1Le thème de la nature et des relations que la société entretient avec elle est au centre des questions que l’humanité semble se poser aujourd’hui sur elle-même. Mais de quelle nature parle-t-on ? La nature, comme n’importe quel autre objet de connaissance humaine, est le fruit d’une construction sociale1 complexe liée aux interactions multiples que l’on pourrait qualifier de socio-naturelles2. Chaque groupe social produit sa propre relation (articulation de représentations et de pratiques) à ce qu’il entend par la nature ou Nature. Les représentations sociales traduisent donc la façon dont les groupes construisent les objets qui les entourent, se pensent dans leur rapport à ces objets et agissent sur eux3. À partir de ce postulat constructiviste, il n’y a donc pas une, mais une infinité de Nature·s à protéger des actions humaines.

2Le regard scientifique porte encore peu sur les conditions sociales de construction et d’utilisation des données environnementales permettant de qualifier les composantes « naturelles », c’est-à-dire leur prêter des qualités. Une approche relationnelle telle que celle proposée en géographie par Claude Raffestin conduit à ne pas isoler cette composante des pratiques liées et des processus de régulation associés. Ces savoirs, qui se veulent neutres ou objectifs mais qui sont orientés par des valeurs et des normes situées dans l’espace et dans le temps, sont utilisés par les acteurs qui les ont missionnés. Ainsi, les représentations scientifiques peuvent modifier ou renforcer les discours sur la gestion des ressources naturelles et servir de justification pratique pour l’action publique, raison pour laquelle, comme l’indiquait l’éditorial du numéro de Natures Sciences Sociétés « Connaître ? Agir ? Interagir ? », nous sommes appelés « à la plus grande réflexivité sur la production de connaissances scientifiques et les manières dont elles imprègnent le monde commun qui en fait usage4 ». Selon Raffestin, « compter la nature » tout comme « penser, classer […] la nature » a des conséquences directes sur le pouvoir de la dompter, sans que nul n’ait à assumer les choix et les investissements nécessaires puisque justifiés par des processus de « naturalisation5 ». En effet, « compter, nommer c’est qualifier l’espace6 ». Dès lors on peut interroger la production de « données environnementales » rendant compte d’un hypothétique état de référence ou d’équilibre écologique qui pourrait être utilisé comme « argument » de choix politiques.

3La posture constructiviste adoptée ici conduit à postuler qu’une ressource naturelle en elle-même n’est pas uniquement une matière brute que l’on trouve dans la nature, mais qu’elle résulte d’un processus de qualification. Il est nécessaire que cette matière soit pensée en termes de propriétés par des acteurs, qu’elle soit produite à travers une technique et inscrite dans des pratiques pour qu’elle devienne une ressource7. Nous privilégions donc une approche critique8 de la gestion de ressources qui interroge la dimension politique de l’interprétation du fonctionnement des ressources qui jouent un rôle fondamental dans la mise en œuvre de l’action publique qui a vocation à les gérer. En effet, certains processus de qualification consistent en processus de « naturalisation » tant les registres de justification reposent sur des arguments « naturels » (état de référence, capacité des milieux, etc.) alors même qu’il est largement reconnu que les processus de régulation des pratiques sociales sont avant tout liés à des rapports de pouvoir, nous pensons ici tout particulièrement aux travaux du géographe Elisée Reclus dès la fin du xix^e siècle qui s’est attaché à dénoncer ces processus de naturalisation9.

4La définition d’un paramètre ou d’un indicateur environnemental résulte d’un point de vue précis, de son observateur, de sa focale bien identifiée (observation proche, éloignée…), ce qui revient à affirmer que la neutralité absolue des acteurs impliqués tout comme des indicateurs n’existe pas. Nous pouvons en effet imaginer que les ressources naturelles sont gérées à partir d’indicateurs fondés sur des données qui semblent objectives (des mesures effectuées par des appareils très sophistiqués, par exemple) et déconnecter ainsi la gestion en elle-même des questions de pouvoir. Mais toute relation à la matière est une relation de pouvoir où l’identification de caractéristiques/ propriétés physiques n’est jamais déconnectée de pratiques et de régulations sociales. Les modèles de qualification servant à « compter » les ressources naturelles ne font ainsi que cristalliser des jeux d’acteurs qui construisent de manière spécifique les problèmes environnementaux de même que les solutions pour les résoudre10.

5Ce raisonnement conduit à nous demander dans quelle mesure les données environnementales régulent-elles l’accès à l’espace donc produisent-elles la représentation de ce que la nature « doit être » à un moment donné de l’histoire. Nous proposons de rendre compte ici de l’étude de trois cas de régulation de l’accès ou des usages à des ressources « naturelles » en France qui relèvent de processus de naturalisation. Pour ces trois cas nous sommes face à des logiques de production de données par des experts qui contribuent à prescrire ou justifier des pratiques et très souvent des aménagements au nom de la préservation/protection de la nature. La qualification de l’état de l’environnement, et des normes qui en découlent, suscite des controverses et des conflits. Plus encore, il s’agit de processus qui résultent de rapports de pouvoir qui contribuent à valider certains types de relations à l’environnement et à légitimer une organisation sociale en particulier inscrites dans le temps. Trois illustrations sont mises à contribution : la définition des débits objectifs d’étiage, outil de régulation de l’accès à l’eau dans le bassin Adour-Garonne, la construction d’un indicateur de capacité de charge pour réguler la fréquentation touristique du massif du Canigou, et enfin la matérialisation du concept de continuité écologique dans les Trames Vertes et Bleues (TVB) dans la zone périurbaine de Toulouse.

