« Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu’on avait habillés pour un autre destin
À quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu’on retrouve au soir désœuvrés incertains… »
Louis Aragon, La Diane française, 1943-1944.

« Ce soir, onze novembre mil neuf cent quarante,
Moi, Jean Brilhac, otage en pays étranger,
Saturé de dégoût, prisonnier d’une attente
Où résonne aujourd’hui comme un glas étouffé,
Plus mauvais qu’un bagnard qui ignore son crime
Et qu’habite un visage ou hante un souvenir,
Tondu, rogné, haineux, cherchant en vain la lime
Qui sciera mes barreaux, coupé de l’avenir,
Traqué, traqué la nuit jusqu’au fond de ma cage
Par les faisceaux hurlants des projecteurs de guet,
Dépossédé de tout sinon de ce langage
Et du triste bonheur de me vouloir français,
Je dédie ce poème à mon pays martyr,
À mon pays défait, à mon pays trahi,
Affaissé sans conscience à trois cents lieues d’ici2. »
Jean-Louis Crémieux-Brilhac, L’étrange victoire, 2016.

1Des débuts de son offensive le 10 mai au 22 juin, signature de l’armistice, six semaines ont suffi à l’Allemagne nazie pour vaincre l’armée française. L’effondrement de 1940 ne peut cependant se résumer à cette seule dimension militaire ; il représente pour les contemporains bien plus et bien au-delà, et c’est sur l’ampleur et la mesure de ce plus et de cet au-delà que se construisent alors diverses lectures de l’événement3. À près de cinquante années de distance, l’expérience de l’effondrement a profondément marqué les écrits du premier et de l’un des derniers historiens de l’année 1940 : Marc Bloch et Jean-Louis Crémieux-Brilhac. Marc Bloch, tout d’abord, lie étroitement son « procès-verbal » sans concessions du « plus atroce effondrement de notre histoire » à l’analyse critique et à la connaissance :

« Un jour viendra, tôt ou tard, j’en ai la ferme espérance, où la France verra de nouveau s’épanouir, sur son vieux sol béni déjà de tant de moissons, la liberté de pensée et de jugement. Alors les dossiers cachés s’ouvriront ; les brumes, qu’autour du plus atroce effondrement de notre histoire commencent, dès maintenant, à accumuler tantôt l’ignorance, tantôt la mauvaise foi, se lèveront peu à peu ; et peut-être les chercheurs occupés à les percer trouveront-ils quelque profit à feuilleter, s’ils le savent découvrir, ce procès-verbal de l’an 19404. »

2Quant à Jean-Louis Crémieux-Brilhac, auteur en 1990 d’une grande étude consacrée aux « Français de l’an 405 », il revient dans un ouvrage posthume publié en 2016 sur sa vision de l’événement vécu comme prisonnier de guerre en Poméranie :

« Il est difficile de se représenter après tant d’années le traumatisme mental que nous avait infligé le désastre de la France, un désastre pour beaucoup d’entre nous incompréhensible6. »

3L’un et l’autre utilisent le vocabulaire du trauma pour qualifier et évaluer la portée et l’épaisseur de l’événement : « effondrement », « traumatisme mental », « désastre », « incompréhensible ». Depuis les années de guerre, que reste-t-il de cette clé de lecture dans l’appréhension de l’effondrement de 1940 et, plus particulièrement, dans l’historiographie ? Quelle place, quelle fonction, quel statut tient l’événement dans les facteurs explicatifs de ce qui va suivre : l’Occupation, Vichy, la collaboration, la Résistance ? Si le titre de cette communication peut sembler restreindre le sujet aux seuls historiens, il n’en est rien, tant l’écriture participe dès les premiers temps de l’Occupation, d’un mode d’appropriation de l’événement. Si Marc Bloch représente le travail de l’historien, une multitude d’écrits contemporains ont tenté d’appréhender l’événement et de lui donner sens : littérature, essais, écrits personnels. Le propos qui suit tente d’esquisser une historiographie en interrogeant les formes d’historisation et les différentes approches épistémologiques de l’effondrement de 1940, sans tomber dans les affres du recensement bibliographique.

