1Dans Notre Guerre, récit publié en 1946 peu après son retour de déportation, Agnès Humbert, conservatrice au musée des Arts et Traditions populaires, antifasciste convaincue et résistante de la première heure, décrit sa réaction le 17 juin 1940, jour de la demande d’armistice en ces termes :

« C’est à Valençay que nous avons appris la demande d’armistice. Les hommes autour de moi pleuraient silencieusement. Moi, je suis descendue de voiture, je trépigne et je crie : “ce n’est pas vrai […] ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible…” J’entends encore ma voix comme s’il s’agissait de la voix d’une autre femme. Quelques heures plus tard, il a bien fallu se rendre à l’évidence, il a bien fallu comprendre que cette chose incroyable était possible. On était à genoux, on demandait grâce en se battant encore par-ci par-là, et en fuyant partout, et on m’a encore dit : “Paris est pris !” […] Paris est allemand ! Il fallait que notre esprit réalisât cette chose monstrueuse, il fallait comprendre, car c’était vrai1 !… »

2Ces quelques lignes décrivent des sentiments communément partagés et exprimés dans quantité de témoignages et de textes. Elles sont révélatrices de la déflagration qu’a représentée juin 1940 pour les Français, une séquence d’une violence telle qu’elle en est d’abord impensable c’est-à-dire insaisissable par la raison. L’effondrement du pays en à peine quelques semaines a bien été perçu par les contemporains comme un moment « terrible » au sens commun d’« un enchaînement d’épisodes terrifiants » qui compose « un épouvantable feuilleton2 » pour reprendre une formule de Jean-Pierre Azéma.

3Mais quel contenu précis et quelle portée donner à ce terme de « terrible », si souvent convoqué qu’il finit par être usé jusqu’à la corde ? Fait-il écho à des expériences déjà traversées dans le passé ou renvoie-t-il au contraire à un événement perçu comme unique et sans précédent c’est-à-dire d’une nature radicalement nouvelle ?

4Se pose donc d’abord la question des lectures du phénomène et des comparaisons possibles avec des faits historiques antérieurs. Perspective qui n’a rien d’inédite puisqu’elle a mobilisé de longue date aussi bien les acteurs eux-mêmes que les historiens du très contemporain.

5Se dessine aussi en creux une seconde interrogation qui nous conduit au cœur de notre sujet puisqu’elle concerne l’infime minorité de Français qui ne se résigne pas à la défaite et bascule dans le camp du refus. Comment les pionniers de la Résistance appréhendent-ils la situation dramatique issue de juin 1940 et réagissent-ils face au chaos ? Ces perceptions sont complexes comme le sont toujours les rapports au temps et à l’histoire. Aux questionnements sur le présent se superposent visions de l’avenir et références au passé. Quelles ressources éventuelles puiser dans l’histoire du pays, sur quels héritages s’appuyer, quels répertoires d’action mobiliser pour trouver les moyens d’agir et inventer un autre futur ? Telles sont les problématiques emboîtées qui forment la trame de cette contribution.

6Celle-ci s’organise en trois temps distincts. Il faut d’abord revenir sur la puissance destructrice de l’événement pour essayer d’en mesurer le caractère proprement terrifiant. L’onde de choc du séisme n’empêche pourtant pas les résistants de la première heure de se projeter immédiatement dans l’avenir. Cette capacité à innover forme même un des éléments constitutifs de l’engagement en Résistance. Mais dans ce processus d’invention, le rapport au passé ne disparaît jamais totalement. Il subsiste des fils qui relient hier et aujourd’hui.

1940, un désastre sans précédent ?

7Les contemporains l’ont d’emblée martelé dans des textes rédigés sur le vif ou au contraire reconstitués après coup : de par son ampleur, ses manifestations et ses conséquences, juin 1940 a constitué à l’évidence un événement inouï. Il faut, au risque de rappeler des évidences, repartir de ce constat.

