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Pouvoirs et environnement

 | 
Raphaël Morera
, 
Alexis Vrignon
, 
Laurent Coumel

Deuxième partie. Aménager la nature ou affirmer les pouvoirs ?

L’intégration du réseau hydrographique dans les stratégies militaires en Alsace aux xviie et xviiie siècles

Benjamin Furst

Texte intégral

  • 1 Je tiens à remercier l’ensemble des participants et des organisateurs du colloque du RUCHE « Pouvoi (...)
  • 2 Cette organisation a lieu progressivement à partir de 1661, au sein des secrétariats d’État de la G (...)

1Du Traité de Münster en 1648 jusqu’à la capitulation de Strasbourg en 1681, l’Alsace passe progressivement sous souveraineté française1. Touchée par les nombreuses guerres du règne de Louis XIV, cette province frontière pose d’importants enjeux stratégiques. Les ingénieurs militaires, dont la structuration en corps au service de l’État a lieu précisément à cette période2, tentent d’y répondre en s’appuyant sur l’environnement, et notamment sur un dense réseau hydrographique. De nombreux aménagements sont réalisés dans le dernier tiers du xviie siècle et le premier quart du xviiie pour garantir l’intégrité du territoire et plus largement, pour y asseoir l’autorité royale.

  • 3 Wittfogel K. A., Oriental despotism : a comparative study of total power, New Haven/Londres, Yale U (...)
  • 4 Worster D., Rivers of Empire : Water, Aridity, and the Growth of the American West, New York/ Oxfor (...)
  • 5 Gourou P., Riz et civilisation, Paris, France, Fayard, 1984.

2Ces liens prégnants entre la maîtrise de l’hydraulique et les moyens d’encadrement des populations et de gestion des territoires qu’elle permet ont déjà été mis en exergue dans d’autres contextes historiques. Ils sont au cœur de la réflexion de Karl Wittfogel, pour qui le développement conjoint d’infrastructures hydrauliques et d’une bureaucratie qui en a la maîtrise conduit à l’émergence de « sociétés hydrauliques » en Asie3. Cette notion a notamment été réutilisée par Donald Worster, qui montre que la volonté de développement de l’Ouest américain a conduit à l’établissement d’une administration politique, économique et technique fondée sur la détention de capital et la capacité d’expertise4. En France, Pierre Gourou s’est intéressé aux liens entre les « techniques de production » et les « techniques d’encadrement » dès les années 1970, et note la prééminence de ces conditions d’encadrement social et politique sur les techniques de production agricoles dans le développement des civilisations pratiquant la riziculture5.

  • 6 Morera R., L’assèchement des marais en France au xviie siècle, Rennes, PUR, 2011.
  • 7 Szulman É., La navigation intérieure sous l’Ancien Régime. Naissance d’une politique publique, Renn (...)

3Une telle approche permet d’enrichir l’historiographie de la monarchie française en s’intéressant aux dimensions politiques, économiques et techniques du développement de l’État moderne qui se construit en même temps qu’il prend à son compte, de plus en plus, l’aménagement des réseaux hydrographiques. S’intéressant aux entreprises d’assèchement des marais durant le premier xviie siècle, Raphaël Morera a mis en lumière l’indispensable collaboration entre les dessiccateurs d’une part, qui apportent les capacités financières et techniques essentielles à de tels projets, et la monarchie d’autre part, qui offre les conditions politiques, juridiques et administratives permettant de les mener à bien6. Éric Szulman a quant à lui montré qu’au xviiie siècle, l’émergence d’une politique destinée à développer la navigation fluviale à l’échelle du royaume a été lente, marquée par les hésitations d’un pouvoir royal manquant tantôt de moyens, tantôt de volonté7.

4En Alsace, les aménagements hydrauliques militaires sont ponctuels et localisés. Ils n’en contribuent pas moins à asseoir l’autorité du roi, en garantissant sa maîtrise du territoire face à l’ennemi. Leurs impacts, notamment ceux des canaux, ont toutefois dépassé le seul domaine militaire pour influencer fortement l’économie et les pratiques administratives des populations comme des relais du pouvoir royal. Ont-ils néanmoins rempli leurs fonctions premières, à savoir assurer la sécurité de la province et contribuer à son développement ? D’une manière générale, dans quelle mesure, et comment leur réalisation et leur administration ont-elles contribué à asseoir l’autorité royale dans une province nouvellement acquise, fortement empreinte de culture germanique et habituée à l’autonomie ?

5Les interactions entre l’environnement, l’État monarchique et les populations locales résultant de ces aménagements hydrauliques offrent un éclairage particulier sur les modalités d’intégration d’une province au royaume de France sous l’Ancien Régime. Participant d’un processus de militarisation de l’environnement, les entreprises de canalisation ont eu des conséquences à la fois sur le milieu et sur les pratiques des populations et des administrateurs civils et militaires, de leur conception à leur entretien, parfois plusieurs décennies après avoir rempli leur objectif initial. Les ambitions de bénéfices économiques pour la province que nourrissaient les ingénieurs et les administrateurs n’ont été que très partiellement réalisées. En revanche, les conséquences des aménagements sur le milieu ont contraint les populations à les intégrer et à adapter leurs pratiques et leurs comportements. Cette évolution se reflète dans les usages annexes des cours d’eau, détournés ou adaptés selon les besoins des riverains. Surtout, elle s’observe à travers l’évolution des pratiques administratives qui font des représentants de la monarchie en Alsace des acteurs incontournables de la gestion des cours d’eau en général, et de ces canaux en particulier.