Écrire l’histoire de l’effondrement de 1940

4C’est d’abord une nécessité des temps ; l’appropriation de l’effondrement passe par une écriture contemporaine des événements. Une multitude d’écrits tentent de donner des clés de lecture et participent aussi de la construction d’un récit. Désastre, débâcle, déroute, naufrage, défaite, exode, fuite éperdue, fin d’un monde, tempête, décombres… la profusion des mots ordinaires, comme celle des titres de la littérature des années de guerre, en dit long sur le traumatisme de l’effondrement de 1940. Quelques titres d’ouvrages, parfois publiés dans les années 1940, l’expriment bien. On peut ainsi mentionner, dans des registres très différents : À travers le désastre de Jacques Maritain (1941), La fin d’un monde de Julien Green (1940), L’étrange défaite de Marc Bloch (1941), le chapitre « Tempête en juin » de Suite française d’Irène Némirovsky (1941-1942), ou dans une tout autre perspective, Les décombres de Lucien Rebatet (1942), ou encore Julien Gracq, Manuscrits de guerre (1940-1941). L’ampleur du traumatisme, alors perçu comme un véritable « événement-traumatisme », pour reprendre l’expression de Michel Vovelle, structure profondément ces écrits. Parmi de nombreux exemples qui tentent de le comprendre, Jacques Maritain évoque dans À travers le désastre un « écrasement psycho-physique » :

« Pour essayer de comprendre les conditions psychologiques dans lesquelles les chefs militaires suprêmes de la France, après avoir provoqué la chute du cabinet Reynaud, décidèrent de demander un armistice à l’envahisseur, il faut se représenter tout d’abord : 1° que l’armée était en pleine déroute ; 2° que le pays, plongé du jour au lendemain dans la stupéfaction d’un désastre écrasant, submergé par les flots de réfugiés que les avions allemands mitraillaient sur les routes, complètement désorganisé et sans aucun moyen de défense contre la destruction qui menaçait villes et villages, se trouvait dans l’état d’un homme qu’un coup de massue sur la tête a abattu ; toutes les défenses psychologiques étaient annihilées7. »

5La stupeur et les visions de déliquescence du pays défait qu’il survole au même moment inspirent à Antoine de Saint-Exupéry une mise en garde inquiète aux futurs historiens8. Et l’on peut parfois se demander si aujourd’hui une partie de la production historiographique n’a pas un peu oublié le réel et la réalité du traumatisme ?

« Les historiens oublieront le réel. Ils inventeront des êtres pensants, reliés par des fibres mystérieuses à un univers inexprimable disposant de solides vues d’ensemble9. »

6Au-delà de sa réception et de son vécu, au-delà du traumatisme qu’elle provoque, la défaite de 1940, pensée et analysée, suscite des attitudes variées, qu’il est difficile de comprendre si l’on ne s’attarde pas plus longuement sur le sens que les acteurs du moment lui donnent, en fonction de différentes visions du futur. Perçue comme un aboutissement, comme la défaite de la France, cette première représentation du futur débouche sur un avenir fermé, replié sur les préoccupations immédiates de populations désemparées, et qui aspirent à la fin du cauchemar. Elle explique en grande partie l’adhésion au maréchalisme des années 1940 et 1941. C’est dans le chaos de l’exode et de l’abandon que se fonde le recours à l’image du « sauveur » incarnée par le maréchal Pétain. On en retrouve l’illustration dans la lecture qu’Emmanuel Mounier fait de la défaite10. Du côté de Vichy, ce défaitisme justifie la voie de la culpabilisation, de l’expiation, du rejet et de l’exclusion des institutions et des groupes de personnes considérées comme fauteurs, en premier lieu la République, les étrangers, les communistes, les juifs et les francs-maçons.

7Du côté de ceux qui refusent l’inéluctable, et ne voient dans l’écrasement de l’armée française qu’une défaite dans une « guerre-monde » globale11, le futur reste ouvert, avec le rejet de l’armistice. C’est évidemment le sens qu’il faut donner à l’appel du général de Gaulle le 18 juin 1940 ; s’il reste confidentiel dans la confusion du moment, le message acquiert très vite une immense portée symbolique.

