1L’histoire comparée des parcs de Forillon, des Cévennes et du Simien révèle que depuis les années 1960, les États canadien, français et éthiopien façonnent la nature, dans ses dimensions institutionnelles, matérielles et symboliques, afin de faire voir et de faire croire à la nation. Ils modèlent une nature emblématique du temps et de l’espace de la nation, ils formulent un discours paysager à même de faire exister une expérience collective et ce faisant, ils offrent à la communauté un domaine public naturel et national qui lui précédait, et lui survivra. Dès lors, la comparaison entre les parcs nationaux de trois pays aux histoires sociales et politiques si éloignées l’une de l’autre soulève une question, à laquelle ce volume tente de répondre : à quel degré de généralité la relation entre pouvoir.s et environnement nous renvoie-t-elle ?

2L’histoire comparée du parc national livrée ici repose sur la collecte d’un corpus de sources d’environ 32 000 pages, composées des lois, programmes d’aménagement, rapports d’activité, correspondances administratives et documentations touristiques produits, des années 1960 au temps présent, par les responsables des parcs de Forillon, du Simien et des Cévennes. La comparaison de ces sources favorise l’appréhension du parc national en tant qu’objet historique mais, aussi, générique. À la manière du monument ou du musée, la matérialité du parc paraît systématiquement fonction des logiques nationales (ré) inventées par l’État au pouvoir1.

3Nous évoquerons ici ce que font les parcs nationaux, en second lieu ce que sont les parcs nationaux et, en conclusion, ce que la comparaison permet de dégager, en termes de singularités nationales et de généralités théoriques, relativement au parc, à la nature, et à la nation.

Une histoire institutionnelle, matérielle et symbolique

4L’histoire du façonnement de la nature révèle d’abord ce que font les parcs nationaux. Manifestations locales du pouvoir national, ils permettent le contrôle des populations vivant en leur sein ou leurs alentours. Produits d’un travail permanent sur les éléments humains et non humains du milieu, ils constituent aussi la matérialisation d’une culture étatique de la nature. Publicisés en tant que symboles intacts de la nation, ils invitent enfin au parcours, à la contemplation et à l’amour du territoire local et, par extension, du territoire national.

La mise en parc national des territoires

5Si le présupposé positif accordé à la protection de l’environnement en masque parfois la teneur politique, la dimension diachronique de la mise en parc de la nature signale un façonnement institutionnel du territoire par l’État.

6Le processus débute avec la prise de possession étatique du futur espace-parc, en 1969 dans les montagnes du Simien où Hailé Sélassié I^er décrète la création du parc sans aucune consultation des populations, en 1970 dans les Cévennes où le ministère de l’Agriculture diligente une enquête publique qui aboutit au vote des élus locaux en faveur de l’établissement du parc et à celui négatif des résidents, et à la même date à Forillon suite à l’expulsion consentie des habitants dans le cadre du programme fédéral-provincial piloté par le Bureau d’aménagement de l’Est du Québec2.

7Puis, des années 1970 au temps présent, les gestionnaires de la nature s’efforcent de mettre aux normes l’espace-parc. À l’échelle nationale, l’entreprise se traduit par la mise en place d’un appareil administratif – l’agence fédérale Parcs Canada, l’Établissement Public « Parc national » et l’Ethiopian Wildlife Conservation Organization – et par la définition légale des bons usages de la nature et ses servitudes liées – interdiction de l’habitation des lieux à Forillon, limitation des activités économiques en Cévennes et proscription de l’agro-pastoralisme dans le Simien3. À l’échelle locale, cette objectivation de la nature s’effectue par la délimitation réglementaire de l’espace – par le biais de balises indicatives dans les Cévennes, de portes d’entrée à Forillon et de check points dans le Simien – et par la disciplinarisation des usagers de la nature – par le biais de scouts en Éthiopie, de gardes-patrouilleurs au Canada et de gardes-moniteurs en France4.

8La dissociation normative d’un « “dedans protégé” et d’un “dehors libre”5 » confère donc à ces trois territoires la qualification exclusive de « parcs nationaux ». Les formes de cette politisation de l’espace s’avèrent fonction du contexte étudié. Cependant, les distinctions qui se dessinent entre chaque parc renvoient avant tout à la capacité de leurs gestionnaires à construire et façonner la nature qu’ils s’efforcent de préserver.