8Dans un récit datant du printemps 1941 mais publié en 1947 sous le titre Journal (Chartres, 14-18 juin), Jean Moulin, alors préfet d’Eure-et-Loir décrit la situation à Chartres le 14 juin 1940, ville qui a perdu plus de 90 % de ses habitants et se trouve submergée par un flot ininterrompu de réfugiés :

« Nous n’avons plus maintenant ni gaz, ni électricité, ni téléphone, ni radio. J’assiste aux opérations de secours. Les équipes, hélas, se réduisent de plus en plus […]. Où sont les cadres de la défense passive ? Le directeur municipal de la DP a fui cette nuit avec plusieurs de ses collaborateurs. Où sont les pompiers et leur matériel ? Le maire les a laissés partir ce matin, avec les pompes […]. Parti aussi le directeur du service des eaux de la ville. Dans sa folle panique, avant de fuir, il a congédié les mécaniciens de l’usine hydraulique et bloqué les vannes, si bien que, dans quelques heures, la ville va être privée d’eau3. »

9À ce tableau apocalyptique, il faut encore ajouter la fuite de l’évêque, des policiers et des boulangers. Le lendemain matin (15 juin), Jean Moulin dresse un bilan « désastreux » de la situation en constatant qu’il n’y a plus « aucune organisation économique et administrative » et que « tout un édifice social est à reconstruire dans des conditions matérielles effroyables, sous les bombardements, alors qu’un quartier de la ville est en flammes4 ».

10Quiconque a vécu les journées de juin 1940 comprend qu’il ne s’agit pas là d’une simple défaite militaire comme le pays en a déjà connu par le passé. « Désastre », « effondrement », « naufrage », « débâcle », « déroute », « désintégration », « cataclysme » et « fin d’un monde », tels sont les termes qui s’imposent pour dire le délitement d’un pays entier, de son armature institutionnelle et sociale provoqué par la déroute de l’armée et l’exode de 8 à 10 millions de personnes, exode dont on ne soulignera jamais assez la centralité dans le choix de l’armistice. C’est bien tout un État, une société et un peuple qui sont emportés comme fétus de paille par le tourbillon.

11Un tel effondrement provoque chez les Français stupeur et effarement qui se doublent d’un sentiment d’abandon et d’humiliation. On en trouve l’expression dans maints récits de la débâcle. D’Agnès Humbert à Irène Némirovsky en passant par Madeleine Gex-Le Verrier, Julien Green ou Léon Werth5, tous dépeignent des Français réduits à l’état de spectateurs impuissants face à une histoire qui les dépasse. Tous décrivent le désordre absolu, la fuite éperdue sur des routes paralysées6, les civils livrés à eux-mêmes, les familles disloquées… La Croix-Rouge internationale estime que 90 000 enfants ont été séparés de leurs parents pendant le seul mois de juin7. Autant de drames individuels qui s’inscrivent au milieu d’un naufrage collectif. Tous ces textes disent aussi la perte de repères, l’incrédulité et l’accablement devant une réalité que personne, ni en France ni à l’étranger n’avait imaginé une seule seconde.

12Pour stupéfiante qu’elle soit, la défaite donne immédiatement lieu, à chaud, à une première salve d’analyses qui mobilisent l’histoire comme clé de compréhension. On songe bien entendu en premier lieu à L’étrange défaite de Marc Bloch rédigé dès l’été 1940. Le médiéviste, familier d’une histoire de la longue durée, se fait ici témoin et historien du temps présent en s’interrogeant sur les causes d’un désastre qu’il qualifie dès les premières lignes de son texte de « plus atroce effondrement de notre histoire8 ». La tonalité est voisine chez Jacques Maritain qui écrit À travers le désastre dès l’automne 1940 aux États-Unis où il s’est réfugié pour comprendre cette « tragédie » et sonder « l’étendue de notre malheur9 ». À peine plus tard, pendant l’année 1941, Léon Blum achève À l’échelle humaine qui sera publié après la guerre.

