1Le ministère des Terres et Forêts (MTF) a été pendant près de soixante-quinze ans un des principaux organes administratifs de l’État québécois. Créé en 1905, bien que son poids ministériel ait connu un certain déclin dès les années 1930, il est demeuré le centre de contrôle des ressources naturelles jusque dans les années 1970. Par la même occasion, il fut le gestionnaire d’une des principales sources de revenus de l’État québécois. Au tournant du xx^e siècle, au moment de sa création, les élites québécoises font face à un dilemme qui oppose les « amis de la colonisation », misant sur un modèle de colonisation agricole hérité du xix^e siècle, et les « capitalistes » privilégiant un développement économique basé sur l’extraction des ressources, principalement la forêt. Afin d’articuler les contradictions auxquelles elles font face, les élites politiques vont élaborer un discours qui institue la réciprocité des rapports entre l’exploitation forestière et la colonisation agricole. On assiste alors à une forme assez particulière de négociation qui repose sur une redéfinition plus large des rapports sociaux à la forêt. Comment les différents pouvoirs en présence ont-ils contribué à résoudre ce problème, à assurer une transition et une modernisation sans toutefois déstructurer complètement les référents socioculturels qui permettaient la cohésion sociale ? De quelle façon l’État, plus particulièrement, a-t-il encouragé ce compromis ?

2Au tournant du xx^e siècle, les forêts québécoises demeurent encore dans une large mesure méconnues et leur exploration comporte de nombreux dangers. En contrepartie, elles deviennent un tremplin économique pour l’État québécois, au moment même où la science fait son apparition et offre de nouveaux moyens pour tirer parti de cette nature souvent considérée comme hostile à la présence humaine. De leur côté, les élites intellectuelles tentent de se définir une identité, notamment par l’intermédiaire de la littérature, fortement influencée par le modèle français. Alors que de nouvelles contrées, surtout nordiques, sont ouvertes à l’exploitation et à la colonisation, les imaginaires sont appelés à se redéfinir. Des interactions se tissent alors entre les sphères économique, scientifique et culturelle, qui permettent à la société d’intégrer ces nouveaux rapports aux forêts et de les apprivoiser en se forgeant de nouvelles représentations. Les changements qui s’opèrent dans le domaine forestier sont le lieu à partir duquel il est possible d’observer les stratégies utilisées par les différents agents individuels et collectifs pour se définir, mais également pour définir la société.

3Le croisement des discours politiques, médiatiques et littéraires portant sur la question forestière dans les années qui entourent la création du MTF permet de saisir les bouleversements auxquels se trouve alors confrontée la société québécoise, et les moyens qu’elle se donne pour concilier des visions a priori opposées de son développement1. Les enjeux sont de taille, car il s’agit pour le Québec de se positionner économiquement et politiquement au sein de la Confédération canadienne et d’un système d’échange mondial en expansion.

Les prémisses : le débat entre l’exploitation forestière et la colonisation

4L’Acte confédératif de 1867, qui octroie aux provinces canadiennes la gestion des ressources naturelles et des revenus qu’elles génèrent, entraîne dans son sillon un conflit qui oppose conservateurs et libéraux quant à leur vision respective du développement des bases économiques de la province et de la société canadienne-française2. La première, conservatrice, mise sur la consolidation des assises agricoles par l’intermédiaire de la colonisation, et la seconde, de tendance libérale, fonde l’avenir du Québec sur l’industrialisation, et plus particulièrement sur l’exploitation des forêts3. Dans les années qui suivent le processus confédératif canadien, la compétition pour l’appropriation des terres se fait de plus en plus forte. Les causes de cette pression foncière s’expliquent, en premier lieu, du fait de la saturation des sols arables dans le centre de la province. Parallèlement, un important mouvement d’exode des Canadiens français vers les villes manufacturières du nord des États-Unis menace la reproduction du modèle paysan. Pour surmonter les difficultés – faiblesse numérique, isolement culturel et linguistique, pauvreté en capitaux –, le repli sur la tradition et l’échafaudage d’une idéologie que l’on a qualifiée « de la survivance », misant sur la mission catholique des Canadiens français en Amérique, avait permis de donner un sens aux obstacles rencontrés4. À compter des années 1870, on tente de rapatrier les Canadiens français dans le cadre de plans de colonisation menés sous les auspices du clergé, et plus particulièrement de les orienter vers de nouvelles régions situées en périphérie de la vallée du Saint-Laurent5. Cependant, les obstacles que présente l’ouverture des terres neuves, tels que l’isolement causé par l’absence de voies de communication et les efforts que demande le défrichement de sols rocheux et de piètre qualité, rendent l’établissement agricole difficile. Dans ces conditions, les abandons sont nombreux et la rétention des colons demeure un défi.