L’affirmation du pouvoir monarchique par les grands travaux hydrauliques militaires

6L’Alsace est une province frontière au contact direct de l’Empire. L’affirmation du pouvoir royal passe donc dans un premier temps par sa maîtrise militaire. L’érection ou l’amélioration de forteresses, la présence de troupes participent de celle-ci, tout comme le contrôle du réseau hydrographique. Les aménagements alsaciens ont avant tout une portée militaire, dans un contexte de conflit armé récurrent avec une puissance étrangère, mais au-delà de cette dimension stratégique, ils permettent également à la monarchie de s’inscrire durablement comme acteur de l’aménagement du territoire et de la gestion des cours d’eau. Le contrôle exercé par la monarchie sur tous ces aménagements est facilité par un cadre juridique qui garantit au roi la pleine possession des cours d’eau navigables, et donc, a fortiori, des canaux. L’édit de Moulins (1566), puis l’Ordonnance sur le fait des eaux et forêts (1669) permettent en effet de rattacher au domaine de la Couronne les rivières navigables et flottables, à l’exception de quelques privilèges correspondant à des droits d’usage. Les rivières de Basse-Alsace et le Rhin, sur lesquels s’appuient les aménagements défensifs, sont soit flottables, soit navigables. Quant aux canaux créés par la monarchie, ils entrent d’emblée dans son domaine. Les ingénieurs militaires français ont donc toute latitude pour réaliser les travaux nécessaires à la mise en place de ces ouvrages défensifs, et plus généralement, pour administrer les cours d’eau.

  • 8 Virol M., « La technique au service de la défense et de l’économie du royaume. L’aménagement des ri (...)
  • 9 Ibid., p. 274.
  • 10 Du Muy L. de Félix, « Mémoires sur l’Alsace, divisés en trois parties, dont la première comprend sa (...)
  • 11 Règemorte J.-B. de, « Mémoire de M. de Regemorte sur les lignes de la Lauter du 27 mai 1706 », in M (...)

7Destinés à assurer la défense du territoire et le soutien des armées qui y stationnent, les aménagements réalisés sont de deux types. Les ouvrages à buts défensifs, incluant lignes et inondations provoquées, entendent garantir l’intégrité de la province. Les canaux, eux, sont réalisés à des fins logistiques, pour faciliter le transport d’hommes, de matériel et de matériaux de construction. Les ouvrages défensifs consistent à aménager un cours d’eau ou ses environs de manière à renforcer des fortifications ponctuelles ou linéaires. Il s’agit de tirer parti du milieu pour améliorer l’efficacité des constructions mises en place, faisant de l’eau « un élément naturel de défense passive8 ». Le système de défense linéaire, facilitant la protection de vastes zones frontières en conjuguant des élévations fortifiées, un cours d’eau et des fossés secs ou irrigués, est un élément central de la stratégie défensive élaborée par Vauban9. En Alsace, le système protège la frontière nord, au contact de l’Empire, et s’appuie sur trois rivières : la Queich, la Lauter et la Moder. Lors de sa visite, le comte du Muy parle d’une véritable « passion des lignes10 » qu’ont les ingénieurs de la province au tournant du xviiie siècle. Les plus importantes sont celles qui s’appuient sur la Lauter, construites vers 170611. S’étendant des Vosges au Rhin, elles tirent non seulement parti de la rivière, mais aussi du relief et des villes de Wissembourg et Lauterbourg, afin de couvrir les fronts auparavant exposés de Fort-Louis du Rhin, et du nord de Strasbourg.

  • 12 Morera R., Vauban hydraulicien, mémoire de maîtrise, Paris, université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1 (...)
  • 13 Morera R., « Maîtrise de l’eau, maîtrise de l’espace : cartographie et inondations défensives à l’é (...)
  • 14 BnF, ms. Fr. 25567-NAF 1548, Vauban S. Le Prestre de, « Scituation de Strasbourg, ses deffauts et a (...)
  • 15 Du Muy L. de Félix, « Mémoires sur l’Alsace », op. cit., p. 154.
  • 16 AN, Fonds Vauban, 155Mi/24 2, fol. 1-2 vo, « Étude comparée des parties de la défense de Landau les (...)
  • 17 Mégret de Sérilly A., « Mémoires sur la Province d’Alsace », 1751, Archives départementales du Bas- (...)
  • 18 « Mémoire sur le canal de Seltz », BNUS, Ms. Turckheim 119, fol. 433 vo-434. Le mémoire est vraisem (...)

8Indépendants ou combinés aux lignes, des systèmes d’inondations défensives visent par ailleurs à rendre impraticables une partie du terrain en le submergeant12. Le procédé, utilisé dès la fin du Moyen Âge, notamment dans le Nord de la France, aux Pays-Bas espagnols et dans les Provinces-Unies13, est mis en place à Strasbourg par Vauban. Dès la prise de la ville en 1681, ce dernier note qu’au sud, « le terrain compris entre les rivières d’Ill et de la Bruche, et quelque 300 pas au-delà de cette dernière […] est fort aisé à inonder, et on peut facilement élever la superficie de ces deux eaux jusqu’à les réduire en une14 ». Le projet est réalisé grâce à une retenue de l’Ill bâtie à l’entrée de la ville. Un dispositif analogue existe aussi à Sélestat. Il est toutefois si peu important que le comte du Muy note, en 1766, que « l’inondation n’est point assurée par la nature des ouvrages. Il est a désirer que la nature du terrein supplée a leur deffaut15 ». Le système est aussi utilisé à Landau16, sur les lignes de la Lauter au début du xviiie siècle17 et est envisagé en 1707 lors de la construction d’un canal entre Seltz et Strasbourg pour garder le front nord-est de la ville18. Si le canal a bien été réalisé, on ignore s’il en est de même pour le dispositif d’inondations.

  • 19 Szulman É, La navigation intérieure sous l’Ancien Régime, op. cit., 2014, p. 49.
  • 20 Soit environ 12 tonnes. Peloux, Mémoire sur l’Alsace, 1732-1735, BnF, ms. fr. 8152, fol. 21 v°

9Les canaux constituent l’autre type d’aménagement qui participe de la stratégie défensive de la province. Comme dans le reste des territoires frontières en France, la grande majorité des canaux créés à la fin du xviie et au xviiie siècles le sont pour des motifs militaires19. En Alsace, la plupart visent à acheminer sur les sites en plaine les matériaux de construction provenant du Massif vosgien. C’est le cas du canal de Châtenois, pour pouvoir renforcer Sélestat dans les années 1670, et du canal de la Bruche, construit en 1681. S’étendant sur vingt kilomètres et équipé de onze écluses, ce dernier relie Strasbourg aux carrières de Soultz-sous-Forêts, d’où sont tirées les pierres destinées à la nouvelle citadelle. Alimenté par une dérivation de la Bruche, il est « en état de porter des bateaux chargés de 25 milliers ou environ20 ». Un aménagement analogue est réalisé entre les carrières d’Albersweiler et Landau en 1688, puis entre Rouffach et Neuf-Brisach lorsque la perte de Breisach incite Vauban à construire une ville fortifiée ex nihilo à même hauteur sur la rive gauche.

