1Prenant la parole au micro de la BBC le 22 septembre 1942, Pierre Brossolette affirmait porter « une parole qui n’est plus que celle d’un soldat de la seconde bataille de France parlant à ses camarades de combat ». Il célébrait par ailleurs dans l’appel du 18 juin 1940 du général de Gaulle « le texte qui, à la fin tragique de juin 1940, nous a tous rappelés de l’abîme1… »

2« La seconde bataille de France », « l’abîme », voilà qui démontre que, si les résistants de l’intérieur et les Français libres – deux qualités dont Brossolette pouvait se prévaloir – combattaient l’œil rivé sur l’avenir, ils agissaient pour laver l’affront de 1940 que l’historien chevronné qu’était Marc Bloch, dans L’étrange défaite, qualifiait de « plus atroce effondrement de notre histoire2 ». En d’autres termes, l’aiguillon le plus immédiat et le plus puissant pour ces rebelles, c’était bien la honte éprouvée en 1940. Outre l’humiliation militaire infligée à une armée qui passait pour une des meilleures au monde, la débâcle de 1940 avait fait imploser toutes les institutions mais aussi les certitudes les plus établies. C’est bien pourquoi son ombre portée a pu recouvrir toute la période 1940-1944.

Vivre dans un petit pays, « diminué, perdu d’honneur »

3De l’effet de souffle de la défaite et de ses conséquences – l’armistice signé le 22 juin, la mise à mort de la République effective avec les actes constitutionnels des 11 et 12 juillet, bientôt la collaboration annoncée le 30 octobre –, il y a quantité d’indices et de traces.

4Parmi beaucoup d’autres, prenons le cas de Charles d’Aragon, installé – ou, pour mieux dire, reclus – dans le château familial de Saliès, près d’Albi. Dans le journal intime qu’il inaugure le 9 septembre 1940, Charles d’Aragon couche ces mots :

« la sensation physique d’être vaincu m’obsède, cette impression nouvelle d’appartenir à un petit pays, à un pays diminué, perdu d’honneur ».

5Et il poursuit :

« C’est une tentation mauvaise de croire qu’il n’est plus possible d’être grand dans un tel pays. C’est une tentation harcelante. On se laisse choir dans la retraite, la retraite d’un Cincinnatus sans gloire. Il ne doit point s’agir en vérité de retraite, mais de récollection. J’ai le droit encore de penser que l’action me sera possible quelque jour3. »

6De façon très significative, cet état d’abattement, marqué par une incessante oscillation entre le découragement le plus noir et l’espoir d’un hypothétique et lointain renouveau, génère une perception très singulière du temps. C’est ce que suggère, le 23 décembre 1940, cette notation du diariste : « Cette affreuse année 1940 n’en finit pas4. » Le 31 décembre, au moment où se tourne la page de 1940, Charles d’Aragon dresse un bilan qui ne laisse aucun doute quant à l’état de déréliction dans lequel cet esprit cultivé, enclin à l’introspection et à l’examen de conscience, se trouve :

« Je vis les dernières minutes de cette année effroyable. L’abaissement de la France, la débandade, le naufrage de l’honneur, la sinistre parade de Vichy, les honteuses compromissions de la collaboration, l’humiliation sans précédent de la presse et de la pensée, l’épuration de décembre, voilà en ce qui concerne la France5. »

7Le 19 mai 1941, alors même qu’il est déjà engagé sur les chemins qui en feront un Résistant à part entière, il rumine encore de noires pensées :

« j’ai suivi les dernières étapes de l’agonie de la France. À moins d’un miracle, la liberté et la dignité de mon pays sont choses qu’on ne peut plus espérer revoir que dans une ère nouvelle6 ».