5En second lieu, le Québec se situe à un moment charnière, alors que l’exploitation forestière, qui était depuis le début du xix^e siècle essentiellement tournée vers le sciage, cède le pas à celle des pâtes et papiers, beaucoup plus gourmande en superficies boisées. Il s’agit d’une occasion inespérée pour la Province de développer un secteur industriel en regard duquel elle possède des atouts uniques. Ses forêts infinies d’épinettes noires, jusqu’alors jugées sans valeur, trouvent maintenant un débouché prometteur avec l’essor de la production de papier journal. Le réseau incomparable de cours d’eau dont est doté le territoire permet non seulement le transport des grumes, mais aussi la production de l’énergie nécessaire à la transformation du bois en pâte. Enfin, une abondante main-d’œuvre bon marché et flexible est disponible pour pourvoir aux besoins des chantiers et des usines6. Les superlatifs ne manquent pas à l’époque pour parler de cette immense forêt nordique aux arbres chétifs, dont découle soudainement « cette prospérité inouie [sic], presqu’anormale7 ». Mais le projet présente aussi des difficultés. Tout d’abord, cette forêt se trouve dans des régions encore inhabitées et inexplorées. Deuxièmement, l’exploitation forestière est déjà entre les mains des « capitalistes » anglophones comme on les nomme à l’époque, et les entrepreneurs forestiers ont, la plupart du temps, devancé le colon et l’agent des terres du gouvernement provincial sur le terrain. Troisièmement, la gestion du domaine forestier public ne fait alors l’objet d’aucune politique globale. Les considérations budgétaires dictent les décisions qui sont prises par l’État, piégeant du coup celui-ci dans une joute que les commerçants de bois, liés de près au milieu de la finance, maîtrisent beaucoup mieux. Les visées fiscales de la politique québécoise – les redevances forestières représentent alors la deuxième source de revenus de la province après les subsides fédéraux – favorisent les gros entrepreneurs et les capitaux étrangers. Les « amis de la colonisation » et les marchands de bois se livrent donc une féroce compétition pour l’obtention des terres publiques, dans laquelle les autorités politiques se trouvent prises à partie et qu’elles peinent à réguler8.

