1Comme nous ne jouons plus de la lyre d’Orphée, comme nous n’entendons plus les cantates de Bach ou les chants révolutionnaires comme leurs contemporains, le projet politique de Louviers et les expérimentations auxquelles il donne lieu sont pour une part devenus une de ces paroles gelées qu’évoque Rabelais dans le Quart Livre. Paroles dont Pantagruel et Frère Jean s’aperçoivent peu à peu qu’elles recèlent toute une histoire vécue – celle de batailles sanglantes. J’ai tenté dans les chapitres précédents de redonner vie aux attentes et aux réalisations qu’elles ont inspirées, à Louviers dans les années 1960-1970, en les mettant à l’épreuve des archives et des réminiscences, parfois douloureuses, des vivants. Dans ce va-et-vient, est apparue la complexité d’une histoire que le kaléidoscope des mots qui tentent d’en dire le sens compose et décompose à la fois. Compose parce que l’éclat de l’autogestion ou du socialisme autogestionnaire pouvait rassembler en un tout la diversité des vécus. Décompose au contraire parce que ce pouvoir a fondu, que les mots qui faisaient signe ont perdu leur familiarité, leur univers de références, de locuteurs et d’acteurs.

2Qu’est-ce qui est donc audible de Louviers aujourd’hui ? Quelles paroles sont gelées ? Qu’est-ce qui résonne et pourquoi ? Pour en approcher les échos, dire ce qui est audible dans l’histoire de Louviers aujourd’hui, un nouveau va-et-vient entre écrit et expérimentations va nous guider. C’est à l’écoute des questions que les mouvements sociaux de la première décennie du xxi^e siècle posent sur la démocratie, sur le politique et par-delà, sur la prise en compte du vécu et des relations humaines que je propose de donner à entendre les résonances de Louviers et leurs décalages. Il s’agit de resituer Louviers dans une histoire dense d’émergences, de pratiques, de formulation de nouveaux problèmes, de concepts, d’impensés… Histoire de la recherche d’alternatives à la démocratie représentative, histoire de la participation de ceux qui sont dits sans-voix, qui n’ont pas part à l’élaboration des décisions. Il sera ainsi possible de comprendre le projet politique de Louviers comme un moment et d’en éclairer la spécificité.

La perte d’une attractivité

3L’autogestion et la participation sont, de manière différente, deux paroles gelées. L’une dans son passé, l’autre dans son institutionnalisation. Si elles ont pu mobiliser il y a près d’un demi-siècle, elles ont aujourd’hui perdu leur attraction ancienne. Mais au-delà des mots, elles inspirent de nouvelles pratiques et de nouvelles attentes.

L’autogestion, source de micro-pratiques

4Que signifie l’autogestion aujourd’hui ? Si elle reste un objet de recherche, comme on l’a vu, elle n’est guère revendiquée comme un projet politique. Elle ne sert plus à des organisations d’outil de transition entre leurs paradigmes fondateurs et de nouveaux modes de compréhension des mutations sociales. Dévoyée par la cybernétique et le management qui prône le do it yourself comme source de la créativité dans les entreprises, enjolivée par le mirage de la « ville intelligente » qui serait coproduite par ses habitants connectés, piqûre de rappel contre l’étatisme des partis de gauche administrée par des communistes relookés1, elle demeure un marqueur identitaire pour des mouvements anarchistes ou coopératifs et inspire des micro-pratiques. La continuité avec les années 1970 se marque alors par la revendication d’une inscription dans une histoire révolutionnaire, et dans un combat de classe « pour en faire un outil de résistance et de rupture avec le système capitaliste et productiviste2 », et par l’objectif « de décider collectivement des affaires communes, sans déléguer à des dirigeant-e-s, sur les plans politique et économique ». L’autogestion devient ainsi le support de pratiques, auréolé par la référence à une histoire et à des principes qui leur donnent sens. La « récupération » par leurs salariés d’entreprises qui ferment rappelle en particulier l’origine de l’autogestion et de sa popularité en France. L’habitat autogéré qui permet la préservation de l’autonomie tout en créant des liens sociaux, répond aussi aux attentes de « gestion par soi-même », pouvant aller de l’autoconstruction à la gestion du quotidien et à la possibilité d’« habiter autrement3 ». De temps à autre, dans une petite ville, l’ombre de l’autogestion se dessine dans la volonté d’un groupe d’habitants de prendre en mains les affaires. Ainsi, dans la Drôme, une liste « Autrement pour Saillans… tous ensemble » l’a emporté aux élections municipales de 2014. Refus de la hiérarchie, création de groupes de travail thématiques qui produisent un programme, élaboration d’un schéma de fonctionnement avec des commissions participatives impliquant les services techniques, des instances délibératives, et des instances exécutives, il n’en faut pas plus pour que des journalistes4 s’y intéressent, évoquent les « babacools » des années 1970 et que des associations se réclamant de l’autogestion diffusent l’expérience5, voire y saluent « une expérience municipaliste autogestionnaire6 ». Les élus interviewés, eux, ne parlent que de démocratie participative et collégiale. Mais si ces micro-expériences continuent à faire de l’autogestion une valeur de référence, celle-ci n’a qu’une audience limitée. Couplée au socialisme, l’autogestion résonne encore davantage comme une voix inaudible.

La participation, forme de contestation politique

5Lorsque les militants de Louviers lancent le mot d’ordre « Information participation contrôle », la revendication de participation a alors un sens fort. L’enjeu est notamment de la distinguer de toutes les formes de participation trompeuse que les gouvernements en France ont jusque-là instituées, dans les entreprises, les universités puis l’urbanisme. On a également remarqué que la forme expérimentée à Louviers, avec le système de commissions et de comités de quartier, est censée s’adresser à l’ensemble de la population, et que les élus et militants sont dans une logique d’évitement des associations existantes, considérées, non sans raison, comme des sources de conflits. Avec l’institutionnalisation croissante de la participation7, la tension entre ces deux logiques – revendiquer le droit de prendre part et contester ses formes instituées – reste vive comme le montrent tous les conflits où la négociation avec des organisations dites représentatives est critiquée par des habitants ou des usagers jusque-là peu ou pas organisés8.