Les débits objectifs d’étiage, outils de régulation sociale en Adour-Garonne

6Jusqu’à un passé récent, l’état des hydrosystèmes était majoritairement évalué en fonction de la quantité d’eau qui y circulait. Les cours d’eau étaient même qualifiés en fonction de leurs régimes hydrologiques (variation des débits moyens mensuels au cours de l’année). Dans le domaine de la gestion de l’eau, on observe depuis les années 1960 l’introduction d’indicateurs qualitatifs de l’état des sources d’eau et l’expression dans les discours politiques de la volonté de mettre en œuvre une gestion de la demande incitée par les directives européennes et les réglementations nationales. Depuis la Directive eau destinée à la consommation humaine (1980) en passant par la Directive eaux résiduaires, Directive nitrates (1991), la Directive habitat (1992) jusqu’à la Directive cadre sur l’eau (DCE, 2000), en complément de l’action de représentants d’usagers comme les pêcheurs, les injonctions réglementaires européennes ont peu à peu contraint la France à modifier ou adapter sa législation sur l’eau11. Ainsi lors des rencontres de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (ONEMA) il a été rappelé que « la DCE exige des gestionnaires de l’eau un changement d’orientation : passer d’une gestion ciblant principalement la disponibilité d’une eau de bonne qualité physico-chimique à l’objectif plus ambitieux d’assurer la bonne qualité écologique des milieux naturels12 ». En France, suite à la Loi du 16 décembre 1964 relative au régime et à la répartition des eaux et à la lutte contre leur pollution, la Loi pêche de 1984 relative à la pêche en eau douce et à la gestion des ressources piscicoles introduisit notamment la notion de débits réservés au droit des aménagements hydrauliques. La Loi sur l’eau de 1992 imposa la nécessité de mettre en œuvre des schémas (directeurs) d’aménagement et de gestion des eaux (S(D) AGE) pour planifier la gestion de l’eau à l’échelle des bassins versants. Enfin la Loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006, qui élargit son objet « eau » à la notion de « milieux aquatiques », doit permettre d’« atteindre le bon état des masses d’eau » imposé par la DCE. Elle adjoint pour cela au SDAGE un outil de planification du suivi de l’état des masses d’eau à travers le PDM (Plan de mesures), en outre elle a donné lieu à la réforme des volumes prélevables censée correspondre à un dispositif de gestion de la demande en eau.

7Malgré ce virage qualitatif, dans le bassin Adour-Garonne la gestion quantitative par les débits demeure dominante. En effet l’une des priorités du bassin Adour Garonne a été et est toujours le maintien de débits minimaux dans les cours d’eau en période d’étiage. Ce faisant le parti pris est de réguler la qualité des milieux aquatiques par des débits de dilution13. Dans ce cadre le 1^er SDAGE (1996) proposait et utilisait les notions de « Débits objectif d’étiage » (DOE) associés à des « Plans de gestion d’étiage » (PGE) et à des « Débits de crise » (DCR) comme outils de régulation des usages. Les DOE et DCR occupent depuis une place centrale dans la gestion des masses d’eau dans ce bassin. C’est pour cela que nous avons dans le cadre du programme Région MIP KLIF 2013-2014 centré notre analyse sur ces DOE14. Ces débits constituent des seuils, outil de gestion fondamental puisque c’est en fonction de ces seuils que sont prises et justifiées les décisions de lâchers d’eau depuis les barrages mais aussi les restrictions de prélèvements pour certains usages négociées en comité sécheresse. Au-delà de la gestion quotidienne, ces débits servent d’outils d’aide à la décision et à la planification de la gestion à plus ou moins long terme comme le met en évidence le Plan Garonne 2050 approuvé récemment. Les exemples de diagnostics institutionnels du bassin Adour-Garonne présentés ci-dessous soulignent l’importance de ces indicateurs qui une fois spatialisés permettront de justifier des choix de gestion, d’aménagement nécessaires (proposition de mise en place d’un PGE) et d’institutions (proposition de mise en place d’organismes de gestion par sous-bassin : Établissements public territoriaux de bassin) pour pallier les problèmes signifiés ici schématiquement.