La matérialisation naturelle d’une culture nationale

9Institutionnel, le façonnement de la nature est aussi matériel. Au fur et à mesure qu’ils circonscrivent son contenant « parc national », les pouvoirs publics s’évertuent à modeler le contenu de cette nature qu’ils ont érigée en patrimoine de la nation.

10Une fois les parcs créés, les gestionnaires procèdent, d’abord, à l’inventaire des éléments « naturels » du milieu : les mammifères marins à Forillon en 1972, les espèces fauniques du mont Lozère en Cévennes en 1988, ou les bouquetins walya ibex et singes gelada dans le Simien en 19936. Parce qu’elles lui confèrent une assise scientifique, ces opérations rationalisent la préservation du milieu qui s’ensuit. Dès les années 1970, en délimitant des zones au sein desquelles certaines espèces peuvent être chassées en certaines quantités, les responsables du parc français déterminent la densité de faune qu’ils estiment en accord avec le « caractère » du territoire. Dans une veine similaire, au Québec, au milieu des années 1980, Parcs Canada suspend la pêche sportive en milieu lacustre pour garantir la « perpétuation d’un milieu naturel essentiellement non modifié par l’activité humaine ». Disposant de moindres moyens techniques et financiers, l’administration éthiopienne s’efforce quant à elle de contraindre le cadre physique des milieux. Pour cela, elle renforce sans cesse la réglementation afférente, entre autres, à l’exploitation de l’habitat du walya ibex, espèce endémique au Simien et plus communément appelée bouquetin d’Abyssinie et dont la population dépasse les 600 spécimens en 2006, contre 150 en 19687.

11Les autorités scientifiques s’investissent ensuite dans la réhabilitation du milieu. En Cévennes, dans le cadre du « repeuplement animalier » initié en 1976 et poursuivi depuis, les gestionnaires du parc effectuent par exemple 600 lâchers de grand tétras et quelques dizaines de lâchers de vautours fauves. Assurant la survie des premiers par l’élimination périodique de renards et celle des seconds par l’approvisionnement de charniers et l’aménagement d’aires de nidification, ils peuvent s’enorgueillir en 2002 d’avoir contribué « au retour naturel d’espèces d’intérêt patrimonial8 ». L’entreprise fait écho à la politique que mène, à Forillon, l’administration canadienne. Depuis la création du parc, le déplacement des porcs-épics permet la régénérescence des pousses forestières recherchées par les ongulés, la plantation de sapins favorise la reconstitution de la végétation et, par le biais de coupes forestières combinées aux captures et relocalisations d’ours noirs, l’aménagement de corridors de déplacement dédiés à l’espèce parfait la restauration d’une « intégrité écologique pure », résultat, selon Parcs Canada, « identique à ce qu’on observerait sous contrôle naturel9 ». Le cas du parc national du Simien s’avère relativement différent. Il y est uniquement question d’un programme de reforestation pour l’année 1978, de la destruction de plants d’eucalyptus illégalement semés en 2002 pour leur exploitation domestique, et d’un projet de plantation d’arbres indigènes en 200510. Pour autant, la réglementation imposée aux populations locales permet la prolifération du walya et le maintien de parcelles boisées qui seraient à nu si ces dernières étaient autorisées à les défricher. Si l’État se contente de faire avec ce qui est, bien plus qu’avec ce qu’il voudrait qu’il soit, ici aussi le travail sur la nature consiste à en faire ce que l’on croit qu’elle fut et, par conséquence, ce que l’on veut qu’elle soit. Chaque parc est modelé de sorte que la nature paraisse perdurer hors d’atteinte du temps contemporain, et la « naturalité de la nature11 » y relève toujours d’un travail conduit en fonction de la représentation étatique de ce que doit être un parc national.

12L’étude du façonnement des éléments humains du milieu confirme l’hypothèse. Une fois l’espace-parc créé, les gestionnaires français proscrivent les activités industrielles pour autoriser les seules activités « traditionnelles » agricoles, pastorales, forestières et artisanales. Les Éthiopiens planifient le resettlement – déplacement et relocation – des populations résidentes, et ceux canadiens brûlent les propriétés des 1 200 habitants expulsés12. Chacun à leur manière, ils sélectionnent donc ce qui, de l’anthropisation du territoire, doit ou non être éliminé.