8Après la guerre, comme prolongement de l’essai de Marc Bloch, les travaux historiques s’attachent d’abord à apporter des explications aux causes de la défaite. Mais l’étude approfondie de la bibliographie générale sur l’effondrement de 1940 réserve quelques surprises. Jusque dans les années 1970-1980, le peu de travaux spécifiquement dédiés à cette « année terrible » est sans doute le plus frappant. Très peu d’articles de la Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale lui sont consacrés, et seul un numéro spécial « Autour de l’armistice » de 1955 aborde deux thèmes : l’armistice et l’exode de 1940 (Jean Vidalenc). En 1980, Henri Michel publie dans la collection « Que sais-je ? » sous le titre La défaite de la France (septembre 1939-juin 1940) une courte synthèse qui ne s’attarde pas vraiment sur l’idée d’effondrement : l’ouvrage s’attache pour l’essentiel aux causes, aux manquements, aux effets militaires et politiques. Quelques années auparavant, en 1972, dans son étude La France de Vichy, Robert Paxton réserve tout un chapitre à l’été 1940 : « Prologue : été 1940 ». Il s’agit bien d’un prologue pensé comme un chapitre préparatoire à son analyse de la politique de collaboration de Vichy et de la Révolution nationale, et qui n’évite pas les glissements de sens entre « France de Vichy » et « Français sous Vichy ». Robert Paxton propose avant tout une minutieuse description de l’esprit défaitiste qui a porté Vichy, mais sans véritable mise en perspective d’ensemble de l’effondrement. A contrario une certaine minoration de la place et du statut de l’événement de mai-juin-juillet 1940 structure l’analyse de l’auteur :

« Quiconque a vécu la débâcle de mai-juin 1940 ne s’est jamais tout à fait remis du choc. Les Français, persuadés qu’ils étaient de jouer un rôle particulier dans le monde, ont été sérieusement traumatisés par les six semaines qui ont consommé leur défaite. […] Ce livre ne traite pas, après bien d’autres, des causes de la chute de la France, mais de ce que les Français décidèrent de faire ensuite, deux questions certes difficiles à séparer12. »
« Tels les habitants d’une maison secouée par un tremblement de terre, les Français entreprirent de sauver leurs affaires des décombres et d’en éloigner les voleurs. […] Il faut un effort considérable d’imagination historique pour reconstruire fidèlement le climat de l’été 1940. Le coup de massue de la défaite, qui en un instant avait fait d’un peuple fier et sceptique une foule de flagellants avides de discipline, se dissipa aussi vite que l’hébétude de la victime d’un accident de voiture13. »

9L’ironie décapante avec laquelle Robert Paxton évacue rapidement l’effet du « coup de massue de la défaite » n’est pas sans rappeler la dérision jubilatoire avec laquelle Marcel Ophüls évoque le désastre du printemps 1940. « Madame Michel, il était inutile que j’aille au front, puisque le front est venu jusqu’à moi », s’exclame ainsi le pharmacien Verdier devant l’objectif goguenard de la caméra du réalisateur14. Dans le livre comme dans le film-documentaire, le traumatisme n’est pas pris au sérieux, avant tout observé, analysé voire jugé au prisme de ce qui suit, Vichy et la collaboration. Ces lectures à rebours font de la mise en place du régime de Vichy l’unique lecture des années 1940-1944. Il faut attendre les années 1990-2000 pour que s’opère une réévaluation historiographique des événements de mai-juin-juillet 1940, avec trois ouvrages. Déjà mentionnée, l’étude de Jean-Louis Crémieux-Brilhac sur Les Français de l’an 40 est publiée la même année qu’un recueil d’articles de Jean-Pierre Azéma parus dans le journal Le Monde au cours de l’été 1990 puis édité au Seuil sous le titre 1940, l’année terrible. En 1993, dans le travail collectif La France des années noires dirigé par Jean-Pierre Azéma et François Bédarida, l’historien américain Stanley Hoffmann revient longuement sur « Le trauma de 1940 », et sur sa maigre historiographie.

