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Conclusion générale

p. 377-385


Texte intégral

1Même si elle s’insère tardivement dans le régime des échevinages grâce aux lettres patentes de François II de janvier 1559, simplement mises en application en 1565, Nantes s’inscrit dans la catégorie supérieure des villes aux institutions municipales complètes puisque ses habitants y connaissent au xviie siècle les trois grands niveaux classiques : une assemblée générale des chefs de famille, un conseil des notables servant d’ouverture intermédiaire et un bureau servant, organe exécutif au rôle prépondérant.

2Avec la concentration des initiatives et du suivi des affaires dans un bureau de ville étroit, composé depuis 1584 d’un maire et de six échevins aidés par un procureur du roi syndic, instructeur des dossiers sans droit de vote, la municipalité nantaise se différencie légèrement du modèle parisien confirmé en 1554 et introduit à Angers en 1584, Lyon en 1595, mais correspond à la structure imposée à Bordeaux en 1550, Rouen en 1665, Dijon en 1668 et Beauvais en 1676. Belle illustration du type pyramidal qui se rencontre en France, mais aussi en Angleterre, dans les villes rhénanes ou suisses, ainsi que dans les cités de la couronne d’Aragon, elle se distingue nettement du modèle archaïsant de gestion par assemblée ouverte avec lequel elle a rompu en 1565, mais qui fonctionne encore dans bien des communautés de Bretagne, et spécialement à Rennes qui choisit cependant de fixer la composition numérique de son assemblée unique en 1627, se contentant d’un bureau de ville informel. Elle s’oppose également au type polynucléaire où un ensemble de conseils plus ou moins associés s’est débarrassé de toute structure permettant une participation du peuple par le biais des maîtres des métiers, que ce soit dans la variante castillane ou dans certains Magistrats étoffés des Pays-Bas espagnols et français.

3Les structures municipales nantaises demeurent vivantes au xviie siècle, même si une tendance au dépérissement de la participation des habitants à la détermination de la politique municipale favorise la bureaucratisation croissante de la gestion autour du bureau servant, dans une évolution qui n’est cependant pas régulière. Par rapport aux autres villes, la municipalité nantaise se caractérise par une plus grande souplesse de fonctionnement. Le conseil des notables n’est pas une structure fixe, mais multiforme. En réalité, cette appellation recouvre plusieurs solutions de consultation telles que les convocations des anciens élus sortis de charge, des consuls du commerce servants ou anciens, des officiers de la milice bourgeoise, des députés des trois états supérieurs formés par l’Église, la chambre des comptes, l’ensemble Sénéchaussée-présidial. Chaque type d’ouverture n’est pas lié à un thème précis et plusieurs consultations différentes s’enchaînent souvent pour la résolution d’un problème grave comportant de fortes implications financières. Le maire a donc toute liberté pour combiner ces ouvertures dans l’ordre qui lui parait le plus judicieux ou pour en privilégier certaines. Étant donné le principe supérieur d’unité du corps de ville, c’est le rassemblement du grand bureau, où les anciens élus rejoignent les servants, qui constitue la solution préférée comme le rappelle les consulaires d’Aix-en-Provence, le grand bureau lyonnais, le conseil de ville de Paris, le conseil des Trente de Bordeaux et le conseil de bourgeoisie de Toulouse.

4Bien que contestées dès 1583, les troubles de la Ligue et les prises d’armes des Grands ont permis aux assemblées générales délibératives de survivre jusque vers 1620, ce qui représente une date fort tardive à l’échelle française. Le grand bureau s’est ensuite imposé jusqu’aux années 1690 où la remise en cause systématique des privilèges urbains, dans le cadre de la politique d’expédients financiers menée par un Trésor royal aux abois, a provoqué une inflation des séances de consultation les plus diverses, avec appel exceptionnel aux députations paroissiales, sans toutefois revenir aux assemblées générales considérées comme dépassées. Cette réactivation de structures en déclin n’a été qu’un feu de paille, simplement alimenté par les exigences financières du pouvoir monarchique. Dès 1715, la retombée a été si rapide et profonde qu’elle a fini par provoquer un malaise dans l’élite dirigeante qui a vainement dénoncé à l’intendance en 1729 la marginalisation du conseil des notables.

5Entre ces dates, la municipalité n’a pas échappé à la tutelle financière croissante de l’administration royale qui, comme ailleurs, a profité des opérations de réduction des dettes et de réformation du domaine royal dans les années 1670 pour contrôler de plus près la gestion urbaine. Cet encadrement n’a cependant pu réellement progresser qu’après l’installation tardive de l’intendance en Bretagne en 1689. Cette pression est demeurée beaucoup plus fiscale que politique comme le montre le peu d’insistance à imposer des offices à une élite qui tenait à conserver sa traditionnelle liberté de désignation.