13Débute ensuite un façonnement continu des traces de l’occupation humaine. Au Québec, afin de « recréer le Forillon de la fin du xix^e siècle », les responsables du parc remplissent d’objets d’époque les quatre maisons qu’ils ont décidé de conserver, ils entretiennent les trois havres de pêche de la presqu’île, et maintiennent en friches les terres agricoles à même de « donner une impression de culture ». Palimpseste où le temps de l’homme se serait de lui-même estompé derrière celui de la nature, Forillon reflète, de la sorte, « l’harmonie entre l’homme, la terre et la mer », thème officiel du parc national depuis 197113. À l’inverse, l’administration française s’efforce d’entretenir un paysage humanisé, « traditionnel ». Au côté de municipalités dotées de faibles budgets, elle finance le maintien des activités agro-pastorales, la rénovation des terrasses cultivées – les bancels –, l’entretien des chemins de transhumance – les drailles –, l’aménagement de gîtes ruraux au sein des exploitations familiales et la restauration de fours à pain, toitures de lauze, lavoirs et fontaines. Ainsi, « la Cévennes » a pu « garder vie et caractère » et avec elle, une France paysanne continue de ne pas disparaître14. Quant à l’Éthiopie, les composantes anthropiques de l’espace-parc évoluent au gré, d’une part, d’une activité agro-pastorale de subsistance, d’autre part, de l’effort des autorités à faire respecter l’interdiction, prononcée en 1970, de chasser, d’habiter, et d’exploiter les terres du parc15. Mais excepté l’expulsion de 1200 habitants en 1978, lesquels profitent en 1982 de la guerre civile qui vient d’éclater pour revenir illégalement occuper leurs terres, la matérialité de l’empreinte humaine y est avant tout le produit d’un travail consistant, en vain, à extraire l’homme d’un espace naturellement vierge.

14Le parc national n’en est pas moins géré en fonction d’une certaine représentation étatique de l’environnement, c’est-à-dire d’une culture publique de la nature qui se traduit par la matérialisation d’un ordre naturel, et social. Seulement, là où Forillon doit faire figure de « joyau naturel » et les Cévennes de conservatoire de « paysages […] produits par des millénaires de pastoralisme et de transhumance », le Simien doit apparaître comme le reliquat d’une nature vierge et splendide, riche en faune et en flore, mais malheureusement menacée de dégradation16.

La transmission paysagère d’une référence nationale

15Institutionnel et matériel, le façonnement de l’espace-parc est, en dernier lieu, idéel. Seule la publicisation d’une certaine lecture de l’espace-parc justifie cette invention d’un lien entre l’homme et la nature, qu’il soit révolu, traditionnel ou néfaste. Suivant le principe selon lequel le « sens du réel dépend entièrement de l’apparence, et donc de l’existence d’un domaine public17 », les États inscrivent les parcs dans la sphère publique afin de susciter un sentiment vis-à-vis de la nature et de la nation, l’une symbolisant l’autre, l’autre préservant l’une.

16Commençons par les Cévennes. D’une part, par le biais de centres d’information où sont accueillis les visiteurs, d’animations qui les regroupent au milieu de veillées puis de festivals, et de publications qui leur sont distribuées en ces lieux et durant ces événements, les gestionnaires de la nature véhiculent, dès les années 1970, un paysage singulier : « de la nature, de la végétation… » mais, aussi, « des ressources historiques, des monuments, des habitations si typiques, le témoignage d’une remarquable civilisation ». D’autre part, par le biais du réseau des écomusées mis sur pied durant les années 1980 et agrandi au cours des années 1990, ils proposent une découverte in situ de sites et sentiers supports de « nature », de « traditions » et de « cultures ». Ce faisant, ils donnent à voir un territoire agro-pastoral national et nostalgique, riche de « paysages qui portent à la fois les traces du passé et les germes de l’avenir18 ».

17On retrouve au Canada cette entreprise d’éducation nationale du regard. Comme en France, l’influence sur la lecture publique du paysage est d’autant plus forte que l’administration passe sous silence le travail réalisé, en amont, sur la matérialité des lieux. Toutefois, à Forillon, l’offre est explicitement centrée sur la récréation, le sublime et le temps écologique. D’un côté, depuis les années 1970, par le biais de pistes de ski, de croisières, de centres de plongée ou d’une route panoramique, Parcs Canada invite le public à se divertir au sein d’un « sanctuaire de nature et de solitude », reflet du « visage originel du Canada ». D’un autre côté, au gré de sentiers longeant d’anciennes anses, quelques habitations, friches agricoles et havres de pêche restaurés, le visiteur est appelé à découvrir un espace évoquant, aujourd’hui encore, « la mémoire de l’aventure gaspésienne19 ». Ainsi, les responsables du parc Forillon continuent d’offrir un territoire où l’homme se serait contenté de vivre, un temps, en harmonie avec une nature intrinsèquement belle, atemporelle, et an-anthropique.