6Aujourd’hui, dans le monde, la contestation de la représentation et les expériences de participation se sont développées, sous de multiples formes, instituées ou « sauvages ». Le budget participatif de Porto Alegre au Brésil, dans la dernière décennie du xx^e siècle, a ainsi représenté un exemple phare de la réussite d’une participation institutionnalisée. Plus récemment, les mouvements de grande ampleur qui, en 2014, ont secoué Sao Paulo et Rio de Janeiro, déclenchés par la hausse du prix des transports publics, revendiquant la mise en place d’un système de bus gratuits, ainsi qu’un meilleur système de santé et d’éducation, dénonçant ensuite la corruption et les dépenses publiques pour les Jeux olympiques, ont aussi montré la capacité des participants à « s’organiser de manière horizontale, fédérale, avec des décisions prises sur la base du consensus, sans action d’un leader traditionnel9 ». D’une autre façon, les mouvements d’occupation des places à Wall Street, à Madrid, à Istanbul (Taksim), en France (Nuit debout)…, amplement relayés par les réseaux sociaux et bénéficiant des possibilités de diffusion offertes par Internet, ont témoigné, de 2011 à 2016, de la volonté de prendre part aux décisions qui organisent la vie de la Cité. Enfin, la revendication de participation s’est étendue : elle vise à concerner aussi les personnes considérées comme « sans voix », invisibles. Elle inspire les initiatives qui tentent de légitimer l’écoute et la prise en compte de ces paroles10. Le sociologue Michel Anselme, à partir de son expérience dans les quartiers d’habitat social à Marseille, a synthétisé de manière forte cette attitude qui rompt avec la logique descendante de la participation. L’enjeu est l’inversion de la trajectoire habituelle qui va des sachants, des détenteurs d’information aux supposés ignorants pour faire en sorte que le savoir se construise dans l’action : « Ceux que l’on percevait comme une source de bruits se mirent à faire des phrases et à être entendus11. » L’enjeu est donc de créer les conditions de cette écoute par l’ouverture d’espaces : un espace où la conflictualité puisse s’exprimer et se dépasser, un espace public de débat où les habitants puissent prendre conscience de leur existence collective d’acteurs, un espace de représentation suscitant le rassemblement. Dans cette logique, l’objectif n’est plus de parvenir à un consensus mais de favoriser un développement des capacités, voire un empowerment des personnes12. Cette expérimentation restitue à la participation un rôle moteur de questionnement de la démocratie dont Michel Marié invite à prendre la mesure : « À l’inverse des formes les plus ordinaires du pouvoir que sont la compétence technique et la délégation-représentation, cette forme de mise en scène et en acte de la parole, qui participe de la dimension la plus fondamentale et la plus archaïque du pouvoir, est comme le fond obscur, la part maudite des régimes démocratiques. Tous ceux qui ont à penser les difficiles et tumultueuses relations entre démocratie représentative et démocratie participative trouveront là une très riche matière à réflexion13. » Alors que le terme d’autogestion s’est gelé, la participation apparemment a traversé le temps. Mais le mot ne dit plus la même chose. Le déplacement est considérable entre l’expérimentation militante d’une participation instituée à l’échelle d’une commune dans les années 1970 et son apprivoisement législatif, au début du xxi^e siècle, entre le présupposé de l’égalité possible des citoyens, élus ou non, et le correctif homéopathique de la démocratie représentative. C’est aussi ce déplacement qui se joue aujourd’hui de Grèce en Espagne, Kiev ou Paris, dans l’invention pratique d’une « démocratie réelle », dans la mise à nu de la fabrique du pouvoir, dans le succès des réseaux sociaux et dans les tentatives pour en réguler l’expression. Paroles qui se gèlent aussi et qui se révéleront à nos descendants, comme autrefois à Pantagruel, inouïes, sanglantes des répressions qu’elles ont suscitées.

7Elles invitent à voir Louviers comme une pièce d’un vaste échiquier à la fois jouant avec les possibilités de son contexte propre et les créant.

Anatomie d’un intérêt pour Louviers

8Cet échiquier n’existe pas. C’est l’image que je compose pour rendre compte de la façon dont je situe Louviers dans le champ des possibles et des expériences. Si je veux le situer, c’est mon propre intérêt pour Louviers que j’exprime et au-delà pour le damier de forces dans lequel je pose d’autres pièces, nées d’autres questionnements. Stanley Cavell, dans À la recherche du bonheur14, montre ainsi comment l’intérêt qu’on porte à un objet d’étude – pour lui, le cinéma – revient à s’intéresser à l’expérience qu’on en a, comme l’explique très précisément Michel Foucault à propos de chacun de ses ouvrages15. Suivre cette piste, c’est déplacer la réflexion, de l’objet – pour moi, Louviers – à l’intérêt que je porte à ma propre expérience, c’est montrer comment dans cette expérience j’ai construit ce qui compte. Le premier motif d’intérêt a une origine militante : l’étude, dans les années 1970, de la démocratie directe, des mouvements et théories conseillistes vise à trouver dans l’histoire du mouvement ouvrier des références substituables à celles puisées dans un imaginaire révolutionnaire devenu illusoire. Le centre de gravité se déplace de la figure du parti détenteur de la conscience et guide à celle de masses populaires capables de s’auto-organiser. L’enquête que j’effectue, à la fin des années 1980, pour ma thèse de science politique16, sur le quartier populaire de l’Alma-Gare à Roubaix17, voué à la démolition, ouvre une autre piste : celle de l’action d’habitants qui, avec une association, ont réussi à imposer une architecture et un urbanisme à échelle humaine et préservant les liens sociaux18. Entre la mobilisation des habitants, leur participation à l’élaboration d’un projet alternatif et la négociation avec la municipalité, se dessine la possibilité pratique d’une démocratie complexe, en tension entre démocraties directe, représentative et participative. La mise en perspective, dans les années 2000, de l’histoire de la participation – qui s’est institutionnalisée – et de celle de l’autogestion en France – qui a disparu – est la source d’un nouveau déplacement : c’est celui qui conduit à Louviers, à l’analyse des projets politiques des années 1970. Dans cette généalogie, nécessairement reconstruite et schématisée, dans ce décalage des extrêmes, se dessine ce qui m’importe : l’identification de modes d’action politique fondés sur la capacité d’émancipation, sous de multiples formes, des personnes et des collectifs, créant les conditions pour que les citoyens ordinaires comptent et aient une voix égale pour participer à la vie de la cité19, l’existence d’un politique en actes, émergeant de questions de la vie quotidienne ou de situations urgentes.