8On retrouve le même constat et les mêmes accents chez Charles Rist, pourtant très différent à tous égards de Charles d’Aragon. Le samedi 10 août 1940, il pointe la singularité de la situation en lui cherchant un précédent historique :

« Châteaubriand, dans ses Mémoires d’outre-tombe, parle de la honte et de l’humiliation éprouvées en 1814 et 1815 quand les Alliés étaient à Paris ! Mais c’était après l’extraordinaire campagne de France. Quelle comparaison avec la honteuse campagne que nos militaires nous ont fait subir ? Même après 1814 les Alliés redoutaient la France. Aujourd’hui elle est ligotée et totalement impuissante. Personne ne la redoute. Y a-t-il encore quelqu’un qui la respecte7 ? »

9Le dimanche 29 septembre 1940, il persiste et signe : « Combien de temps faudra-t-il attendre pour voir un rayon de lumière8 ? »

10Léon Werth, replié à Saint-Amour dans le Jura, ne pense pas différemment en peignant avec une ironie mordante, teintée de tristesse, une situation dévastée :

6 septembre 1940 : « La France est comparable à une usine incendiée. Tout a croulé. Seule, la loge du concierge est intacte. Le concierge l’habite et garde les décombres. Mais il devient fou, ne se contente pas de chasser les pillards, les ramasseurs de métal. Il s’imagine qu’il est le maître de l’usine. Et il plaque à sa vitre des mandements aux ouvriers, des notes de service et surveille attentivement un appareil de pointage, qui n’enregistre plus ni entrées ni sorties. Tel est le maréchal9. »
21 octobre 1940 : « Le journal est plein d’exercices de bonne humeur et d’optimisme. La France va se relever, la France se relève. Cette rhétorique de consigne déconcerte par sa stupidité, j’allais dire par sa goujaterie : on ne danse pas dans la chambre d’un grand malade10. »
12 décembre 1940 : « M. de Gaulle (ainsi appelé par le journal) et le général Catroux sont déchus de la nationalité française. La France aussi11. »

11Dans une tout autre veine, réfugié dans sa maison de Pernand-Vergelesses en Côte-d’Or, Jacques Copeau, en même temps qu’il s’absorbe dans Les Troyennes d’Euripide, le Commentaire de la règle de saint Benoît, Bajazet ou un article de Sainte-Beuve sur Le Cid, consigne le 20 juin 1940, au milieu de notations ayant trait au quotidien d’un pays défait : « J’ai l’impression que toute la charpente du pays était vermoulue et s’est écroulée au premier choc12. »

L’effet de souffle de 1940 : une réalité aussi connue que sous-estimée

12À dire vrai, en découvrant les pensées jetées sur le papier par des individualités aussi dissemblables que Charles d’Aragon, Jean Guéhenno13, Charles Rist14, Jacques Copeau, Léon Halkin15 ou Léon Werth, on comprend que le coup de massue de 1940 ne saurait être réduit au désarroi consécutif à une défaite militaire de plus. C’est bien un cataclysme qui, à leurs yeux, s’est abattu sur le pays et qui met en péril son avenir même. Que selon le mot de Charles d’Aragon, ces intellectuels qui confient leurs sentiments aux pages d’un journal intime choisissent la retraite, qu’ils optent pour la semi-retraite ou qu’ils se décident pour l’engagement, ils partagent une même forme de désespérance qui n’est pas passagère.

13Ce désarroi est accentué par les changements de tous ordres qui ont fait cortège à la défaite. L’instauration d’un régime autoritaire et liberticide figure évidemment au premier plan de ces mutations. La régression qui affecte le pays dans tous les aspects de la quotidienneté la plus élémentaire est moins souvent prise en compte. Elle est pourtant essentielle. C’est une France atomisée et rétrécie géographiquement, mise sous tutelle, économiquement saignée à blanc, fonctionnant au ralenti, qui tente vaille que vaille de tracer son chemin.

