1Du milieu des années 1930 à la fin des années 1940, dans tous les pays européens du pourtour méditerranéen, des femmes et des hommes se sont engagé·e·s, selon des temporalités et des modalités différentes, dans des mouvements de résistance antifasciste, que ce soit contre le régime en place ou contre une armée d’occupation, au premier chef l’armée allemande. Ces événements ont été étudiés de longue date selon des interrogations dictées, comme on pouvait s’y attendre, par l’air du temps. Dès le temps de la lutte1 et à la sortie de cette phase de longues et intenses convulsions, la question de la place et du rôle des femmes a été soulevée, souvent par les acteurs et les actrices eux-mêmes2. Elle a plus encore retenu l’attention de la recherche scientifique à dater des années 1970, quand les revendications féministes ont fait irruption dans le monde intellectuel et sur l’avant-scène publique. En revanche, les questions liées à la catégorie de genre n’ont été prises en compte que tout récemment et de façon inégale en fonction de l’aire géographique3. Ce champ d’investigation relève davantage encore actuellement d’un chantier en pleine ébullition que d’un jardin à la française. C’est sur ce chantier que les artisans de cet ouvrage ont travaillé ensemble dans une perspective transnationale qui en modifie les caractéristiques et la perception.

2Les contributions réunies ici ont pris pour hypothèse de départ que le genre – sommairement défini comme l’assignation de rôles et de fonctions sociales aux individus en fonction de leur sexe biologique et de la hiérarchisation entre les hommes et les femmes qui en découle – a été un élément central dans les représentations, les modalités d’engagement, les discours, les expériences, les pratiques qui ont modelé ces résistances. Au-delà de cette hypothèse, en prenant pour terrain d’étude une vaste zone géographique présentant bien des traits communs, il s’est agi de vérifier si cette approche de genre pouvait permettre de discerner des logiques à la fois comparatistes et transnationales dans l’examen de ces différents mouvements de résistance.

3Les auteur·e·s sollicité·e·s, spécialistes de pays et de champs différents, venu·e·s de tous les horizons, ont mis en évidence le fait qu’il y avait des traits identiques, au-delà des frontières nationales, dans la façon dont les femmes et les hommes s’engageaient dans ces mouvements de résistance, la signification donnée à cet engagement, les représentations que les sociétés se faisaient des résistantes et des résistants, la répression qu’ils et elles avaient subie ou leur retour à la vie « normale ». Ce n’est pas le moindre apport des analyses que nous présentons ici que de montrer, exemples variés et précis à l’appui, que les résistances à l’œuvre, dans des conditions variables, ont effectivement été traversées et modelées par la différence des sexes et qu’en même temps, dans leur commune condition de société clandestine, elles ont mis en place une organisation symbolique et pratique de cette différence des sexes qui était propre à la cité souterraine qu’elles édifiaient.

4Bien qu’elles aient longtemps été perçues et présentées comme un phénomène fondamentalement sinon exclusivement masculin, notamment pour ce qui avait trait à la lutte armée, c’est un fait que les résistances antifascistes ont concerné un nombre considérable de femmes. Pour dire mieux les choses encore, ces résistances auraient été purement et simplement inconcevables et impossibles si les femmes n’avaient pas efficacement et durablement contribué à les façonner. Et cela est d’autant plus remarquable que, dans la plupart des pays concernés par ces résistances, les femmes occupaient une position qui les excluait du champ du politique ; comme le rappelait Rita Thalmann pour le cas de la France, « leur statut juridique, politique et social en faisait des marginales de la vie publique ». Par ailleurs, en général elles étaient à l’écart de réseaux de socialisation qui auraient pu les préparer à un combat de cette nature (réseaux politiques, sport, service militaire). Enfin, dans les sociétés méditerranéennes abordées dans ce livre, l’image traditionnelle de la femme épouse et mère, étroitement liée aux obligations du foyer, supposait un frein dont il leur a fallu s’affranchir pour s’engager dans un mouvement de lutte clandestine4.