8Or si la représentation cartographique produit un effet de « vérité » comme le souligne Raffestin, il est remarquable de voir que les diagnostics pourraient être différents en fonction des changements d’appellation, des méthodes de calcul utilisées et des choix de points nodaux (points de mesure retenus pour établir les diagnostics de situation des hydrosystèmes). L’évolution historique de l’appellation des débits destinés à justifier la gestion de l’eau est en soi un bon indicateur de la dynamique des relations sociétés/ressources en eau qu’ils traduisent15. Dans les années 1970, en Adour-Garonne la gestion s’appuie sur 18 points de mesures de « débits objectifs de qualité » – DODQ. La qualité renvoie à la salubrité (dilution nécessaire des pollutions) et aux besoins pour l’irrigation. Dans les années 1980-1990, la notion de « débits minimums admissibles » – DMA – supplante celle de DODQ et seuls 16 points nodaux sont retenus. Le réseau de DMA présent dans le Programme décennal de développement de la ressource en eau établi en 1988 est un « outil conceptuel mixte » permettant à la fois de réguler les usages et la planification des lâchers d’eau depuis les barrages ; il organise la mobilisation de 400 millions de m³ de réserves nouvelles pour le bassin Adour-Garonne16. Les DMA constituent notamment le seuil en dessous duquel il est nécessaire de restreindre certains usages afin d’assurer les usages prioritaires (domestiques, industriels et salubrité/dilution). C’est dans le cadre du 1^er SDAGE (1996) que la notion de « débits objectifs d’étiage » – DOE – remplace la notion de DMA mais conserve la logique de la dilution par le croisement « débit – coefficient d’autoépuration » afin d’atteindre les objectifs de qualité. La notion de DOE s’inscrit dans une logique intégratrice de la vocation de « soutien d’étiage » aussi nommé « environnementale » dans les projets de construction des ouvrages hydrauliques17. Si l’on ne se centre que sur la connotation des termes utilisés, la notion de débit minimum admissible renvoie implicitement à un débit « faible » qui pourrait être admissible ce qui suppose ici le regard de la société alors que la notion de débit objectif d’étiage renvoie à un débit le plus « haut » possible en période d’« étiage », notion induisant l’idée d’un fonctionnement « naturel » puisque la notion d’étiage renvoie à un moment caractéristique du fonctionnement des cours d’eau « naturel » définit par le scientifique et non par la société. On pourrait même considérer le terme « objectif » dans le sens d’opposition à « subjectif ». On observe un glissement dans les notions vers le sens d’une naturalisation de l’appellation. Les DOE constituent encore aujourd’hui l’outil central permettant de justifier l’ensemble de la politique de gestion de l’eau dans le bassin Adour-Garonne bien que son contenu ait sensiblement évolué.

9Ainsi l’histoire des indicateurs choisis et conceptualisés pour gérer les hydrosystèmes montre combien ils jouent un rôle politique dans la mise en œuvre de politiques publiques environnementales. Un autre point permet de souligner le caractère construit de ces indicateurs et leur rôle politique. En effet en ce qui concerne les DOE plusieurs méthodes de calcul existent et ne conduisent pas aux mêmes résultats comme l’a mis en évidence Claire Lang Delus18. Ainsi d’après les hydrologues ces différentes méthodes conduisent bien souvent à surévaluer ou sous-évaluer (en fonction de la méthode adoptée) les débits au regard de ce que serait un hypothétique débit naturel19. Nous sommes face à un problème que même les hydrologues considèrent comme complexe. Pour eux fixer une valeur seuil au débit d’étiage est toujours adapté à un contexte, adapté au problème posé par les acteurs et dépendant de critères réglementaires de gestion de l’eau comme dans le cas de débits réservés.

10Au-delà de la diversité et des difficultés de choix des méthodes de calcul des débits d’objectifs d’étiage pour les services de l’État (DREAL) ou les bureaux d’études qu’ils sollicitent, d’autres processus interviennent avant la fixation de ces seuils. En effet, l’exemple du DOE du bassin du Viaur mesuré à Laguépie montre que ces débits théoriquement « naturels », fixés dans le SDAGE dès 1996, doivent être modifiés : il fait partie des 16 DOE du bassin Adour-Garonne qui ont été « surévalués » dès les années 1990. Dans le cas précis du débit du Viaur à Laguépie le « DOE semble trop élevé par rapport à l’hydrologie naturelle » il aurait été davantage fixé en fonction du « besoin de solidarité amont-aval pour tenir le DOE aval » mais la situation très déséquilibrée en termes d’usage (94 % sur l’aval) conduit à interroger ce DOE (Fichier DREAL DOE). Il convient de rappeler que le bassin du Viaur est un bassin dont le régime est fortement soumis à la gestion des ouvrages hydroélectriques comme les barrages de Pareloup, Pont de Salar, Bage, la Gourde ou encore de Ceor qui contribuent à une proportion importante de ce secteur en Adour-Garonne mais contribuent aussi à un transfert d’eau vers le bassin versant du Tarn. Ces éléments posent la question des méthodes de calcul mais aussi des enjeux du positionnement des points nodaux. Un bureau d’études a été commandité par la DREAL afin de recalculer suivant la méthode du VCN 10 période de retour 1/5 les débits d’étiage de ce cours d’eau. Ce VCN a été évalué à 1,09 m³/s et le DOE fixé à 1,6 m³/s, soit le même que pour le bassin de l’Aveyron à Laguépie, car celui-ci présente « la même surface de bassin-versant naturel20 ». Les entretiens effectués mettent en évidence que ces débits reconstitués doivent tenir compte notamment des débits réservés – fixés de façon réglementaire – et inversement ne sont pas calculés en fonction des besoins en eau des Espaces naturels sensibles (ENS), zones humides qualifiées en tant que telles, de la partie amont du bassin versant par exemple (entretien au CG 12, 2014). Autre élément qui souligne le caractère politique de ces débits, les DOE proposés par le bureau d’études ont été soumis à négociation au sein d’un dispositif de concertation en 2013-2014 afin de pouvoir établir ces nouveaux DOE. Concrètement, d’après les services de l’État, les DOE constituent « un indicateur de débit naturel pour répondre à plus ce que le milieu a besoin21 ». L’objectif est ainsi d’assurer de l’eau pour l’ensemble des usages en période d’étiage, soit de soutenir la demande en eau pour le développement socio-économique choisi par les acteurs de la région (agriculture, industrie, AEP, tourisme, etc.). L’objectif qualitatif est rempli et assuré par un taux de dilution garanti par les DOE. La planification de la gestion qui s’appuie sur ces indicateurs pour répondre à l’ensemble des usages vise finalement à préserver la ressource en eau en justifiant la réalisation d’aménagements (construction de réservoirs ou transferts) – politique de l’offre – voire en régulant l’accès aux ressources entre usagers – politique de gestion de la demande. Les DOE bien qu’issus pour partie d’une objectivation mathématique ne sont donc pas apolitiques puisqu’objet de négociation, et partant, de régulation sociale. Ils résultent et expriment des choix politiques d’acteurs qui disposent de pouvoir puisqu’ayant leur mot à dire sur ces débits stratégiques22, davantage qu’une volonté de préservation d’hypothétiques milieux « naturels ». Dans le cadre du programme KLIF, dans la lignée des travaux de Julie Trottier et Sara Fernandez23, nous avons montré l’hétérogénéité des modalités de fixation des valeurs associées à ces indicateurs sur le bassin Adour Garonne mais aussi comment la gestion réduite à celle des débits a contribué à la stabilisation de l’infrastructure sociotechnique de l’action publique. Mais ces débits sont de plus en plus discutés par certains acteurs opposés aux choix de gestion mis en œuvre dans le bassin Adour-Garonne comme par exemple au sujet du projet de barrage de Charlas ou du barrage de Sivens plus récemment24.