18Avec en moyenne 100 000 et 500 000 visiteurs annuels au Canada et en France, le succès public du parc national est probable. En revanche, dans les montagnes éthiopiennes du Simien, avec moins de 3 000 visiteurs annuels en moyenne, la nature a beau être mise en avant pour sa « faune unique au monde » et ses « paysages spectaculaires », elle n’existe pas, ou peu, dans le domaine public. Ou plus précisément, cette nature « unique au monde » n’existe dans le domaine national qu’au travers du regard international. Les visiteurs qui utilisent les aires de campement et la piste de trek aménagés par les dirigeants du parc sont presque tous originaires de pays occidentaux, la documentation produite par ces derniers est exclusivement rédigée en anglais et depuis 1978, seule la reconnaissance du Simien par l’Unesco en tant que Patrimoine mondial de l’humanité en fait un espace-parc véritablement naturel, et national20.

19Le parc du Simien constitue lui aussi un « dispositif matériel suffisamment puissant en lui-même pour se passer des mots21 ». Mais là où l’État canadien naturalise la nation en faisant de Forillon le symbole inaltéré d’un pays allant de soi parce que naturellement sublime et hors du temps, là où la V^e République nationalise la nature en promouvant dans les Cévennes un attachement collectif et nostalgique à une France rurale, le Simien permet au pouvoir éthiopien de faire reconnaître la nation à l’extérieur et, ainsi, de mieux l’imposer à l’intérieur. Cependant, ses dirigeants font ici appel à un concept avant tout exogène : ni le mot « nature » ni le mot « environnement » existent en amharique, lingua franca d’Éthiopie où seul le vocable täfätro existe pour désigner, dans ce qui entoure les humains, « ce qui se (re)créé ». Aussi, l’État peut difficilement faire appel à l’amour de la nature et, par extension, de la nation, au contraire de la France et du Canada qui semblent davantage capables d’offrir aux individus un moyen d’expérimenter, par le paysage, le sentiment national22.

Une histoire de contradictions, de nations et de violences

20Mis aux normes et mis en forme par le pouvoir, les parcs ancrent la nature et la nation dans le domaine public. L’analyse des logiques qui sous-tendent leur façonnement signale en second lieu non pas ce qu’ils font, mais ce qu’ils sont. Territoires négociés car produits d’une tension permanente entre préservation et développement, instruments de la narration nationale et en cela révélateurs des logiques identitaires propres aux États qui s’efforcent d’accorder la nature qu’ils énoncent avec le modèle national qu’ils définissent, les parcs s’avèrent, à terme, le lieu d’une violence exercée localement par les représentants du pouvoir national.

Négocier le territoire des uns, offrir un paysage aux autres

21Chaque administration nationale œuvre à l’immobilisation des parcs dans l’invariance de la nature : ici la perpétuation d’une « nature à l’état pur », là la permanence d’une ruralité écologique, ailleurs la splendeur internationale d’un Éden africain. Depuis les années 1970, cette place faite à la nature détermine la place qui revient aux hommes. À Forillon, après avoir été expulsé, l’homme doit faire figure d’élément révolu : est valorisé « ce qui a été, dans des éléments de construction ou d’activités humaines, une manifestation culturelle de l’homme ». Au contraire, dans les Cévennes, l’homme et son empreinte « traditionnelle » sur l’espace doivent paraître intégrés à l’environnement : priorité à « la réanimation d’une civilisation aux traits originaux si marqués ». Enfin, en Éthiopie, la poursuite d’un idéal de type faune-flore-panorama nécessite d’enrayer un cercle vicieux de type déforestation-surexploitation-surpâturage : le paysage doit être délivré de « l’implantation des hommes, cause majeure de la destruction23 ». La comparaison révèle ici le poids d’un discours occidental néo-malthusien selon lequel l’Africain menacerait la nature, allant de ce fait à l’encontre d’un temps où il la respectait24. Car en dépit de l’augmentation constante des effectifs de walya ibex et du maintien de la couverture forestière du massif, ce sont bien les experts de l’Unesco, de l’Union internationale pour la conservation de la nature et du WWF qui recommandent en 1965 « de supprimer tous les droits humains individuels ou d’autre nature », avant d’évoquer en 1986 une « dégradation […] apparue dès le début de l’agriculture » et de préconiser, aujourd’hui, un « déplacement volontaire des habitants25 ».

