Conclusion. Pouvoir·s et environnement
p. 239-243
Texte intégral
1Au moment où l’humanité est confrontée à un changement climatique d’origine humaine d’une ampleur inédite, à tel point que certains chercheurs qualifient la période actuelle d’anthropocène, la capacité d’action et la légitimité des États à agir sur l’environnement sont remises en cause de toutes parts. Fragilisés par un contexte économique difficile et la financiarisation de l’économie, remis en cause par les ONG et les collectifs citoyens, les États siègent sur le banc des accusés tout en étant considérés comme un acteur incontournable de la solution aux crises environnementales. Cette ambivalence confine parfois à la schizophrénie. Alors que le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes n’en finit pas de susciter les oppositions, qui sait si David, porté par l’accord sur le climat signé à Paris en décembre 2015, l’emportera sur Goliath ici ?
2Les contributions réunies au sein de cet ouvrage interrogent les relations entre les différentes formes de pouvoir et l’environnement depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à la période actuelle. Elles s’inscrivent dans le prolongement d’un questionnement contemporain fortement médiatisé d’une part, et d’un courant historiographique en plein renouvellement d’autre part. La protection de l’environnement s’est imposée comme un enjeu de lutte entre des pouvoirs aux intérêts divergents. Les historiens n’ont pas manqué ce tournant qui questionne la place de la discipline face aux débats et aux défis contemporains. Depuis la théorie des « empires hydrauliques » de Karl August Wittfogel, dont Joachim Radkau a montré l’intérêt méthodologique nonobstant l’erreur d’interprétation sur l’adéquation entre pouvoir central bureaucratique despotique et irrigation à haut niveau technique, le lien entre maîtrise de la nature et développement des pouvoirs suscite des travaux passionnants. Les quatorze contributions de cet ouvrage investissent pleinement ce champ problématique.
3Embrassant un temps long, de la fin du xve siècle à l’orée du xxie siècle, les articles ici publiés montrent tous la précoce et intense politisation de l’environnement. Si l’histoire de la gestion administrative de l’exploitation des ressources naturelles est désormais bien connue, le rôle de l’environnement en tant qu’outil, et non pas seulement objet de gouvernement, ressort avec force. Projection d’une volonté politique, l’environnement apparaît en premier lieu comme le résultat d’une négociation entre acteurs aux intérêts souvent opposés. La constitution des États modernes s’est ainsi accompagnée de celle de corps et de métiers en charge de la gestion des milieux. Mais il apparaît également qu’à travers l’environnement et les ressources naturelles, ce sont bien les hommes qui sont l’objet des efforts des pouvoirs, qu’ils soient directement politiques ou qu’ils possèdent, du fait de leur poids économique ou d’une décision du Prince, une emprise sur un territoire donné. Alice Ingold l’a bien montré, dans un numéro des Annales pionnier, en reliant la question sociale à l’histoire environnementale. Au travers des milieux naturels, il s’agit de bien gouverner les hommes et les sociétés. L’action sur l’environnement s’apparente ainsi à une action sur le corps social. Ainsi, indirectement mais indéniablement, l’environnement devient enjeu de pouvoir.
4Les contributions de ce volume convergent pour montrer que les États ne gouvernent ni pour ni contre mais avec l’environnement. Il est alors possible d’en élaborer une typologie à partir de ces différentes formes de relations. Révélatrices des failles et des faiblesses d’une organisation, les catastrophes naturelles sont dès l’époque moderne des objets politiques à part entière. Thomas Labbé montre ainsi comment le secours aux victimes devient alors un enjeu politique : la prévention du risque et l’efficacité de l’intervention publique face au drame constituent en réalité une mise à l’épreuve de la nature et de la solidité du pouvoir. La puissante logique constituée à l’entrée de la modernité s’est par la suite trouvée renforcée à la faveur de la construction de la société médiatique contemporaine. Fortement relayés par des médias désormais tout puissant, les enjeux du secours et de l’assistance aux victimes apparaissent au xixe siècle comme de véritables tests institutionnels, ainsi que le montre Jérôme Grévy.