14Avec une belle acuité, Charles d’Aragon a rétrospectivement caractérisé le changement d’échelle et de mode de vie qu’il avait observé à l’automne 1940 :

« La France, dont la plupart des sources d’énergie étaient taries, retrouvait ses dimensions antiques. De grandes villes, hier proches, devenaient lointaines. Des villages tenus pour voisins cessaient de l’être. Le kilomètre reprenait la valeur qui était la sienne au siècle précédent. Les distances étaient mesurées au pas de l’homme et du cheval16. »

15La réalité de cette régression inouïe ne cesse d’être rappelée, explicitement ou en creux, dans les discours du maréchal Pétain lui-même : « votre vie sera dure » (25 juin 1940) ; « l’hiver commence, il sera rude » (10 novembre 1940) ; « l’année 1941 sera difficile » (31 décembre 1940) ; « la tâche est rude » (19 mars 1941) ; « vous souffrez et vous souffrirez longtemps encore car vous n’avons pas fini de payer toutes nos fautes. L’épreuve est dure » (17 juin 1941) ; « la nuit s’épaissit sur le monde » (24 décembre 1941), « depuis trois ans, nous avons suivi un chemin ardu et souvent douloureux » (29 août 1943), etc.17.

16De fait, les noires admonestations de Philippe Pétain trouvent écho auprès de la population. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, qui a ausculté avec minutie la France terrassée de 1940, a mis en évidence un « besoin quasi biologique de récupération et de retrait18 ».

17Cette réalité a évidemment démultiplié les effets de la défaite. Certains des chrononymes qui ont été façonnés pour désigner l’Occupation soulignent cette réalité. « Années noires19 », « années troubles20 », « dark years21 », ce sont là autant d’appellations, traduisant des appréciations différentes, qui présentent l’intérêt de tenter de caractériser une situation mêlant défaite, chaos et absence de perspectives claires.

18La lecture attentive des journaux intimes tenus entre 1940 et 1944 reste une voie privilégiée d’accès à des sentiments et des représentations qui ont été, depuis lors, recouverts par des couches sédimentaires d’autres sentiments et représentations. Pour toucher du doigt la réalité vécue et représentée par les contemporains, il faut se plonger dans ces sources-là.

19C’est la thèse que Lucien Febvre défendait avec force, dès 1948, dans les Annales à la faveur d’un long compte rendu sur les ouvrages de Léon Halkin, Jean Guéhenno et Léon Werth :

« Les historiens. Mais liront-ils ces livres ? Ils viendront, j’en ai peur, avec un sourire satisfait – celui qu’ils prennent déjà quand ils nous expliquent, à nous qui n’y avons rien compris du tout, cette France de 1900 qu’ils composent de traits qu’aucun de nous d’ailleurs ne vit jamais. Quelle étrange “France occupée” nous dessineront-ils dans leurs manuels ? La vraie, celle qui pendant des années s’est traînée, péniblement, sur un sol sans cesse creusé de nouvelles fondrières, sans cesse hérissé de nouvelles ruines, celle qui, pendant des mois et des mois, ne s’élevait un jour que pour retomber le lendemain, un peu plus bas, et recommencer sa marche désespérante – celle qui disait avec cette femme que cite Léon Werth […] : “Si je pouvais avoir le moindre doute, ce serait fini de moi. Mais je n’en ai point et tout est encore solide en moi…” Celle-là, la vraie, c’est dans Déposition qu’ils devront la chercher22. »

20Constante chez Lucien Febvre, la défiance à l’endroit de constructions savantes, sèchement érudites, détachées des réalités vécues et privées du plus petit souffle de vie, doit être prise très au sérieux. Tout se passe ou s’écrit souvent comme si l’étape de la défaite de 1940 survenue et avérée, les contemporains étaient passés à autre chose en empruntant des chemins différents. La réalité est que le traumatisme de 1940 fut, jour après jour, présent à l’esprit des contemporains, tantôt pour les enfoncer dans une sidération mortifère, tantôt pour alimenter un scepticisme paralysant, plus rarement sans doute pour les pousser à se jeter dans la mêlée en brûlant tous leurs vaisseaux23.