22Fonction des hommes de l’extérieur qui l’administrent et des hommes de l’intérieur qui l’occupent ou l’occupaient, le parc national demeure une réalisation humaine et à ce titre, non seulement il est un espace intrinsèquement contradictoire, mais il est aussi géré comme tel. À Forillon et en Cévennes, les populations locales contraignent progressivement les gestionnaires du parc à autoriser le développement d’activités que ceux-ci jugent contraire à leur mission – circulation routière et maritime, sports nautiques et d’hiver pour les uns, constructions commerciales et résidentielles, sports aériens et d’hiver pour les autres. Et dans le Simien, les responsables du parc consentent, plus ou moins ouvertement, à laisser la population occuper et exploiter l’espace-parc.

23Le processus signe moins l’échec des pouvoirs publics que leur effort permanent d’aplanir la contradiction inhérente à la conversion de lieux de vies quotidiennes en espaces de visites temporaires. Préservé avant tout pour être consommé par la communauté (inter) nationale, le parc est un territoire où les populations de l’extérieur l’emportent sur celles de l’intérieur. À développer malgré tout pour les communautés locales qui y vivent et en vivent, le parc est aussi un territoire évoluant au gré d’une constante négociation entre les différents échelons du pouvoir.

Constructions de la nature et protections de la nation

24Si le produit matériel de cette négociation diffère selon les contextes, systématiquement, un métarécit patrimonial soutient et accompagne la mise en place d’un ordre naturel et national.

25Dans chaque pays à l’étude, le premier xx^e siècle consacre l’avènement du patrimoine national. En Éthiopie, la patrimonialisation des artefacts du temps chrétien légitime la construction d’un Empire de confession dite orthodoxe en même temps qu’elle ancre le pays dans la communauté internationale alors sensible au patrimoine historique et religieux. En France, l’invention du patrimoine monumental puis des folklores régionaux sert à convertir les particularités locales en des traditions surannées, ancêtres du nouveau temps républicain. Quant au Canada miné par la dualité des passés britannique et français, le pouvoir y délaisse rapidement le patrimoine historique au profit d’une nature vierge et atemporelle censée transcender les rivalités mémorielles d’un État fédéral qui se veut, d’abord, national26.

26Puis, durant les années 1970, sur les trois continents, le patrimoine naturel fait son entrée définitive dans le domaine national.

27En France, au fur et à mesure que se mêlent l’édification culturelle d’une mémoire collective et la transformation sans précédent des campagnes, la V^e République s’empare du territoire rural et de son patrimoine ethnologique. Depuis 1979, les pouvoirs publics entretiennent les parcs nationaux comme « témoins […] de l’effort tenace qu’on fait les sociétés rurales montagnardes pour vivre et se développer » et, depuis 1999, ils s’efforcent d’y valoriser « les paysages et le patrimoine […] appropriés par la culture locale27 ». Au service de la mise en patrimoine de la nation, les parcs servent désormais la mise en mémoire du territoire national.

28À l’opposé de ce ruralisme patriotique, l’administration fédérale canadienne procède en 1969 au découpage du pays en 39 « régions naturelles », chacune comprenant au moins un parc national. Sélectionnées selon une « catégorie géologique ou écologique » de « l’histoire naturelle » du pays, ces régions contribuent à l’élaboration d’une trame canadienne apolitique. Si quarante années durant, nationalismes fédéral, provincial ou autochtone s’affrontent, cohabitent puis rivalisent, aux dires de l’État canadien les parcs ne cessent de représenter « notre réalité territoriale en tant que peuple », et les régions naturelles « notre pays et […] notre histoire28 ». En d’autres termes, la nature et la nation qui en découle transcenderaient jusqu’aux appartenances provinciales et communautaires et, ultimement, jusqu’au temps des hommes.