9L’intérêt que je porte à Louviers tient au rôle que j’attribue aujourd’hui au projet porté par ses militants : celui d’être une des pièces d’un puzzle indéfini dont le propos serait l’expérimentation d’alternatives à la démocratie représentative. Ce projet politique aux faces multiples et évolutif est-il pour autant un jalon dans le processus de construction de la démocratie participative à la fin du xx^e siècle ? La tentation d’enfermer les attentes et les expérimentations des militants de Louviers au long des années 1960-1970, dans une histoire de la démocratie participative, me semble réductrice. Louviers est une figure du champ des possibles, représentative de sa plasticité et de ses transformations. Louviers est, dans ses différentes périodes, un moment de cette histoire non linéaire, dont je cherche à repérer les tensions, les ruptures, les bifurcations, les croisements. Louviers est une émergence qui entrelace, de différentes façons en une quinzaine d’années, dans ses dénominations et dans ses pratiques, la légitimité démocratique d’une représentation incarnée par la conquête d’un pouvoir municipal, la volonté de créer les conditions de la participation des citoyens ordinaires, la force d’une action militante. Louviers, plus particulièrement dans les années 1970, témoigne d’un moment où s’ouvrent des brèches dans l’image d’un socialisme apportant le changement social grâce à la conquête du pouvoir politique, où l’autogestion est chargée de dire les alternatives, où la participation esquisse son institutionnalisation, mais aussi où la démocratie en actes peut être pensée comme une forme de vie, militantisme ou fête. Louviers rend visible la transformation du rapport au politique qui travaille l’espace démocratique depuis près d’un demi-siècle. Ce sont ces mutations qu’il s’agit maintenant de préciser.

Les mutations du rapport au politique

10Ces mutations, telles que nous pouvons les caractériser aujourd’hui, sont celles qui rendent difficile la compréhension des enjeux des années 1970 et donnent la mesure de l’écart qui nous en sépare. Pour en rendre compte, je m’appuie sur l’analyse qu’en donnent Albert Ogien et Sandra Laugier dans Le principe démocratie20. La première mutation est celle du passage d’un monde bipolaire, formé autour d’oppositions telles que capitalisme/socialisme, droite/gauche, constituant des camps repérables, à un monde multi-polaire, valorisant la pluralité des choix, des valeurs, des appartenances… En particulier, dans l’analyse des sociétés, des systèmes politiques mondiaux, se multiplient les situations perçues comme des entre-deux, des mixtes, des hybrides, des inclassables. La deuxième transformation des pratiques de démocratie et de citoyenneté est l’extension des droits. Les revendications de légitimités que j’ai qualifiées d’ordinaires21, c’est-à-dire émanant de personnes qui ne sont reconnues ni par leur situation de pouvoir ni pour la détention de compétences, ou qui concernent des sujets dits banals, de la vie quotidienne ou sociétaux, en sont une expression très forte. Le troisième élément de transformation consiste dans le rejet croissant des formes instituées de la démocratie représentative. En témoignent à la fois la progression de l’abstention électorale dans les pays développés et l’intérêt porté aux actions dont l’effet est immédiat. Au militantisme de longue durée et impliquant différents aspects de la vie personnelle s’est substitué un engagement plus ponctuel, sur des causes identifiées, dont la multiplication des Téléthon, Sidaction ou signatures de pétitions en ligne est un témoin. Le quatrième facteur de transformation du rapport au politique, noté par A. Ogien et S. Laugier, concerne la reconnaissance de l’importance stratégique de la communication politique. Elle repose sur la détention d’informations et la multiplication des expertises contradictoires. La communication aux citoyens et l’exigence de « transparence » sont devenues des enjeux majeurs. Enfin, une « nouvelle sensibilité politique […] conduit les citoyens à s’impliquer dans la manière dont les problèmes publics sont définis et traités […] et à suivre attentivement la mise en application des mesures décidées par les pouvoirs publics22 ».

11L’expérience de Louviers est travaillée par ces mutations, qui donnent sens à ses contradictions et à son « feuilletage ». Si on considère l’histoire de Louviers, du projet politique qui a mobilisé une partie des habitants, à l’aune de ces mutations, des clignotants s’allument et font signe. Pour une part, ce sont des mots qui ont transité tout en changeant de sens ; pour une autre, ce sont de nouvelles expressions qui évoquent l’expérience passée ; enfin, c’est toute une logique de l’action politique qui se trouve interpellée.

Transitions

12Il est étonnant de voir combien des mots – autonomie, citoyens, démocratie directe… – qui servaient de phares pour les élus et militants de Louviers expriment encore aujourd’hui des revendications de transformation de la démocratie, tout en ayant plus ou moins profondément changé de sens, comme s’ils étaient chargés d’une épaisseur historique. Tel est le constat que l’on peut faire en s’inspirant de l’analyse des mouvements de protestation dans le monde qui se sont développés au début du xxi^e siècle. Bien que très différents par leurs acteurs, leurs formes et leurs issues, ils comportent, comme le montrent Albert Ogien et Sandra Laugier, bien des similitudes dans leurs modes d’organisation et leurs revendications.

13Si l’autonomie revendiquée était avant les années 1980, celle des communes face à l’État central, elle fondait aussi le droit des hommes, dans leur pluralité de travailleurs, de citoyens ou d’habitants, à décider de leurs propres affaires. Aujourd’hui, « permettre que la capacité de chaque individu à jouir pleinement de son autonomie de décision s’exerce dans tous les aspects de ses activités quotidiennes, en public comme en privé, et ce sans hiérarchiser ces aspects du noble au moins noble », tel est bien « le contenu de la revendication de démocratie réelle qui se fait entendre dans les rassemblements et occupations de places23 ». Curieusement, le contrôle, qui semblait désuet dans son acception ouvrière ou généralisée, retrouve une signification politique avec l’« exigence portée par les occupations de places et leurs voix : la transformation des critères de la citoyenneté qui assure un élargissement de la distribution des capacités à exercer des responsabilités et un contrôle sur les affaires publiques24 ». C’est ainsi toute la conception du citoyen, qui, comme on l’a vu, s’est modifiée : alors qu’elle était un statut et une posture, synonyme d’engagement, de responsabilité, de sens du collectif, national ou communal, elle déborde le strict cadre de la nationalité où elle avait eu tendance à être enfermée ensuite et est investie d’un rôle transformateur. Enfin, bien que la revendication de démocratie directe garde son aura d’histoire et de subversion des pouvoirs établis, qu’elle fasse partie des pratiques qui, en politique, rejettent le principe de hiérarchie et excluent toute modalité de représentation ou de délégation de pouvoir, « elle n’est plus ce qu’elle était » : « si on s’en tient à ce qui s’est effectivement exprimé dans les rues et sur les places, on constate que ce qui a été revendiqué au nom de la démocratie directe » revient à « formuler une exigence générale d’extension de la démocratie, appliquée à certains aspects de la vie politique et sociale et jamais [à] réclamer la disparition totale de la politique25 ». En lançant dans l’arène publique les revendications d’autonomie, de contrôle, de citoyenneté, les mouvements sociaux du début du xxi^e siècle leur donnent une nouvelle tonalité, complexifiant ainsi les repères hérités de l’histoire.