21À bien y regarder, l’état généré par l’effet de souffle du printemps et de l’été 1940 aura perduré jusqu’à la Libération. Témoin, cette notation de Jean Guéhenno le 23 août 1944 au moment où il relate les combats qui se livrent dans Paris :

« ces combats de rues ce n’est pas du tout la foule mais seulement une minorité qui les veut et les livre. Il est vrai ; mais nul doute aussi que cette minorité ne soit en quelque sorte déléguée par la foule et ne représente d’elle le meilleur24 ».

22Moins porté à l’irénisme, l’imprimeur lyonnais Joseph Martinet, alias Dupont, véritable cheville ouvrière des publications clandestines qui voyaient le jour dans son atelier de Villeurbanne, évoque, dans un petit ouvrage publié en 1945, les heures qui suivirent la libération de Lyon :

« J’avançais comme un automate. Je songeais aux luttes où nous avions été isolés, face à la meute sanglante qui nous guettait de toutes parts, à ces camarades qu’un geste collectif de la foule eût sauvés25. »

23Mais il faut revenir à la phrase de cette femme citée par Léon Werth : « Si je pouvais avoir le moindre doute, ce serait fini de moi. Mais je n’en ai point et tout est encore solide en moi… » S’y exprime la tension consubstantielle à la période si singulière de l’Occupation entre le désarroi généré sur fond de défaite par un quotidien éreintant et la solidité de la foi en des lendemains meilleurs. L’ambivalence, mise en avant par Pierre Laborie pour tenter de décrypter l’opinion française sous Vichy26, est une composante majeure de toute analyse dédiée à cette période.

Une épreuve cruelle

24On ne touche pas impunément le fond, comme cela s’est fait brutalement et rudement en 1940, sans en conserver de lourdes séquelles. Dans bien des cas, ces séquelles ont été durables et paralysantes. Dans d’autres, elles ont suscité un sursaut dont on désigne les manifestations sous le terme générique de « Résistance ».

25La chose est patente pour ce qui concerne les Français libres. Le 14 juillet 1940, François Garbit, sorti de Saint-Cyr en 1931, capitaine de l’infanterie coloniale, en poste à Pointe-Noire à l’extrême sud de la côte congolaise, confie à sa mère :

« Je n’ai jamais passé de moments plus pénibles, au moral, que cette dernière quinzaine… »

26Et d’énumérer les éléments qui le plongent dans le « désarroi » alors qu’il s’interroge sur la conduite à tenir :

« – La défaite la plus douloureuse que la France ait jamais subie.
 – Un gouvernement que je devrais suivre volontiers si je ne considérais que le passé des hommes qui le composent et quelques-unes des idées qu’il représente. Mais ce gouvernement a accepté la défaite avec une soumission qui ressemble à un veule empressement.
 – Le respect dû à l’autorité établie qui m’a fait jusqu’ici obéir à des gouvernements dont je n’approuvais pas tous les actes. Me départir de ce respect, désobéir à cette autorité, c’est très grave. Et pourtant…
 – Le silence de nos chefs. Ils ont pourtant des éléments d’appréciation que nous n’avons pas. D’autres, d’ailleurs, se sont décidés. Ils se sont parfois rétractés après. Mais la situation, malgré ces renversements, était nette. Au lieu que l’équivoque est épuisante.
 – Enfin l’inaction. N’avoir rien fait pendant cette guerre. Rien pendant cette défaite ? Ne rien faire encore27… »

27Tout bien pesé, les états d’âme que François Garbit expose sans fard pour dire le dilemme qui se pose à lui ont valu, peu ou prou, pour toutes celles et tous ceux qui ont franchi le Rubicon, dans la France occupée comme hors de ses frontières métropolitaines. On y discerne le poids de l’humiliation de 1940, de l’impuissance éprouvée ensuite, de la difficulté extrême de se résoudre à s’aventurer hors des chemins balisés du comportement civique du temps de paix et, par-dessus tout, la volonté de ne pas rester sur la rive en contemplant le spectacle de la bataille en cours.