11On a pu identifier ici l’existence de dispositifs de concertation qui interrogent le caractère technique voire naturel des mesures des phénomènes physiques. Si certains ont pu mettre en évidence qu’il s’agit d’« infrastructures sociotechniques » notamment liées aux incertitudes nombreuses, y compris celles des outils techniques censés mesurer les phénomènes, il est important de souligner que les choix des indicateurs considérés peuvent aussi correspondre à des stratégies et à des choix de développement pour les territoires25.

La qualification des ressources touristiques : la « capacité de charge » dans le massif du Canigou

12La deuxième étude de cas mobilisée s’intéresse au rôle d’un indicateur dans le renouvellement de rapports de pouvoirs locaux et à la production d’un espace touristique de montagne « protégée ».

13La « capacité de charge » est un indicateur relativement ancien qui a pour objectif de limiter la fréquentation touristique dans les sites qualifiés de « naturels ». Sa conception repose sur l’émergence d’un nouveau « problème environnemental » mis à l’agenda politique à partir des années 1970 : la fréquentation touristique des espaces naturels remarquables26. Cette notion est associée à celle de « surfréquentation » et contient ainsi un implicite anthropologique issu des philosophies malthusiennes : l’homme serait avant tout une menace pour la Nature. Le tourisme est à cette période en pleine expansion du point de vue de l’offre et de la demande. La conquête des paysages remarquables et de la « nature monumentale » semble en expansion27. La question de « l’impact » du tourisme devient omniprésente, à la fois sur les milieux naturels et sur les populations locales.

14C’est la raison pour laquelle émerge et se diffuse, par l’intermédiaire de l’Organisation mondiale du tourisme dans les années 1980, cet indicateur de « capacité de charge ». Il sera ensuite repris en 1992 lors de la conférence de Rio en inspirant directement la conception d’un autre concept qui connaîtra un succès international : « l’empreinte écologique ». C’est à partir des années 2000 que ces deux concepts vont se généraliser et se diffuser à propos de tout écosystème considéré comme « dégradé », que l’on soit dans un lieu touristique ou pas. Où en est-on aujourd’hui de ces concepts ? Quelle analyse peut-on faire de l’usage de cet indicateur ?

Le massif du Canigou, une montagne dégradée ?

15L’analyse des processus de patrimonialisation et de gestion du massif du Canigou, dans les Pyrénées-Orientales, est éclairante. À partir de 1989, il est inscrit par l’État sur la liste des sites naturels considérés comme « dégradés » en raison de sa fréquentation touristique. À cette époque, il est en effet réputé pour l’importance de ses infrastructures routières qui permettent au visiteur de pénétrer les zones d’altitude en véhicule. La mise en tourisme du massif du Canigou à la fin du xix^e est directement liée à la création d’itinéraires carrossables nécessitant l’usage de techniques considérées comme précurseurs à l’époque, en particulier la dynamite. Ces pistes d’altitude permettent de relier les équipements hôteliers de montagne (refuges-hôtels) aux stations thermales mondaines, en piémont, telles que Vernet-les-Bains. À partir des années 1960, de nouveaux itinéraires voient le jour dans le massif et multiplient les accès avec le bitumage de nombreux tronçons. On retrouve à ce niveau les arguments ordinairement mobilisés par les responsables politiques locaux et les administrations de l’aménagement du territoire de l’époque : désenclavement de villages isolés et développement du tourisme comme ressource économique. On peut considérer que les années 1970 constituent un point d’orgue pour la fréquentation de ces accès routiers qui constituent en eux-mêmes l’une des attractions touristiques du massif, jusqu’à 2300 m sur les crêtes de montagne et les hauts plateaux.