  • 21 Mégret de Sérilly A., « Mémoires sur la Province d’Alsace », op. cit., p. 914.

10La situation de Neuf-Brisach, installée en plaine, entre l’Ill et le Rhin mais sans contact avec aucun des deux cours d’eau, pose un défi supplémentaire conduisant à un autre canal, destiné à alimenter la ville en eau potable. Un déversoir sur le territoire de la ville indépendant de Mulhouse dérive une partie du cours de l’Ill dans un ancien canal parallèle à la rivière, puis dans le canal de construction qui conduit à la forteresse. Une évacuation rejette les eaux usées dans l’Ill vers Illheusern21.

  • 22 Vauban S. Le Prestre de, « Navigation des rivières », in Virol M. (éd.), Les Oisivetés de M. Vauban(...)
  • 23 « Mémoire sur le canal de Seltz », BNUS, Ms. Turckheim 119, fol. 432.
  • 24 Ibid., fol. 433 v° -434.
  • 25 Vauban S. Le Prestre de, « Navigation des rivières », op. cit., p. 667 ; Mégret de Sérilly A., « Mé (...)

11L’ouvrage réalisé en 1707, qui relie La Wantzenau, au nord de Strasbourg, à Seltz dans le nord de l’Alsace, est le dernier canal militaire à être construit. Envisagé par Vauban dès la fin du xviie siècle dans son Mémoire sur la navigation des rivières de France22, son architecte, l’ingénieur Règemorte, y voit le moyen « de soulager la province et de luy oster les voitures par terre depuis Strasbourg jusques aux lignes de la Loutre23 ». Le canal crée ainsi une voie de circulation plus aisée que le Rhin ou les routes pour acheminer troupes et matériel en Basse-Alsace. Cette communication était déterminante, selon Vauban et Règemorte, pour la défense de la Basse-Alsace en permettant de se rendre à Seltz ou Fort-Louis sans passer par le Rhin24. Il s’agit du seul canal construit spécifiquement à des fins de transport de troupes et de matériel, et non de matériaux pour l’édification de places fortes. Des projets similaires ont toutefois été pensés par Vauban ou des intendants, sans être réalisés25.

Figure 1. – Le canal de Seltz à la Wantzenau (1708-1714).

12Avec ces premiers aménagements du réseau hydrographique pour répondre aux impératifs stratégiques, la France impose sa souveraineté en Alsace de deux manières. Face à l’Empire, elle renforce sa puissance militaire afin de garantir la conservation de ses nouveaux territoires. Auprès des populations, le contrôle des cours d’eau qu’elle aménage, voire qu’elle crée, lui permet de s’arroger un rôle pérenne dans l’administration du territoire, et de devenir un acteur incontournable de la gestion de l’eau. Les constructions des canaux militaires en sont le meilleur exemple.

Du projet aux usages : l’intégration des canaux au réseau hydrographique alsacien

13Les mémoires dont ces aménagements font l’objet témoignent de l’intensité du travail qui préside à la réalisation d’un canal. Ingénieurs et administrateurs se distinguent par leur vision globale et leur capacité à anticiper l’avenir du cours d’eau au-delà de sa fonction militaire première : que faire une fois les fortifications achevées ? Ou en temps de paix, lorsqu’il n’y a pas de troupe à ravitailler et équiper, de places fortes à soutenir ?

  • 26 Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg (AVES), AA 1914, lettre de M. Beck, agent (...)
  • 27 Vauban S. Le Prestre de, « Navigation des rivières », op. cit., p. 667-668.
  • 28 « Mémoire sur le canal de Seltz », BNUS, Ms. Turckheim 119, fol. 434-436.

14Le canal de la Bruche a ainsi pour vocation de bénéficier à la fois à l’État monarchique et à la ville de Strasbourg. En 1682, l’agent de la ville à Paris écrit à Güntzer, syndic de Strasbourg, que malgré l’importance de la dépense réalisée pour le canal, « elle est encore plus profitable, cela pourra faire qu’à l’advenir, l’on bastira les maisons de Strasbourg de pierres qui ne sont la plupart que de bois26 ». Le canal de construction de Neuf-Brisach est aussi envisagé par Vauban comme un support du commerce de la province27. Quant au canal de Seltz, le mémoire de Régemorte sur le sujet entrevoit son utilité en temps de paix grâce au développement du commerce de bois issu de l’immense forêt royale d’Haguenau : en aménageant certains cours d’eau traversant la forêt, il serait possible d’y faire flotter le bois jusqu’à Soufflenheim, puis sur le canal jusqu’à Strasbourg pour y être vendu sur place ou à l’étranger28.

  • 29 Seuls l’Ill à partir de Colmar et le Rhin sont navigables, ainsi que les parties basses de la Moder (...)
  • 30 Conchon A., « Introduction » au mémoire « Navigation des rivières », Virol M. (éd.), Les Oisivetés (...)

15Les ingénieurs et administrateurs du tournant du xviiie siècle intègrent ainsi les aménagements militaires liés à l’eau dans une réflexion plus large sur le développement économique de la province d’Alsace, qui passe notamment par la multiplication des voies de circulation d’un territoire relativement dépourvu de cours d’eau naturels navigables29. La situation n’est pas exceptionnelle, puisqu’à cette période, en France, les aménagements hydrauliques sont aussi motivés par l’intérêt économique de la navigation, dans une logique de développement du royaume30.

  • 31 Virol M., « La technique au service de la défense et de l’économie du royaume. L’aménagement des ri (...)
  • 32 Mégret de Sérilly A., « Mémoires sur la Province d’Alsace », op. cit., p. 914.
  • 33 Du Muy L. de Félix, « Mémoires sur l’Alsace », op. cit., p. 9.
  • 34 ADHR, 5C 1243, lettre de Baudoin, directeur des fortifications d’Alsace, autorisant le prêteur roya (...)