« Le contraste entre l’ampleur de la catastrophe de mai-juin 1940 et la place qu’elle tient dans la production intellectuelle du pays est stupéfiant. Prenons ce qu’on pourrait nommer les analyses historiques. Nous trouvons des études par des militaires, ou des ouvrages sur la stratégie et la tactique militaire, parfois fort techniques […]. Nous trouvons beaucoup d’ouvrages descriptifs qui nous livrent des masses d’anecdotes et des détails plutôt que des analyses. En fait de vues d’ensemble qui cherchent à voir les choses de haut et à aller au plus profond, je n’en vois que trois, qui datent toutes soit des lendemains de la défaite soit de ceux de la Libération : L’étrange défaite de Marc Bloch, À l’échelle humaine de Léon Blum, le début des Mémoires de guerre du général de Gaulle. Il a fallu attendre jusqu’en 1990 pour que paraisse la somme de Jean-Louis Crémieux-Brilhac. […] Comparés à la vaste littérature sur Vichy ou sur les années trente et même à celle qui porte, de façon plus fragmentaire, sur la Résistance et la Libération, c’est peu15. »

10Stanley Hoffmann développe dès lors une analyse en profondeur de l’ampleur, des lectures et des usages de la défaite. Il replace l’événement au centre des explications de ce qui va suivre, un changement de focale nécessaire à l’appréhension d’ensemble de la France des années noires. Cette réévaluation se poursuit au début des années 2000, avec deux colloques importants. Le premier, consacré à La campagne de 1940, et davantage centré sur les questions militaires, est dirigé par Christine Levisse-Touzé. Le second propose d’inscrire l’effondrement de 1940 dans une perspective comparative avec d’autres moments de l’histoire : Penser la défaite dirigé par Patrick Cabanel et Pierre Laborie16. Ce dernier prolonge en partie l’étude de Stanley Hoffmann, avec notamment un article sur Emmanuel Mounier, la revue Esprit et les usages de la défaite17.

11Comment dès lors ne pas s’étonner ? Malgré les apparences d’une histoire désormais largement connue dans ses grandes lignes, le défi lancé dans Pilote de guerre aux historiens reste sans doute encore à relever, tant le caractère structurant de l’effondrement de 1940 semble avoir aujourd’hui en partie disparu des interprétations des années noires chez une partie des historiens. Il suffit de lire les programmes scolaires des années 2010 ou d’ouvrir une synthèse historique récente sur la Résistance pour constater l’effacement de la débâcle et de la décomposition du pays comme facteurs explicatifs18.

12Ainsi, si l’on intègre les écrits contemporains de l’événement, trois périodes marquent l’historisation de l’effondrement de 1940. Avec un corpus inévitablement sélectif, elles reflètent des lectures variables et apportent des clés d’explication diverses de l’à-venir, occupation allemande et régime de Vichy. Dans les premiers temps, le traumatisme et le choc mental provoqués par l’effondrement imprègnent profondément les récits, esquisses de romans et autres essais rédigés au cœur de l’événement. Après la guerre et jusque dans les années 1980, l’indispensable analyse des causes et des responsabilités (politiques, économiques, militaires) engagée par Marc Bloch, amène à un effacement relatif du poids du traumatisme. Les années 1970-1990 voient se développer deux courants interprétatifs. Une première lecture revient précisément sur le « trauma » dans toutes ses dimensions (Stanley Hoffmann, les actes du colloque Penser la défaite). Une autre interprétation, dans le prolongement des écrits de Robert Paxton, et marquée à la fois par un rétrécissement de l’événement et un décentrement sur Vichy, amorcée à la fin du siècle dernier, s’impose dans les années 2000-2010.