Légiférer dans la forêt

6À l’exception de quelques brefs intervalles libéraux, les conservateurs s’étaient maintenus au pouvoir depuis les débuts de la Confédération, favorisant la colonisation agricole et les principes idéologiques qui la sous-tendent, soit la survivance d’une identité canadienne-française prenant appui sur l’agriculturisme9. Parallèlement, dans le secteur forestier, c’est le laisser-faire qui prévaut. L’arrivée des libéraux au pouvoir en 1897 coïncide avec une conjoncture qui ouvre la voie à la structuration d’un État moderne et une montée de l’interventionnisme dans les secteurs tels que l’éducation, la justice, la voirie. Pour faire face à ces nouvelles responsabilités, les revenus de l’État doivent s’accroître. De là s’impose une réflexion sur les modalités de gestion de la ressource forestière et de sa contribution au trésor public. Le conflit idéologique se transpose plus concrètement dans un débat de nature juridique opposant deux régimes de droit, soit un premier qui s’appuie sur la propriété privée familiale, et le second sur la notion de servitude privée sur le domaine public. Ces vastes contrées peuvent être concédées aux colons par l’entremise d’un billet de location dans lequel sont énoncées les différentes clauses que doit remplir son détenteur pour obtenir ses lettres patentes. Les critères ont sensiblement varié au fil du temps, mais dans l’ensemble, ceux-ci reposent sur un certain nombre d’actes tels que le défrichement et la mise en culture d’une superficie déterminée de terre, la construction de bâtiments et de clôtures, l’occupation des lieux, le paiement de droits fonciers. L’autre mode de concession consiste à affermer aux compagnies forestières des superficies boisées, par lesquelles ces compagnies, sans devenir propriétaires du bien-fonds, obtiennent tous les droits d’exploitation de la matière ligneuse, moyennant le paiement au gouvernement d’une rente foncière et de droits de coupe. Durant la deuxième moitié du xix^e siècle, la cohabitation génère des tensions importantes. Les concessionnaires forestiers sont constamment menacés de voir des parties de leur domaine retirées au profit de la colonisation, précarisant la stabilité de leurs approvisionnements. Quant aux colons, ils subissent bien souvent les contrecoups du « double-droit », qui autorise les concessionnaires, durant un certain temps, à continuer de récolter le bois sur les lots nouvellement attribués. Les colons peuvent donc se retrouver propriétaires de lots dépouillés de leurs arbres, dont ils ont par ailleurs besoin comme revenu d’appoint et pour différents usages domestiques10.

7En 1902, la loi autorisant l’organisation d’une commission pour aider au progrès de la colonisation et au développement de l’industrie forestière est adoptée par l’Assemblée législative dans le but de régler les conflits liés à l’attribution des terres publiques11. La Commission a pour point de départ des objectifs très pragmatiques, tels qu’identifier les meilleurs endroits pour établir des centres de colonisation, évaluer l’état des voies de communication, mener une étude critique de la législation. Mais elle devient surtout un lieu d’affrontement et de négociation idéologique. Le travail de la Commission se transforme en une sorte d’exercice factice permettant de justifier un projet qui, bien que soutenant clairement l’exploitation des ressources forestières, se montre complaisant à l’égard de la colonisation12. Le rapport final fait tout d’abord l’apologie de la bonne foi du gouvernement provincial à l’égard de la colonisation, répondant de la sorte aux critiques qui lui sont adressées pour son parti pris en faveur des compagnies forestières. Puis vient le procès du responsable de tous les mots, celui que l’on qualifie de « faux colon », qui cherche à tirer profit de l’exploitation du bois plutôt qu’à cultiver la terre. Après avoir posé ces bases, le rapport de la Commission devient le lieu de consécration de la complémentarité de la colonisation et de l’exploitation forestière :

« La commission n’a constaté, pratiquement parlant, aucuns griefs réels de la part des colons de bonne foi. Ces colons ne se plaignent ni de la loi ni des règlements ; ils ne se plaignent pas non plus des porteurs de licences pour la coupe du bois et ces derniers, loin de se plaindre des colons de bonne foi, les désirent, les considèrent même comme des auxiliaires précieux, des gardiens fidèles et des protecteurs de leur domaine contre les ravages du feu.
Il n’y a donc pas d’antagonisme entre les concessionnaires de coupes de bois et les vrais colons, ou ceux qui prennent honnêtement des terres publiques pour les défricher, non pas pour spéculer sur le bois13. »

8Le principal résultat de cet exercice est l’entreprise, dès 1904, d’un programme de classification et de division des terres entre le domaine forestier et celui de la colonisation agricole. Réclamée par tous, cette action symbolise la volonté gouvernementale de trouver une solution à la crise :

« Autrefois, on légiférait entre le marchand de bois et le colon, parce qu’on entretenait l’opinion fausse que le marchand de bois exploitait le colon et que le colon nuisait au marchand de bois. L’erreur étant désormais reconnue de tous, il faut changer le système de fond en comble.
Le marchand de bois restera sur son terrain, et comme c’est lui qui fournit le gros du revenu public, personne n’y trouvera à redire. Le colon a besoin de lui comme marché pour son bois et pour les produits de sa culture ; de son côté, le marchand de bois a également besoin du colon14. »