13Les trois ouvrages ont en commun de se rattacher au genre de « l’examen de conscience critique », exercice qu’Ernest Renan avait déjà pratiqué dans La Réforme intellectuelle et morale publiée au lendemain de la défaite de 1870 contre la Prusse10. La filiation avec Renan est d’ailleurs explicitement revendiquée tant par Marc Bloch que par Léon Blum. Et de fait, à première vue, le tableau de la France en 1940 présente de troublantes similitudes avec celui de 1870 : une armée balayée en un temps record, un État central et des institutions disloqués, une société en décomposition, bref un pays « emporté par les grandes eaux de la catastrophe11 » selon les mots de Jacques Maritain. Mais à y regarder de plus près, la situation à l’été 1940 est tout à fait inédite et la comparaison avec la déroute de Sedan et l’effondrement du Second Empire, bien que tentante, ne tient pas. Léon Blum le souligne :

« Dans la succession de nos catastrophes militaires, le désastre de 1870 est l’antécédent immédiat du désastre de 1940. […] Comme en 1940, l’effondrement militaire provoquait un changement politique. La différence est que cette Révolution s’opérait en plein jour, par une manifestation souveraine de la volonté populaire, et que le nouveau gouvernement républicain ne se constituait pas pour implorer un armistice, mais pour continuer la guerre coûte que coûte, malgré l’anéantissement de l’armée impériale, en faisant appel à la levée en masse du patriotisme français12. »

14Cela fait en effet beaucoup de différences entre les deux situations : en juin 1940, nul gouvernement républicain de Défense nationale, nul Gambetta, nul sursaut populaire mais tout au contraire, dans un contexte de faillite totale, une défaite militaire entérinée par le choix de l’armistice et un changement de régime politique. Pour Jacques Maritain, c’est très loin en amont, au cœur du Moyen Âge, qu’il faut remonter, « au temps du traité de Troyes et de la guerre de Cent Ans » précisément, pour trouver trace « d’un abandon semblable à celui dont je parle à présent13 ».

15À la suite de ces textes fondateurs, le caractère exceptionnel de 1940 sur l’échelle de Richter des cataclysmes nationaux a été souligné par nombre d’historiens14. Ainsi de Maurice Agulhon qui, dans La République de 1880 à nos jours, rejoint Maritain pour déceler un très lointain précédent historique avec la guerre de Cent Ans. Né en 1926, Maurice Agulhon avait seulement 14 ans en 1940. C’est sans doute autant l’historien que l’adolescent témoin de l’effondrement qui formule pareil jugement. Quant à Jean-Pierre Azéma, dans son ouvrage consacré à « l’année noire », il cite Marc Bloch en préambule avant de formuler ce jugement : « Si la Grande Guerre a constitué une épreuve inouïe, l’année 1940 a sans doute été pour les Français le plus grand trauma du xx^e siècle15. »

16De fait, la stupéfaction puis l’accablement et la résignation semblent écraser le paysage dans les semaines et les mois qui suivent l’armistice. « Voilà, c’est fini », tels sont les mots qui ouvrent le journal de Jean Guéhenno à la date du 17 juin 194016. Quelques semaines plus tard, après avoir échappé à la captivité et rejoint Paris, le journaliste Pierre Brossolette sombre pour sa part dans une brève et profonde dépression, bien à l’image du moral du pays entier17. Le ressort paraît cassé. Tout semble renvoyer au désastre et à la nuit sans fin qui commence.

17Est-ce à dire que l’histoire se serait brusquement arrêtée et que les Français hébétés seraient désormais comme pétrifiés, enfermés dans un présent sans issue, privés à la fois de « champs d’expériences » et d’« horizons d’attente » pour reprendre les catégories forgées par Reinhart Koselleck18 ?

Résistance et vision de l’avenir

18S’intéresser aux « horizons d’attente », c’est se pencher sur les manières d’envisager le futur, lequel forme, au même titre que le passé, une composante de l’histoire. Il est incontestable, on l’a dit, que la défaite et le traumatisme induit constituent des matrices qui marquent durablement les esprits et expliquent en partie les comportements adoptés par la suite. Comportements au pluriel tant ceux-ci sont complexes et variables : il n’y a pas une seule manière de réagir au désastre.

