1Au lendemain de la tempête Xynthia, qui avait provoqué la mort de 59 personnes et de nombreux dégâts matériels dans la nuit du 27 au 28 février 2010, les médias et l’opinion publique n’eurent de cesse de rechercher les responsables, de dénoncer les coupables.

2La tempête allait continuer de faire des remous. L’État prenait en toute hâte des décisions d’expulsion et de classement en zone noire, qui furent l’objet d’un grand nombre de critiques. Localement, des associations se mobilisèrent contre les décisions du pouvoir central. Les manquements passés du maire de la Faute-sur-Mer, des promoteurs immobiliers et de l’État furent montrés du doigt. Une longue instruction s’ouvrit1.

3Ce remue-ménage ne surprend pas l’historien du xix^e siècle, qui a souvent trouvé mention de catastrophes dites naturelles et de l’émoi qu’elles produisaient dans une société entrée dans la modernité. Les crues furent en effet fréquentes au long du siècle : la Loire en 1846, le Rhône, la Loire, la Durance, l’Isère, la Garonne en 1856, l’Isère et le Drac en 1859 et 1895, la Garonne en 1875, la Seine et l’Oise en 1876, pour ne prendre que quelques exemples qui suscitèrent un écho particulier.

4L’objet de notre recherche, en nous appuyant sur les récits de presse et les discours des gouvernants, est de retrouver et comprendre les attitudes des hommes du xix^e siècle, si avides de progrès, devant des phénomènes qui mettaient en évidence leur impuissance à maîtriser la nature. Le traitement médiatique et l’action des pouvoirs publics sont le reflet de la gouvernance et de la communication de chaque société, d’où l’intérêt de la comparaison dans le temps. Nous analyserons comment les pouvoirs médiatique, politique et scientifique ont réagi au moment des grandes inondations qui jalonnèrent ce siècle.

Émotions

5La presse, en ce siècle de formation de l’opinion publique, sut immédiatement faire vibrer la corde sensible de ses lecteurs. Lors des inondations de 1875 dans le Midi, les journaux populaires tinrent une chronique régulière des événements2. Le Petit Journal en fit sa première page, avec des titres significatifs : « les inondations3 », « Les désastres dans le Midi4 ». Le journal La Dépêche publia rapidement une brochure destinée à informer plus précisément ses lecteurs.

6Dans un premier temps, les journaux se contentaient de décrire. Sous la plume des rédacteurs, il n’était question que de désolation, d’horreur, d’effroi, de dévastation, de calamité, de ruines, de morts. Il s’agissait d’une catastrophe d’ampleur qui pouvait frapper chacun aveuglément. Les mots des rédacteurs s’efforçaient d’émouvoir les lecteurs en montrant que des enfants, des vieillards, des femmes, c’est-à-dire des êtres fragiles, que toute société civilisée se devait de protéger, avaient été victimes de la fureur des eaux :

« Le doute n’est plus permis, le malheur est là ; il nous frappe de ses coups impitoyables ; une morne stupeur fait place aux joies évanouies. La France entière suit avec une secrète frayeur les progrès constants, hélas ! du fléau envahisseur. Elle suppute chaque jour combien ont déjà succombé dans cette lutte terrible que l’élément destructeur livre à l’homme. Des récits lamentables sont répandus, des nouvelles sinistres glacent les plus fermes courages ; il y a comme un moment d’abattement ; le découragement gagne chacun, puis le désespoir éclate enfin, et, d’un bout de la France à l’autre, retentit ce cri funeste : les inondations !
Les villes ravagées, les moissons détruites, les espoirs les plus légitimes déçus, les fortunes les mieux établies compromises. Le fléau atteint tout, renverse tout sur sa route. Le centre et le midi de la France ont à souffrir ces cruelles épreuves. Le riche et le pauvre, le champ modeste et la grande exploitation, l’usine et la chaumière, le château et la ferme, payent un redoutable tribut à l’élément déchaîné. Ce ne sont que cris et que gémissements ! L’effroi a séché les larmes, l’épouvante a glacé les cœurs ; les biens périssent, les hommes meurent5… »

