses membres une profession de foi catholique90 ».

63Pendant les deux années que dura le ministère Herriot, le PDP apporta son soutien à des groupes d’action catholiques, comme le FNC, sans toutefois se laisser absorber par eux. Deux ans après la chute du ministère Herriot, il augmenta, aux législatives de 1928, son nombre de députés à la Chambre, qui passa à vingt, malgré la réintroduction du scrutin d’arrondissement. Champetier de Ribes, député PDP des Basses-Pyrénées, fut nommé ministre des Finances dans les cabinets Tardieu91. La naissance du PDP fut accueillie avec faveur par le Vatican, qui applaudit au succès du parti aux élections de 1928, bien que ce dernier soit resté indépendant de la hiérarchie ecclésiastique. Le PDP continua à jouir du même soutien au cours des années 1930, les catholiques conservateurs, qui cherchaient à s’appuyer sur des organisations comme l’Action française, ne rencontrant aucun soutien politique à Rome.

64Le PDP, devenu un parti de masse, pourvu d’une organisation politique très développée et redoutablement efficace, n’était pourtant, dans l’entre-deux-guerres, qu’un mouvement régional. Ses membres, appartenant à la paysannerie et à la petite bourgeoisie, se recrutaient dans les régions périphériques et ethniquement distinctes qu’étaient les Pyrénées, la Bretagne et l’Alsace, ce qui peut en partie s’expliquer par le fait que le nouveau parti était la seule alternative politique à la droite réactionnaire et contre-révolutionnaire, souhaitant en revenir à une conception idéalisée de l’Ancien Régime, de même qu’à une gauche anticléricale, qui, dans la tradition jacobine, cherchait à éliminer les institutions et valeurs culturelles des régions. Le PDP constituait aussi une alternative aux organisations autonomistes et séparatistes, qui prônaient la sécession de l’État français92.

65Les succès politiques de la FRDF et du PDP dans le Finistère se dissipèrent cependant au cours des années 1930, l’alliance entre l’agriculture et la petite entreprise, sur laquelle avait été originellement basée la FRDF, s’effritant en raison de la dégradation des conditions économiques, qui, de plus en plus, opposaient villes et campagnes. Néanmoins, en dépit de la polarisation accrue de la vie politique et la base géographiquement restreinte du PDP dans l’entre-deux-guerres, le parti servit de terrain d’entraînement aux fondateurs du Mouvement républicain populaire (MRP) de l’après-guerre, parti qui, pendant la quatrième République, fut l’un des plus importants de France. Ces fondateurs comprenaient Georges Bidault, qui devint pendant la guerre, après la mort de Jean Moulin, président du Conseil national de la Résistance, Germaine Peyroles, député MRP de Seine-et-Oise, et Germaine Poinso-Chapuis, député MRP de Marseille, qui fut nommée ministre de la Santé et de la Population et fut l’une des premières femmes à accéder à un poste ministériel dans l’après-guerre. Dès après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le MRP s’implanta profondément dans le Finistère, ce que l’on peut attribuer, pour une large part, à la longue tradition de catholicisme social du département.

66En alliant et mobilisant dans le Finistère villes et campagnes sur de nouvelles lignes dans l’entre-deux-guerres, le parti sillonniste de centre gauche réussit à mettre à mal la division bipartite traditionnelle de la politique française. Il refusa de faire une question primordiale du conflit entre l’Église et l’État, et ce dans une région où la religion définissait depuis longtemps les affiliations politiques. Il contribua à modifier les pratiques politiques locales en s’appuyant, dans le choix de ses cadres dirigeants, sur de nouveaux groupes sociaux plutôt que sur les élites traditionnelles, obtenant un large soutien dans des bastions anticléricaux du département, qui, auparavant votaient pour des radicaux. Dans une région où l’électorat devait choisir entre une gauche « jacobine » et anticléricale, représentée par le parti radical et le parti socialiste, et une droite antirépublicaine, la FDRF et, par la suite, le PDP, offraient une alternative à des électeurs qui soutenaient la république, mais qui refusaient de compromettre les intérêts locaux et d’abandonner leurs traditions et valeurs culturelles. Enfin, en refusant, pour le meilleur ou pour le pire, d’amalgamer identité culturelle et identité nationale, ils réussirent à forger une nouvelle identité politique républicaine aux frontières de la France.