9Cette association entre la colonisation et l’exploitation forestière, que l’on veut voir comme « naturelle » parce qu’elle permettait une alternance saisonnière des activités, recèle en fait de lourdes contradictions15. Le compromis idéologique permet cependant de dénouer l’impasse. D’un point de vue pratique, il est vrai que la colonisation offre une solution au problème démographique, permettant la consolidation des assises territoriales en dispersant sur le territoire des populations, dont a par ailleurs besoin l’industrie forestière. Le travail dans les chantiers offre en contrepartie au colon la possibilité d’obtenir un revenu d’appoint, dont il a grandement besoin en période d’établissement. Mais surtout, d’un point de vue rhétorique, ce compromis enchâsse dans un seul et même discours deux visions opposées de la société québécoise pour créer un projet politique inclusif qui calme les esprits et permet au gouvernement de légiférer. L’État conserve de cette façon l’autorité et la légitimité d’arbitrer et de réguler la concession des terres, sans adopter d’outils législatifs encadrant clairement la cohabitation des usages des ressources du territoire.

10Le débat culmine au milieu de la décennie 1900 par une crise politique, entraînant la chute du Premier ministre Simon-Napoléon Parent, accusé d’une trop grande proximité avec les compagnies forestières et d’entrave au bon déroulement de la Commission de Colonisation. La réorganisation ministérielle est l’une des premières tâches menées par son remplaçant, Lomer Gouin. Si cette réorganisation est réalisée sous prétexte de « répartir plus également le travail des ministres et de promouvoir les intérêts de la colonisation16 », il semble surtout s’agir d’une opportunité pour mettre sur pied un département des Bois et Forêts qui puisse enfin porter à la « question forestière » toute l’attention qu’elle mérite17. Il est terminé ce temps où la forêt était « l’ennemie dont il fallait se débarrasser par la hache, par le feu, et par tout moyen de destruction18 ». Cette nouvelle ère doit s’ouvrir en s’assurant que les forêts demeurent la propriété de l’État, et en s’appuyant sur un programme scientifique garantissant une gestion rationnelle des espaces forestiers19. Dans les cas où elle est remise entre les mains de petits propriétaires, ce sera dans le cadre d’une réglementation serrée et appliquée rigoureusement.

Des influences multiples : économie politique et science

11En filigrane de ce conflit de nature juridique et législative se profilent deux grandes tendances, qui vont influencer le débat et fournir des arguments aux libéraux afin de contrebalancer l’idéologie agriculturiste. Il y a tout d’abord le mouvement conservationniste, qui connaît alors une occasion de s’affirmer au Québec, alors que l’on assiste en parallèle à l’émergence des sciences sociales et de l’économie politique. La transition est rendue possible grâce à la contribution de trois personnages qui font figure de « passeurs », soit Henri-Gustave Joly de Lotbinière (1829- 1908), M^gr J. C. K. Laflamme (1849-1910) et Errol Bouchette (1862- 1912). Chacun à leur façon, ces trois hommes sont porteurs de valeurs qui appartiennent aux deux univers en confrontation. Ils permettent aux idées émergentes de s’installer dans l’opinion publique sans toutefois démolir les référents collectifs déjà ancrés.

12Le mouvement conservationniste émerge lentement au Canada dans le dernier tiers du xix^e siècle, face aux premières observations portant sur les problèmes liés à la déforestation. La crise que provoque le passage à l’industrie des pâtes et papiers, plus gourmande en matière ligneuse, propulse à l’avant-scène les préoccupations sur la conservation des forêts. Henri-Gustave Joly de Lotbinière est la figure de proue du mouvement conservationniste tant au Québec que dans l’ensemble du Canada. Bien que libéral affiché, ses origines françaises et son appartenance à une famille seigneuriale respectée, son rattachement au modèle d’Ancien Régime, berceau de la paysannerie canadienne-française, contribuent à sa notoriété. Sa réussite dans les affaires ajoute également à sa crédibilité20. Habilement, il sait faire valoir l’importance de prendre soin des forêts, appuyant notamment sur le fait que l’agriculture est la première à souffrir des sécheresses causées par une déforestation incontrôlée. Les expériences qu’il mène sur son propre domaine seigneurial rendent tangibles les principes d’une approche rationnelle de l’organisation des ressources, mais qui demeure encore abstraite.