7De la description des paysages dévastés, les rédacteurs passaient au récit des nombreux drames qui s’étaient joués sous les yeux des proches des victimes. La Dépêche publia une brochure d’une centaine de pages dont une bonne partie fut consacrée au récit de scènes macabres. La mort semblait désormais régner sans partage dans les quartiers dévastés, jadis vivants :

« Les mêmes eaux qui, trois jours auparavant, mettaient en mouvement toutes ces manufactures, en ont été le fléau. Toutes sont gravement endommagées ; quelques-unes sont arrêtées peut-être pour toujours, Sur certains points, le sol est littéralement rasé ; les constructions, les machines, les marchandises ont totalement disparu. Le silence, un silence de mort règne maintenant dans ces lieux, naguère si animés, si pleins de vie, de mouvement et de féconde agitation6. »

8Un poète fit le parallèle avec les désastres commis par la guerre quelques années auparavant.

La guerre et l’incendie ont passé sur la France ;
Et lorsqu’allait s’ouvrir la fleur de l’espérance,
Les torrents doublent nos douleurs.
La mitraille effondrait et châteaux et chaumières.
C’est le tour au déluge. Il faut que nos paupières
Ne restent donc jamais sans pleurs7.

9Les mots ne suffisaient pas pour exprimer l’indicible. La presse utilisa les techniques à sa disposition pour donner à voir les lieux touchés par les inondations. Le Journal illustré, hebdomadaire paraissant le vendredi, envoya deux dessinateurs, Henri Meyer et Georges Guiaud, chargés d’illustrer les récits des journalistes8. Des images de l’imprimerie Pellerin d’Épinal représentèrent, en 1840 et en 1866, ces scènes de désolation en soulignant l’ampleur des ravages et le désespoir des hommes. Plus tard, en 1910 notamment, les photographies seront chargées de témoigner de l’ampleur des inondations. Cette mise en images associées à la verbalisation est significative de la démarche de la presse à grande diffusion. Certes, il s’agissait d’informer, mais également de susciter l’émotion du lecteur devant tant de ravages matériels et humains qui étaient mis sous ses yeux.

10Des anecdotes dramatiques furent glanées par des journalistes, dont certaines furent reprises dans différents journaux, comme la noyade du marquis de Hautepoul. Elles inspirèrent parfois des écrivains comme Zola, dont la nouvelle L’inondation s’inspirait des événements de Saint Jorry, en 18759. L’auteur fit du fait divers un événement dramatique, significatif d’une injustice qui pouvait frapper les hommes. Pour l’exprimer, il construisit soigneusement le récit. Le premier chapitre esquisse un tableau champêtre idyllique : la prospérité est au rendez-vous, le bonheur familial est éclatant, les projets ne manquent pas. C’est le bonheur simple des humbles. Ceux-ci ont le sentiment d’être protégés, si bien qu’ils ne prennent pas garde au danger qui survient. Chapitre après chapitre, inexorablement, la tension monte, comme l’eau de la Garonne, sans bruit et inexorablement, déjouant les tentatives de fuite, de lutte ou de sauvetage. Les seules issues sont la folie, la noyade ou le désespoir.

11Certes, l’art de Zola est incomparable, ce dont témoignent les nombreuses rééditions dont a fait l’objet ce récit. Le fait divers dont l’auteur s’est inspiré était localisable et datable, mais la chronique qu’en fit Zola ne fait que fort peu référence à un lieu et un moment précis : un tel drame familial aurait pu se produire en n’importe quelle vallée fluviale et atteindre toute famille vivant sur les berges du fleuve. La progression du récit et le contraste saisissant entre le bonheur initial et le malheur final, contribuent à cette dramatisation. Zola l’accentue par la narration à la première personne. Le seul rescapé est un vieillard, Louis Roubieu, qui n’a plus que ses yeux pour pleurer.

12Il n’en reste pas moins que, avec une plume moins habile sans doute, de nombreuses mises en récit publiées dans les journaux accentuaient la dramatisation de l’événement, qui paraissait particulièrement injuste, inexorable, inhumain. Les chroniques des journaux faisaient preuve de la même insouciance initiale, puis d’inquiétude face à l’extension de l’inondation ; lorsqu’il est avéré que l’événement est d’une ampleur exceptionnelle, les journalistes se précipitent pour rendre compte à leurs lecteurs de ce qu’il en est exactement.