5Les pouvoirs institués procèdent par ailleurs de la nécessité de coordonner, voire d’encadrer, les populations : l’aménagement et la transformation des territoires jouent en ce sens un rôle majeur. Les exemples alsaciens et namurois développés par Benjamin Furst et Alix Badot éclairent le rôle des armées et du contrôle militaire du territoire dans le façonnement des environnements. Le contrôle des populations se matérialise concrètement par la construction de lignes d’eau ou dans l’urbanisme. Les logiques ne sont pas si différentes dans les processus d’industrialisation. Les extensions successives de l’usine PSA Peugeot-Citroën de Sochaux étudiée par Romain Tahar-Lhormann répondent à des enjeux multiples qui impliquent à la fois le développement d’un fleuron industriel français et la préservation d’un bassin d’emploi. Transformer les milieux en faveur de l’industrie conditionne alors la préservation d’un équilibre social. C’est le cas aussi, pourrait-on dire, en Allemagne de l’Est, même si la pollution de l’air y atteint des proportions telles que l’attitude des pouvoirs publics en devient schizophrène, comme le montre Michel Dupuy : s’ils cherchent d’un côté à en tirer parti sur le terrain diplomatique, en se parant de toutes les vertus environnementales face à une RFA plus timorée, et de l’autre ils empêchent leurs propres scientifiques de publier et de confronter leurs travaux dans ce domaine.
6L’historiographie a longtemps privilégié une interprétation verticale de l’aménagement territorial et de la transformation des milieux. Les pouvoirs institués, qu’ils soient politiques ou économiques, agiraient alors de manière rationnelle en fonction d’objectifs clairement établis. Les contributions de cet ouvrage adoptent de concert une autre perspective pour montrer l’importance des jeux d’acteurs – donc des jeux d’échelles – en matière environnementale. Dans cette perspective, Pierre Caillosse montre à quel point même une action officielle à fort impact environnemental dépend de l’investissement personnel d’acteurs engagés. Les pouvoirs profitent ainsi à leur manière des conflits surgissant au sujet de l’appropriation ou de la protection d’une ressource, de nuisances ou de l’exposition aux risques pour s’affirmer en tant que puissance arbitrale, génératrice d’ordre et de convergence sociale. Les thèmes classiques des eaux et des forêts prennent sous cet angle une dimension nouvelle. Le cas du rouissage angevin ou de la Grande Aire métropolitaine de San José au Costa Rica, analysés respectivement par Emmanuel Brouard et Chloé Vallette, confirment la fécondité des approches centrées sur l’eau pour aborder ces questions. En dépit de cette fonction arbitrale, le conflit est parfois inévitable, tout comme la concurrence d’autres acteurs soucieux de dénier aux pouvoirs publics tout monopole sur ces questions. Abordant l’histoire la plus récente, les contributions de Renaud Bécot et de Martin Siloret montrent comment, dans le cas français, les questions environnementales se font une place dans le jeu démocratique et syndical. Les organisations instituées comme les mouvements sociaux récents contribuent ainsi, de manière concurrente et complémentaire, à installer les thématiques environnementales au sein du débat public et de l’action collective.
7Enfin, les pouvoirs jouent un rôle essentiel dans la construction des perceptions d’un environnement par une société donnée. La forêt québécoise, souvent perçue comme un héritage intangible, apparaît sous la plume de Maude Flamand-Hubert comme le fruit d’un long conflit ayant opposé des conceptions différentes de l’usage de nature au début du xxe siècle. De même, il semble bien délicat, dans l’histoire des parcs naturels nationaux dressée par Guillaume Blanc de distinguer le politique de l’écologique tant les objectifs ressortissent bien du gouvernement des hommes. La contribution de Frédérique Blot, Ana Besteiro et Rémy Bénos rappelle dans ce domaine que la constitution de données sur les milieux recèle une très forte dimension stratégique : l’expertise publique est toujours, aujourd’hui, au service des pouvoirs et de la vision du développement économique des territoires qu’ils portent.
8L’environnement apparaît ainsi sous un jour pleinement politique. L’allocation des ressources naturelles, la réaction aux catastrophes, la prévention des risques comme la protection des milieux participent pleinement de l’affirmation des institutions. La gestion, ou le gouvernement, de l’interface hommes/nature constituent en réalité une fonction matricielle des pouvoirs. À l’inverse, un dysfonctionnement dans l’une de ces fonctions signale immanquablement un défaut institutionnel. Les contributions de cet ouvrage soulignent de la sorte la profonde complexité de l’objet environnemental. Conceptualisé et pensé en tant que tel que très tardivement, il n’en mobilise pas moins les acteurs politiques et économiques de manière structurelle. De manière paradoxale, son ubiquité constituerait un frein son autonomisation.