19On avance souvent l’idée que les Français de 1940, anéantis par la puissance destructrice de l’événement, auraient été incapables de se projeter dans l’avenir19 ? Cette représentation mérite d’être discutée. Plutôt qu’un unique horizon bouché, il me semble qu’ont coexisté, à l’été 40, plusieurs manières distinctes d’imaginer demain. Laissons de côté ici la vision qui triomphe du côté de Vichy : un avenir fermé et exclusivement centré sur des préoccupations de court terme (la fin des combats, le retour à l’ordre et à la stabilité). Certes, la thématique de la renaissance française est au cœur de l’idéologie de la Révolution nationale mais cette renaissance passe par le repli sur soi, le retour aux traditions et l’acceptation de la défaite dans le cadre d’une Europe sous domination allemande.

20Tout autre est le futur imaginé par celles et ceux, encore très peu nombreux et isolés en 1940, qui basculent du côté du refus. Un double rejet, de l’occupation étrangère et de l’abaissement du pays, est au fondement de cet engagement. Il ne s’agit pas là d’un acte désespéré mais au contraire de la manifestation d’une foi intacte en d’autres lendemains. En ce sens, les premiers résistants se démarquent de l’inertie dominante par leur capacité à se reprendre très vite et à se projeter dans l’avenir. Les manifestations de cette espérance sont multiples. Charles de Gaulle, dès son appel du 18 juin, fait le pari d’une histoire ouverte et dynamique contre la vision pessimiste professée par Pétain. Si la bataille de France a bien été perdue, la guerre, une guerre mondiale, ne fait que débuter. L’Europe allemande n’est pas une réalité immuable martèle-t-il. Le lendemain – deux jours à peine après avoir écrit « voilà c’est fini » –, Jean Guéhenno qualifie dans son journal cet appel de « nouvelle aventure de notre liberté20 ». Quant à Agnès Humbert, elle raconte être sortie de son état d’hébétude en entendant le 20 juin, dans la Vienne où elle est réfugiée, une rediffusion de cette même allocution :

« Je revis ; un sentiment que je croyais mort pour toujours renaît en moi : l’espoir. Il y a tout de même un homme – un seul peut-être – qui réalise ce que mon cœur ne cesse de répéter : “ce n’est pas fini” […] c’est grâce à ce “cinglé” que je n’ai pas tenté ce soir-là d’en finir… car il m’a donné un espoir que rien au monde ne saura plus éteindre maintenant21. »

21On retrouve une même perception dynamique du temps et des possibles chez l’anthropologue du musée de l’Homme Anatole Lewitsky dans une lettre adressée en juillet 1940 à sa collègue bibliothécaire Yvonne Oddon alors qu’il attend sa démobilisation dans le sud de la France : « Pour le moment, nous n’y pouvons rien […]. Dans quelque temps, on pourra agir dans la mesure de ses faibles moyens […]. Il y aura tant de choses utiles à faire22. »

22À l’unisson, le tableau sans concession brossé par Marc Bloch dans L’Étrange défaite n’exclut pas la croyance dans la renaissance future du pays. On peut y lire notamment ces mots : « Un jour viendra, tôt ou tard, j’en ai la ferme espérance, où la France verra de nouveau s’épanouir, sur son vieux sol béni déjà de tant de moissons, la liberté de pensée et de jugement23. » Et plus loin ceci : « Les ressorts profonds de notre peuple sont intacts et prêts à rebondir24. »

23Optimisme viscéral, volonté de demeurer acteurs de l’histoire et sens de l’anticipation caractérisent ainsi les paysages mentaux des résistants de la première heure. Au fond et pour reprendre le titre du livre de Julien Green, « la fin d’un monde » ne saurait signifier pour nos défricheurs la fin du monde c’est-à-dire la fin de l’histoire.