13Description de paysages dévastés et récits de douloureux événements conduisaient les auteurs à faire preuve de fatalisme. Pour les uns, la nature était seule responsable de ces fléaux tandis que d’autres invoquaient le dessein de Dieu.

14La nature était une force mystérieuse, implacable, toute puissante. La récurrence des crues en donnait la plus éclatante démonstration. En ce siècle de découvertes, d’inventions et de progrès techniques, où l’homme s’imaginait pouvoir dompter, maîtriser, canaliser les eaux, les inondations rappelaient aux riverains touchés et aux lecteurs de la presse qu’il était illusoire de vouloir résister à la nature :

« On a dit qu’il n’y avait rien de nouveau sous le soleil. Ceci est vrai peut-être plus encore dans le domaine de la nature, où tout est un perpétuel recommencement. La crue de 1910 a été précédée de phénomènes analogues, au cours des siècles précédents. Elle sera peut-être suivie d’inondations non moins inattendues, les mêmes causes devant avoir les mêmes résultats. Si l’on considère attentivement les documents du passé, on peut remarquer que les mêmes quartiers ont été inondés en 1658, en 1740, en 1802 et en 1910. Les abords de la place du Havre ne furent pas épargnés en 1802. Pourtant le souterrain du Nord-Sud n’avait pas encore troué le sous-sol. Mais des conditions géologiques permanentes devaient engendrer, à travers le temps, des infiltrations de même caractère.
De la comparaison des faits on peut déduire que nos aïeux ont souffert, comme nous, des oscillations du fleuve parisien, que nos enfants pourront aussi en être victimes10. »

15D’autres invoquaient un principe supérieur à la nature : c’était Dieu lui-même qui, étant à l’origine de toutes choses, avait voulu punir les hommes de leur orgueil et leurs errements ou bien les mettre à l’épreuve. Pour l’abbé historiographe Bouclon, la colère de Dieu était à l’origine de la fureur des eaux et seule la prière pouvait permettre d’y mettre fin :

« Devant la furie des eaux que vomissent les abîmes de la terre, qui se précipitent des cataractes du ciel, comme au temps du déluge, où trouver un refuge ? où chercher un appui ? Comment opposer à un élément auquel Dieu seul commande des digues assez puissantes, si c’est la colère de Dieu qui se déploie contre nous, si sa main nous châtie ? Que peut l’homme contre Dieu ? Rien.
Humilions-nous donc sous sa main toute puissante, et cherchons uniquement à la désarmer par la prière, les larmes, l’expiation, la bienfaisance. Poussons le cri suprême des matelots au sein des naufrages : Marie, étoile de la mer, salut ! Marie, notre unique refuge, priez pour nous11 ! »

16Plus le récit dramatisait la situation, plus les auteurs disaient l’impuissance des hommes et appelaient à courber l’échine en attendant des jours meilleurs ou à invoquer l’aide de la puissance divine. La lecture de la presse nous confirme donc l’attitude spontanée non seulement des observateurs mais sans aucun doute des victimes des inondations. La nature même de ces événements – silencieux, inexorables, dévastateurs – conduisait à ce découragement. Les pleurs et le deuil semblaient la seule issue.

17Corolaire inévitable de toute description et de tout récit de catastrophe fortement médiatisés, les auteurs faisaient appel à la générosité de tous les Français.

Consolation

18Le désespoir dont témoignent ces écrits a ceci de nouveau qu’il est donné à voir à un public élargi via les comptes rendus de visite des journalistes. La caisse de résonance que constituent les journaux va conduire d’autres acteurs à se mettre en scène : les hommes politiques, à commencer par les chefs d’État.

