Introduction à la troisième partie
p. 271-275
Texte intégral
1En dialogue avec les deux premières parties, ce troisième axe propose une réflexion sur la construction mémorielle de l’année terrible – ses fluctuations, ses résurgences et son instrumentalisation politique ou idéologique dans le cadre d’une histoire vue d’en haut – et un ensemble d’analyses sur les expériences vécues par des individus cherchant à résister aux violences auxquelles ils sont confrontés. Dans cette optique, le recours aux journaux intimes, qui donnent accès aux sentiments et aux représentations, est incontournable, comme le souligne Laurent Douzou. Ainsi cet ensemble de contributions participe-t-il à sa manière au débat sur les rapports, souvent délicats, entre histoire et mémoire1. Si, pour le cas de la Restauration, Pierre Triomphe ainsi que Philippe Bourdin et Côme Simien incitent à la lecture de travaux historiques apportant une contextualisation indispensable à la compréhension des processus de distorsions mémorielles, Cécile Vast, proposant un travail historiographique sur « 1940, l’année terrible », invite plutôt à une relecture des écrits produits par les contemporains de l’événement pour montrer l’étiolement d’éléments essentiels pour la compréhension de l’effondrement traumatique dans certaines études historiques.
2Pour relater l’expérience vécue, les individus mobilisent des ressources mémorielles : plusieurs contributions de la seconde partie l’ont déjà montré. Or, pour mieux comprendre ce processus, dans des moments et à travers des vecteurs différents – presse, discours et fêtes commémoratives –, il est intéressant de suivre les modes de construction mémorielle qui influencent l’énoncé des mémoires individuelles. Autrement dit, à la lumière des écrits pionniers de Maurice Halbwachs, il est important d’appréhender les cadres sociaux de la mémoire2. Dans cette perspective, l’analyse de poèmes écrits pour un concours lancé par l’académie de Lyon en 1824 sur le thème du siège de Lyon de 1793 permet de cerner la construction d’une mémoire royaliste au moment de la Restauration. « L’hypertrophie du récit sanguinolent, de l’événement traumatisant » fonde un récit édifiant qui oppose « une temporalité heureuse » dans le cadre d’une « histoire longue » et « une histoire courte et désordonnée » proche de la bestialité incarnée par l’épisode révolutionnaire et plus précisément jacobin. En 1824, alors que Charles X accède au trône, cette construction mémorielle, occultant comme le soulignent les auteurs « les divisions internes de la société lyonnaise de 1793 », est instrumentalisée pour « fortifier la monarchie, l’Église, la bourgeoisie marchande3 ».
3Les poèmes sont loin d’être les seuls vecteurs de mémoire. Pierre Triomphe retrace minutieusement les constructions mémorielles de l’année 1815 dans le cadre d’une réflexion sur l’évolution de désignations très symptomatiques, autrement dit le passage de la « Terreur de 1815 » à la « Terreur blanche ». Il souligne combien ces désignations en forme de chrononymes opposant les ultras et les libéraux, puis les républicains et les légitimistes, sont liées à des enjeux politiques et idéologiques. En effet, la « guerre civile4 », active dans les deux bastions royalistes du Midi et de l’Ouest au moment des Cent-Jours, a provoqué l’émergence de deux mémoires opposées de cette année terrible, deux mémoires adossées à des découpages différents du temps : pour les royalistes, la catastrophe du 20 mars 1815 est à l’origine de l’année terrible, tandis que pour les libéraux cette dernière commence avec la défaite de Waterloo. Dans un second temps, s’impose la mémoire de la « Terreur de 1815 » provoquée par les Royalistes, montrant la consolidation de la position politique des libéraux, particulièrement visible dans la presse. Puis en 1831, au lendemain des Trois Glorieuses, l’expression « terreur blanche » fait son apparition et resurgit à chaque crise, autrement dit à chaque moment où les légitimistes paraissent menaçants. En d’autres termes, l’étude de Pierre Triomphe est une contribution à la question des « concurrences des passés », l’auteur concluant sur la disparition de la Terreur blanche dans la mémoire historique de la gauche au xxe siècle5.
4Dès la fin du xixe siècle, les « années terribles » de 1792 à 1871sont instrumentalisées par l’État républicain qui cherche, à travers sa politique festive et civique, à façonner « un imaginaire national », selon la définition donnée par Anne-Marie Thiesse6. Comme le souligne Rémi Dalisson, la mémoire des guerres devient alors centrale dans les fêtes civiques et les discours officiels tandis qu’elle est diffusée par l’école. Tout particulièrement, « Valmy », incarnation du patriotisme révolutionnaire, est utilisé à la fois par les républicains dans les années 1890 pour atténuer le traumatisme de l’année terrible 1870-1871 et par l’État Français au début de la Première Guerre mondiale au nom de la défense du sol sacré de la patrie. Il existe bien une « continuité mythologique » entre les « années terribles » construite par l’État, relayée par la presse et l’école. Il suffit d’ailleurs de se reporter aux écrits personnels disséminés dans cet ouvrage pour appréhender l’impact de la construction mémorielle de l’État républicain sur les mémoires individuelles7. Et, fait notoire, la politique de Pétain ne peut s’affranchir des mythes républicains, même si elle procède à leur réécriture. Par exemple, l’année 1939-1940 est adossée au mythe du sauveur à travers la fête du 11 novembre.