5En même temps, l’engagement des femmes dans la résistance dans les différents pays scrutés dans cet ouvrage ne constitue en rien une réalité qui n’aurait été découverte que depuis peu, même si sa reconnaissance a toujours été problématique. Les hommes qui ont rédigé leurs souvenirs de Résistance n’ont jamais manqué de rendre hommage aux femmes qui les avaient accompagnés dans leur action clandestine – tout en soulignant, la plupart du temps, leur place à la fois exceptionnelle et subordonnée. Des femmes résistantes ont, elles aussi, publié des textes autobiographiques, même si la chronologie de ces publications est plus tardive. En France, les grandes figures de la Résistance que furent Marie-Madeleine Fourcade et Lucie Aubrac ont attendu, respectivement, 1968 et 1984 pour publier leurs mémoires5. Dans le cas italien, les historiennes Anna Maria Bruzzone et Rachele Farina parlaient au milieu des années 1970, pour présenter un recueil de témoignages de partisanes piémontaises, de « Resistenza taciuta6 ». Ce silence relatif s’explique par des raisons complexes, que les contributions réunies ici tenteront d’analyser : la perception généralisée de la résistance – assimilée à la guerre dans son acception la plus classique – comme une « affaire d’hommes », la prééminence donnée au combat armé – où les femmes sont minoritaires –, la représentation des tâches accomplies par les femmes comme « subordonnées » ou moins importantes que celles menées par des hommes, la sous-évaluation par les résistantes elles-mêmes de leur propre parcours et la tendance à ne pas mettre en avant leur activité clandestine.

6Or, à partir notamment des années 1980 et de l’essor des Women’s Studies l’engagement des femmes a été l’objet de travaux à la fois nombreux et riches. En ce qui concerne la France, Rita Thalmann, Paula Schwartz, Dominique Veillon, Christine Levisse-Touzé, Claire Andrieu et, plus récemment, Catherine Lacour-Astol ont analysé le rôle spécifique joué par les femmes dans la résistance, ainsi que la reconnaissance tardive, partielle et problématique de ce rôle7. En Italie, Anna Bravo, Anna Maria Bruzzone, Marina Addis Saba ou Dianella Gagliani, entre autres, ont développé des approches de même nature8 tout comme Lydia Sklevicky, Barbara Jancar ou Natascha Vittorelli en Yougoslavie9. En Espagne, les publications de Mary Nash et de Lisa Lines ont porté sur les milicianas pendant la guerre civile tandis que Claudia Cabrero Blanco, Odette Martinez ou Mercedes Yusta ont cherché à mettre en lumière le rôle joué par les femmes dans la résistance armée après 193910. Pour la Grèce, enfin, Tasoula Vervenioti, Janet Hart ou Margaret Poulos ont proposé des analyses arrachant les femmes à l’oubli qui avait enseveli leurs contributions à la résistance et à la guerre civile qui s’ensuivit11. Au demeurant, dès 1989, le travail d’Ingrid Strobl voulait offrir une vue d’ensemble de la participation des femmes à la résistance armée contre le fascisme et l’occupation nazie en Europe12. Ces recherches ont fait ressortir toute une série de spécificités de l’engagement féminin dans la Résistance, tout comme le fait que la lutte des femmes contre le fascisme et le nazisme a toujours impliqué un combat sur deux fronts, dans la mesure où les idéologies fasciste et nazie étaient profondément empreintes de misogynie et comportaient une organisation de la différence des sexes qui cantonnait les femmes dans une position d’infériorité et soumission. L’ouvrage que voici est né de la conviction que ces travaux importants pouvaient être prolongés et approfondis par une approche de genre plus large, prenant en compte le fait que cette résistance des femmes avait pris sens à l’intérieur d’un système social et culturel, d’un ensemble d’assignations de genre qu’il s’est souvent agi de transgresser ou de contourner.

7Les fortes implications genrées, du point de vue idéologique, du conflit qui secoue l’Europe entre 1936 et 1949 ont été mises en évidence par des historiennes comme Karen Offen ou Christine Bard, en particulier en conceptualisant le fascisme comme étant en partie une réaction antiféministe et homophobe face aux progrès expérimentés par la condition féminine et aux bouleversements de l’ordre de genre traditionnel dans de nombreux pays européens13. Dans un autre ordre d’idée, George L. Mosse a fait remarquer l’importance des reconfigurations de la masculinité pour comprendre le phénomène fasciste et nazi, ainsi que le rapport existant entre ces reconfigurations et une réaffirmation de l’identité nationale dans un sens « viril14 ». Cette mise en avant de la virilité s’est par ailleurs accompagnée d’une idéologie familialiste qui figeait des représentations extrêmement stéréotypées de la masculinité et de la féminité. Les résistantes et résistants ont dû se positionner par rapport à ces nouvelles injonctions identitaires et appels au retour à un « ordre de genre » autoritaire prônés par les idéologies fascistes. En même temps, comme l’a montré entre autres Luc Capdevila, cette situation a rendu possibles des « jeux de genre » à travers lesquels des opposants, notamment des femmes, ont pu subvertir ces représentations pour en faire des armes de résistance, en particulier dans le cadre de mouvements considérés comme des formes de résistances civiles ou passives15. Ainsi, des mouvements protestataires typiquement féminins (comme les manifestations de ménagères dans la France occupée16 ou l’Espagne franquiste) ont pu finir par prendre un sens politique et représenter une véritable menace pour le régime en place ou pour l’occupant. Un premier point à interroger concernerait donc le rapport, souvent ambigu, des individus résistants, hommes mais surtout femmes, à cet ordre de genre normatif, exacerbé par les régimes autoritaires auxquels ils et elles s’opposent, mais qui dépasse largement ce cadre idéologique pour finir souvent par imprégner les structures et pratiques de la résistance elle-même.