19Napoléon III, en 1856, se rendit dans la basse vallée du Rhône et la vallée de la Loire. Mac-Mahon, en 1875, se rendit dans le Sud Ouest. Ces initiatives serviront souvent de modèles par la suite. Une lecture attentive des comptes rendus de ces voyages de compassion publique permet de noter les points auxquels les contemporains ont été sensibles. Il est souligné tout d’abord qu’il s’est agi d’une décision personnelle. Ni la tradition ni le protocole ne leur enjoignaient de quitter promptement Paris pour un tel voyage. Tous deux entendaient témoigner ainsi de leur proximité avec le peuple français, de leur souhait d’établir un contact avec lui sans intermédiaires. Il convient de relever également l’importance de la médiatisation donnée à l’événement. Les journaux précisèrent, au jour le jour, le détail de ce voyage : villages ou quartiers visités, discours prononcés, secours annoncés. Incontestablement, leur message ne s’adressait pas exclusivement aux victimes des inondations mais à tous les Français. Leur geste définissait la fonction qui était la leur.

20L’Empereur relégitimait ainsi son pouvoir. Dans une brochure tout entière consacrée à la gloire de Napoléon III, l’auteur reconnaissait sans fard cette intention : « Le voyage de l’Empereur a une haute signification et une grande portée. Il montre bien l’union intime de la nation et du souverain qu’elle s’est librement choisi ; il assure à Napoléon III le dévouement de tous, et détruit dès aujourd’hui jusqu’à la dernière trace des partis désorganisés12. » Venu dans les régions même qui avaient contesté le coup d’État, il entendait témoigner de sa grandeur, conquérir les cœurs, unir la nation autour de lui.

21Le général de Mac-Mahon, Président de la République, qui avait été élu par l’Assemblée nationale pour préparer le rétablissement de la monarchie, connaissait, quant à lui, une situation politique incertaine. Ladite Assemblée nationale avait voté en janvier 1875 le fameux amendement Wallon et discutait les autres lois constitutionnelles au moment où survinrent les inondations. Son attitude affirmait l’autonomie du Président de la République vis-à-vis du Parlement et le lien direct qu’il établissait avec les Français. D’une certaine manière, l’événement témoigne de la conception monarchiste qu’avait Mac-Mahon de la présidence : ne se mêlant pas aux débats politiciens des parlementaires, il allait au-devant du peuple de France.

22Néanmoins, le voyage de compassion présidentielle prit une tournure officielle. Certains journaux relataient fidèlement chaque étape des déplacements. À Toulouse, le chef de l’État fut reçu par les autorités militaires, préfectorales, municipales et ecclésiastiques. Il visita les quartiers dévastés de Toulouse et, les jours suivants, se rendit dans les villages qui avaient été atteints par les eaux. En général, le maire prononçait un discours d’accueil, puis le Président se faisait présenter les habitants qui s’étaient distingués par des actes de bravoure, parcourait à pied les quartiers dévastés par l’inondation, visitait le cas échéant l’hôpital puis remettait un don en argent au maire de la commune. À Verdun (Ariège), un arc de triomphe avait été élevé et le maréchal reçut une couronne de laurier13.

23À première vue, l’Empereur et le Président avaient adopté une attitude régalienne14. Tous deux faisaient preuve de largesse et distribuaient des dons aux communes visitées. La possibilité, grâce au chemin de fer, de se rendre immédiatement sur place et la médiatisation donna une ampleur inédite à leurs gestes. Ils encouragèrent l’élan d’aide aux victimes qui se traduisait non seulement par l’hospitalité offerte à ceux qui n’avaient plus de toit mais également par des souscriptions variées15. Les journaux rivalisèrent d’initiatives pour susciter et collecter des dons aux victimes, publiant notamment la liste des souscripteurs, éditant des numéros spéciaux dont les bénéfices iraient aux inondés.

24Le maréchal de Mac-Mahon prit en main les choses. Il institua par décret un comité d’aide aux victimes, qui fut placé sous le patronage de la maréchale son épouse. Les souscriptions furent reçues soit à l’Hôtel de la Présidence, soit dans les trésoreries générales des départements. Les journaux annoncèrent cette initiative, publièrent les noms des premiers donateurs, encouragèrent à suivre leur exemple16. L’Assemblée nationale souscrivit un don de cent mille francs, qui fut réparti sur les appointements des députés et le gouvernement fit voter un crédit de deux millions. Le tout fut rapporté par la presse.