16Dans les faits, cependant, la bonne volonté exprimée dans les mémoires des ingénieurs se heurte souvent à la réalité, qu’il s’agisse des contraintes physiques du milieu ou du contexte économique et politique. En Alsace, plusieurs canaux sont abandonnés, dont ceux que l’on espérait justement mettre en valeur sur un plan civil. Ainsi le canal de construction de Neuf-Brisach tombe-t-il en désuétude dans sa partie amont, jusqu’à l’Ill, faute d’alimentation suffisante pour être navigable31. Comme l’explique Megret de Sérilly, « les fortifications du neuf Brisack achevées, ce Canal a été abandonné ; les communautés voisines en ont demandé la jouissance, ce qui leur a été accordé, à condition pour elles de n’en point détruire les digues32 ». Cette obligation est peu respectée si l’on en croit le comte de Muy, qui le juge « dénaturé au point qu’il n’est plus d’usage » en 176633. Le prêteur royal de Strasbourg, qui possède un château qui jouxte le canal, a même l’autorisation d’y installer une roue pour en prélever l’eau et alimenter une fontaine34.

  • 35 Mégret de Sérilly A., « Mémoires sur la Province d’Alsace », op. cit., p. 932-924.
  • 36 Ibid., p. 923.
  • 37 Du Muy L. de Félix, « Mémoires sur l’Alsace », op. cit., p. 152.
  • 38 Ibid., p. 17-18.

17Le canal de Seltz, sur lequel Règemorte semblait fonder tant d’espoirs pour le développement du commerce du bois, est abandonné dès la fin de la guerre de Succession d’Espagne. Il n’aura donc guère servi plus de huit ans. Son entretien en période de paix, selon Megret de Sérilly, aurait été trop coûteux, puis « l’etablissement des chaussées attira l’attention, et parut meriter toute préférence35 ». Au milieu du xviiie siècle, l’intendant doute qu’une réhabilitation soit encore possible. Elle exigerait en tout cas « une grande attention et des mesures prises avec beaucoup de justesse36 ». Le canal de Châtenois, à Sélestat, délaissé dès 1678, semble être dans un état analogue37. Celui de Landau, sur lequel la navigation est abandonnée, ne garde d’intérêt qu’en tant qu’obstacle s’intégrant au système défensif des lignes de la Queich, et, en 1766, semble également fort négligé38.

  • 39 Peloux, Mémoire sur l’Alsace, op. cit., fol. 22.
  • 40 AVES, 2MR 8-11, ordonnances des intendants Le Peletier de la Houssaye, puis Bauyn d’Angervilliers s (...)
  • 41 Peloux, Mémoire sur l’Alsace, op. cit., fol. 22 ; AVES, AA 2112, projet remis au magistrat de Stras (...)
  • 42 AVES, AA 2112, correspondance entre le ministre d’Argenson et l’intendant Lucé, 23 avril 1754 et 22 (...)
  • 43 ADHR, 5C 1241, Mémoire de la communauté de Mulhouse quant au nettoiement du Quattelbach, 1761.
  • 44 ADHR, 5C 1241, copie d’une lettre de la ville de Mulhouse à Lucé, 21 janvier 1755.

18Les canaux d’alimentation et d’écoulement de Neuf-Brisach, et celui de la Bruche, continuent quant à eux de servir. Leur gestion pose toutefois des enjeux particuliers pour les agents de la monarchie qui en ont la responsabilité. Le canal de la Bruche est particulièrement exigeant, puisqu’il est « à la charge du roi pour l’entretien et les réparations à y faire et la dépense en est considérable chaque année39 » . L’imposition spéciale de 30 000 livres régulièrement levée auprès des villes et communautés de la province pour l’entretien d’une partie du réseau hydrographique, est en partie destinée au canal et à ses éclusiers40. Des pourparlers s’engagent en 1729-1730 avec la ville de Strasbourg pour que celle-ci se charge d’entretenir le canal, en échange de droits de circulation, mais le projet de cession échoue41. Il est toutefois réactivé en 1754, alors que le secrétaire d’État de la Guerre d’Argenson et l’intendant Lucé constatent l’inutilité du canal pour le service du Roi. En 1755, le roi ordonne « que la ville de Strasbourg sera chargée à l’avenir de l’entretien du canal de la Bruche et de tous les ouvrages tels qu’ils puissent être pour y soutenir la navigation » en échange d’une réduction de la contribution aux fortifications de la ville, et à condition d’y laisser le libre passage pour le service du Roi42. Après cette date, seul le nouveau canal de Neuf-Brisach, indispensable à l’alimentation en eau de la forteresse, reste géré par la France, mais son pouvoir sur « la police supérieure du canal43 » est nuancé par la dépendance de l’ouvrage vis-à-vis de Mulhouse, où se trouve la prise d’eau. Le pouvoir royal est donc contraint à une gestion commune avec la république urbaine indépendante, qui repose sur des communications constantes, un entretien partagé et des tensions régulières lorsqu’il s’agit d’entreprendre des travaux44.

19Si les canaux ont donc bien rempli leur but initial en permettant de renforcer les points stratégiques d’une province frontière, ils n’ont pas entièrement répondu aux attentes des ingénieurs et des administrateurs qui espéraient les faire profiter au développement économique de la province. Les complications financières, techniques et politiques survenues dans leur gestion et dans leur exploitation ont limité les bénéfices envisagés. Les aménagements ont en revanche été rapidement intégrés dans l’économie provinciale par les populations locales.

  • 45 Mégret de Sérilly A., « Mémoires sur la Province d’Alsace », op. cit., p. 918-919.

20Celles-ci ont dû et ont su s’adapter, et s’approprier ces nouveaux cours d’eau en les entretenant et les modifiant, spontanément ou en concertation avec les autorités. La relation entre Strasbourg et le canal de la Bruche resté en activité est l’exemple le plus évocateur. Régulièrement entretenu, il a contribué au commerce strasbourgeois, facilitant l’acheminement « des denrées de toute espece pour l’usage et le commerce des habitans45 », un avantage que la ville et ses dirigeants reconnaissent en consentant au transfert de gestion.