9En définitive, les contributions recueillies dans ce volume montrent combien il est nécessaire, en histoire environnementale comme dans d’autres domaines, de déconstruire la notion d’État. À la suite des travaux de James C. Scott on a pu considérer que l’État constituait un acteur essentiel sinon unique de la transformation et de la dégradation de l’environnement jusqu’à devenir incarner un Léviathan d’un nouveau genre, véritable incarnation du productivisme. Les différents articles de ce recueil suggèrent au contraire que les acteurs locaux ne peuvent être réduits à de simples courroies de transmission ou de simples témoins passifs des actions de l’État. Ils constituent au contraire de véritables pouvoirs dont l’autonomie, si elle est bien évidemment variable, est néanmoins indéniable. En d’autres termes, l’État n’est qu’un pouvoir parmi d’autres et seul il ne peut avoir un impact décisif sur l’environnement.
10L’intérêt d’une approche environnementale en histoire sociale et politique ne fait plus de doute : plus que de créer et défendre une nouvelle chapelle historiographique, laquelle n’aurait pas grand sens, il importe de développer les échanges au sein de notre discipline et au-dehors. L’objectif est de renouveler notre compréhension du fonctionnement et de l’efficacité pratique des pouvoirs, autant que les mécanismes de leur légitimation ou au contraire de leur effondrement. Sans verser dans un retour au déterminisme physique, une histoire des pouvoirs tenant compte de la question environnementale doit s’intéresser à ce qui, dans l’environnement, est produit par le social et par le politique, et réciproquement. En effet, le balayage rapide réalisé ici confirme que dans des contextes très divers, les autorités de l’État et des autres entités politiques se sont appuyées et continuent de s’appuyer sur l’environnement comme source de richesses à exploiter, comme facteur de risques à prévenir et à expertiser, et comme milieu à aménager et/ou à protéger. Inversement, les crises et les catastrophes écologiques, y compris dans leur dimension symbolique, peuvent s’avérer de redoutables défis à relever pour les pouvoirs constitués, surtout quand leur expertise est remise en cause socialement – l’exemple tout proche de la disparition de l’URSS en 1991 n’a pas encore reçu, de ce point de vue, les analyses qu’il mérite.
11De ce constat découle la nécessité de varier les échelles d’analyse des modalités des formes pratiques et symboliques de domination sur l’environnement. De fait, la connaissance précise d’un écosystème spécifique, l’appréhension éventuelle de liens d’interdépendance entre les acteurs locaux et celui-ci, les modalités de la dégradation ou de la sauvegarde d’un environnement sont foncièrement différentes selon l’échelle à laquelle on se place. Il est alors nécessaire de multiplier les études de cas entendues non pas comme des monographies fermées consacrées à un objet précis, très resserré mais au contraire comme des éléments d’une analyse thématique globale, variant les échelles pour prendre en compte les multiples strates d’un même phénomène.
12À cette variation des échelles géographiques répond, nous en sommes convaincus, la nécessité de varier les échelles chronologiques. Le temps court de la catastrophe, la durée moyenne d’un conflit environnemental de basse intensité ou la longue durée de la constitution progressive de politiques publiques informent de manière complémentaire sur le rapport des sociétés à leur environnement. En dépit de l’importance cruciale, et à bon droit inquiétante, des défis auxquels l’humanité est appelée à faire face durant le prochain siècle, l’histoire peut constituer tout autant un exercice intellectuellement salutaire qu’un réservoir d’expériences pour les temps futurs.
Auteurs
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Raphaël Morera
Chargé de recherche au CNRS, Centre de recherches historiques (EHESS/CNRS)
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Laurent Coumel
Docteur en histoire, chercheur associé au CERCEC (UMR 8083) et membre de l’équipe franco-allemande EcoGlobReg
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Alexis Vrignon
Docteur en histoire, chercheur associé au CRIHAM
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