« Pendant ce temps, la municipalité prenait les mesures nécessaires pour parer aux besoins les plus urgents de ces infortunés, parmi lesquels plusieurs étaient blessés, quelques-uns grièvement. Nous nous faisons un devoir de le proclamer bien haut : dans ces douloureuses circonstances, l’élan de la population toulousaine a été admirable. Chacun, dans la limite de ses moyens, a noblement fait son devoir. Déjà les dons affluaient à la Mairie. En quelques instants, une quantité considérable de vêtements, de linge était recueillie. Avant la fin de la journée, plus de 30 000 francs avaient été apportés spontanément au Capitole, Le soir, le Conseil municipal, convoqué d’urgence, votait un premier secours de 100 000 francs. Les journaux ouvraient des listes de souscription qui se garnissaient rapidement de signatures. N’oublions pas de payer ici un juste tribut d’éloges aux soldats et aux officiers de notre garnison. On ne saurait trop louer la noble et courageuse conduite de ces braves militaires. Toulouse reconnaissante n’oubliera jamais leur dévouement17. »

25Autre posture régalienne, de la part de l’Empereur et du Président, relayée par la presse : la célébration des héros. Les deux chefs d’État se faisaient raconter les actes de bravoure et récompensaient ceux qui avaient risqué leur vie pour sauver de la noyade un malheureux entraîné par les flots ou offert l’hospitalité à ceux qui n’avaient plus de toit. Décorations et médailles furent attribuées également aux soldats qui étaient intervenus pour secourir les sinistrés, aux maires qui avaient su prendre les mesures qui s’imposaient, au clergé qui avait ouvert les portes des églises ou des collèges.

26Les médias se plurent à rechercher les actions remarquables et à les relater sur le mode épique.

27Des auteurs racontèrent le voyage de Napoléon III pour chanter ses louanges. Pour Chauvelot, il était un homme providentiel, qui allait enfin mettre en œuvre les moyens d’éviter le retour de tels fléaux18. L’un de ses panégyristes reconnaissait les bénéfices politiques de cette initiative : en se rendant dans les régions qui avaient contesté le coup d’État, l’empereur faisait preuve de sa mansuétude :

« L’Empereur, et il semble que la Providence ait dirigé ses pas, a été au-devant de ceux-là mêmes qui avaient le plus ouvertement méconnu son autorité, le principe d’ordre qu’il représente, en même temps que la volonté si hautement manifestée par l’immense majorité de la nation ; il s’est présenté dans ce grand appareil si rarement revêtu par le souverain ; il est venu non point comme le chef d’un grand État, mais comme le père de la nation. Il avait effacé de son cœur le souvenir des offenses, et il n’y avait sur ses lèvres que des paroles de commisération, d’encouragement, dans ses mains que des bienfaits, dans son âme que pitié et qu’amour.
Aussi, on peut le dire, l’Empereur a fait à nos yeux une conquête mille fois plus précieuse que celles qui résultent du choc des armées. Il a conquis des cœurs que de perfides conseils, que des convictions fâcheuses tenaient éloignés de lui. Dans le grand désastre que vient d’éprouver si cruellement la France, il existe comme une marque tracée par la volonté divine, comme un jalon placé par la Providence, qui semble convier tous les enfants du sol à une communion générale et sincère […] désormais le peuple est pour lui, Et désormais ce ne seront plus seulement les majorités qui l’acclameront mais de toutes les poitrines, de toutes les bouches, sortira ce cri, brûlant d’enthousiasme et d’affection, qui vient de retentir avec tant d’unité sur les bords de la Loire et du Rhône, comme le 14 juin, des Tuileries, à Notre-Dame : Vive l’Empereur19 ! »

28À en croire les journaux, cette attitude fut unanime, spontanée, généralisé. Par un effet d’entraînement, à la suite des autorités civiles – les journaux signalent le montant des dons apportés par Mac-Mahon et par le ministre de l’Intérieur, les dons affluèrent, semble-t-il. Des aides en nature parvinrent également aux sinistrés.

29La visite présidentielle de Mac-Mahon donna lieu à des rassemblements. La population des villages l’accueillait, l’applaudissait. Le souvenir en demeura longtemps vif20.

30Les publicistes ne se contentèrent pas de relater les drames et les actes de bravoure : ils vulgarisaient les travaux scientifiques donnant à comprendre l’événement et, sinon à prévenir son retour, du moins de limiter son ampleur et protéger les populations.