14Les mobilisations populaires de ces dernières années ont aussi fait émerger de nouvelles expressions qui invitent à considérer l’expérience de Louviers sous un autre regard. Il en est ainsi de l’émancipation. Cette expression, qui fleurit aujourd’hui, n’était pas autant employée26. En tout cas, elle n’apparaît pas dans les documents des années 1960 et 1970 que nous avons consultés à Louviers. Si le mot « émancipation » reprend l’idée de Marx selon laquelle elle sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, il recouvre maintenant un très vaste champ comme le montrent les différents colloques27 et ouvrages qui sont consacrés à « penser l’émancipation28 ». Ceux-ci traitent aussi bien de la critique sociale et politique, des modalités contemporaines d’exploitation, de domination et d’aliénation que des pratiques d’alternative, de mobilisation collective, qu’elles concernent des luttes particulières ou une perspective émancipatrice d’ensemble. Tout en réagençant des notions et des pratiques qui étaient désignées autrement auparavant, notamment dans un vocabulaire issu du marxisme ou du mouvement ouvrier, l’émancipation permet de dire de nouvelles réalités et d’intégrer de nouveaux champs de pensée tels que l’écologie ou le corps. Elle rend ainsi audible et pensable la relation forte portée par les militants de Louviers et notamment le docteur Martin, entre la dénonciation de la tutelle de l’État sur les communes, l’expérimentation de formes alternatives de démocratie, la critique de l’aliénation, de l’attitude de consommation, du sport comme apprentissage de la concurrence, et l’exigence de promouvoir l’épanouissement des êtres humains. Mais, par le changement même d’univers de référence qu’il induit, le terme d’émancipation ne peut effacer l’épaisseur des expérimentations, des refus, des nouvelles exigences, des recompositions des forces et des idéaux politiques qui séparent les années 1960-1970 des années 2000. C’est toute une logique de l’action politique qui se trouve interpellée. Dans les pratiques du Comité d’action de gauche à Louviers, s’entrechoquent ainsi deux conceptions. Pour l’une, l’émancipation se réalise dans l’action quotidienne immédiate, dans la libération de la créativité, dans l’égalité des positions – des élus, des experts, des citoyens – dont Jacques Rancière29 fait la clé de voûte. Pour l’autre, il s’agit d’en créer les conditions optimales : par le système de commissions, l’éducation permanente, les initiatives culturelles de désaliénation… On trouve là la contradiction que définit Jacques Rancière entre une « émancipation intellectuelle […] qui signifie que déjà on se constitue comme appartenant à un monde d’égaux30, […] qu’on décide “qu’on est capable31” et un “modèle stratégique qui se réduit à une réflexion sur les moyens que l’on va employer pour obtenir plus tard ce que l’on souhaite32” ». Si le pouvoir municipal de Louviers est original par la force qu’il donne à la première conception, avec toutes les dérives auxquelles elle conduit, c’est cependant la conception « stratégique » de l’émancipation qui domine.

Distorsions

15Comme un écho fait entendre, par rebondissements et entrechocs multiples, d’autres paroles, d’autres sonorités que celles qui ont été perçues lors de leur émission, les résonances que Louviers peut produire aujourd’hui sont chargées de distorsions. Ainsi, comme on l’a souligné, l’expérience de Louviers est conduite, dans les deux périodes extrêmes, par « en haut ». Dans la première période (1965-1969), des élus agissent en tirant parti des potentialités offertes par l’institution municipale. Dans la seconde période d’exercice du pouvoir, à partir de 1976, les atouts de l’institution sont renforcés par la puissance militante de l’organisation rassemblant élus et militants, de façon certes informelle et hétérogène, mais structurée pour réfléchir et agir collectivement. C’est à partir de ces positions dominantes et des appuis qu’elles offrent que sont fixés les conditions d’exercice du pouvoir et les principes politiques qui le fondent. Le Comité d’action de gauche joue le rôle d’un simili parti qui apporte la connaissance et définit les modes d’organisation, les moyens par lesquels les gens sont invités à intervenir dans le débat public et la prise de décision. Ce rôle prééminent de l’institution pose la question de l’émancipation, de l’information alternative, de l’organisation de la démocratie locale en des termes bien différents de ceux de mouvements de contestation qui affrontent un pouvoir institué. L’expérience de Louviers vaut et intéresse précisément en tant que telle, par sa capacité de subversion d’une forme instituée, mais ce levier est aussi sa limite, par les contraintes légales, financières ou de résultats qu’elle impose.

16Le jeu de reflets entre Louviers et les mouvements de contestation du début du xxi^e siècle déplace ainsi le regard porté sur le passé. La différence entre l’expérimentation instituée d’un projet politique à Louviers et les mouvements de contestation du xxi^e siècle invite à reconsidérer la différence qui existe entre les périodes où les militants de Louviers détiennent le pouvoir municipal et celle où ils s’édifient en mouvement contestataire. Ce sont en effet deux types de raisons qui sont à l’œuvre. Dans la période d’opposition, se déploie peu à peu une « raison stratégique » qui planifie la conquête du pouvoir et vise à instituer d’autres manières de vivre les relations sociales que celles qui reposent sur la hiérarchie et la domination. Dans la seconde période de pouvoir municipal, les élus et militants mettent au travail un projet politique consistant à substituer un nouveau régime institutionnel et pratique de ces relations sociales. Mais ces deux raisons se révèlent antinomiques. La municipalité est impuissante à dépasser cet écueil. En témoigne la contradiction de logiques qui fonde l’action municipale : elle développe d’un côté des ateliers d’expression libre par les dessins pour les enfants, directement en prise sur les relations sociales, et de l’autre institue des commissions sur des thèmes prédéfinis. Cette antinomie se traduit par le sentiment d’une perte de contact avec la population et la multiplication des contestations dans les comités de quartier qui tournent à l’incompréhension et à l’affrontement. Elle est aujourd’hui perceptible dans le décalage qu’opère la mémoire des anciens militants entre ce qui semble avoir fonctionné (telle l’organisation de services pour la petite enfance et « l’orthogénie ») et la débâcle des centres de loisirs où s’expérimente une éducation sans contraintes.

17Dans cet écart, Louviers peut être donné à comprendre non seulement comme la convergence particulière des ondes entrecroisées d’époques révolues, ou comme l’écho devenu audible d’une parole familière, mais aussi comme un révélateur de problèmes en construction. Tenir cet écart, en partant d’une question contemporaine, permet non seulement de reconstruire la façon dont individus et groupes ont élaboré leur intelligence des situations mais aussi celle dont leur vision du monde a borné et organisé le champ de leurs actions. Tenir cet écart permet de retracer la généalogie de ce qui aujourd’hui peut être formulé comme faisant problème, au sens de devant être pensé et source d’expérimentations. C’est ainsi déchiffrer, dans l’expérience de Louviers, le travail du politique.