29Enfin, avec la communauté internationale comme énonciatrice du récit patrimonial, la nature éthiopienne s’inscrit dans le temps et l’espace du patrimoine mondial. C’est là un schème commun aux trois régimes qui se sont succédé dans le pays depuis 1969 : l’administration impériale souligne la nécessité de « se conformer aux critères internationaux », celle socialiste de « se concentrer sur les zones reconnues Patrimoine mondial », et celle actuelle de « satisfaire aux standards internationaux » selon lesquels, aujourd’hui encore, les parcs africains doivent être dédiés à la conservation de la « faune sauvage » et des « valeurs scéniques29 ». Réceptacle de l’image occidentale d’une Afrique naturelle et édénique, l’Éthiopie laisse habilement la communauté internationale orienter la mise en parc d’une nature qui sera reconnue, nommément et concrètement, comme nationale. Elle se prive cependant du pouvoir d’inventer une nature à même d’ancrer la nation dans les territoires quotidiens de ses habitants.

30Car tel est bien l’objectif que servent, à l’échelle locale, les parcs nationaux. Emblématique de la trentième région naturelle des monts Notre-Dame et Mégantic, artefact des « forces de la nature […] qui influent sur le caractère et la culture d’un peuple » en 1973 et, en 2010, « témoin authentique […] d’une région naturelle canadienne30 », Forillon soutient une construction nationale qui cherche à dépasser une histoire manquant de passé mais débordant de conflits. « Objet […] consacré à la double glorification du passé et de l’environnement » depuis 1971 et, depuis 2000, conservatoire d’« archétypes paysagers porteurs et marqueurs de l’identité31 », le parc des Cévennes est quant à lui érigé en lieu de mémoire, symbole tangible d’une France terrienne et paysanne : son façonnement participe à la construction d’une nation qui conserve sa pertinence au regard de sa seule mémoire32. Dans le Simien, l’effort est en revanche à l’internationalisation de l’espace local. Depuis l’inscription du parc sur la liste du Patrimoine mondial en 1978, l’État stipule la nécessité de conserver la « valeur naturelle universelle exceptionnelle » du bien et, depuis 1996 et la relégation du parc sur la liste du Patrimoine mondial en péril au nom des dommages causés par l’homme, de déplacer les populations afin de « restaurer le statut Patrimoine mondial33 ». Ce faisant, le Simien favorise et légitime l’éthiopianisation de la nation en général, et d’une région montagnarde périodiquement irrédente en particulier. S’adressant avant tout à l’étranger, ce métarécit global de la nature peut cependant difficilement valoriser et le passé, et l’espace de la nation qui la préserve. Désignés mauvais élèves à l’école du patrimoine mondial, les gestionnaires du parc se retrouvent les locuteurs de cette « géographie morale occidentale34 » selon laquelle là où l’Européen saurait s’adapter à l’environnement, l’Africain, lui, ne saurait que le détruire.

De la violence paysagère en milieu naturel

31Seul l’exercice de la violence publique peut garantir la pérennité de l’entreprise et c’est pourquoi, depuis les années 1970, chaque État patrimonialisant s’engage dans une lutte tantôt concrète, tantôt symbolique, contre les populations vivant au sein ou autour des parcs.

32Dans le Simien, l’internationalisation de la nature inscrit le parc à l’enseigne de l’« éco-racisme35 ». Balbutiant à l’époque coloniale et embrassant l’ensemble du continent lorsque les puissances européennes cèdent leur place aux institutions internationales, l’éco-racisme constitue le prolongement post-colonial de la domination des Blancs envers les Africains. Les premières agissaient au nom du fardeau civilisationnel de l’homme blanc, colon légitimé par les théories raciales, les secondes agissent au nom du fardeau environnemental de l’Occidental, expert légitimé par les théories écologiques. À l’échelle nationale, le processus se traduit par l’appropriation par les dirigeants éthiopiens de la représentation occidentale d’une Afrique « black and wild » et, à l’échelle locale, par la tentative effrénée de mettre un terme à l’anthropisation des lieux. Aussi, tandis que l’État éthiopien instrumentalise la croyance internationale en un Éden africain à perpétuer, les populations du Simien ne font que subir la violence du pouvoir de ceux qui énoncent et façonnent la nature. Depuis près de cinquante ans, elles sont criminalisées au nom d’une activité de chasse devenue braconnage, de pratiques agro-pastorales jugées destructrices et finalement, d’une présence en un territoire censé être naturel et libre d’occupation humaine.