24Que faire et comment réagir quand on a touché le fond, quand plus rien ne tient debout ? Les premiers résistants cherchent d’abord à « faire quelque chose » pour échapper à la torpeur. L’expression, très souvent utilisée par les pionniers, témoigne à la fois d’une détermination sans faille à agir mais aussi du flou artistique qui entoure les premières initiatives. La Résistance se forge en effet dans une totale improvisation. Les résistants basculent dans l’inconnu sans manuel auquel se référer, sans certitude et alors que rien ne les avait préparés à plonger dans l’illégalité. Ils doivent donc inventer de nouveaux répertoires d’action (papillons, tracts, journaux, évasions, collecte d’informations…) qui débouchent sur la mise en place de formes inédites d’organisation (filières d’évasion, réseaux de renseignements, premiers mouvements…). Ce bricolage nécessite des expérimentations et des tâtonnements souvent synonymes d’échecs… Dans ses mémoires publiées en 1973, Henri Frenay, le fondateur et patron du mouvement Combat, a résumé d’une phrase le défi qu’a représenté cette invention : « Ce phénomène, dans les riches annales de notre histoire, était entièrement nouveau. Nous n’avions aucun précédent pour guider nos pensées et nos actes25. » Le juriste René Cassin, engagé de la première heure auprès du général de Gaulle à Londres, a souligné lui aussi cette coupure radicale avec tout ce qui a précédé en choisissant d’intituler Les hommes partis de rien ses mémoires parues en 1975.

25Penser l’avenir c’est enfin se projeter dans l’après-guerre en y songeant dès à présent. Cette préoccupation est présente dès 1940 comme le montre la naissance de cercles d’études épars – autour de l’ancien député socialiste du Rhône André Philip à Lyon, de Marc Bloch et du juriste René Courtin à Montpellier, du réfugié antifasciste italien Sylvio Trentin à Toulouse – où l’on commence déjà à imaginer la France de l’après-libération en initiant réflexions et projets sur les institutions politiques, le système éducatif, l’organisation sociale et économique du pays ou encore l’architecture future d’une Europe débarrassée du nazisme. Plus tard, en juin 1942, le mouvement de zone nord OCM (Organisation civile et militaire) publie le premier de ses cinq Cahiers26. On y trouve une réflexion prospective sur les réformes à mettre en œuvre dans la France de demain. Ces ébauches précoces, qui préfigurent déjà le Comité des experts et le Comité général des études27, sont le signe d’une indéniable volonté de renouveau. L’avenir est pensé à partir d’une double condamnation du présent comme du passé… Un avenir que beaucoup de résistants de la première heure ne verront pas.

26La Résistance semble donc tourner le dos au monde d’hier. « Les champs d’expériences » se seraient-ils définitivement dissous sous l’impact de la catastrophe ? L’histoire de la Résistance s’écrit-elle entièrement à partir d’une page blanche ? Le débat sur le rapport au temps des premiers résistants mérite approfondissement.

Invention de la Résistance et usages du passé

27L’utilisation éventuelle, par la Résistance naissante, d’expériences antérieures doit être envisagée sous deux angles, à la fois distincts et complémentaires : il renvoie d’abord à l’histoire de la nation à travers les références historiques que l’on peut mobiliser. Mais le rapport au passé traverse aussi chaque individu. Il convient dès lors d’explorer les dispositions et les héritages des acteurs.

28La mobilisation de références, de pratiques et de schémas du passé possède une fonction de légitimation. Le détour par hier permet, en s’adossant à des précédents, d’éclairer le sens du combat présent et d’inscrire ses propres actes dans des logiques de continuité. Puiser dans le socle du passé national peut donner des raisons d’espérer dans l’avenir. En cette année terrible qu’est 1940, la Résistance balbutiante se cherche des soubassements historiques et des filiations. Quel est le corpus de ressources mobilisées ? On peut en repérer certaines.