5Confrontés au moment terrible, les individus ne convoquent pas seulement des expériences passées, ils inventent et produisent des manières de résister à l’expérience traumatisante – le combat dans la guerre des tranchées, l’enfermement dans un camp ou le choc de l’effondrement en 1940. Les deux contributions de Bertrand Tillier et d’Iveta Slavkova répondent chacune à leur manière à cette problématique, en montrant des formes de résistance esthétique qui renvoient aux thématiques sur la temporalité du temps de guerre déjà abordées8. En effet, résister, pour ces soldats des tranchées, c’est bricoler pour « meubler » ou « combler le temps » : il s’agit pour eux de s’abstraire du temps et de l’espace. Cependant, la création d’objets artistiques a un double sens : elle assure symboliquement des liaisons entre le monde de la guerre et celui de la paix, le monde militaire et le monde civil ; et elle incarne la transmission d’une expérience et donc témoigne du vécu et des émotions : elle est donc aussi construction mémorielle à hauteur d’homme et offre la possibilité de s’opposer à la guerre déshumanisante en créant une « vie parallèle » susceptible de « reconquérir la dignité humaine ». Cette forme de résistance d’individus dominés, illustrant les analyses de James Scott9, on la retrouve à l’œuvre dans la création du « Circus Wols », projet utopique d’œuvre d’art totale censé répondre à « l’éclatement de la conscience moderne » et sortir l’homme du cauchemar (les camps, la France de Vichy, l’Europe nazie). Comme l’analyse Iveta Slavkova, fondamentalement, le projet s’oppose aux années terribles marquées justement par « l’anti-humanisme ». Il ne reflète donc pas seulement l’état psychique intérieur de l’individu (marqué par les angoisses et les incertitudes), mais comporte une dimension de contestation de la situation par son ambition de « réinjecter de la pensée » face à l’idéologie nazie.
6La résistance aux années terribles, initialement liée à la perception de l’effondrement militaire et politique de la France en mai 1940, autrement dit d’un événement traumatisant, peut se concrétiser par l’engagement dans l’action. C’est un terrain déjà balisé10, mais, relié à la perspective de 1940, il contribue sans doute à prêter attention à des facteurs explicatifs complémentaires dans la compréhension du mécanisme de l’engagement.
7En s’appuyant sur un corpus de journaux intimes écrits par des individus aux profils très différents11, Julien Blanc et Laurent Douzou donnent à voir les émotions ressenties – stupeur, effarement, perte de repères, humiliation parfois reliée à celle de 1814-1815, et sensation de désespérance. Ils se rapprochent ainsi d’historiens qui réévaluent les émotions dans l’histoire des comportements individuels et dans les processus mémoriels12. Julien Blanc démontre combien, parallèlement à ces sensations, les premiers résistants portent en eux l’espoir et une vision de l’avenir, autrement dit « un champ des possibles ». L’engagement dans la résistance, au-delà des motifs politiques et idéologiques et des appartenances ou non à des réseaux, s’explique aussi par une volonté d’être acteur de l’histoire. De ce fait, même s’ils convoquent le passé – notamment en se référant à 1792-1793 ou à 1870-1871, mais aussi au souvenir de la Grande Guerre et de l’occupation dans le nord de la France –, ces individus se lancent plutôt dans la création de nouvelles expériences d’action (filières d’évasion, réseaux de renseignements, premiers mouvements de résistance) et surtout dans l’élaboration d’un projet de société pour l’avenir. Laurent Douzou montre plus largement que le traumatisme de 1940 a perduré pendant toute la guerre, qu’il ait paralysé ou au contraire dynamisé les actions, notamment chez des individus qui voulaient « faire acte de présence et de courage face à l’ennemi ».
8À partir de ces travaux relatifs à 1940, qu’ils soient fondés sur des journaux intimes, des productions artistiques ou des actions de résistance, il semble assurément que la notion d’année terrible – désignée ou pas – se réfère à un sentiment partagé par les acteurs. Cécile Vast, dans une fresque historiographique fondée sur des écrits d’historiens et de contemporains de l’événement, montre que le traumatisme de l’effondrement passe par le souci partagé de donner sens à l’événement – notamment la défaite de la France – en fonction de visions différentes du futur. La défaite analysée comme un « aboutissement » conduit à l’adhésion au maréchalisme, la défaite réinscrite dans une guerre-monde totale engendre au contraire le refus de l’ordre vichyste. Renvoyant aux « horizons d’attente », « avenir fermé » et « avenir ouvert » sont deux concepts auxquels l’historienne recourt pour expliquer les positionnements des individus. Néanmoins, dans une deuxième phase, l’analyse du traumatisme perd de son acuité et il faut attendre les années 1990 pour que soient réévalués les événements de mai-juin 1940 avec trois ouvrages majeurs13.
