Préface
p. 11-13
Texte intégral
À la révolution tunisienne qui a accompagné l’écriture de ce livre
1Cerner les contours de la bourgeoisie, ou des bourgeoisies, à l’époque moderne relève d’un débat historiographique ouvert de longue date en France et ailleurs, mais encore et toujours capable de susciter des polémiques. Comment repérer dans les sources une « identité sociale bourgeoise » ? A-t-elle seulement existé, là où d’aucuns la remettent en cause (songeons aux travaux de Sarah Maza) ? Et que devient cette identité dès lors qu’un bourgeois parvient à accéder à la noblesse, ce dont ont pu se gausser aussi bien Molière avec son célèbre Bourgeois gentilhomme que la plume de Saint-Simon trempée dans le vitriol ? Jouant de l’articulation entre individu, famille et groupe, Richard Flamein propose ici au lecteur une véritable plongée au cœur des identités bourgeoises d’Ancien Régime en mettant en lumière des mobilités sociales ancrées dans leur univers matériel. Grâce à une articulation entre les divers champs offerts aux travaux des historiens, il nous livre une réflexion féconde, à même de donner à penser à propos des débats récemment ouverts. Pour ce faire, il a entrepris une étude minutieuse d’une véritable dynastie, celle des Le Couteulx, saisie sur sept générations, entre 1600 et 1824. Dynastie déjà connue, notamment grâce aux travaux du regretté Michel Zylberberg, mais qui est ici revisitée à nouveaux frais et de manière brillante. Richard Flamein n’entendait ni se borner à décrire une ascension sociale, ni s’appesantir sur le glissement de la bourgeoisie vers la noblesse, ni a fortiori esquisser une méthode propre à définir une sorte de classement social. Articulant mobilités fluides et structurelles dans la construction des identités bourgeoises, il nous donne à voir avant tout un univers social plus mouvant qu’il n’y paraissait au premier abord et avec des facteurs de mobilité eux aussi le plus souvent en redéfinition. Au terme de la lecture de cet ouvrage, nul n’aura acquis une sorte de méthode pour mieux juger « de bonne prise » un individu à ranger dans la bourgeoisie (selon le mot d’Ernest Labrousse), mais chacun·e aura compris qu’il existe davantage une sorte de nébuleuse d’« identités bourgeoises » qu’une hypothétique identité unique. Surtout, et c’est là un des apports majeurs de Richard Flamein, chacun·e aura saisi que l’histoire économique, l’histoire sociale, l’histoire culturelle peuvent être mobilisées ensemble afin de mettre au jour une culture matérielle sur laquelle s’appuient tant des structures que des facteurs de fluidité de la mobilité sociale.
2 Jouant sur différentes échelles et sur des objets matériels d’une grande variété, l’ouvrage nous fait passer des grands enjeux de la mobilisation du capital entre la Normandie et Paris (mais aussi au-delà des frontières, par les réseaux du commerce, traite négrière incluse) à la composition d’une cave à vin ou d’une collection de tableaux, de la transmission des fortunes entre individus et générations aux inventaires de linge de maison, des propriétés foncières et des honneurs les plus recherchés à la distribution des pièces dans une maison… bref, « de la cave au grenier », mais au propre comme au figuré. La terre, le capital, le travail, la rente sont ici analysés comme des éléments structurant l’identité familiale des Le Couteulx, en perpétuel mouvement. À Rouen – leur ville d’origine – et Paris, où une branche du lignage s’installe à partir du xviie siècle, ils établissent différents hôtels de direction, puis survient à la fin du xviiie siècle l’émergence de l’« hôtel particulier de banque ». Le tout s’accompagne d’une identification progressive des sièges sociaux aux acteurs (les sièges servent aux activités financières et commerciales, ainsi que de résidences pour les directeurs), mais aussi des effets de la concentration spatiale et de la ségrégation induite par la distribution de la banque dans l’espace urbain de Paris. Quant à la transmission du capital familial, si importante pour la reproduction sociale, elle vise, certes sans guère de surprises, l’accumulation, l’ascension sociale, une certaine cohésion dynastique (notamment par des pratiques matrimoniales qui favorisent l’endogamie et enrichissent les réseaux), mais elle sert également à une adaptation permanente des positions sociales pour mieux conserver ces dernières. Soulignant ce qu’il nomme une « fluidité forte entre les professions », Richard Flamein révèle la grande diversité des trajectoires sociales, au gré des choix qui permettent de « transformer le capital en position sociale ». On retrouve ainsi les liens attendus avec le Parlement, avec l’Église (vocations réelles ou vocations encouragées), avec charges et offices, qui attestent non seulement la variété des combinaisons possibles pour asseoir les positions sociales, mais aussi bien sûr les liens concrets avec l’exercice du pouvoir local (dans le cadre de fonctions municipales et/ou de l’administration du commerce). Quant à l’implication des Le Couteulx dans la politique, une fois la Révolution ouverte, outre leur rôle déjà bien connu de banquiers, il suffit d’observer les positions occupées depuis les États-Généraux de 1789 à la Chambre des pairs sous la Restauration, en passant par le Conseil des Anciens sous le Directoire et le Sénat sous l’Empire. Fluidité là encore dans ce lien entre la sphère privée et la sphère publique, mais avec toujours le souci constant de la position sociale à défendre, à assumer et transmettre. La seule vision des titulatures permet de souligner comment on passe d’un « Sieur » ou d’un « honorable homme » au « monsieur le comte » pour Jean-Barthélemy Le Couteulx de Canteleu en 1818 (voir annexe IV). Les titres changent, la domination sociale se maintient. Ainsi, les efforts déployés par les Le Couteulx pour accéder à la noblesse n’ont-ils été qu’une simple tactique insérée dans une stratégie infiniment plus complexe, alliant différents choix tous destinés à maintenir, reproduire et améliorer cette domination sociale. La « construction sociale de l’espace » organisée par la dynastie le prouve à merveille. S’appuyant sur les acquisitions des Le Couteulx à Paris et Rouen, mais aussi ailleurs, Richard Flamein décrit de manière détaillée la circulation des propriétés, l’évolution de leur valeur, la morphologie de l’espace résidentiel, les signes qui marquent tout à la fois les identités et le prestige social. Le bel exemple de la Malmaison, propriété acquise en 1771 et revendue à Joséphine en 1799, permet d’illustrer le « théâtre » de la réussite sociale, la « culture des apparences » et le souci de ces bourgeois mutants d’adapter à leur goût une demeure aristocratique pour mettre en scène leur sociabilité. De cette acquisition de la Malmaison à la mort de Jean-Barthélemy Le Couteulx de Canteleu en 1818, la dynastie entretient une intense activité salonnière, cependant que persistent les liens par ailleurs noués au sein des réseaux maçonniques. Mais il faut aussi compter avec l’art des « acquisitions en grappe » qui dessine une logique évidente des achats tout au long de la Seine entre Paris et Rouen (quelque deux millions de livres dépensées entre 1755 et 1785 pour l’achat de seigneuries et de terres) ; sans oublier bien sûr l’opportunité d’acquérir des biens nationaux à partir de 1790, avec une prédilection pour des biens situés dans les territoires belges dès lors que ces derniers sont à leur tour proposés à la vente. Toutefois, loin de se borner à une étude qui compterait, pèserait, évaluerait la part du capital foncier, de la rente, de la finance, etc., Richard Flamein fait également entrer son lecteur dans les lieux de vie, de résidence mais aussi de travail, de ces bourgeois. Au-delà de la pesée globale de la valeur du mobilier, il entreprend une passionnante approche des luxes, qui passe par les meubles aussi bien que par l’argenterie et les bijoux, mais surtout qui se préoccupe de la distribution spatiale des biens. Les passages réservés à l’étude du salon bourgeois et de son mobilier éclairent parfaitement le rôle de cette pièce dans la sociabilité ci-dessus évoquée, ses codes et ses enjeux.
3Avec ce beau livre, issu d’une thèse soutenue à l’université de Rouen au cours de l’automne 2011, Richard Flamein ne souhaite en rien définir une sorte de portrait type « du » bourgeois, pas davantage dégager un portrait collectif d’une dynastie triomphante et mettant à profit la Révolution pour assurer ses positions, en dépit des éphémères fragilités occasionnées par 1793 et l’an II. Il nous offre ici un portrait tout en nuances, d’une bourgeoisie jamais vraiment sûre de l’efficacité de ses investissements sociaux, mais pour autant d’une bourgeoisie bien réelle et qui ne saurait en aucun cas être tenue pour un mythe. Enfin et surtout, par sa plongée dans l’univers matériel comme révélateur des identités bourgeoises et des mobilités sociales, il réalise là un travail qui, à bien des égards, par son apport méthodologique et par la finesse de ses analyses, ouvre les champs du possible et devrait donc être reçu comme un appel à la réalisation d’autres travaux de recherche.
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