28Mort d’une typhoïde en décembre 1941 à Damas, François Garbit, qui eut tout de même, dans la brève fenêtre de tir qui lui fut laissée, le temps de se distinguer par sa bravoure puisqu’il fut fait compagnon de la Libération en juin 1941, se lança corps et âme dans le combat. L’introspection que cet officier pratiqua dans ses lettres adressées à sa mère, dont il savait qu’elle serait déconcertée par le choix qu’il avait fait de rejoindre le général de Gaulle, permet de voir la fermeté d’une conduite que rien ne remit en cause une fois sa décision prise.

29Notant le 21 juillet 1940 qu’il y a deux ans de cela, il aurait probablement applaudi à la formation du gouvernement Pétain, le méhariste tranche : « La fin ne justifie pas les moyens. Le redressement intérieur de la France ne saurait justifier l’acceptation de la défaite et surtout le manque de parole. Ou sinon, il n’y a plus qu’à reléguer aux antiquités le droit, l’honneur et les Forces spirituelles28. »

30Dans la dernière lettre du 15 août 1941, il revient, toujours et encore, sur le coup de tonnerre de 1940 :

« Je relis la lettre que je vous ai écrite l’an dernier à la même date et qui n’est pas encore partie. Depuis j’ai parcouru bien du chemin et surtout j’ai réalisé le vœu que je formais alors : me battre. Aussi ai-je bien meilleur moral que l’an dernier. Il y a un an, sous le coup de la foudroyante campagne de France, on pouvait craindre qu’en peu de temps tout fût fini. Il n’en a rien été29. »

31Même tonalité chez un de ses frères d’armes, René Génin. Cet officier choisit de quitter la France à l’automne 1940 et rejoint les Forces françaises libres au Cameroun en janvier 1941. Commandant de la 1^re brigade coloniale de la 1^re division légère française libre, il est tué au combat le 17 juin 1941. La croix de la Libération lui sera décernée à titre posthume en 1944.

32Alors qu’il est à Colomb-Béchar et en passe de s’engager dans l’action, il écrit le 15 novembre 1940 :

« Je ne puis croire que notre défaite soit irrémédiable et que le relèvement de la France soit celui d’une nation mutilée et privée de son empire30. »

Remonter la pente

33Cette antienne entêtante d’un pays mis à terre sans perspectives d’avenir, on la retrouve aussi sous la plume d’individualités à la peine dans la France occupée. Ainsi, Claire Girard, jeune auditrice libre de 19 ans à l’École d’agriculture de Grignon, écrit en septembre 1940 :

« Je crois que nous aurons à lutter plus qu’aucune autre génération n’a eu et n’aura (j’espère bien que notre effort ne sera pas complètement vain) à le faire. Alors, il faut renoncer aux années de bonheur tranquille que nous avions imaginées et délibérément “foncer dedans”. Je comprends très bien que là-bas vous ne saisissiez pas ce que signifie notre défaite. C’est encore plus une défaite morale qu’une défaite militaire. C’est cela qui est grave. La France était-elle déjà morte spirituellement, alors que nous ne nous en doutions même pas31 ? »

34Un an plus tard, à l’automne 1941, elle pose le diagnostic de l’extrême difficulté à laquelle, comme tant d’autres, elle est confrontée quand il s’agit d’analyser un présent désespérant et complexe :

« Pour écrire, il faut énormément de temps de pendule. C’est comme une longue mise au point de microscope. Des choses invisibles à l’œil nu, doivent être perçues et mises dans le cadre grossi et grossier des mots. Mais pour cela, que de tâtonnements, d’essais. Les loupes sont brouillées, la vis tourne trop fort, on écrase la lamelle de verre et tout est à recommencer32. »