8La Résistance à l’aune du genre doit aussi être analysée en rapport avec ce phénomène plus général à l’intérieur duquel elle prend souvent corps : la guerre. En effet, la plupart des mouvements de résistance étudiés dans ce livre se développent pendant les années de la Seconde Guerre mondiale, dont les conséquences en termes d’évolution des rapports de genre ont été étudiées par plusieurs historien·ne·s17. Or, la masculinisation de la résistance, de la guerre, des conflits en général, rend invisible ou, si l’on préfère, indétectable l’éventuelle participation des femmes en même temps qu’elle les enferme souvent dans un rôle de victimes. La guerre provoque une exacerbation des stéréotypes de genre, renvoyant les hommes à l’héroïsme viril et les femmes à une maternité sacrificielle, et en même temps le combat comporte une dimension profondément sexuelle, même érotique, dans la mesure où « les actes sexuels deviennent politiques [et qu’alors] la guerre elle-même est érotisée18 ». Le corps féminin, en particulier, devient un enjeu dans la lutte : soit propriété à défendre, soit trophée à remporter, les viols de guerre devenant l’expression paroxystique de la sexualisation du conflit19. On peut imaginer que cette profonde sexualisation des enjeux guerriers met en difficulté la représentation même de la femme au combat, et que cela est vrai aussi en ce qui concerne les femmes résistantes. Car, la participation numériquement forte et visible des hommes dans les conflits armés et les mouvements de résistance suffit-elle à expliquer qu’il soit si difficile d’imaginer une femme résistante ou partisane ? Un certain « trouble dans le genre » se joue dans les représentations des femmes partisanes ou guérilléras, qui impliquent souvent soit une masculinisation, soit une érotisation reprenant le mythe de la « vierge guerrière ».

9La prééminence donnée dans les mémoires et même dans l’historiographie aux aspects de la résistance les plus spectaculaires, liés à la lutte armée, introduit quant à elle d’autres difficultés en ce qui concerne l’analyse genrée de la résistance, en particulier de la participation des femmes. Sans comporter une division sexuée aussi stricte des espaces que la guerre « classique », la « petite guerre » menée par les organisations de résistance partage souvent au moins partiellement une répartition par sexes des espaces et des tâches. Division qui ne va pas sans introduire une hiérarchisation de ces tâches selon ce que Margaret et Patrice Higonnet appelèrent la logique de la « double hélice », laquelle veut que l’importance sociale d’une activité ne soit pas déterminée par la nature de cette activité mais par la place qu’occupe le groupe social qui l’accomplit20. Dans notre cas, le fait qu’une tâche soit majoritairement accomplie par des femmes diminuerait ainsi sa valeur, qui parallèlement, par le jeu de la « double hélice », augmente si cette même tâche est accomplie par des hommes – le cas des agent·e·s de liaison constituant un exemple éclatant. On peut s’interroger sur la façon dont les différents mouvements de résistance étudiés géraient cette répartition des tâches : comment les discours des organisations ont-ils structuré la participation des hommes et des femmes à la résistance ? Comment appelaient-elles à agir les uns et les autres ? Prônaient-elles une participation « sexuée » à la résistance ? Y a-t-il eu dans ces organisations un bouleversement des rapports de genre traditionnels, ou au contraire ont-elles conforté une « division du travail militant21 » ?

10Par ailleurs, qu’en est-il de la tendance des historiens eux-mêmes (ou elles-mêmes, les historiennes n’en étant pas exemptées) à lire les activités de femmes dans la résistance selon une grille fortement genrée, qui assimile les activités qu’elles exercent à des occupations traditionnellement féminines ? À moins que ce ne soit la grille de lecture proposée par les résistantes elles-mêmes ? Nous savons que des femmes ont participé à des actions armées dans les différents pays étudiés, mais ont-elles revendiqué ces actions ? Dans l’affirmative, comment et à quel degré ? Ce sont là des questions à fort enjeu dans la mesure où la pratique résistante numériquement dominante, celle consistant en une désobéissance civile, a été, pour le plus grand nombre et pendant la majeure partie de la clandestinité, conjointement et indissociablement, une affaire d’hommes et de femmes. Or, nous avons hérité d’un imaginaire fortement sexué qui campe le tableau d’une résistance organisée majoritairement masculine avec à l’arrière-plan une résistance féminine essentiellement passive, confinée quand elle est partie prenante de l’action à des tâches d’assistance, utiles, voire précieuses, mais tout bien pesé secondaires et subalternes. C’est cet imaginaire qu’il faut aussi questionner et cerner.