9Enfin, Cécile Vast place au cœur de son analyse le questionnement sur le sens donné à l’événement, et plus précisément sur les interprétations et enjeux de « l’effondrement », justifiant le choix de 1940 comme année terrible. Ainsi, elle montre que le rétrécissement de la focale sur l’exode et la défaite militaire et la moindre attention portée à « l’effondrement moral d’une Nation naufragée et humiliée » ont eu des conséquences sur l’appréhension de sujets majeurs ultérieurs comme les comportements des Français, la collaboration et la résistance. Sur ces sujets, il est utile de relire les travaux pionniers de Pierre Laborie sur l’opinion publique, reposant sur les analyses des représentations mentales des Français14. On sait combien ces dernières pèsent sur la perception du présent, puis sur les constructions mémorielles.
10Sans esprit de polémique, on peut admettre que, si les constructions mémorielles sont fluctuantes et instrumentalisées15, on oublie parfois, en opposant catégoriquement histoire et mémoire, que l’écriture de l’histoire est également soumise à des variations d’interprétations. Faut-il le rappeler, le présent influe sur l’écriture du passé, même si l’histoire se veut scientifique et prétend à l’objectivité. De la formulation de Victor Hugo en 1872 à la filiation associant 1793-1870-1914-1940 faite par Marc Bloch, le fil rouge de l’année terrible s’avère fructueux pour réfléchir à l’écriture de l’histoire dans ses rapports avec la mémoire. À la lueur de cette notion, l’historien réinterroge le passé, fait dialoguer des époques, des perceptions individuelles, confronte mémoires individuelles et collectives, et peut recourir à des sources variées, écrites et artistiques. En ce sens, le sujet n’est certes pas épuisé par cet ouvrage.
Notes de bas de page
1 Le Goff Jacques, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988 ; Nora Pierre, Les lieux de mémoire, t. 1 : La République, Paris, Gallimard, 1984, p. xix-xx ; Joutard Philippe, Histoire et mémoires, conflits et alliance, Paris, La Découverte, 2013 ; Ledoux Sébastien, Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, CNRS Éditions, 2016.
2 Halbwachs Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Alcan, 1925, rééd. Albin Michel, 1994.
3 Les citations sont extraites de la contribution de Philippe Bourdin et Côme Simien.
4 Selon la terminologie de l’auteur.
5 Crivello Maryline, Garcia Patrick et Offenstadt Nicolas, Concurrence des passés. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2006.
6 Thiesse Anne-Marie, La création des identités nationales, Paris, Seuil, 1999.
7 Se référer aux écrits de Robert Hertz dans la contribution de Nicolas Mariot, à ceux de Marc Bloch dans celle de Cécile Vast.
8 Voir introduction de la première partie.
9 Scott James C., La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.
10 Sans viser à l’exhaustivité, citons Douzou Laurent, La Résistance française, une histoire périlleuse, Paris, Seuil, 2005 ; du même, Faire l’histoire de la Résistance, Paris, PUR, 2010 ; Guillon Jean-Marie et Laborie Pierre, Mémoire et histoire : la Résistance, Toulouse, Privat 1995 ; Prost Antoine (dir.), La Résistance, une histoire sociale, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997 ; Sainclivier Jacqueline et Bougeard Christian, La Résistance et les Français. Enjeux stratégiques et environnement social, Rennes, PUR, 1995 ; Wieviorka Olivier, Histoire de la Résistance 1940-1945, Paris, Perrin, 2013.
11 Nous ne donnons ici que quelques exemples, les références complètes étant indiquées dans les notes de bas de page des contributions des auteurs. Humbert Agnès, Notre guerre. Souvenirs de Résistance ; Gex-Le Verrier Madeleine, Une Française dans la tourmente ; Green Julien, La fin d’un monde. Juin 1940 ; Werth Léon, 33 jours ; Bloch Marc, L’étrange défaite. Témoignage écrit en 1940 ; Maritain Jacques, À travers le désastre ; Blum Léon, À l’échelle humaine ; Guéhenno Jean, Journal des années noires.
12 Peschanski Denis, « Et voilà un beau sujet » dans Eustache Francis et al., Mémoire et émotions, Paris, Le Pommier, 2016.
13 Crémieux-Brilhac Jean-Louis, Les Français de l’an 40, Paris, Gallimard, 1990 ; Azéma Jean-Pierre, 1940, l’année terrible, Paris, Seuil, 1990 ; Azéma Jean-Pierre et Bédarida François, La France des années noires, Paris, Seuil, 1993.
14 Laborie Pierre, L’Opinion française sous Vichy, Paris, Seuil, 1990 ; Les Français des années troubles. De la guerre d’Espagne à la Libération, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.
15 Rousso Henri, Le syndrome de Vichy : de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990 ; Vichy, l’événement, la mémoire, l’histoire, Paris, Gallimard, 2001.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008