L’effondrement de 1940 en perspective : interprétations et enjeux

13La question du sens de l’événement et celle des interprétations historiques obligent à revenir sur deux enjeux essentiels dans l’appréhension de l’effondrement de 1940. Il convient tout d’abord de souligner et de prendre en compte la polysémie de l’événement et son caractère polymorphe. Le vocabulaire et les mots utilisés par les contemporains pour le désigner reflètent en effet diverses significations. La remarque vaut également pour les usages et les mémoires d’un effondrement « tristement » et difficilement « mémorable » pour reprendre l’idée de Robert Frank (« ce qui est tristement mémorable n’est pas aisément commémorable »). Par ailleurs, son caractère polymorphe ajoute une difficulté supplémentaire à l’appréhension d’ensemble d’un événement multidimensionnel aux visages changeants.

14La chronologie de l’effondrement de 1940 suit l’évolution du conflit et croise les grandes décisions politiques. Sans détailler les phases de la campagne militaire, quelques rappels sont nécessaires pour tenter d’en saisir les enjeux, en particulier exposer les principales causes de la défaite.

Étrange défaite ?

15Dès les lendemains du naufrage, et depuis plus de soixante-dix ans, la plupart des analyses s’accordent sur les éléments d’explication suivants : effet de surprise du plan allemand, par la concentration des forces ; rapidité des offensives pour empêcher la défense des alliés de se reconstituer ; trop grande dispersion des moyens de l’armée française, avec une mauvaise utilisation des blindés, les Français disposant, selon le mot du général Delestraint, de « 3 000 chars répartis en paquets de trois et les Allemands de trois paquets de mille chars » ; inertie et impuissance du haut-commandement imperméable à l’idée d’une guerre de mouvement. Face aux premiers échecs tactiques, le général Gamelin est destitué et remplacé le 19 mai par le général Weygand, qui ne change pas fondamentalement de stratégie. Entre le 27 mai et le 4 juin, l’évacuation de Dunkerque de 320 000 soldats britanniques et français dans l’urgence précipite une déroute et une démoralisation que Julien Gracq, alors mobilisé dans les Flandres, décrit ainsi sur le vif : « La troupe avait absorbé les couleurs de la défaite comme une éponge boit l’eau19. » Le bilan des pertes révèle cependant qu’en dépit d’ordres incohérents et contradictoires, les soldats français se sont battus, opposant aux forces ennemies une résistance opiniâtre. Les estimations les plus récentes estiment au minimum à 55 000 le nombre de militaires tués entre le 10 mai et le 30 juin, contre 30 000 morts côté allemand20. Il faut ajouter à ces pertes, les exactions commises contre les troupes coloniales – comme le massacre raciste de 188 soldats sénégalais à Chasselay au nord de Lyon en juin 1940 – et contre les populations civiles – ainsi de l’exécution de 80 personnes à Oignies dans le Nord le 28 mai 1940. La crise militaire s’achève avec l’entrée des troupes allemandes à Paris le 14 juin, le franchissement de la Loire le 17, l’arrivée à Lyon le 20 puis à Bordeaux le 22 juin.

Fuite éperdue

16À cette débâcle de l’armée française s’ajoute un exode massif de populations venues des Pays-Bas, de Belgique, du Luxembourg et de la France du Nord, fuyant dans un indescriptible climat de « grande peur » l’invasion allemande. Si près de 230 000 Alsaciens et Lorrains avaient déjà été évacués vers le Sud-Ouest dès 1939, l’afflux de plus de 8 millions de civils jetés sur les routes incertaines du pays, dans des conditions chaotiques, représente une situation migratoire totalement inédite dans la France contemporaine. Plus de 90 000 enfants sont séparés de leur famille et des réfugiés meurent sous les bombardements. Cette expérience de l’exode éprouvée par des millions de personnes et ces visions de déliquescence nourrissent dans la population de profonds sentiments d’abandon. La fuite éperdue de ces réfugiés signe la décomposition d’une nation alors au bord du précipice.