11L’expérience de la Résistance elle-même a été génératrice de processus de construction identitaires, aussi bien au niveau individuel que collectif, et cela a concerné aussi, bien entendu, les identités de genre. Or, cette question n’a pas, à notre connaissance, fait l’objet de travaux spécifiques. Pourtant, il est fécond de s’interroger sur la façon dont la participation à des mouvements de résistance, en particulier dans des maquis, a façonné l’identité des jeunes garçons qui s’y engageaient : quels étaient les modèles de masculinité véhiculés à l’intérieur des groupes de résistance ? Comment l’identité du combattant était-elle perçue ? Était-il possible d’imaginer à l’intérieur de la résistance des masculinités non normatives ? Qu’en a-t-il été de l’homosexualité, masculine aussi bien que féminine d’ailleurs ? Y a-t-il eu un « système de genre » propre aux organisations ou à la culture politique antifascistes ? Comment les rapports de genre à l’intérieur de ces mouvements se concevaient-ils, y compris les éventuelles liaisons affectives et/ou sexuelles, toujours problématiques dans un contexte de clandestinité ? Enfin, un dernier questionnement concernerait la façon dont la mémoire s’est élaborée relativement à cette thématique, une fois la paix recouvrée. Autrement dit, si l’on admet que l’action clandestine a configuré différemment – notablement ou si peu que ce soit, en fonction des jeux d’échelles – les rapports entre les sexes, comment cela s’est-il traduit et transmis dans les récits qui, l’expérience terminée, ont pris forme ? Qu’en est-il resté ? Le temps de paix permet-il de rendre compte d’une expérience aussi singulière que celle de l’action clandestine dans une société souterraine d’une manière qui ne soit pas altérée par ses représentations dominantes ?

12Les travaux réunis ici tentent d’apporter quelques réponses à ces questionnements multiples. Dans une première partie, « Penser le genre dans la Résistance », les contributions de Catherine Lacour-Astol et Laurent Douzou déploient les implications, d’un point de vue théorique et méthodologique, d’une réflexion genrée sur la Résistance. La deuxième partie, « Mémoires de femmes en résistance », s’intéresse plus spécifiquement aux récits de la résistance des femmes : Estelle Ceccarini explore le terrain mouvant des représentations fictionnelles des résistantes italiennes ; Odette Varon s’intéresse à l’organisation de la résistance des jeunes femmes grecques, en particulier des juives ; tandis que Gina Hermann analyse la mémoire des actes de résistance des femmes, en particulier des républicaines espagnoles, dans l’enfer des camps nazis. La troisième partie, « Expériences genrées de l’engagement résistant », aborde quant à elle la résistance à partir d’une analyse de genre : Mercedes Yusta explore les conséquences genrées de l’engagement résistant dans l’Espagne de Franco ; Tiphaine Catalan examine les différences de représentations entre des hommes et des femmes espagnol·e·s engagé·e·s dans la Résistance dans le Limousin français ; Jorge Marco analyse la participation des femmes à la résistance en Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale et les difficultés de sa reconnaissance ultérieure ; dans sa contribution, Antonio Bechelloni contextualise la participation à la Résistance des femmes italiennes et son inscription dans l’écriture de l’histoire de la résistance en Italie. Enfin, la dernière partie analyse la contribution des femmes aux différentes formes de résistance en Yougoslavie, en France et en Grèce en les analysant en fonction de l’évolution des rapports de genre dans chaque contexte : ainsi, Jelena Batiniç retrace l’expérience de combat des milliers de partisanes yougoslaves, traversée par des représentations et des expériences genrées oscillant entre tradition et modernité ; Anne Verdet reconstruit les expériences de résistance des femmes ordinaires dans le Lot, où des pratiques et des sensibilités traditionnelles doivent s’adapter à une situation radicalement nouvelle ; de son côté, Margaret Poulos part des expériences résistantes des femmes grecques pour analyser les nouvelles formes d’organisation des femmes communistes une fois la guerre finie.