16Le « Massif du Canigou » est inscrit en 1989 sur la liste nationale des sites considérés comme étant dégradés par la fréquentation touristique aux yeux de l’État et de certains élus locaux qui souhaitent alors engager une « Opération Grand Site28 » : il s’agit d’un dispositif contractuel et partenarial, avec accompagnement budgétaire, dont l’objectif est la restauration et la gestion de l’accueil touristique dans le respect de « l’esprit des lieux », tel que cela est revendiqué par le Réseau des Grands Site de France29. C’est dans ce contexte et par l’intermédiaire de ce dispositif qu’est mobilisé l’indicateur qui nous intéresse ici, la « capacité de charge ».

Un indicateur élaboré avant tout pour préserver la ressource paysagère et l’attractivité touristique du site

17Que contient véritablement cet indicateur ? L’Organisation mondiale du tourisme la définit comme étant « le nombre maximum de personnes qui peuvent se rendre dans une destination touristique au même moment, sans provoquer de destruction de l’environnement physique, économique et socio-culturel et une diminution inacceptable de la satisfaction des visiteurs30 ». Le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) la promeut également dans ces termes dès les années 1990.

18Ce qui nous intéresse ici, c’est que la « capacité de charge » contient une ambiguïté originelle : la détermination de l’indicateur de capacité de charge d’un site « naturel » passe principalement par la comptabilisation journalière du nombre de visiteurs, dans l’objectif d’identifier quel pourrait être le point d’équilibre entre impact minimum et satisfaction maximum (les visiteurs ne souhaitant pas être au milieu de la foule lorsqu’ils se rendent dans un site naturel). L’idée de « satisfaction » est en tant que telle très ambiguë, mais elle constitue une trame de fond justificatrice. Des comptages sont réalisés en différents lieux d’observations du site touristique, lesquels permettent ensuite d’estimer quel est le nombre de visiteurs maximum que les gestionnaires s’autorisent à laisser « monter » chaque jour.

19Les géographes ont émis de nombreuses critiques à l’égard de cet indicateur et de ses usages. Ainsi Florence Deprest puis l’équipe MIT, fondée dans les années 2000 par Rémi Knafou, dénoncent la scientificité auto-affirmée par les consultants sollicités sur ces grands sites touristiques. D’une part, il est très concrètement impossible de mesurer la « saturation » d’un espace « ouvert » tel qu’un massif de montagne (quel périmètre ? quelle surface ?). D’autre part, il est illusoire de penser qu’un aménagement réalisé sur le site soit totalement « sans effet » (mythe du bon aménagement). Enfin, et c’est là un élément de discussion fondamental : les auteurs critiquent la conception même de cet indicateur qui repose sur l’idée que le touriste constitue l’une des principales figures anthropologiques modernes de l’homme dégradant la Nature.

20Au-delà de ces remises en causes qui nous paraissent justifiées, c’est l’usage que font les gestionnaires et les consultants de cet indicateur qui nous intéresse. Une « capacité de charge » du massif du Canigou est déterminée dans les années 2000 afin d’afficher publiquement, et pour la première fois, un nombre maximum de véhicules pouvant emprunter l’accès routier jusqu’au point le plus élevé en altitude. La définition de la « capacité de charge » constitue ainsi une décision publique dont la portée symbolique est importante. Elle permet de positionner ses protagonistes dans un débat local, la question des ouvertures/fermetures d’accès routiers aux espaces considérés comme « naturels » faisant toujours l’objet de vifs débats dans les territoires. Le seuil fixé dans le massif du Canigou n’a pourtant pas beaucoup de conséquences sur la fréquentation elle-même : dix ans après l’instauration de la « capacité de charge » en 2005, l’accès au massif du Canigou n’a jamais été fermé pour cause de « surfréquentation » (le seuil journalier n’a jamais été atteint). L’indicateur de « capacité de charge » a davantage constitué la justification chiffrée d’un véritable projet de réaménagement du massif à grand renfort de restaurations écologiques (renaturation). Il légitime ces programmes de réaménagements du Canigou et le changement progressif des usages des pistes d’altitude : recul des véhicules au profit des randonnées pédestres, équestres, etc. Il permet notamment d’intervenir sur les lieux emblématiques de l’imaginaire touristique du Canigou : les spots paysagers que l’on retrouve sur les cartes postales du site depuis la fin du xix^e siècle sont ainsi préservés et valorisés, afin que ce qui est considéré comme constitutif de la « ressource touristique » continue d’attirer des visiteurs, désormais censés être « contenus ». Les dimensions normatives et éthiques de la notion de « fragilité » sont ainsi mobilisées dans le projet lui-même. Un espace jugé fragile devient rare31. Avec l’indicateur de « capacité de charge », il s’agit de revendiquer la fragilité de ces espaces de nature, ce qui la rend d’autant plus « remarquable » et conforte en retour l’attractivité de la ressource touristique, conformément aux logiques de production de valeur et de distinction fondé sur la rareté32.