35En août 1943, alors que son père et sa sœur ont été arrêtés en août 1942 et déportés, elle note ceci qui atteste l’effet retard de la débâcle de 1940 :

« J’ai lu ces jours-ci la vie de Cecil Rhodes, le fondateur de la Rhodésie. Type pas sympathique, odieux même, mais en lisant ce livre sur la puissance impériale britannique, j’ai eu la très nette et très pénible impression que notre pays est un vieux, très vieux pays, usé jusqu’à la corde33. »

36On trouve des notations du même type sous la plume de Jacques Bingen qui, parti à Londres en juillet 1940, écrit au seuil de la mission qu’il doit effectuer en France en août 1943 :

« Ne pas oublier, après la radieuse victoire, que si la France est une grande dame, les Français seront bien fatigués. »

37Et de recommander que l’on ait pour eux « non seulement beaucoup d’ambition, mais aussi beaucoup d’indulgente tendresse34 ».

38De la part de Bingen, esprit fin et délié, observateur lucide de son temps, c’était une façon de signifier la gravité et la virulence intactes du traumatisme subi en 1940 d’une part, l’incroyable énergie qu’il avait fallu dépenser pour remonter la pente d’autre part. Une façon de dire, au fond, que la victoire à venir n’effacerait pas ce qui s’était passé en 1940. Cette conviction que l’affront subi alors était d’une certaine manière indélébile, on la retrouve dans la bouche du commandant Leclerc de Hautecloque, exposant à la BBC le 4 août 1940 avec la foi du charbonnier sa certitude de la victoire finale non sans affirmer hautement l’impérieux devoir de montrer par l’exemple que la défaite n’avait jamais été entérinée, au moins par quelques-uns :

« Nos enfants pourront plus tard affirmer que, à tous les moments de la lutte, l’Allemagne aura trouvé des troupes françaises devant elle. Voilà ce qui soulage par-dessus tout les Français présents ici et leur permettra de tenir jusqu’à la victoire finale en laquelle notre foi est complète35. »

39Qu’il y ait eu, chez les Résistants de l’intérieur comme chez les Français libres, la volonté chevillée au corps de jeter toutes leurs forces dans la balance pour conjurer le malheur survenu et la honte éprouvée en 1940, ce n’est pas douteux. Certes, d’autres enjeux dictaient leur conduite, comme le désir de voir la victoire accoucher d’une nouvelle France. Il reste que la priorité des priorités était bien de faire acte de présence et de courage face à l’ennemi. C’est ce que proclamait, le 23 février 1941, l’élève-aspirant Dargent à l’occasion de l’inauguration à Brazzaville par le général de Larminat de l’école militaire « Colonna-d’Ornano », destinée à accueillir des jeunes partis de France pour rejoindre l’Afrique française libre et reprendre le combat :