Action

31Les autorités civiles ne se contentèrent pas de manifester leur compassion par le geste et la parole et s’efforcèrent de trouver la cause de semblables désastres afin d’éviter sinon leur retour du moins l’ampleur des dégâts. L’empereur, en 1856, commanda une étude sur laquelle il s’appuya pour définir un programme pour son ministre des Travaux publics. En 1876, une commission parlementaire fut constituée pour rechercher les causes et chercher les mesures permettant d’éviter le retour d’un tel fléau. En 1910 de nouveau, la Chambre des députés demanda des rapports circonstanciés.

32Les ingénieurs des Ponts et Chaussées ainsi que les Conservateurs des forêts furent sollicités et produisirent un discours technique, qui fut publié sous forme de rapports, brochures et livres21. Les journalistes s’en saisirent et en vulgarisèrent la teneur. On retrouve par exemple dans la brochure de La Dépêche la plupart des conclusions auxquelles étaient arrivés ces travaux22.

33S’appuyant sur des enquêtes rigoureuses, ces ingénieurs distillaient une vision de la nature comme un monde irrationnel sur lequel l’homme était en mesure d’intervenir grâce à la science. Leur culture scientifique était fondée sur le pragmatisme, sur l’action, sur l’utilité. L’argumentation commençait presque systématiquement par un constat de la récurrence de ce fléau. De l’antiquité aux temps présents, ils énuméraient les grandes catastrophes que les textes permettaient de connaître. Après l’histoire, la géographie, ou plutôt la topographie et la géologie étaient associées. Pour comprendre le mécanisme des crues et de leur retour périodique, il était indispensable de connaître le bassin versant avec précision. Les données collectées pour ces travaux étaient nombreuses. Cartes et croquis étaient souvent adjoints à ces écrits. Manifestement, le travail avait été accompli avec minutie : recherche de documents, travail à partir de cartes. Des visites sur le terrain avaient probablement été effectuées. Munis de ces indicateurs, il était possible aux auteurs d’expliquer ces phénomènes.

34Affirmer que la topographie et la géologie expliquaient ces inondations revenait à admettre, ce qui était fait implicitement ou explicitement, qu’elles étaient inévitables. Tout en affirmant qu’il y avait toujours eu des crues et qu’il y en aurait toujours, ces ingénieurs ne faisaient pas preuve pour autant du moindre fatalisme. Ils cherchaient les causes de la plus grande fréquence de ces crues et de l’accroissement de leur violence. Ils admettaient, sans le dire ouvertement, que l’activité des hommes n’était pas étrangère à cette évolution récente. Par exemple, les inondations de la vallée de la Loire étaient expliquées par les travaux qui avaient été faits au sortir de la plaine du Forez pour améliorer la navigabilité du fleuve mais qui, par conséquent, empêchaient le fleuve de s’épandre tranquillement dans ladite plaine au moment des crues saisonnières. Les flots se précipitaient alors en aval et dévastaient sur leur passage les maisons et villages situés sur les berges ou à proximité.

35La connaissance de la nature ne conduisait donc pas les auteurs de ces études à promettre que l’homme serait capable de la dompter. Ils étaient conscients à la fois des moyens que les progrès scientifiques et techniques leur donnaient, mais admettaient que leur action n’était pas toute puissante. En 1910, la crue de la Seine avait suscité bien des angoisses et fait naître un fatalisme, que l’un des auteurs s’employait à récuser, tout en admettant que l’homme ne pouvait maîtriser absolument les caprices du fleuve : « On a dit qu’il n’y avait rien de nouveau sous le soleil. Ceci est vrai peut-être plus encore dans le domaine de la nature, où tout est un perpétuel recommencement. » L’auteur continuait en précisant que les crues semblaient obéir à un cycle de 14 années et en déduisait qu’il était possible seulement « de limiter les fantaisies de la rivière Seine23 ».