Le travail du politique

18L’expérience de Louviers est révélatrice d’un double mouvement : l’un particulièrement caractéristique des années 1970, de désinstitutionnalisation du politique33 ; l’autre, désigné aujourd’hui comme une éthique du « care », mouvements dont les manifestations s’interpénètrent, se donnant sens mutuellement.

La désinstitutionnalisation du politique

19Les expérimentations conduites à Louviers tant à la fin des années 1960 que dans les années 1970 sont partie prenante des transformations du rapport au politique qui ont marqué la fin du xx^e siècle. Elles se révèlent d’abord par une extension du champ politique hors des institutions chargées de gouverner, nationalement et internationalement, donc d’effectuer les choix nécessaires, et hors des domaines traditionnellement concernés – affaires publiques de l’État, administration des affaires locales. En proclamant « l’environnement, c’est de la politique34 », les écologistes ont ainsi élargi le politique au rapport de l’homme et de la nature, à la préservation des ressources, au mode de développement, à la société de consommation ; ils ont rendu possibles d’autres logiques. La bataille menée par le mouvement de libération des femmes pour démontrer que des problèmes personnels, privés, tels l’avortement ou le viol peuvent être politiques, a aussi ouvert la voie à un changement de regard et à un ressourcement du politique : du pouvoir, des institutions, vers les individus considérés dans la globalité de leur vie et de leurs relations. À cette extension se conjugue un changement de sens : qualifier de politique l’environnement ou le droit des femmes à disposer de leur corps, c’est définir un projet de société. Par projet de société, est entendue la forme sociale concrète qu’on veut promouvoir ou combattre. Le politique s’inscrit alors dans une vision binaire et antagoniste de la société, souvent formulée en termes de classes sociales.

20À Louviers, la désinstitutionnalisation du politique est à l’œuvre de trois façons. Dès 1965, la création des commissions et de l’atelier municipal d’urbanisme décentre l’élaboration des décisions vers la population. L’extension et la conception des services publics sont aussi constitutives d’un projet de société, fondé sur la mise à disposition égalitaire et payée par l’impôt, des équipements nécessaires à la vie de la cité et de ses habitants. D’autre part, le CAG, en faisant de questions jusque-là considérées comme privées, des problèmes relevant d’un traitement public, en leur donnant une place dans le débat public, les rend politiques. L’achat par la municipalité d’une maison pour y installer des lieux de gardes d’enfants et de discussion avec les parents, l’organisation d’une participation de ceux-ci à leur gestion quotidienne, la primauté donnée, dès les tout premiers numéros du journal Devenir, aux réflexions sur l’éducation des enfants, l’ouverture d’un « centre d’orthogénie » assurant l’information sur la contraception et l’avortement, témoignent en actes que « le personnel est politique ».

21La transformation du rapport au politique se manifeste aussi par son décentrement des institutions vers les citoyens. Ce mouvement est amorcé par le club Jean-Moulin, les Groupes d’action municipale et d’autres mouvements, dans le contexte conflictuel du début de la Cinquième République : les citoyens sont valorisés, dans une vision républicaine, pour leur sens de la responsabilité et de la vigilance. Ce décentrement est amplifié avec la conjonction entre les notions de pouvoir et de citoyen dont le slogan « Rendre le pouvoir aux citoyens » est l’expression forte : c’est aux citoyens entendus comme simples membres de la cité, aux hommes ordinaires, qu’il s’adresse. Ce décentrement présuppose que les citoyens ordinaires sont dotés de capacités équivalentes à celles reconnues aux détenteurs actuels des pouvoirs, admet qu’ils ont une voix, une parole pertinente dans l’espace public. L’affirmation rompt avec les représentations hiérarchiques de la société sur un double plan : celui de l’égalité et celui des « capabilités ». L’égalité est prise au sens fort, comme exigence de reconnaissance de ce qui compte, dans la lignée des expressions dont Jacques Rancière traque les émergences dans l’histoire35. L’affirmation d’égalité est précisément ce qui définit le politique comme mise en évidence du tort fait aux sans-voix, à ceux qui ne comptent pas. La deuxième rupture qui fonde ce décentrement est celle des capabilités. Cet emprunt anachronique que je fais à Amartya Sen désigne à la fois « le pouvoir d’être et de faire » qui appartient à tout individu, et « un ensemble de vecteurs de fonctionnements, qui reflètent la liberté dont dispose actuellement la personne pour mener un type de vie ou un autre36 » dont le philosophe indien fait le ressort des démocraties modernes. Ces capabilités sont posées comme une évidence par le CAG de Louviers : elles rassemblent en un tout (le pouvoir du citoyen) un intérêt pour une question à enjeu collectif, la possibilité d’apporter des connaissances et le dispositif municipal nécessaire à la production d’idées, de documents, d’actions pouvant infléchir la vie de la cité. L’affirmation d’égalité entre élus et population et celle des capabilités des personnes travaillent le politique en mettant à nu ses contradictions. L’exemple de Jean Noisillet est emblématique. Autodidacte qui a connu des conditions d’éducation et de vie très difficiles, il se voit confier plusieurs responsabilités par le docteur Martin, dont celle des affaires culturelles comprenant l’animation, à partir de 1976. Mais il se heurte dans sa mise en œuvre, dans la gestion comptable, dans le recrutement et le contrôle du travail des animateurs, dans la planification de la présence des enfants aux activités des centres aérés, dans le choix des fêtes et spectacles, à la fois au principe d’auto organisation des centres aérés et aux chasses gardées du comité de fêtes et des autres associations ayant jusque-là la prérogative de la vie culturelle dans la ville. L’égalité de droit éclate en légitimités rivales.