13Cependant, le mouvement conservationniste souffre des liens trop étroits qui l’unissent au milieu politique et à celui des affaires. Lorsque M^gr Laflamme prend la défense de l’Association forestière canadienne21, il s’agit donc d’un appui de taille :

« [L’Association forestière] a entrepris d’arriver à établir une administration entendue de nos bois, de façon à en faire une source perpétuelle de richesse pour la communauté. Elle s’occupe du débit de nos rivières, en essayant de trouver les moyens à prendre pour les régulariser et assurer ainsi la valeur des pouvoirs hydrauliques. Elle étudie le reboisement possible des forêts dévastées ou détruites, sans négliger la partie esthétique de la science forestière, c’est-à-dire l’ornementation de nos parcs et places publiques. Il est donc difficile d’imaginer un but plus important et d’un intérêt plus général22. »

14Non seulement ces mots sont tenus par un membre du clergé, mais surtout, M^gr Laflamme est également un éminent scientifique. Professeur de sciences, de botanique et de minéralogie au Séminaire de Québec et à l’université Laval, il est membre de plusieurs associations scientifiques internationales. Pédagogue expérimenté, il milite, à l’encontre de la tendance cléricale, en faveur de la création par l’État d’écoles professionnelles techniques.

15La réflexion sur les forêts est finalement influencée par l’apparition d’une pensée inspirée des sciences sociales et de l’économie politique, introduite par l’essayiste Errol Bouchette. Bouchette avance ni plus ni moins qu’un projet de société, qu’il expose à travers deux essais, Emparons-nous de l’industrie, publié en 1901, et L’indépendance économique du Canada français, qui paraît en 190623. Les deux ouvrages s’adressent directement à la classe politique et se veulent des outils pour orienter la réflexion sur l’avenir de la nation. En 1903, Bouchette écrit également une nouvelle, Robert Lozé, dans laquelle il illustre son propos à travers l’histoire de deux frères, Canadiens français d’origine modeste, qui trouvent le succès à force d’ingéniosité et d’efforts, le premier dans l’industrie du bois, et le second en politique24. Bien que l’ensemble du système de pensée élaboré par Bouchette soit demeuré marginal à son époque, plusieurs de ses propositions seront graduellement intégrées aux politiques publiques25. Ainsi, même s’il véhicule des idées peu conformistes, voyant notamment la religion et l’attachement à l’Église comme un frein à l’épanouissement intellectuel ou encore critiquant la société canadienne-française pour son tempérament trop communautariste, il le fait de telle façon que son œuvre est accueillie favorablement. Il entretient le mythe de la mission sacrée des Canadiens français en Amérique, en y intégrant le pouvoir de développement que contiennent les promesses de l’industrialisation.

16Pour faire progresser ces idées, il faut conquérir l’opinion publique. Comme le souligne Bouchette :

« Nos gouvernements ne peuvent espérer conserver les conditions générales d’existence de la nation, surtout la forêt et les forces hydrauliques, seulement en édictant des lois. Nous savons que ces lois resteront toujours impuissantes et inefficaces, si elles ne sont pas soutenues par la seule sanction réelle de la loi, par l’opinion publique26. »

17Entre 1905 et 1908, les conférences publiques se multiplient, et l’État appuie la tenue des conventions de l’Association forestière canadienne. Aux côtés du traditionnel Guide du colon, on voit apparaître des publications sur l’importance de la forêt, ses bienfaits au point de vue économique et de la régulation des milieux : érosion, modification du climat et du débit des eaux, assèchement des sols… autant de conséquences d’une exploitation irrationnelle des forêts. Conférencier et vulgarisateur reconnu, M^gr Laflamme devient un porte-parole de choix afin de sensibiliser les colons à l’importance de mener les défrichements de façon rationnelle et de conserver des surfaces boisées sur leurs lots27.