  • 46 Mégret de Sérilly A., « Mémoires sur la Province d’Alsace, op. cit., p. 923-924.
  • 47 AVES 2MR 9, Ordonnance de l’intendant Pelletier de la Houssaye, 8 août 1708.

21À une plus petite échelle, la plupart des canaux s’insèrent dans une économie locale. L’abandon du canal de Seltz, par exemple, l’a laissé aux mains des populations riveraines, pour qui les hautes digues du canal « devenoient des obstacles au debit des eaux » des plaines humides, marais et forêt au nord de Strasbourg. Le délaissement de l’ouvrage permet aux communautés de transformer le mal en solution : la destruction des digues permet à l’eau de s’écouler dans le canal, qui l’évacue dans le Rhin46. Les habitants n’ont pas pour autant attendu son abandon pour en jouir à leur guise : une ordonnance de l’intendant Le Pelletier de la Houssaye, un an après la mise en eau de l’ouvrage, mentionne que « plusieurs personnes peschent dans ledit Canal » et que des bateliers chargés d’approvisionner les places et armées du Roi en profitent également pour y faire transiter des marchandises pour leur propre compte, « rompent les écluses en passant, maltraitent les éclusiers47 ». L’État prend donc des mesures pour limiter ces pratiques.

L’État comme acteur incontournable : le rôle des canaux dans l’évolution des pratiques administratives

  • 48 Seuls les rapports descendants (décisionnels) sont représentés, les communications se font dans les (...)
  • 49 Parfois, la production de ces titres se faisait à la demande expresse de l’administration, qui ente (...)

22L’impact majeur des canaux réalisés en Alsace par la France s’observe sur les pratiques administratives. Davantage que les autres cours d’eau, les canaux créés par et pour la monarchie placent ses représentants comme interlocuteurs incontournables pour leur gestion (figure 248). Alors que les communautés et les villes sont promptes à exhiber des titres et droits précédant le rattachement de l’Alsace à la France dans le cas de cours d’eau naturels ou de canaux anciens49, les nouveaux canaux appartiennent de plein droit au roi, et obligent d’emblée à tenir compte des institutions de l’État, du niveau provincial au local.

  • 50 Barbiche B., Les institutions de la monarchie française à l’époque moderne xvie-xviiie siècle, Pari (...)

23Le rôle de ces administrations est double. Les canaux sont soumis au pouvoir normatif de l’intendant. En édictant des ordonnances, celui-ci remplit pleinement ses attributions en matière de police des cours d’eau50. Ces dernières passent avant tout par la conservation du canal en état de permettre l’écoulement des eaux, donnant lieu à des mesures qui concernent surtout les canaux encore en usage de la Bruche et de Neuf-Brisach.

  • 51 ADHR 5C 1241, de nombreux documents de l’intendant, des Ponts et Chaussées, des meuniers et des com (...)

24Plus que les cours d’eau naturels au débit plus important, les canaux ont tendance à l’ensablement, en particulier ceux sur lesquels sont installés des moulins dont les roues et les radiers ralentissent encore le courant. Le pouvoir royal tente de pallier ce problème en encadrant l’obligation coutumière des meuniers de nettoyer la portion de canal qui leur incombe, en réalisant des aménagements spécifiques (rehaussement des seuils de prélèvement et d’écoulement) mais surtout en organisant régulièrement le curage des cours d’eau. Ce travail conséquent nécessite un assèchement de tout ou d’une partie seulement du canal, dont le nettoyage est supervisé par l’administration et effectué par des pionniers corvéables. Les archives de l’intendance évoquent essentiellement le cas du canal de Neuf-Brisach, curé en 1761. Le processus révèle un délicat équilibre entre les différents acteurs (communautés fournissant les pionniers, intendance, Ponts et Chaussées, gouverneur de Neuf-Brisach et directeur des fortifications) encore compliqué par la contribution financière exigée aux meuniers, à la ville et aux jésuites d’Ensisheim, et surtout par le fait que Mulhouse a la responsabilité de l’entretien d’une portion du canal, donnant lieu à une foisonnante correspondance pour déterminer les attributions de chacun51.

Figure 2. – Les acteurs de la monarchie en Alsace et l’administration des canaux au milieu du xviiie siècle.

  • 52 Parmi de nombreux textes, AVES 2MR 9, ordonnance de l’intendant Pelletier de la Houssaye pour la co (...)
  • 53 ADHR, 5C 1237, ordonnance de De Blair pour la conservation du canal de Neuf Brisach, 19 septembre 1 (...)

25Les administrateurs réglementent également pour interdire les pratiques nuisant au bon fonctionnement des canaux en endommageant leur lit ou leurs digues. Les habitants y pêchent ou y naviguent en effet illégalement, labourent les talus et exploitent les osiers et arbres qui y sont plantés52. Une autre pratique fréquente consiste à aménager des écoulements permettant l’irrigation ou le drainage de prés à proximité du canal. Une ordonnance de 1766 montre à quel point ces comportements dommageables pour le cours d’eau sont divers et récurrents : près de soixante ans après la construction du canal de Neuf-Brisach et malgré les ordonnances de ses prédécesseurs, l’intendant s’élève encore contre des « abus » aussi variés que la pâture et l’abreuvement des bêtes, la pêche, le prélèvement de la végétation, l’installation de radiers trop bas pour les moulins53. La même ordonnance montre la nécessité de penser à une échelle plus grande, incluant non seulement le canal, mais aussi le réseau hydrographique en amont qui l’alimente. À cet effet, De Blair défend « toutes constructions de digues, rigolles, saignées & écluses dans le cours des différentes rivières qui se réunissent depuis la communauté de Fröningen jusqu’à la ville de Mülhousen », susceptibles de priver le canal d’un débit suffisant.

  • 54 Un subdélégué particulier ou le bailli. À l’inverse des rivières et des canaux dont la création a p (...)