22Le décentrement des institutions vers les citoyens se marque enfin dans l’infléchissement de la conception même du citoyen. Elle se traduit par la valorisation de nouveaux critères, issus des luttes ouvrières et particulièrement de celles des travailleurs immigrés. La conception du citoyen paré des qualités nécessaires pour s’intéresser à la vie de la Cité, mais insaisissable, parce qu’indifférent aux propositions de participation du CAG ou « aliéné », est questionnée par les revendications de droits, d’égalité, de reconnaissance37. C’est cette forme de citoyenneté qui prendra toute son envergure au début des années 1980, notamment avec les mouvements de jeunes issus de l’immigration. On en voit l’émergence à Louviers dans l’analyse ambivalente qui est faite de la grève des ouvriers de Zimmerfer. Certes, il n’est pas question de citoyenneté à leur propos ; c’est en tant que « travailleurs migrants » qu’ils sont considérés. Pas question non plus de prendre en compte quelque différence sociale ou culturelle qui soit : si des tracts en portugais et en arabe sont diffusés, c’est dans un but de compréhension et d’extension de la grève. Mais au fondement des revendications, est posée l’exigence d’un égal traitement (dans le salaire et les primes), d’une dignité (dans les conditions de travail et de logement), de la reconnaissance d’une appartenance pleine et entière à la société. Donc plus seulement en tant que travailleurs mais en tant que membres de la Cité. « Ils refusent de cautionner par un abandon ce qu’ils ont réussi à rejeter par le mépris38 » résume en une phrase lapidaire l’article de Devenir consacré à la grève. C’est ainsi bien sur le plan de la dignité que l’article situe la raison de soutenir ces ouvriers. Et l’égalité va bien au-delà de celle matérialisée par un treizième mois de salaire. Il est particulièrement significatif que Jean-Charles. Houel, un des militants très actifs dans le soutien aux grévistes, fasse de l’un d’eux, Mohamed Ghezali, un emblème, par ses qualités humaines de « leader charismatique, calme, inventif, au courage moral et physique à toute épreuve39 ». À la différence de la citoyenneté présupposée, c’est dans l’expérience de la longue préparation de la grève et de l’élaboration de revendications qui rassemblent les travailleurs de différentes origines, que se construit un sujet porteur de droits et d’engagement.

L’éthique du care

23La deuxième manifestation du travail du politique à Louviers à la fin des années 1960 et au début des années 1970 peut être appréhendée à travers ce qui est appelé aujourd’hui l’éthique du care. Par éthique du care, j’entends un ensemble de propositions issues du féminisme, fondées sur une revalorisation du sensible et de l’attention à autrui, pour repenser la domination et le politique. Le care, bien que souvent réduit à une prise en compte des sentiments et associé au féminin, invite beaucoup plus largement à déplacer la perspective sur la vie ordinaire comme fondement du politique. Certaines des pistes ouvertes par ces approches éclairent d’un jour nouveau le projet politique de Louviers, ses contradictions et ce qu’il peut apporter aujourd’hui. Cette éthique se marque d’abord par l’importance donnée non seulement à l’égalité de droit des personnes mais à l’attention à l’invisible, à la dignité. On peut, en parcourant l’histoire de Louviers telle que nous avons essayé de la retracer, estimer que l’attention portée par le docteur Martin aux personnes alcooliques et plus largement à celles qui se trouvent dans une situation de dépendance, n’a rien à voir avec la structuration de l’action politique du CAG et de la municipalité. Cependant, l’insistance des militants interviewés sur la prégnance de cette part d’activité, sur la façon dont elle constitue la source et donne la clé de l’action et de la conception politiques initiées par le docteur Martin, montre qu’il ne s’agit pas d’un à côté insignifiant ou dissociable, comme l’éloge funèbre du « médecin des pauvres » tend à le faire croire. Elle se trouve notamment dans la primauté donnée aux pratiques pour produire un changement tant chez les hommes que dans la société. Impliquer les alcooliques dans des activités de travail ou de « loisir actif » pouvant les revaloriser, faire participer les habitants à la conception de leur ville et d’un nouveau schéma d’aménagement au sein de l’atelier municipal d’urbanisme, c’est donner à un potentiel de créativité propre à chaque personne la possibilité d’émerger et de transformer la situation. L’attention aux personnes, aux femmes enceintes en détresse, aux situations particulières de vulnérabilité, qui est caractéristique du care, est cependant à l’origine de contradictions et de tensions violentes. En effet, si cette attention inspire la volonté de donner à tous les habitants les moyens d’être acteurs de la vie de la cité, plusieurs témoignages dénoncent les agressions verbales et humiliations qui émaillent les relations du docteur Martin avec les autres militants. Entorse au care, dans une vision édulcorée de celui-ci ? Ou tension inhérente aux relations humaines et sociales empreintes d’inégalité et de domination, expression des conflits propres aux situations vécues et aux processus de transformation ? Ces contradictions révèlent la façon dont le politique travaille au cœur l’action des individus, met au jour les racines intimes de la domination, disjoint ce que les dispositifs d’émancipation et de participation visent à rassembler, le développement des personnes et la reconnaissance de leur pouvoir de dire et de faire.

24L’éthique du care éclaire aussi le projet politique de Louviers par sa finalité : permettre à toute personne de mener une vie digne d’être vécue. L’interprétation que nous avons donnée de l’objectif des élus et militants de Louviers, du Comité d’action de gauche, tel que nous l’avons décrypté, met en exergue la participation des citoyens, l’organisation de leur pouvoir, avec pour corollaire l’effacement supposé des élus, détenteurs de ce pouvoir par le biais de la représentation. Nous avons également souligné que cet objectif politique n’est cependant pas considéré par tous les militants comme une priorité absolue, déterminant les moyens d’y parvenir : ceux de sensibilité libertaire affirment parfois la suprématie de la vie bonne, désirable. La tension entre les deux, que j’ai analysée jusque-là comme l’expression de deux catégories de militants, peut toutefois être comprise différemment, à travers le regard porté sur les mobilisations populaires du xxi^e siècle. Apparaît en effet, notamment dans le mouvement espagnol, une intrication entre l’invention de formes de démocratie et l’exigence de transformer la vie ordinaire, de « permettre à toute personne de mener une vie digne d’être vécue ». Exigence qui, comme l’expliquent Albert Ogien et Sandra Laugier, « implique que chacun […] puisse constater que sa voix est respectée et qu’il n’est pas tenu pour quantité négligeable […], qu’il est sujet et objet de care40 ». Instaurer « les conditions d’une vie digne », c’est créer les conditions « qui contribuent à asseoir l’autonomie des citoyens41 ». Le changement politique s’enracine et s’expérimente ainsi dans le vécu quotidien. Cette intrication invite à questionner la pertinence de la distinction entre deux attitudes fortement présentes à Louviers : prendre appui sur des institutions à créer ou sur la vie à changer, pour subvertir le rapport au politique. Ne s’agit-il pas plutôt ou plus vraisemblablement aussi, de la possibilité de donner sens à ces institutions en concrétisant ce que peut être une vie désirable ? L’intérêt porté par les militants à la fête et plus largement aux spectacles ou expositions valorisant la capacité de création des gens peut alors être non simplement compris comme un élément de contexte post-68 mais interpellé dans sa signification, comme une expression de cette intrication. Intrication qui certes n’efface pas les tensions et les conflits entre les voies de la transformation du rapport au politique, mais qui rend obsolète et illégitime l’attitude consistant à énoncer les besoins de la population à partir d’un point de vue surplombant.