29La référence à 1792-1793 et à la Révolution française en général fournit une première piste à explorer. À la toute fin de L’étrange défaite, Marc Bloch espère « voir se former, vague après vague, des armées de volontaires, empressées à suivre le nouvel appel de la Patrie en danger28 ». Le groupe Valmy, fondé à Paris en septembre 1940 par des militants de la mouvance démocrate-chrétienne et qui publie le journal éponyme à partir de janvier 1941, puise lui aussi à cette source. Il en va de même du périodique Résistance, organe d’un autoproclamé « Comité national de salut public » derrière lequel se dissimulent en réalité les pionniers du musée de l’Homme à l’hiver 1940. Un peu plus tard, à compter de juillet 1941, Libération-Sud – à la fois le mouvement et son journal – tout comme les organes de presse communistes multiplieront les références à la Révolution française. Quant aux Cahiers de l’OCM déjà mentionnés, ils portent comme sous-titre Études pour une révolution française et se présentent sous une forme qui n’est pas sans rappeler les cahiers de doléances des États-généraux de 1789.

30Le précédent de 1870-1871 est également convoqué, par exemple à travers la figure de Léon Gambetta, régulièrement mise en exergue dans la presse clandestine. Le groupe France-Liberté change pour sa part de nom pour devenir à l’automne 1941 le mouvement Franc-Tireur dont l’appellation renvoie directement aux combattants volontaires de la guerre de 1870. Il y a donc bien ici utilisation du passé même si cette utilisation n’est pas immédiate.

31Il y a enfin et surtout le souvenir de la Grande Guerre et ses multiples résurgences en 1940. Dans les départements du Nord et du Nord-Est qui ont déjà subi l’occupation allemande entre 1914 et 1918, la germanophobie des populations, précoce et vivace, se nourrit d’une mémoire toujours à vif. Les premières formes de désobéissance, depuis les attitudes de Résistance passive jusqu’à la naissance de réseaux de renseignements en passant par les sabotages et la mise en place de filières d’évasion, réactivent ici des pratiques déjà expérimentées par le passé du temps des occupations précédentes, en particulier chez les femmes29. Nombre d’initiateurs de la Résistance dans ces régions sont eux-mêmes d’anciens-combattants de 1914-1918. C’est le cas, entre autres, de Jules Nautour et Natalis Dumez, fondateurs à Lille du journal La Voix du Nord en avril 1941 ou encore de Jean Lebas, ancien maire de Roubaix, ministre du Front populaire et créateur du périodique L’Homme libre en octobre 1940. Ce dernier avait été arrêté par les Allemands en 1916. Quant à Jules Andrieu, grand blessé de guerre, il est une des chevilles ouvrières d’une filière d’évasion basée à Béthune qui se rapproche de l’organisation du musée de l’Homme dès l’automne 1940. Ailleurs, tracts et journaux clandestins multiplient les citations extraites des mémoires de Foch, Joffre, Poincaré ou Clemenceau qui exaltent la ténacité des poilus et pointent le défaitisme de Pétain lors de la Grande Guerre30.

32Au sein de la Résistance qui se construit à tâtons, les emprunts au passé sont donc fréquents mais que valent-ils vraiment ? En fait, l’action clandestine peut bien se parer de références à l’histoire, cela ne trompe personne, à commencer par les résistants eux-mêmes qui mesurent mieux que quiconque le caractère singulier et novateur de leur entreprise. Il est en effet très difficile de mobiliser explicitement les souvenirs glorieux de 1914-1918 quand, à la tête de l’État français, se trouve un maréchal de France qui ne cesse de mettre en avant son rôle dans les tranchées, quand Vichy préempte cet héritage, quand les situations sont à ce point dissemblables. Dans le contexte exceptionnel de 1940, l’usage du passé apparaît comme une béquille dont l’utilité est toute relative. Le passé peut être brandi à la manière d’un étendard mais il s’agit en réalité d’une coquille vide.

33La question des usages du passé ne se limite pas à l’utilisation d’événements du patrimoine national. Elle traverse aussi les individus qui, loin d’être sans histoire ou amnésiques, sont au contraire les produits d’expériences sociales variées. Sous la forme de compétences, d’habitudes, de formations, d’habitus ou de culture politique, le passé des individus demeure agissant dans la mesure où il influe sur le choix d’un engagement comme sur les modalités de l’action. Ce « passé incorporé » qui, selon le sociologue Bernard Lahire, « inclut tout ce que l’acteur importe dans la scène d’action31 » doit donc être pris en compte.