26L’administration monarchique peut également légiférer à la demande de particuliers ou de communautés. Au-delà d’une autorité avec laquelle il faut composer, elle devient au xviiie siècle, un acteur reconnu et sollicité, qu’il s’agisse de réaliser des aménagements ou de régler des conflits d’usage. Les populations de la province prennent rapidement l’habitude de se tourner vers l’intendance ou les Ponts et Chaussées pour lutter contre les débordements ou arbitrer des contentieux. Dans les deux cas, la procédure est souvent la même. Les plaignants, qu’ils agissent à titre individuel, en groupe, ou à travers leur communauté, font parvenir une requête à l’intendant, exposant le problème et sollicitant une mesure (construction d’ouvrages, entretien, réglementation des pratiques). En cas de conflit, l’autre parti soumet parfois également une requête. L’intendant peut dès lors émettre un jugement, mais souvent, dans les affaires de police des cours d’eau, il édicte une ordonnance de renvoi à destination de spécialistes (les Ponts et Chaussées) ou plus rarement, d’un autre acteur local54. Ceux-ci, après avoir pris connaissance de la situation, retournent à l’intendance un avis, parfois accompagné d’un procès-verbal, permettant d’édicter une ordonnance finale.

  • 55 ADHR 5C 1254, Pièces relatives à la requête des habitants de Réguisheim à l’intendant Feydeau de Br (...)

27Les archives de l’intendance montrent que, dans les deux derniers tiers du xviiie siècle au moins, les riverains menacés par les débordements des cours d’eau en appellent au pouvoir royal pour demander des aménagements, et plus rarement, des exemptions de taxes. En 1735, des débordements de l’Ill et du canal de Neuf-Brisach ayant causé d’importants dommages, la communauté de Réguisheim demande à l’intendant Feydeau de Brou de nommer un représentant capable d’évaluer les pertes subies et d’autoriser des aménagements protégeant le village, et sollicite une exemption d’impôts et de corvées pour deux ans. De Brou demande alors au bailli de Bollwiller, dont dépend le village, de nommer « des experts pour faire un procès-verbal détaillé et estimatif de la perte » de chaque habitant pour pourvoir « accorder à chaque particulier une modération proportionnée à la perte qu’il a sousfert » et de contacter l’inspecteur des Ponts et Chaussées François pour « examiner ce qu’il conviendra faire et leur prescrire les manières dont ils devront s’y prendre ». Le procès-verbal est envoyé par le bailli le 10 février, et la visite de François est effectuée en été de la même année, mais on ignore les suites de l’affaire55.

Figure 3. – Les étapes standards du recours à l’intendant : de la requête à l’ordonnance.

  • 56 AVES AA 2112, Requête des habitants de Molsheim contre Thomas Duffner, meunier de Dorlisheim, et se (...)
  • 57 À la requête de celui-ci, et sur avis du directeur des Ponts et Chaussées.
  • 58 ADHR 5C-1243, requête à l’intendant Lucé de Laurent Neef, bailli de Landser. Les pièces confirmant (...)

28Plus fréquemment, l’intendant se retrouve en position d’arbitre suite à des plaintes contre les pratiques de certains riverains. La procédure est la même que pour des demandes de travaux, mais requiert, si les suppliants ne sont pas déboutés, des mesures coercitives. Dès 1696, une requête des habitants de Molsheim conduit à la condamnation par l’intendant La Grange d’un meunier qui, détournant les eaux de la Bruche, en prive à la fois la rivière et le canal, empêchant le fonctionnement des moulins sur la première, et « la navigation et le service du Roy » sur le second56. En 1736, après une plainte des meuniers, une ordonnance du maréchal Du Bourg réglemente la navigation sur la Bruche afin de pallier les excès des bateliers. De telles procédures sont régulières et concernent les rivières comme les canaux créés par la monarchie. Celle-ci tient d’ailleurs compte des pratiques et usages des populations : après qu’en 1731, l’intendant a autorisé un certain Christophe Chaqué, conseiller secrétaire du Roi, à prélever des eaux dans le canal de Neuf-Brisach pour arroser des prés57, le privilège est remis en cause par l’ingénieur en chef de Neuf-Brisach en 1749. La même année, puis en 1755, le gendre de Chaqué, bailli de Landser, ayant hérité des terres, en appelle au directeur des Fortifications d’Alsace, puis à l’intendant. Les conséquences de cette dernière requête ne sont pas connues, mais la première, envoyée directement au directeur, permet de confirmer la concession de 173158. Cette affaire montre d’ailleurs que, même sur les nouveaux canaux, des pratiques peuvent être sanctionnées par des privilèges accordés, désormais, par le pouvoir royal.

Conclusion

29Les aménagements militaires des cours d’eau ont contribué à intégrer la nouvelle province d’Alsace au royaume, en garantissant avant tout son intégrité territoriale. Lignes fortifiées, inondations défensives et canaux, construits pour protéger directement ou indirectement la frontière, matérialisent la puissance de la France face à l’ennemi. De tels aménagements, facilités par un cadre juridique qui garantit la maîtrise des cours d’eau navigables et flottables au roi, et qui bénéficient de l’expertise de Vauban et de l’institutionnalisation des ingénieurs des fortifications, modifient durablement le paysage alsacien. Le réseau hydrographique est donc d’abord le support d’une conquête par les armes, mais il a aussi permis aux ingénieurs militaires de s’imposer comme des acteurs majeurs de l’aménagement territorial, et comme les premiers représentants d’une autorité royale qui doit encore s’affirmer à l’intérieur de la province.

30Les canaux devaient également contribuer au développement économique de l’Alsace, mais dans la quasi-totalité des cas, le manque de moyen ou la méconnaissance du terrain a conduit le pouvoir royal à abandonner une grande partie des aménagements, permettant aux riverains de se les approprier et de les modifier selon leurs propres besoins. En revanche, lorsque la monarchie continue de gérer des canaux, les mesures prises pour leur conservation et pour l’arbitrage des conflits d’usage participent elles aussi de l’affirmation de l’autorité royale et de la légitimité de ses relais. La conquête est donc également administrative. Les recours réguliers à l’intendant et, d’une manière générale, l’activité normative des agents de la monarchie en Alsace montrent en effet la reconnaissance, en matière de police des cours d’eau, d’un nouveau niveau d’autorité et d’expertise dépassant le niveau local : celui de la province et, par extension, de l’État. À travers ses relais, le Roi supplante et se substitue en partie au seigneur, en se plaçant à la fois en tant que maître, lorsqu’il édicte la norme, et en tant que protecteur, par son rôle de recours auprès des populations. Au-delà de leurs objectifs militaires, souvent à court terme, et nonobstant l’échec relatif de leur rôle économique à l’échelle de la province, les canaux créés par le pouvoir royal ont contribué à l’intégration administrative de l’Alsace dans le royaume, en faisant des agents de la monarchie des acteurs incontournable de leur gestion.