« Mon Général,
Vous avez devant vous des hommes dont l’âme a enduré des épreuves dures et pénibles.
Pour la plupart, nous avons connu l’immense tristesse de l’étrave d’un navire jaillissant de l’écume, d’un grand départ, côtes de France s’éloignant à l’horizon.
Tous nous avons connu l’au revoir moral à la France.
Nos âges sont dissemblables. Nos formations intellectuelles visaient à des buts différents. Nos vies furent dans le passé infiniment diverses.
Mais nous n’avons tous qu’un âge : celui dont nous ont marqué les épreuves passées. Nous n’avons plus qu’un but : servir. Nos vies suivront dans le futur des voies parallèles.
Nos corps sont prêts, nos âmes ont été modelées, taillées rudement par les chocs subis. Elles n’en ont acquis que de la fermeté.
La France peut nous demander beaucoup. Nos âmes comme nos corps répondront d’un élan pur, réfléchi, conscient, aux efforts demandés.
Nous sommes des jeunes qui ont une haute ambition : former une vieille garde.
Nous n’avons pas peur du danger : nous l’avons prouvé et saurons le prouver encore.
Nous n’avons pas peur des responsabilités. Cela encore nous voulons le prouver ; souvent, mon Général.
Car nous savons tous que ceux d’entre nous qui deviendront officiers, s’ils pourront espérer un peu de respect, auront surtout les sérieux devoirs du travail, de la patience, de l’ardeur, du courage, et la charge importante des lourdes responsabilités.
Les leçons d’une France blessée, l’admirable exemple de nos alliés et amis anglais nous aident puissamment dans la compréhension de nos devoirs actuels et futurs.
Nous ne sommes ni des surhommes ni des saints, mais nos devoirs envers notre Patrie, envers nos amis britanniques, envers nos chefs, envers nous-mêmes enfin, nous hausseront au-dessus de ce que nous fûmes.
Nous ne faillirons pas à nos devoirs.
Nous verrons un jour la proue de notre navire dirigée vers la France. Nous arracherons à nos ennemis et par les armes et par la force souveraine d’une volonté indestructible, les bonheurs qu’ils nous ont ravis.
Nous partirons et prendrons chaque joie, d’assaut.
De victoires en victoires, nous parviendrons au bonheur suprême de la résurrection et de la pureté de la France.
Action, sacrifice, espérance.
Mon Général, mettez-nous à l’épreuve36. »

40Ce texte vibrant d’énergie et tout entier dominé par le désir d’en découdre n’était pas vaine parole. L’élève-aspirant Dargent tomba à Bir Hakeim le 8 juin 1942, authentifiant ainsi le discours qu’il avait tenu. On aura noté au fil de lignes qui mériteraient un examen attentif, tant elles dévoilent les sentiments qui agitaient ces jeunes combattants en herbe, le déchirement du départ de France mais aussi cette notation insolite que ces exilés n’avaient qu’un âge : celui dont les avaient marqué les épreuves passées. Autrement dit, quelque chose s’était produit en 1940 qui avait gommé le passé et comme donné un nouvel état civil aux volontaires réunis à Brazzaville. Pierre Brossolette ne disait pas autre chose dans l’allocution prononcée à la BBC le 22 septembre 1942 à laquelle il a déjà été fait référence. Il la commençait en s’interrogeant sur le bien-fondé de l’intervention d’un orateur, d’un militant qui avait suscité avant-guerre « des inimitiés tenaces aussi bien que des fidélités passionnées ». Prenant acte des bouleversements intervenus depuis deux ans, il risquait pourtant le raisonnement suivant :

« peut-être au contraire pour les mots de communion nationale que j’ai à prononcer sera-ce un poids supplémentaire que d’être dits par un homme qui passa naguère pour un partisan si violent ».

41« Naguère », voilà un adverbe qui n’était pas employé sans raison. Il suggérait avec une intelligence acérée que les sombres mois de mai-juin 1940 avaient totalement rebattu les cartes.

*

42Avec une préscience qui ne laisse pas d’impressionner, Marc Bloch, dans « la déposition d’un vaincu » qu’il faisait dans L’étrange défaite, avait décidément livré, dès l’été de 1940, un pronostic sobre et profond : « Quel que puisse être le succès final, l’ombre du grand désastre de 1940 n’est pas près de s’effacer37. » C’est peut-être la raison pour laquelle ce qui s’est produit en 1940 a étonnamment donné lieu à « une mémoire qui parle bas et si peu38 ». Reste que, pendant toute la période l’Occupation, la défaite de 1940 et ses suites auront été sans discontinuer dans toutes les têtes comme une obsession paralysante, démobilisatrice ou motrice selon les cas. Non que « la rupture violente de juin 1940 » ait été antinomique de « signes probants d’une antériorité à l’atmosphère ambiante de la France de Vichy39 ». Mais le moment 1940 a cristallisé ces signes et radicalement changé la donne.