36Toutefois, quelles que soient leurs précautions sémantiques, ces auteurs ne se privaient pas de pointer, avec beaucoup de civilité, l’action des hommes. Des polémiques naissaient parfois quant aux solutions à mettre en œuvre. Vers le milieu du xix^e siècle, le déboisement était donné généralement pour la cause principale des inondations. Mais les spécialistes n’étaient pas unanimement d’accord sur ce point. Une brochure anonyme, publiée au lendemain des crues de l’Allier et de la Loire en 1846, contestait le rôle des déboisements et soulignait le rôle des travaux d’arts – digues, levées, barrages – accomplis sur les berges des fleuves. L’auteur précisait également que la nouveauté tenait au fait que les débits étaient davantage observés que par le passé et que les journaux portaient leur part de responsabilité puisqu’ils annonçaient le moindre débordement de rivière ou de ruisseau qui survenait24. En 1910, des responsabilités humaines étaient avancées pour expliquer la crue de la Seine : de mauvais choix techniques avaient été préconisés, d’une part, des lenteurs administratives et politiques avaient empêché de mettre en œuvre certaines solutions, d’autre part. Par ailleurs, les autorités locales étaient souvent données pour incompétentes, donc responsables d’incurie quant aux travaux à accomplir pour prévenir les catastrophes naturelles qui survenaient par les fleuves et les rivières

37Les auteurs passaient en revue les solutions mises en œuvre ainsi que les propositions de leurs prédécesseurs. L’intérêt de l’engazonnement et du reboisement des montagnes semblait évident. Curer les rivières et rétablir les digues était indispensable. Des spécialistes contestaient cependant la hauteur et la disposition des digues : leur rôle devrait être de ralentir les eaux, non de les canaliser à tout prix car le débit augmenterait alors et risquerait de rendre plus importants les dégâts si elles venaient à céder. Dès les années 1840, il avait été proposé de constituer des réseaux de réservoirs en amont des villes qui pouvaient être menacées par les crues, ou encore de creuser des canaux de dérivation pour évacuer les eaux loin des espaces densément peuplés.

38Ces ingénieurs étaient volontaristes et confiants. Après avoir passé en revue les propositions pour prévenir les crues, Pawlowski et Radoux concluaient : « Quoi qu’il en soit, il ne faut pas tergiverser. Nous prétendons asservir la nature. Ne commençons pas par nous laisser asservir par elle25. »

Conclusion

39Les attitudes des trois pouvoirs – médiatique, politique et technicien – dont nous avons examiné les réactions face ou après l’inondation révèlent un tissu de contradictions. D’une part, la continuité est remarquable quant à l’attitude paternaliste des chefs successifs de l’État, de Louis-Philippe à Mac-Mahon en passant par Napoléon III. Ils se rendent auprès des populations des villes et villages sinistrés, leur apportaient réconfort et aide pécuniaires, donnaient en exemple et récompensaient ceux qui avaient commis des actes de bravoure aux moments les plus cruciaux. La nouveauté tient sans doute à la promptitude à se rendre sur place, grâce au chemin de fer, et à l’ampleur donnée à la visite aux sinistrés grâce à la presse.

40Les journaux étaient d’ailleurs habiles à faire vibrer la corde sensible, à émouvoir sur le sort des victimes, à susciter un élan de générosité.

41Dans le même temps, en contradiction avec des paroles de lamentation et de réconfort, teintées d’une nuance de fatalisme, un discours à connotation savante et technicienne s’affirma. En ce siècle qui avait le culte du Progrès, l’industrie humaine, qui avait déjà vaincu tant d’obstacles, ne pouvait pas reculer devant ce grave problème. Les souverains, quelques hommes politiques et certains journaux ne se contentaient plus de réconforter les malheureux mais voulaient comprendre. L’armée grandissante des ingénieurs de l’État mettait en œuvre des études destinées à comprendre les mécanismes des inondations et à proposer des remèdes. En dépit de leur certitude que la science et la raison pouvaient permettre sinon d’éradiquer de tels événements, du moins de les prévenir et d’en juguler de ce fait les effets dévastateurs, ils éprouvaient quelque agacement face à l’inertie des gouvernements successifs. Pour autant, ils ne mettaient pas en cause les travaux et aménagements passés. Ils mettaient en cause l’inaction des hommes sur la nature et invitaient à continuer d’intervenir pour prévenir les inondations, écrêter les crues, en limiter les effets.