Le choix de l’armistice

17C’est dans ce contexte de naufrage et de désintégration de l’armature sociale que se joue l’essentiel de la crise politique et institutionnelle des mois de juin et juillet 1940. Replié à Bordeaux, le gouvernement de Paul Reynaud se déchire entre partisans de l’option militaire d’une capitulation, en vue de poursuivre la lutte en Afrique du Nord – c’est l’idée défendue par le général de Gaulle, éphémère sous-secrétaire d’État à la guerre – et ceux qui appuient le choix politique d’un armistice en restant sur le territoire français. Cette opposition entre solution militaire ou politique recoupe l’affrontement entre Paul Reynaud, favorable à la capitulation, et Weygand, partisan de l’armistice Quant au maréchal Pétain, entré au gouvernement comme vice-président du Conseil, il rejette la responsabilité de la défaite sur la classe politique, les Britanniques et craint plus que tout le désordre. Il remplace à la présidence du Conseil Paul Reynaud, qui démissionne le 16 juin, et appelle dès le lendemain à « cesser le combat ». Les conséquences de son allocution radiodiffusée du 17 juin (« C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat ») sont catastrophiques pour les 1,8 million de soldats français qui se retrouvent piégés et sont faits prisonniers. Le 21 juin, 27 parlementaires, hostiles à cette demande d’armistice, tentent de rejoindre l’Afrique du Nord à bord du Massilia. Le 22 juin, accepté par Hitler, l’armistice est signé à Rethondes par le général Huntziger.

18En réalité, deux armistices sont signés à la demande du maréchal Pétain, le 22 juin avec l’Allemagne, le 24 juin avec l’Italie. 1,6 million de prisonniers de guerre sont emmenés en Allemagne, l’armée est réduite à 100 000 hommes, les réquisitions organisent le pillage économique de la France. Ces mesures achèvent d’abattre le pays et entérinent l’occupation partielle d’un territoire national mutilé et morcelé en de multiples zones géographiques, gouvernées par des autorités politiques et militaires différentes21. En tenant compte des superpositions (zone occupée et zone interdite) et des variations de la chronologie (invasion de la zone sud en novembre 1942), on dénombre ainsi huit secteurs géographiques aux situations d’occupation différentes. La zone nord occupée par les Allemands couvre les trois cinquièmes de la métropole et inclut les côtes de la Manche et de l’Atlantique ; administrée par le Militärbefehlshaber in Frankreich (MBF), elle regroupe des territoires dotés de richesses économiques. La zone dite « libre », gouvernée par le régime de Vichy, est séparée de la zone occupée par une « ligne de front » ou « ligne de démarcation ». Une zone d’occupation italienne regroupe le long de la frontière alpine une quinzaine de communes, essentiellement situées dans le département des Alpes-Maritimes. Les deux départements du Nord et du Pas-de-Calais sont directement rattachés au Militärbefehlshaber in Belgien und Nordfrankreich (MBB) de Bruxelles. Trois départements sont annexés, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin en Alsace ainsi que la Moselle ; ils forment le Gau Oberrhein pour l’Alsace, dirigé par le Gauleiter Robert Wagner, et le Gau Westmark pour la Moselle, dont le Gauleiter est Joseph Bürckel. À l’intérieur de la zone occupée, les Allemands ont délimité une zone interdite composée de 17 départements qui s’étendent de la Somme aux frontières suisses ; conçue comme un espace futur de colonisation allemande, cette zone était interdite au retour des réfugiés de l’exode de mai-juin 1940. À l’été 1941, une nouvelle zone côtière interdite parcourt les littoraux du Nord aux Pyrénées. Enfin, après l’invasion de la zone sud en novembre 1942, les Italiens s’installent dans les départements situés à l’est du Rhône (régions R1 et R2 de la Résistance) ainsi qu’en Corse, jusqu’à la chute de Mussolini en septembre 1943. Il faudrait ajouter à ce tableau le cas singulier de Paris, englobé dans une entité appelée « Gross Paris ». Ce fractionnement géographique et administratif génère des systèmes d’occupation très différents.