L’indicateur au service des pouvoirs locaux

21Cet indicateur légitime ici une nouvelle représentation du territoire et de la Nature. Une archéologie de l’action publique territoriale dans le massif du Canigou montre combien chaque aménagement, chaque infrastructure et chaque projet paysager révèlent avant tout la structuration des rapports de pouvoir par l’évolution de leurs représentations de l’espace33. Localement il y a eu trois syndicats, structures publiques, depuis 1960 : l’acteur dominant de ces syndicats a toujours porté une représentation particulière de la ressource environnementale et/ou touristique. Au début, les stations thermales sont à la manœuvre, puis les petites communes minières se sont imposées, et depuis 2000 le conseil général des Pyrénées-Orientales a mis la main sur le projet avec la volonté de faire du Canigou une montagne pastorale et récréative, conçue dans l’opposition à la fréquentation automobile des zones d’altitude. Les aménagements des années 2000 créent une rupture dans la pratique de cet espace et incarnent matériellement la mise en place d’un nouveau système de contrôle spatial. Celui-ci est porté par une approche romantique classique de la montagne, conçue comme dispositif idéologique fondé sur les représentations de la nature et du paysage issus du picturalisme du xvii^e siècle34. Cet indicateur théoriquement mobilisé pour protéger la nature est donc avant tout une représentation du territoire et des rapports de pouvoirs entre acteurs qui le fondent, où l’expertise publique est au service d’un objectif de développement touristique, c’est-à-dire économique.

La qualification de sources de biodiversité à travers la « Trame Verte et Bleue » en milieu périurbain de Toulouse

22La Trame Verte et Bleue (TVB), troisième exemple de dispositifs de qualification fondé sur la naturalisation des argumentaires que nous traiterons ici, est un dispositif environnemental français issu des lois dites « Grenelle I et II » de 2008-2009, consécutives aux rencontres du « Grenelle de l’Environnement » de l’automne 2007. Il a été élaboré dans le but de freiner la perte de biodiversité et de préserver la nature ordinaire et met sur le devant de la scène publique un concept scientifique, celui de la continuité écologique, jusque-là cantonné aux laboratoires de recherche en écologie. Plusieurs documents techniques (orientations, guides méthodologiques) ont été préparés pour que la TVB puisse transformer et laisser son empreinte sur toutes les politiques publiques concernées par l’environnement. Dans ce cadre, nous nous sommes interrogés sur les représentations sociales et la construction du problème environnemental « perte de continuité écologique » auquel la loi fait référence (terme qui est référencé 16 fois dans le titre 7 du Code de l’environnement concernant la TVB).

23Pour ce faire, nous avons réalisé un travail empirique sur un terrain en milieu rural « ordinaire » dans le département de Haute-Garonne35. À partir de l’analyse de contenu d’enquêtes qualitatives, nous avons pu explorer la place qu’occupent la connaissance scientifique et le savoir intuitif dans la construction d’un problème environnemental et les rapports de force et de pouvoir qui s’établissent entre les différents acteurs concernés.

24La réglementation concernant la TVB a été conçue comme volontairement non coercitive et élaborée sur la base de la concertation. Malgré cela, sa déclinaison sur le territoire rural et sa mise en œuvre opérationnelle se fait selon une démarche descendante imposant aux acteurs locaux les décisions étatiques. Le dossier a été activé sans qu’il y ait eu de revendication, ni de demande des populations concernées et sur la base d’expertises qui ont détecté le problème de perte de biodiversité. Dans ces circonstances, elle peut être perçue très facilement comme une nouvelle contrainte qui pèse sur le territoire, le fruit d’un problème qu’il faudra faire exister36. Comme explique Blandin en 2009, depuis que le paradigme de « l’équilibre » en écologie a été remplacé par une « écologie des perturbations » il n’est plus permis d’affirmer que tel état de la nature s’impose à tous dans un endroit donné37. L’écologie des années 1960 à la fin des années 1980, fut dominée par le paradigme écosystémique38. Cette écologie, focalisée sur les mécanismes d’autorégulation des écosystèmes et sur les équilibres naturels, laissait l’homme hors de son champ et considérait les activités humaines comme autant de perturbations dommageables des systèmes écologiques. C’est cette conception qui est remise en cause par le développement d’une écologie dynamique, qui considère que les milieux naturels ont une histoire (donc que les équilibres de la nature sont des équilibres dynamiques), et que cette histoire est celle de toutes les perturbations qu’ils ont subies, que ces perturbations aient été naturelles (épisodes climatiques, catastrophes naturelles, invasions d’espèces) ou d’origine humaine (prélèvements, culture, élevage). Ce sont bien les habitants d’un lieu qui sont censés dire ce qu’ils veulent en matière d’organisation écologique et de biodiversité, c’est-à-dire de nature. Cette nouvelle conception a des conséquences quant à la définition même des opérations à réaliser sur le terrain. En effet, si les perturbations d’origine anthropique sur la biodiversité par exemple ne sont pas nécessairement plus mauvaises pour la nature que les perturbations naturelles, ce débat permet de dépasser l’opposition entre société et nature39.