31Dans une logique de coconstruction des hommes et de leurs environnements, la création des aménagements militaires tirant parti du réseau hydrographique d’Alsace constitue une étape majeure dans l’évolution des pratiques et des représentations liées aux cours d’eau dans la province, et dans le renforcement du pouvoir royal dans un territoire nouvellement conquis. L’impact de ces aménagements spécifiques s’inscrit dans une évolution plus générale de la gestion de l’eau en Alsace, où au xviiie siècle, l’ingérence du pouvoir royal concerne l’ensemble des cours d’eau, naturels et artificiels. Les canalisations à des fins militaires sont également à mettre en perspective avec d’autres facteurs expliquant cette évolution globale des pratiques et des représentations, comme la création, au niveau national, de corps spécialisés (les Ponts et Chaussées, en 1716) ou le renforcement de l’administration étatique, qui permet de mieux en mieux connaître et maîtriser le territoire, et dont les savoirs se transmettent, s’enrichissent et se pérennisent au fil des administrateurs.

Notes

1 Je tiens à remercier l’ensemble des participants et des organisateurs du colloque du RUCHE « Pouvoir·s et environnement » tenu à Rennes en 2014, et en particulier Raphaël Morera, pour leurs questions, remarques et suggestions qui ont permis la rédaction de cet article.

2 Cette organisation a lieu progressivement à partir de 1661, au sein des secrétariats d’État de la Guerre et de la Marine et semble achevée en 1691, date à Michel Le Peletier, intendant des finances, prend la direction du nouveau « département des Fortifications des places de terre et de mer » réunissant tous les ingénieurs en un unique corps. Blanchard A., Les ingénieurs du « Roy » de Louis XIV à Louis XVI, étude du corps des Fortifications, Montpellier, Centre d’histoire militaire et d’études de défense nationale de Montpellier, 1979, p. 66-73.

3 Wittfogel K. A., Oriental despotism : a comparative study of total power, New Haven/Londres, Yale University Press/Oxford University Press, 1957.

4 Worster D., Rivers of Empire : Water, Aridity, and the Growth of the American West, New York/ Oxford, Oxford University Press, 1985.

5 Gourou P., Riz et civilisation, Paris, France, Fayard, 1984.

6 Morera R., L’assèchement des marais en France au xviie siècle, Rennes, PUR, 2011.

7 Szulman É., La navigation intérieure sous l’Ancien Régime. Naissance d’une politique publique, Rennes, PUR, 2014.

8 Virol M., « La technique au service de la défense et de l’économie du royaume. L’aménagement des rivières selon Vauban », La rivière aménagée. Entre héritages et modernité. Formes, techniques et mise en œuvre. Æstuaria, Cultures et développement durable, 7, 2005, p. 268.

9 Ibid., p. 274.

10 Du Muy L. de Félix, « Mémoires sur l’Alsace, divisés en trois parties, dont la première comprend sa deffense, la deuxième sa topographie et la troisième son administration intérieure », 1766, BnF, ms. fr. 11410, p. 32.

11 Règemorte J.-B. de, « Mémoire de M. de Regemorte sur les lignes de la Lauter du 27 mai 1706 », in Mémoires Militaires Relatifs à la Succession d’Espagne sous Louis XIV : extraits de la correspondance de la cour et des généraux, Paris, Imprimerie royale, 1845, p. 780.

12 Morera R., Vauban hydraulicien, mémoire de maîtrise, Paris, université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1999 ; Virol M., « La technique au service de la défense et de l’économie du royaume. L’aménagement des rivières selon Vauban », art. cité.

13 Morera R., « Maîtrise de l’eau, maîtrise de l’espace : cartographie et inondations défensives à l’époque de Vauban », Le Monde des Cartes 195, 2008, p. 39.

14 BnF, ms. Fr. 25567-NAF 1548, Vauban S. Le Prestre de, « Scituation de Strasbourg, ses deffauts et advantages, et les propriétés généralles et particulières de sa fortification, après l’exécution de son projet achevé », f. 2.

15 Du Muy L. de Félix, « Mémoires sur l’Alsace », op. cit., p. 154.

16 AN, Fonds Vauban, 155Mi/24 2, fol. 1-2 vo, « Étude comparée des parties de la défense de Landau les plus exposées aux attaques », 1698.

17 Mégret de Sérilly A., « Mémoires sur la Province d’Alsace », 1751, Archives départementales du Bas-Rhin, 4 J 1/3, p. 928.

18 « Mémoire sur le canal de Seltz », BNUS, Ms. Turckheim 119, fol. 433 vo-434. Le mémoire est vraisemblablement écrit par l’ingénieur Jean-Baptiste de Règemorte.

19 Szulman É, La navigation intérieure sous l’Ancien Régime, op. cit., 2014, p. 49.

20 Soit environ 12 tonnes. Peloux, Mémoire sur l’Alsace, 1732-1735, BnF, ms. fr. 8152, fol. 21 v°

21 Mégret de Sérilly A., « Mémoires sur la Province d’Alsace », op. cit., p. 914.

22 Vauban S. Le Prestre de, « Navigation des rivières », in Virol M. (éd.), Les Oisivetés de M. Vauban, Seyssel, Éditions Champ Vallon, 2007, t. 1, p. 667.

23 « Mémoire sur le canal de Seltz », BNUS, Ms. Turckheim 119, fol. 432.

24 Ibid., fol. 433 v° -434.

25 Vauban S. Le Prestre de, « Navigation des rivières », op. cit., p. 667 ; Mégret de Sérilly A., « Mémoires sur la Province d’Alsace », op. cit., p. 934-935.