De nouveaux imaginaires pour la forêt

18Dans les décennies qui suivent la création du MTF, c’est en contrepartie le courant dit du terroir, ou régionaliste, axé sur la glorification d’une ruralité paysanne, de la terre, de la famille et de la religion catholique, qui continue de dominer l’imaginaire littéraire. Malgré tout, la forêt n’est pas absente et parvient à se tailler une place dans cet imaginaire en construction. Avec son roman Robert Lozé, Errol Bouchette ébauche un imaginaire culturel correspondant à cette nouvelle réalité dans laquelle s’engage le Québec, tournée vers le progrès. Les transformations que connaît la forêt font anticiper la perte de ce que l’on commence à qualifier d’une vie « à la manière d’autrefois », que perpétuent encore quelques chasseurs et coureurs des bois. Pour l’homme moderne, la rencontre avec cette « apparition poétique d’un homme d’un autre âge […] en retard de cent ans28 », est une occasion de réfléchir sur l’importance des ressources naturelles, et plus particulièrement des forêts. En effet, la province de Québec n’a-t-elle pas « tout ce qu’il faut pour devenir un des grands peuples industriels du monde, puisqu’elle a pratiquement le monopole des bois d’industrie29 » ?

19Les médias écrits, dans un contexte où l’on assiste au passage d’une presse d’opinion à une presse d’information, contribuent à stimuler ces nouveaux imaginaires forestiers30. Le rapport des activités forestières et des incidents qui s’y rattachent se transforme bien souvent en autant d’occasions d’alimenter les faits divers et d’ajouter un peu de pittoresque aux pages des journaux. L’immensité des forêts et les possibilités industrielles s’accompagnent d’innovations technologiques d’égale grandeur. Au début de l’année 1905, la ville de Shawinigan peut se vanter de posséder « la plus grosse turbine du monde31 ». Les cas d’égarement dans la forêt, les noyades dans les rivières où se pratique la drave, sans compter les meurtres, surtout s’ils résultent des querelles de fier-à-bras qui garnissent les chantiers, nourrissent l’imagination. Comme le rapporte un journaliste : « Les drames qui se déroulent dans les bois portent généralement un cachet d’horreur mystérieuse. Il semble que la nuit perpétuelle qui enveloppe les forêts vierges ajoute à l’aspect lugubre de ces tragédies32. »

20Toutes ces anecdotes ne font que rendre encore plus remarquable l’archétype de l’homme des bois. L’envoyé spécial de La Presse rapporte avec ardeur « les émotionnantes aventures de [la] vie de coureur des bois » de Pierre Fontaine, ce « fameux braconnier canadien, dont la tête fut mise à prix par le gouvernement américain33 ». Il n’en est pas moins devenu le guide favori des riches « sportsmen » en quête de pêche et de chasse glorieuses. Ce n’est pas sans fierté que l’on raconte les événements qui l’ont amené à tenir tête au puissant voisin américain, symbole par excellence de la domination capitaliste. D’autant plus que cet homme n’est nul autre qu’un ami d’enfance et une source d’inspiration pour celui qui s’affaire à mettre en poésie le pays, William Chapman (1850-1917). Chapman

« admirait [Fontaine] à cause de ses aspirations sauvages et de son amour pour la grande nature immense et riche de nos forêts et de nos rivières canadiennes. Fontaine et Chapman ont grandi : le premier n’a pas changé. Il vit encore la même vie qu’il préférait alors. Malgré les vicissitudes qu’on lui a fait subir, il s’obstine à préférer le bois au village, la liberté sauvage aux douceurs de la vie de famille. L’autre, Chapman, est devenu un grand poète selon l’expression des critiques d’outre-mer. Ses vers inspirés par l’amour de la patrie et du village natal sont maintenant lus partout et par tous34 ».