La Trame Verte et Bleue : un dispositif environnemental ambitieux…

25Selon les documents fondateurs, la TVB « apporte un nouveau regard en matière de planification répondant ainsi au besoin d’un développement urbain en équilibre avec la préservation de la nature et des paysages ». Il y a là une ambiguïté : la démarche d’aménagement s’exprime fondamentalement pour le territoire urbain, mais s’inscrit dans une ambition plus large « qui vise à préserver la biodiversité en maintenant et en reconstituant des continuités écologiques sur le territoire national pour que nos milieux naturels, les espèces animales et végétales qui y vivent, qu’elles soient rares ou communes puissent échanger et assurer leurs cycles de vie40… » Pour rendre opérationnels ces principes, le dispositif de la TVB prévoit différentes échelles d’intervention, nationale, régionale et locale emboîtées entre elles41. Les guides méthodologiques et la cartographie des TVB ont été élaborés par des techniciens (collectivités locales, services de l’État), des experts d’associations naturalistes ou des socio-professionnels, ou encore des experts scientifiques, des aménageurs et des gestionnaires. Les usagers (agriculteurs, pêcheurs, chasseurs, randonneurs…) n’ont pas été associés à cette démarche. Dans la pratique, il semblerait donc qu’il s’agisse d’une question d’experts.

… fondé sur un concept scientifique complexe : la restauration de la continuité écologique

26La science écologique a plutôt tendance à utiliser le concept de « fragmentation d’habitats » à l’opposé de la « continuité écologique ». Dès ses origines dans les années 1970, la recherche scientifique sur la fragmentation des habitats a constaté que des petits fragments de nature contiennent moins d’espèces que les grands selon la théorie de la biogéographie des îles de Macarthur et Wilson, ce qui a favorisé l’idée que les fragments d’habitats, entourés d’une « mer » d’habitats défavorables voire hostiles, sont comparables aux îles (MacArthur et Wilson, 1967)42. À partir de cette supposition, un ensemble de principes concernant la taille, la forme et la distance entre fragments a été proposé en tant qu’outil d’aide à la décision pour la sélection des zones de protection de la nature. En effet, rares sont les habitats non fragmentés à un certain degré : de nombreuses régions témoignent de la transformation par des activités humaines telles que l’urbanisation, la construction de routes, la déforestation ou l’intensification de l’agriculture. Mais la fragmentation d’un habitat n’est pas synonyme d’effet négatif sur la biodiversité. D’autres facteurs comme la dispersion des fragments d’habitat ou le fonctionnement démographique des populations interviennent. D’un point de vue évolutif, l’isolement des populations peut faciliter l’adaptation des individus aux conditions écologiques locales et est considéré comme une étape cruciale dans la diversification et l’émergence de nouvelles espèces. Barbault nous rappelle qu’aux Galápagos c’est l’isolement insulaire qui fut le moteur de l’évolution de la biodiversité que Darwin et ses successeurs ont étudiée43.

27Récemment, les projets de maintien et de restauration de la continuité écologique au moyen de corridors écologiques (plantation de haies par exemple) pour permettre le déplacement des espèces sont devenus un axe essentiel des politiques publiques environnementales de conservation. Et cela malgré le manque de recul et l’incertitude des scientifiques au sujet de l’efficacité de ses dispositifs44. En effet, le terme même de fragmentation écologique est devenu une espèce de parapluie qui expliquerait tout changement paysager en le vidant de sa signification écologique et ce malgré son ambiguïté45. L’importante production scientifique actuelle à propos de la fragmentation des habitats ne montre pas encore de réponses claires des écosystèmes à la fragmentation ou à la continuité46.

De quoi parle-t-on donc lorsqu’on évoque la TVB ?

28Les résultats obtenus lors d’entretiens semi-directifs compréhensifs d’un échantillon composé d’écologues (scientifiques et chargés de mission territoriales) et d’habitants d’une zone rurale-agricole en Haute-Garonne (France) à propos de leurs représentations sur les arbres et les haies (Trame Verte) ont montré qu’aucun habitant interrogé dans le milieu rural n’avait une connaissance intuitive de ce que la continuité écologique pourrait représenter en termes de biodiversité. C’est un objet invisible qui pour l’instant n’a pas de sens dans leur réalité et ne constitue pas donc un problème environnemental. Néanmoins, les écologues, chercheurs scientifiques autant que les chargés de mission territoriale partagent une connaissance approfondie du concept de continuité écologique et des tenants et aboutissants de la TVB. Ils sont bien conscients des problèmes environnementaux qui peuvent provoquer la fragmentation d’habitats. Ils s’intéressent au processus d’élaboration de l’outil TVB et se tiennent au courant régulièrement des différentes étapes de la démarche et des documents techniques produits.

29Ceci ne fait pas pour autant des deux groupes des entités homogènes, et il pourrait y avoir d’autres fractures qui rendent complexe le processus de transition entre données scientifiques et action de terrain. Ainsi, les chercheurs scientifiques d’une part et les chargés de mission territoriale de l’autre fonctionnent selon des paradigmes différents de représentation de la nature : pour simplifier, les premiers la conçoivent comme un système instable soumis à des perturbations dont l’humain serait une des composantes, les seconds comme un système stable dont l’homme serait l’élément déstabilisateur. Il y a décalage conceptuel et les raisons sont à chercher, peut-être, au niveau des contraintes vécues par les chargés de mission territoriale, confrontés à la nécessité de vulgarisation et de persuasion du bien-fondé des politiques et des mesures prises par les pouvoirs locaux. Les chercheurs s’interrogent sur ce qui est naturel ou non et sur le rôle des interventions humaines dans des supposées améliorations du milieu naturel. Ils manifestent leurs doutes sur l’efficacité de la TVB pour restaurer la continuité écologique, partout et toujours. Des nuances et des inquiétudes que ne peuvent pas se permettre les chargés de mission territoriale dont le rôle est de perpétuer une chaîne de transmission des savoirs « objectifs » qui coïncident avec les politiques publiques. Ainsi, le savoir expert devient une justification des actions de terrain.