25Un troisième élément de l’éthique du care qui occupe une place dérangeante dans la mémoire et l’histoire de Louviers concerne l’importance des liens affectifs. Toutes les personnes interviewées en parlent, en général pour les considérer comme des obstacles à la bonne conduite du projet politique, comme des sources de dévoiement irrationnel. Certaines suggèrent même que, sans les relations amicales ou amoureuses qui ont réuni et divisé les militants, cassé ou formé des couples, sans les liens affectifs, de reconnaissance ou de méfiance qui ont présidé à certaines décisions (comme le choix des candidats aux élections) ou au soutien à certaines positions (comme lors de la crise des centres de loisirs), sans l’influence exercée par le docteur Martin sur le groupe, l’expérimentation aurait pu être menée plus loin et éviter les déchirements qui ont marqué sa fin. Cette forte présence des sentiments dans la pratique militante et municipale à Louviers perturbe, questionne la conception rationnelle de la politique. Elle suggère que prendre en compte les liens affectifs peut être au contraire une façon de transformer le rapport au politique. L’éthique du care invite ainsi à renverser le point de vue : non considérer les relations affectives comme des obstacles à la bonne conduite de l’expérimentation politique, mais partir des blessures ouvertes et des incompréhensions qu’elles suscitent encore aujourd’hui, partir des mondes révélés par ces photos d’enfants heureux ou de ce nourrisson tranquille qui détonnent dans l’univers démonstratif et critique, volontiers pamphlétaire et injonctif du journal Devenir. Cette façon de donner à entendre une voix différente42, venue de l’attention à la naissance, à l’épanouissement personnel, aux problèmes de la vie quotidienne n’était cependant ni exprimée ni audible dans sa portée déstabilisatrice par des militants donnant sens à leurs pratiques et à leur engagement par la référence au pouvoir du citoyen, à la démocratie directe, à la participation. Elle l’était d’autant moins dans une situation où, parmi les quelques femmes du Comité d’action de gauche, les deux qui ont acquis un pouvoir, se sont distinguées par la puissance de la parole et par leur activisme politique, l’une au PSU et l’autre en s’inspirant du maoïsme. Dans une situation où il n’existait pas non plus, à Louviers, de mouvement féministe capable de relayer cette voix, ce constat renforce celui de Sandra Laugier : « La force de l’éthique du care était […] de faire place aux sentiments, et au souci des autres, dans la politique et la justice : mais faute d’une compréhension de la dimension politique des sentiments, et de l’expérience concrète du travail de care, l’appel à une “société du soin” est aussi vain que conformiste43. » Ce sont les étonnements, les ruptures et les incompréhensions suscités par ces discordances qui révèlent aujourd’hui, au-delà de l’interprétation psychologique d’une personnalité charismatique, le travail du politique.

26C’est enfin le rôle des émotions et particulièrement de l’indignation dans le rapport au politique que l’éthique du care invite à penser. L’engagement à partir d’émotions, du sentiment d’indignation n’est pas spécifique aux mobilisations du xxi^e siècle, mais il a pris une dimension particulière. Ce ressort est un outil classique des organisations politiques ou syndicales pour susciter des protestations contre les injustices sociales, les malversations ou la rétention d’information. Son fondement éthique est alors mis au service d’une interprétation politique. On a vu comment les militants de Louviers, dans la période d’opposition, ont été particulièrement habiles à construire leur audience sur la dénonciation éthique de leurs adversaires au sein de la municipalité. Mais la dimension éthique dont il est question ici prend un nouveau sens avec la diffusion de la notion d’indignation. Celle-ci, qui est exprimée par le succès éditorial du manifeste de Stéphane Hessel Indignez-vous44, par la désignation médiatique du mouvement de la place Puerta del Sol en Espagne sous le nom « Les Indignés », condense le sentiment éthique et l’engagement politique : l’indignation appelle la résistance. Cette condensation de l’éthique et du politique dans l’indignation imprègne aussi la force prise par la défense de la dignité des hommes. L’indignation dit le refus de l’indignité, indignité des conditions de vie comme de l’exclusion de la participation aux décisions. « Une question est donc devenue centrale dans les nouvelles formes du politique, soulignent Albert Ogien et Sandra Laugier : à partir de quel moment une dignité ou une humanité sont-elles menacées ou anéanties, et qu’est-il légitime de faire (pour le citoyen ordinaire ou pour une autorité publique) pour prévenir une telle éventualité ou la corriger lorsqu’elle est advenue45 ? » Cette double question de l’humiliation des infimes et des moyens d’y remédier, qui a embrasé la révolution en Tunisie après l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, est au cœur du politique à Louviers dès 196546. Ce n’est pas un hasard si l’histoire du traitement dégradant infligé par la nouvelle municipalité à Jean Noisillet, employé municipal qui avait été recruté par l’ancien maire, le docteur Martin, est restée dans les mémoires et est devenue un de ces récits héroïques dont le sens éthique fonde la portée politique. Il apparaît aujourd’hui comme un exemple paradigmatique à la fois de la tentative d’anéantissement d’un employé modeste, connu pour son engagement auprès de l’ancien maire, réduit à ne plus exister administrativement, symbolisée par le cimetière où il est relégué et les feuilles mortes à ramasser, et de sa résistance comme être humain. Exemple indissociablement éthique et politique, qui exprime ce qui compte : l’attention humaine dont il a été l’objet ensuite, de la part des militants du CAG, et qui lui a permis de faire épanouir ses potentialités et de les traduire en actions et en responsabilités, de prendre part à une œuvre collective tout en donnant sens à sa propre vie.

27Resituer le projet politique de Louviers dans la longue durée de la dernière moitié du xx^e siècle et de la première décennie du xxi^e permet de lui donner une nouvelle intelligibilité et par là, de saisir un moment du travail du politique. En s’immisçant dans tous les aspects de la vie quotidienne pour en dénoncer la fausse neutralité, en en faisant des affaires qui concernent la vie de la cité et sont dignes de l’attention collective, en subvertissant le partage entre élus et citoyens ordinaires, le politique est disjoint de son emprise institutionnelle. Le travail du politique apparaît aussi dans l’émergence de problèmes : ce qui était alors saisi comme obstacles, incompréhensions, débordements de personnalité, provoquant conflits et ruptures, peut aujourd’hui trouver de nouvelles interprétations, de nouvelles formulations, nourrir à nouveau des questions constitutives du rapport au politique, sources d’autres engagements et d’expériences.