21Auteur prolifique ne visant rien de moins que l’obtention du prix Nobel de littérature, Chapman acquiert la notoriété nécessaire pour donner le coup d’envoi à un imaginaire forestier patriotique ancré dans l’expérience historique canadienne-française. Comme Joly de Lotbinière, Laflamme et Bouchette dans le domaine politique, il contribue à introduire la forêt dans la littérature sans renier la terre, et sans provoquer de rupture avec ce qui est attendu d’une poésie de bon goût. La forêt prend place au sein d’un plus vaste imaginaire nationaliste, valorisant l’héroïsme des ancêtres, élevant au statut de héros les chasseurs, bûcherons ou flotteurs35, comme ces vers qui font l’éloge du trappeur :

Le succès l’a rendu fameux, et son renom,
Comme un aigle, vola par-dessus la frontière.
Chez nous plus d’un le craint et plus d’un le vénère.
C’est un Indien dans une âme de Breton36.

22Les iconographies qui accompagnent ses poèmes à la une du plus grand journal montréalais de l’époque illustrent bien la force des images utilisées (fig. 1).

Conclusion

23Jusqu’à maintenant, la création du MTF semble avoir peu retenu l’attention parce que les changements qu’il apporte ne permettent pas, à court terme, de résoudre le conflit opposant les compagnies forestières et les « amis de la colonisation ». En effet, la compétition pour l’appropriation du sol suscite encore bien des tensions jusque dans les années 1950. Cependant, la création du MTF s’inscrit en concordance d’un amalgame d’événements qui vont entraîner, sur le long terme, une réorientation législative de fond et des modifications importantes dans les représentations collectives de la forêt. Tout d’abord, cet événement vient consolider la représentation des forêts comme ressource nationale. Les forêts étaient bien sûr considérées comme une ressource bien avant cela, mais avec l’essor des pâtes et papiers, l’État, par l’intermédiaire de la création du MTF, s’approprie davantage cette représentation et décide d’en devenir le maître d’œuvre, de s’y impliquer activement, et d’y rattacher une certaine conception de l’avenir de la nation. Pour y parvenir, le gouvernement provincial va élaborer un discours politique au sein duquel il vante la complémentarité de la colonisation et de l’exploitation industrielle de la forêt. Cette stratégie lui permet de légiférer et de positionner la forêt au sein de l’administration publique comme de l’opinion publique. En contrepartie, il laisse la sphère culturelle libre de continuer à véhiculer un message et des images qui évoquent une conception conservatrice de la société, préconisant des valeurs traditionnelles associées à la culture de la terre. Subtilement, la forêt y trouve une place, l’intensification de l’exploitation forestière permettant d’incorporer à la valorisation du passé un mode de vie qui évoque une certaine forme de tradition associée aux forêts sauvages dont on constate la fragilisation.

24La séparation du domaine public entre l’exploitation forestière et la colonisation devient le corollaire d’une division sociale, compromis nécessaire à la cohabitation des différentes tendances qui traversent la société. Avec la séparation des terres et l’établissement d’une frontière claire entre la colonisation agricole et l’exploitation forestière, sous prétexte de permettre à chacun d’exercer pleinement et librement ses activités sur son domaine et d’abolir les conflits, on consolide les bases d’une ségrégation sociale fondée sur l’accès aux ressources. Invoquant l’inconscience du colon, qui s’enfonce dans les bois, défriche désespérément sans se préoccuper des risques que présentent ses attaques répétées contre la forêt, peu soucieux de son capital, car il ne paie pas de droits de coupe, s’érige le marchand de bois qui, malgré ses abus, contribue au fleurissement de la nation. Le compromis agro-forestier, s’il permet de calmer les esprits, recèle en fait des visions diamétralement opposées de la société québécoise et du rôle que doit jouer l’État afin de permettre au Québec de s’affirmer au sein de la Confédération et plus largement du système économique occidental. Le Canadien français est appelé à se replier sur la valorisation d’une réalité qui, bien que l’on parvienne à la rendre glorieuse, n’en demeure pas moins de second rang. Dans une perspective élargie, l’ensemble des événements politiques, économiques et culturels se rencontrent à l’intérieur de productions discursives qui révèlent la capacité collective à trouver des moyens d’abolir les contradictions qui traversent la société afin de tempérer les passions et d’assurer son fonctionnement.