33Au Canada comme en France, la violence publique s’avère nettement plus symbolique. À Forillon, en acceptant dès 1970 les indemnisations qui entérinent leur expulsion, les populations autorisent Parcs Canada à brûler leurs maisons, signe de la restauration des droits de la nature et de l’abolition des droits de l’homme qui l’occupait. Certes, depuis, les populations de la presqu’île obtiennent de l’agence fédérale la promotion d’un certain développement économique. Elles n’en sont pas moins sujettes à la représentation étatique et scientifique selon laquelle elles n’ont pas leur place dans l’espace écologique de la nation.

34L’entreprise qui consiste à faire du passé le vecteur privilégié d’appartenance à la nation nécessite l’imbrication continue de la nature et de la culture. C’est pourquoi les responsables du parc national des Cévennes s’évertuent, eux, à maintenir les populations sur place. Pour autant, elles aussi subissent une violence symbolique. En autorisant depuis 1970 le seul usage « traditionnel » des lieux, en concomitance avec le mouvement néo-rural d’un « retour à la terre » débuté après mai 1968 mais rapidement essoufflé dix ans plus tard, l’État exige des populations qu’elles s’approprient la perspective selon laquelle leur existence n’a de sens qu’en tant que témoin d’un mode de vie qui partout ailleurs disparaît.

Conclusion. Le parc national, une nature façonnée par et pour l’État-nation

35Depuis 2009, le gouvernement canadien a intégré les populations autochtones micmac à la gestion du parc Forillon et présenté ses excuses aux anciens expropriés. Celui français a concédé aux cévenols le choix d’adhérer, ou non, au territoire « parc national », et celui éthiopien a annoncé à l’Unesco son refus d’expulser les populations du Simien36. Parce que le parc n’échappe pas au temps qui passe, chaque État s’efforce désormais de combler l’écart qui sépare son idéal naturel et national d’une territorialité concrète et locale.

36L’histoire environnementale et l’approche comparée révèlent ainsi l’existence et l’évolution de trois modes de production de la nature. En France, après la nationalisation d’une nature agraire destinée à renforcer les assises mémorielles de la République, le parc des Cévennes doit favoriser le passage d’un modèle d’État-nation à un autre, moins nostalgique, et plus présentiste. Au Canada, après une naturalisation de la nation par laquelle l’État fait de la nature et de la nation des données atemporelles et apolitiques, le parc Forillon doit permettre l’acceptation des passés et des présents québécois et autochtones. Enfin, en Éthiopie, après l’inter-nationalisation d’une nature symbole d’une représentation néo-malthusienne et vaguement raciste de l’Afrique, mais à même de légitimer la nation éthiopienne à l’extérieur et de l’imposer à l’intérieur, le parc du Simien doit renforcer l’affirmation internationale d’une République qui, si elle se veut officiellement ethno-fédérale, demeure intrinsèquement centralisée et national[ist]e.

37La comparaison permet également de dégager trois ordres de généralités. En premier lieu, quel que soit l’espace étudié, le parc constitue un territoire de violences : les pouvoirs publics exercent une violence concrète et symbolique sur les populations locales qui, à terme, doivent s’approprier ou tout du moins se soumettre à l’ordre naturel et national qui soutient l’existence du parc. Une définition générique du parc peut alors être formulée. Territoire institutionnel, matériel et symbolique, le parc national constitue un espace de visite destiné à ancrer la nation dans le temps et l’espace du domaine public. Espace de vie évoluant au gré d’une négociation écologique, économique et touristique à l’issue de laquelle les populations de l’extérieur l’emportent toujours sur celles de l’intérieur, le parc national est aussi le lieu d’une violence concrète et symbolique, intrinsèquement liée à l’affirmation du pouvoir de l’État.

38En second lieu, s’agissant de la nation qui crée et gère les parcs, elle se révèle tout à la fois un discours, une mémoire et une expérience. Discours, elle propose un « vivre ensemble » à la communauté nationale. Mémoire, elle en dit autant sur les temps passé et futur de la collectivité que sur son présent. Expérience, elle offre un territoire dont la pratique fait appel au sentiment, à l’affection et, ultimement, à l’amour.

39S’agissant alors de la nature saisie par cette nation, elle aussi discours, mémoire et expérience, elle est l’enjeu d’une lutte dont l’issue dépend des logiques identitaires, patrimoniales et nationales propres à l’État qui s’en empare pour la définir, et la façonner.