30En effet, les chargés de mission rencontrés partagent bon nombre de représentations avec les acteurs du territoire, plus sans doute qu’avec les chercheurs scientifiques. La plus évidente est ce goût pour la nature aménagée, domestiquée et géométrique, caractéristique d’une certaine vision des paysages et de l’environnement « douce France », que l’on retrouve en abondance dans leurs discours (Fottorino, 1989)47. Pour les uns et pour les autres, l’évocation de la nature renvoie à un milieu rural nostalgique située autour des années 1950, même pour les plus jeunes qui n’ont pas connu cette époque. On rappellera que cette période, mentionnée très souvent dans les discours analysés, marque un tournant dans les campagnes françaises. C’est la fin du mythe de la France paysanne et le début de l’agriculture moderne, productive et mécanisée, la fin de cette France atemporelle identifiée par Guillaume Blanc48 ou ce nouveau rapport à la modernité analysé par Karine-Larissa Basset49. Celle-ci aurait ainsi besoin de dispositifs complexes et savants comme la continuité écologique pour que ce paysage dit « national » perdure. La relation de la société française à la paysannerie conditionnerait donc sa représentation de la nature et mènerait à une « naturalisation de la culture » fondée sur des alibis scientifiques.

Des indicateurs de gestion de la nature conçus par et pour les pouvoirs ?

31Les éléments présentés ici, depuis les objectifs d’étiage jusqu’à la continuité écologique en passant par la capacité de charge, confirment l’idée énoncée par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe selon laquelle le développement des sciences et des techniques n’a pas apporté plus de certitudes mais qu’il a engendré plus d’incertitudes et le sentiment que « ce que l’on ignore est plus important que ce que l’on sait50 ». De plus ils soulignent que les indicateurs chiffrés, généralement présentés comme objectifs et apolitiques, ne sont pas déconnectés des pouvoirs. Nos trois cas d’étude montrent comment ces indicateurs sont toujours choisis et conçus par certains acteurs au regard de problèmes qu’ils contribuent à construire, en lien avec les aménagements et des problèmes antérieurs. Que ce soit le débit d’étiage, la capacité de charge ou la continuité écologique, chacun sert avant tout à justifier ce qui fait ressource aux yeux des acteurs qui ont le pouvoir de la qualifier. Et plus largement, la légitimation de ces indicateurs produit un discours concordant avec des engagements d’acteurs institutionnels.

32Ces indicateurs reposent sur différentes représentations fondées sur la dissociation nature/culture propre à la civilisation occidentale. La montagne, le débit, la biodiversité seraient définis par un état d’équilibre écologique « idéal » qu’il faudrait conserver en l’état ou retrouver après restauration. Les exemples mobilisés montrent combien l’idée d’équilibre est par ailleurs fondée sur une représentation particulière : l’illusion d’une nature vierge, sauvage, qu’un raisonnement rationnel et précautionneux pourrait utiliser intelligemment sans laisser trace des pratiques humaines. Les indicateurs sont appréhendés comme des outils d’aide à la gestion des sociétés qui les conçoivent au nom de l’objectif de conserver l’essence de « la » nature. Chacun des cas étudiés s’inscrit finalement dans un discours de conservation de la dimension « naturelle » du cours d’eau, naturalisant ainsi la problématique. Ce type d’argumentaire produit en outre deux effets illusoires : un premier, selon lequel les problèmes seraient avant tout écologiques (il faut assurer/respecter un débit écologique, la capacité de charge, la continuité écologique pour les milieux), qui conduirait à occulter les actions conduisant à la situation problématique ; un second, selon lequel nous pourrions par des aménagements (construction de barrages, installation de barrières, plantation de haies) corriger le problème, qui conduirait à croire que nos interventions et usages de la nature pourraient ne pas laisser de traces. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’existe pas de « réalité naturelle » mais de souligner que ces argumentaires résultent selon nous d’une vision dichotomique des relations sociétés/nature qui conduit à occulter l’hybridité des pratiques qui s’inscrivent dans des expériences socio-naturelles.

33Au final, « qualifier la nature » consiste à exprimer nos relations à l’environnement. Or il apparaît que la protection de la nature permet aussi de préserver les usages que l’on en fait. Les indicateurs ne sont pas des catégories d’analyse pour les chercheurs mais des catégories de la pratique qu’il nous faut déconstruire et analyser, pour aboutir à une meilleure réflexivité sur les pratiques en matière d’environnement. Les indicateurs censés rendre compte d’un état naturel des milieux sont donc plutôt des indicateurs de nos besoins, de nos usages, de nos pratiques. Ils représentent des enjeux de pouvoir(s) liés aux choix des sociétés qui s’inscrivent dans le temps et des stratégies de maintien des ressources économiques en jeu. Au-delà de compter la Nature, les indicateurs environnementaux content avant tout les relations des sociétés à leur·s nature·s, pour qui sait les lire.