La démocratie comme épreuve

28L’inaccomplissement de l’expérimentation de Louviers est révélatrice des transformations dans la conception et la pratique de la démocratie. Dans la tension entre des dénominations toujours inadéquates – démocratie directe, autogestionnaire, participative, contrôle… –, entre la restitution du pouvoir aux citoyens et la formalisation d’un cadre qui en définit les conditions, entre l’injonction de l’expression libre et le modèle du citoyen responsable soucieux de l’intérêt collectif, la démocratie a été mise à l’épreuve. Cette tension est révélatrice du contexte d’une commune française des années 1960-1970, de l’imaginable et du réalisable, des contraintes propres à une histoire. Mais elle est aussi une expression de la démocratie comme épreuve, qui du fond brouillé de questions anciennes, fait surgir de nouvelles attentes, sources de nouvelles tensions et de nouvelles questions. L’épreuve de la « démocratie réelle » par laquelle des mouvements d’occupation des places ont exprimé leur idéal et sa mise en actes donne ainsi à entendre quelques-unes de ces recompositions actuelles. Mettre au jour ces traces pour les saisir dans une intensité rendue présente par d’autres paroles, c’est contribuer à resituer les pratiques de la démocratie dans la complexité d’une histoire.

29La démocratie comme épreuve questionne d’abord la possibilité de la pluralité des voix et de leur légitimité dans l’espace public. Cette pluralité, corollaire des principes d’égalité et d’autonomie, est posée au fondement de la démocratie. Mais elle reste à l’épreuve des inégalités entre des personnes réelles, des capacités d’expression, d’initiative, des disponibilités de temps et d’argent. On a vu à Louviers comment la pluralité des voix est affirmée grâce au dispositif des commissions ouvertes et des comités de quartier, à la redéfinition du rôle des élus, à la publication d’opinions contradictoires dans le journal municipal. Démarche démocratique forte face à une conception univoque, celle du représentant tenant de son élection sa légitimité à parler au nom de ses administrés. Mais cette pluralité se dissout dans la difficulté des militants à prévenir les excès du pouvoir de la parole, dans le grand partage entre personnes ayant acquis une conscience critique des modes d’oppression propres à la société de consommation, à l’éducation, à la culture de masse, et les personnes « aliénées », enfermées dans la passivité et la soumission. Cette double limite, dans l’organisation de la pluralité et dans l’explication des désaccords, s’est décalée aujourd’hui : avec l’établissement de règles pour la prise de parole et la limitation égalitaire du temps comme en Espagne, avec la critique de l’opposition entre conscience politique et aliénation. Elle s’est décalée avec l’affirmation de la démocratie comme revendication d’un ensemble de droits. Même si l’organisation de ces droits en pratique est limitée, même si « les avancées qu’il est possible de porter au crédit des mouvements qui revendiquent la démocratie réelle [restent] plutôt maigres », « ces mouvements sont parvenus à inscrire et à maintenir ouvertes dans le débat public trois questions profondément politiques : celle des droits sociaux et politiques du citoyen (le critère d’égalité) ; celle des libertés individuelles (le critère de dignité) ; et celle de l’obligation de respecter des manières de vivre singulières (le critère du pluralisme)47 ».

30Comment produire collectivement des connaissances qui soient utiles pour l’action et, par leur production même, des sources d’émancipation ? Telle pourrait être la définition de la démocratie que les militants de Louviers ont expérimentée : être une entreprise collective de production de connaissances pour l’action et l’émancipation. Triple attente dont les réalisations du Comité d’action de gauche et de la municipalité montrent à la fois la radicalité et les limites. Cette question, qui a donné sa force au Comité d’action de gauche dans l’élaboration de ses slogans, dans la construction de ses propositions politiques lors de la phase de reconquête de la majorité électorale, ébranle toute l’expérimentation des commissions lorsqu’il détient le pouvoir. Or, comme on l’a remarqué, les domaines où la démarche a le mieux répondu aux attentes sont ceux où les difficultés de la vie quotidienne, la garde des enfants pour les mères qui travaillent ou qui veulent sortir de chez elles, les grossesses non désirées, ont servi de point d’appel et de creuset. Elles apparaissent comme la matière première de la démocratie, la source de solutions qui s’appuient sur les connaissances des mères, y associent des professionnels et, relativement, des pères, jouent au bord de la légalité pour inventer des formes hybrides de crèches-garderies en partie salariées en partie bénévoles. Cette pratique de la démocratie comme invention de réponses à des problèmes par ceux qui en ont l’expérience quotidienne évoque la démarche sur laquelle Dewey se fonde, dans Le public et ses problèmes. Lorsque les militants et les élus de Louviers puisent leurs expérimentations dans la connaissance qu’ont les personnes des difficultés quotidiennes qu’elles vivent, dans l’expérience qu’elles ont à la fois de ce qu’elles subissent et de ce qu’elles font pour y remédier, lorsqu’ils transforment celle-ci en atouts en mettant ces personnes en situation d’interagir, ils montrent la force de la « raison pratique » : « Celui qui porte la chaussure sait mieux si elle blesse et où elle blesse, même si le cordonnier compétent est meilleur juge pour savoir comment remédier au défaut48. » Cet exemple éclaire aussi par la négative, les difficultés et les échecs rencontrés par les commissions dont les thèmes sont prédéfinis par les catégories de l’action municipale telles que l’information, les finances ou la gestion globale.

31Plusieurs de mes interlocuteurs à Louviers, cherchant à expliquer pourquoi l’expérience municipale, et tout particulièrement la première, celle conduite entre 1965 et 1969, s’était interrompue et ce qu’elle pouvait signifier aujourd’hui, ont émis l’idée qu’elle était trop en avance sur son temps pour être admise. Cette affirmation reposait sur l’impression que certaines idées, certaines inventions se sont retrouvées plus tard ailleurs. Illusion rétrospective du futur dans le passé, qui n’a pas de sens d’un point de vue historique, mais qui traduisait le sentiment que la municipalité de Louviers avait eu une pratique si innovante qu’elle dérangeait les habitudes et s’était heurtée à des incompréhensions. Comme s’il n’y avait eu qu’à piocher dans un répertoire, à rouvrir l’album pour trouver des façons de faire de la politique qui seraient devenues utilisables, pertinentes dans de nouveaux contextes. La réalité que nous avons analysée est sans aucun doute plus complexe, comme le révèle la mise en perspective avec les mouvements populaires d’occupation des places du début du xxi^e siècle. C’est celle de pratiques et de conceptions dont les étiquettes possibles (l’autogestion, le socialisme) ont disparu, dont les transmissions sont brouillées, dont le sens s’est gelé. Le projet politique de Louviers trouve tout son sens aujourd’hui comme moment intense d’une ère de basculement : travail du politique qui sort de ses repaires institutionnels et pose la question de la place des sans-voix, de ceux qui n’ont pas part à la vie publique ; démocratie à l’épreuve de la pluralité et de l’égalité, de la construction d’une vie digne d’être vécue.