Vichy : un gouvernement de la défaite

19Avec l’installation du gouvernement à Vichy, le 1^er juillet, se joue le dernier acte de l’effondrement politique. Le ton est donné par le maréchal Pétain qui, dans une formule fameuse, dénonce « l’esprit de jouissance » et lui oppose « l’esprit de sacrifice ». L’entrée en scène du manœuvrier Pierre Laval, ancien président du Conseil en 1931, nommé numéro 2 du gouvernement Pétain le 23 juin 1940, rend inéluctable l’achèvement du régime républicain. Laval mobilise et manipule ses réseaux, use de la peur et de l’intimidation pour convaincre des parlementaires déboussolés par la défaite de procéder à une révision constitutionnelle. La crise de confiance dans les institutions et la crainte des Allemands précipitent un processus destructeur. Cette révision de la Constitution de la Troisième République est adoptée par les parlementaires présents à Vichy le 9 juillet par 624 voix contre 4. Elle ouvre la voie au vote le 10 juillet des pleins pouvoirs au maréchal Pétain par 569 voix pour, contre 80. Dès le lendemain, la promulgation des premières lois constitutionnelles du nouveau régime met fin à la République : le maréchal Pétain devient chef de l’État français, suspend le Parlement et s’arroge les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Le tout avec une légalité formelle que les juristes de la France libre parviendront difficilement à récuser.

*

20Les conséquences politiques de la défaite, la chute de la Troisième République et la mise en place du régime de Vichy, ne peuvent cependant résumer seules l’étendue du traumatisme. C’est bien de l’effondrement moral d’une nation naufragée et humiliée qu’il s’agit ; il est difficile d’expliquer les choix politiques de juillet 1940 sans tenir compte du climat de peur et de panique, sans prendre la mesure du profond sentiment de honte, d’humiliation et de désarroi qui submerge alors les esprits.

21Un second problème tient à la portée et au statut de l’événement dans les éléments d’explication de ce qui suit. Le changement de paradigme dans la place accordée à l’effondrement de 1940 s’appuie sur un déplacement de centralité du « moment » de mai-juin-juillet 194022. Le rétrécissement de l’événement à l’exode et à la défaite militaire ouvre la voie à une certaine dénaturation, à sa marginalisation dans les interprétations données de la période de l’Occupation au profit d’une centralité sur Vichy et la collaboration. Elle justifie aussi plus facilement l’oblitération plus ou moins marquée du poids de l’Occupation. Ce décentrement et ces glissements ont des conséquences épistémologiques : de faible ou de forte intensité selon les historiens, la manière dont ils interprètent l’événement influe également sur l’appréhension de quelques phénomènes majeurs des années de guerre : les comportements des Français, la collaboration, la Résistance, pour ne citer que ces exemples.

22Enfin, les formes d’écriture de l’histoire sont souvent révélatrices des approches et des outils utilisés pour penser l’effondrement de 1940. Et les questionnements sont multiples : saisir l’événement dans toutes ses dimensions, politiques, militaires, institutionnelles ou socio-culturelles ; en retracer le déroulement par le récit plus traditionnel des causes et des conséquences ; éviter les pièges habituels (anachronismes, téléologie, fausses analogies…) ; tenir compte du rôle de la fiction et de ses influences dans les représentations de l’événement23 ; s’inspirer d’autres réflexions et d’autres démarches heuristiques comme celles de Michel Vovelle, de Georges Duby, de Reinhart Koselleck ou de Paul Ricœur pour tenter de reconstituer les incertitudes du passé et le champ des possibles… « J’ai fait deux guerres. […] mon arrière-grand-père fut soldat, en 93 ; mon père, en 1870, servit dans Strasbourg assiégé24 » : les premières pages de L’étrange défaite relient dans le temps et sans ambiguïté quatre « années terribles ». « Quel que puisse être le succès final, l’ombre du grand désastre de 1940 n’est pas près de s’effacer25 », précisait par la suite Marc Bloch avec raison, en faisant référence à la signification profonde de l’événement vécu en 1940. Près de quatre-vingts ans plus tard, on peut se demander si cette ombre-là n’est pas en train de s’éloigner ou de s’effacer lentement, rongée par des zones d’ombre de toute autre nature…