26 Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg (AVES), AA 1914, lettre de M. Beck, agent de la ville de Strasbourg à Paris, au syndic de Strasbourg Güntzer, 5 septembre 1682.

27 Vauban S. Le Prestre de, « Navigation des rivières », op. cit., p. 667-668.

28 « Mémoire sur le canal de Seltz », BNUS, Ms. Turckheim 119, fol. 434-436.

29 Seuls l’Ill à partir de Colmar et le Rhin sont navigables, ainsi que les parties basses de la Moder et de la Zorn, qui se substituent d’ailleurs à une portion du canal de Seltz, avant Drusenheim.

30 Conchon A., « Introduction » au mémoire « Navigation des rivières », Virol M. (éd.), Les Oisivetés de M. Vauban, op. cit., p. 638-640.

31 Virol M., « La technique au service de la défense et de l’économie du royaume. L’aménagement des rivières selon Vauban », art. cité, p. 280.

32 Mégret de Sérilly A., « Mémoires sur la Province d’Alsace », op. cit., p. 914.

33 Du Muy L. de Félix, « Mémoires sur l’Alsace », op. cit., p. 9.

34 ADHR, 5C 1243, lettre de Baudoin, directeur des fortifications d’Alsace, autorisant le prêteur royal de Strasbourg, Klinglin, à percer à sa guise le canal de Rouffach (ancien canal de Neuf-Brisach), 3 juin 1746 (copie collationnée datant de 1758).

35 Mégret de Sérilly A., « Mémoires sur la Province d’Alsace », op. cit., p. 932-924.

36 Ibid., p. 923.

37 Du Muy L. de Félix, « Mémoires sur l’Alsace », op. cit., p. 152.

38 Ibid., p. 17-18.

39 Peloux, Mémoire sur l’Alsace, op. cit., fol. 22.

40 AVES, 2MR 8-11, ordonnances des intendants Le Peletier de la Houssaye, puis Bauyn d’Angervilliers sur l’impôt à prélever, notamment pour l’entretien des bords du Rhin et du canal de la Bruche, 1706-1716.

41 Peloux, Mémoire sur l’Alsace, op. cit., fol. 22 ; AVES, AA 2112, projet remis au magistrat de Strasbourg par le prêteur royal de Klinglin pour que la ville assume la charge du canal, mai 1729.

42 AVES, AA 2112, correspondance entre le ministre d’Argenson et l’intendant Lucé, 23 avril 1754 et 22 mars 1755.

43 ADHR, 5C 1241, Mémoire de la communauté de Mulhouse quant au nettoiement du Quattelbach, 1761.

44 ADHR, 5C 1241, copie d’une lettre de la ville de Mulhouse à Lucé, 21 janvier 1755.

45 Mégret de Sérilly A., « Mémoires sur la Province d’Alsace », op. cit., p. 918-919.

46 Mégret de Sérilly A., « Mémoires sur la Province d’Alsace, op. cit., p. 923-924.

47 AVES 2MR 9, Ordonnance de l’intendant Pelletier de la Houssaye, 8 août 1708.

48 Seuls les rapports descendants (décisionnels) sont représentés, les communications se font dans les deux sens. Les acteurs impliqués varient selon les canaux et les dates : le schéma englobe l’ensemble des situations.

49 Parfois, la production de ces titres se faisait à la demande expresse de l’administration, qui entendait réguler et limiter certains privilèges à leur strict minimum.

50 Barbiche B., Les institutions de la monarchie française à l’époque moderne xvie-xviiie siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 394.

51 ADHR 5C 1241, de nombreux documents de l’intendant, des Ponts et Chaussées, des meuniers et des communautés portent sur le curage du canal en 1761. La liasse contient notamment le modus operandi du conducteur des travaux, la correspondance entre les Ponts et Chaussées et l’intendance, une requête de Mulhouse protestant contre le quadruplement de la zone à nettoyer qui lui incombe.

52 Parmi de nombreux textes, AVES 2MR 9, ordonnance de l’intendant Pelletier de la Houssaye pour la conservation et l’interdiction de dégradation du canal de la Wantenau à Seltz, 8 août 1708, AVES 2MR 10, ordonnance de la Houssaye pour la conservation du canal de NB, dégradé et utilisé abusivement par les riverains, 20 août 1710 ; AVES 2MR 14, ordonnance d’Angervilliers interdisant toute dégradation de la rigole d’Ensisheim et le canal de NB, 14 mai 1720, AVES 2MR 19, ordonnance de Gayot pour la préservation et l’interdiction de dégrader le canal de la Bruche, 26 juillet 1728.

53 ADHR, 5C 1237, ordonnance de De Blair pour la conservation du canal de Neuf Brisach, 19 septembre 1766.

54 Un subdélégué particulier ou le bailli. À l’inverse des rivières et des canaux dont la création a précédé la conquête de l’Alsace, le recours à l’avis du bailli semble très rare (un cas recensé) pour des requêtes au sujet des canaux réalisés par la monarchie.

55 ADHR 5C 1254, Pièces relatives à la requête des habitants de Réguisheim à l’intendant Feydeau de Brou suite à une inondation en décembre 1734, janvier-juin 1735.

56 AVES AA 2112, Requête des habitants de Molsheim contre Thomas Duffner, meunier de Dorlisheim, et sentence de l’intendant contre ce dernier, janvier 1696.

57 À la requête de celui-ci, et sur avis du directeur des Ponts et Chaussées.

58 ADHR 5C-1243, requête à l’intendant Lucé de Laurent Neef, bailli de Landser. Les pièces confirmant la concession datent de juin 1749, la dernière requête semble de 1755, selon les notes en marge, mais, à l’instar de la quasi-totalité des requêtes, celle-ci ne porte pas de date précise.

Table des illustrations

Légende Figure 1. – Le canal de Seltz à la Wantzenau (1708-1714).
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Légende Figure 2. – Les acteurs de la monarchie en Alsace et l’administration des canaux au milieu du xviiie siècle.
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Légende Figure 3. – Les étapes standards du recours à l’intendant : de la requête à l’ordonnance.
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Auteur

Docteur en histoire moderne, université de Haute-Alsace – université de Montréal, ingénieur d’études, université de Haute-Alsace

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