34Ainsi, nombreux sont les précurseurs de 1940 qui conservent 1914-1918 en tête. L’ombre de la Grande Guerre plane sous la forme d’une référence intime très rarement explicitée que l’on soit ancien combattant soi-même – ils sont nombreux dans cette première Résistance à avoir connu les tranchées – ou enfant de poilus à travers la transmission de mémoires familiales. Au moment de sa condamnation à mort par le tribunal allemand de Paris en février 1942, Yvonne Oddon proclame devant ses juges sa fierté « d’être la fille d’un colonel, mort de ses blessures, et d’avoir agi en fille d’officier français32 ». De même, lorsque l’ethnologue Germaine Tillion se lance dans l’organisation d’une filière d’évasion pour les prisonniers de guerre coloniaux c’est parce qu’il s’agit d’un milieu qu’elle connaît bien. Elle réinvestit ici des connaissances et des pratiques acquises lors de ses missions scientifiques en Algérie dans les années trente33.

35Autre exemple, si l’appareil du PCF, pour des raisons tactiques, n’entre ouvertement en Résistance qu’à partir du printemps – été 1941, nombre de ses militants se jettent dans la bataille tout de suite à titre individuel en mobilisant des ressources et une mémoire longue34. Un militant communiste est familier de la Révolution française, de l’histoire du mouvement ouvrier, de 1871, du combat antifasciste… Loin de se limiter à une simple ligne politique instrumentalisée par la direction du parti, l’antifascisme forme une culture politique profondément ancrée qui continue de structurer les représentations. À Toulouse par exemple, on la trouve à l’œuvre dans le groupe d’anciens étudiants communistes du quartier latin groupé autour du philosophe Jean-Pierre Vernant35. Toujours dans la ville rose, le cercle socialisant animé par Sylvio Trentin depuis sa librairie de la rue du Languedoc se construit également autour de ce ciment commun.

36Les résistants cherchent certes à reconstruire un monde nouveau en se projetant dans l’inconnu mais ils s’y emploient en utilisant des fragments des mondes anciens qu’ils apportent avec eux. Dans son étude pionnière sur les débuts de la Résistance en zone sud, l’historien britannique Harry R. Kedward prenait soin de faire figurer en annexe de son ouvrage, sous le titre « Dix-huit profils de résistants », les retranscriptions des entretiens que lui avaient accordé des pionniers36. À les lire, on mesure combien les passerelles reliant passé et présent sont loin d’avoir toutes été rompues.

*

37Dans L’étrange défaite, Marc Bloch faisait la prédiction suivante : « Quel que puisse être le succès final, l’ombre du désastre n’est pas près de s’effacer37. » Il posait ainsi clairement le diagnostic d’un événement-rupture, d’un de ses points de basculement qui délimite un avant d’un après. 1940, « année terrible », « année zéro »… l’expression ne paraît pas usurpée. Mais à bien y regarder, les mots du médiéviste insistent sur deux éléments qui au fond ne sont pas contradictoires. La violence et la permanence du traumatisme vécu n’interdisent ni l’espoir ni même la certitude d’un autre avenir. C’est au cœur de cette tension que l’engagement en Résistance prend sa source. C’est dans ce contexte marqué par l’évanouissement des anciens repères et une tabula rasa que la Résistance naît en 1940. Pour advenir, il lui faut forger de toutes pièces ses propres armes. Même si des traces – collectives et individuelles – du passé perdurent et pèsent sur les choix, ce sont bien l’expérimentation et la nouveauté qui caractérisent les débuts de la Résistance et l’emportent sur les logiques de continuité. En ce sens, la désobéissance est bien cette « vie inventée » dont parle Jean Cassou, c’est-à-dire une « période d’une nature unique, hétérogène à toute autre réalité38 ».