6Si l’élite sociale nantaise s’est montrée aussi attachée au maintien des libertés électorales, c’est parce qu’elle avait le sentiment que celles ci ne s’étaient pas dégradées au xviie siècle. Lors du choix final du maire et des échevins, le pouvoir central a quasiment toujours respecté les propositions nantaises, limitant son autoritarisme au non respect systématique du classement issu du suffrage. Le gouverneur de ville, resté l’informateur le plus écouté du gouvernement jusqu’à l’installation d’un subdélégué d’intendance en 1710, consultait d’ailleurs les grandes familles nantaises avant d’indiquer ses préférences. Cette tutelle douce est la réponse au loyalisme sans faille dont la ville a su faire preuve pendant tout le xviie siècle après avoir tiré les conclusions de l’aventure dans laquelle elle s’était laissée conduire par le duc de Mercœur de 1589 à 1598. Ces corrections royales ont cependant eu pour effet de rectifier la composition du corps de ville, en réévaluant les marchands pendant les deux premiers tiers du xviie siècle, à une époque où le respect intégral des suffrages nantais les auraient vraiment marginalisés. La vie politique nantaise se différencie ainsi radicalement de la tutelle de combat qui a prévalu à Angers sous le règne de Louis XIV, mais aussi dans d’autres grandes métropoles commerciales comme Lyon et Bordeaux.

7La légitimité première du corps de ville s’enracine d’abord dans la communauté d’habitants. L’assemblée électorale est officiellement ouverte aux nobles, bourgeois, manants et habitants de la ville et des faubourgs. Tous les chefs de famille peuvent s’y déplacer. Chaque suffrage a son importance parce que l’expression du corps politique n’est pas canalisée à travers la structure des états comme dans la plupart des autres villes qui ont conservé une assemblée relativement ouverte. Pourtant, bien peu se sont souciés d’utiliser ce privilège. Même si l’assemblée, avec des effectifs qui oscillent entre deux cents et huit cents votants, entretient une participation de haut niveau à l’échelle française, ce corps politique ne représente qu’une petite minorité de la communauté. Cette étroitesse n’est pas seulement numérique, mais aussi sociale, dans la mesure le groupe des maîtres de métiers paraît être resté minoritaire, même si le caractère inachevé des procès verbaux ne permet pas une estimation complète du « commun ». Cette facilité du greffier illustre parfaitement la mentalité classique d’un groupe dirigeant qui juge de la valeur d’une assemblée à la présence prioritaire de la « maire et saine » partie des habitants.

8L’assemblée électorale nantaise ne correspond pas aux systèmes à deux degrés avec des assemblées primaires de paroisses comme à Angers, Caen ou Metz, de quartiers comme à Paris ou de corporations de métiers comme à Lyon, Strasbourg ou Beauvais. Elle est encore plus éloignée des assemblées étroites largement cooptées par le bureau de ville comme à Aix-en-Provence, Bordeaux, Marseille, Toulouse. L’opposition est totale avec les villes flamandes comme Lille où les magistrats sont choisis par des commissaires désignés par le monarque. Même si l’assemblée nantaise n’obéit pas à la structuration classique par états car les présents y votent par tête, elle n’en devient pas pour autant inorganique. Les contemporains, certainement les candidats malchanceux, en avaient d’ailleurs conscience quand ils dénonçaient le jeu des « brigues et cabales ». Dépassant les strates sociales, une structuration verticale rassemblait derrière les notables les plus ambitieux tout un « parti » de parents, d’amis, de relations de travail ou de quartier. Le meilleur candidat était celui qui, en mobilisant sa parenté directe ou par alliance, pouvait amener à l’Hôtel de ville des habitants qui, par respect pour lui ou sa famille, acceptaient d’inscrire leur « pique » sur le registre. Les réseaux de sociabilité entretenus dans le cadre des cellules de base de la vie quotidienne, telles que les paroisses et leurs fabriques, les confréries professionnelles et de dévotion et les quartiers de milice avec leurs bataillons, constituaient alors les bases les plus sûres d’un succès électoral.

9Cette ouverture du corps politique ne doit pas être interprétée comme un signe de modernité dans le xviie siècle, avec une assemblée nantaise à l’avant garde de la marche vers les systèmes démocratiques, mais bien plutôt comme la persistance d’une tradition devenant de plus en plus anachronique. Telle est bien la vision qu’en ont eu certains élus dès le dernier tiers du xvie siècle, mais surtout ceux qui ont espéré une épuration en 1631. Si la majorité du corps de ville a désavoué cette initiative, c’est que l’idéal de la cohésion politique de la cité, petite patrie, nourri aux humanités classiques du collège et de l’université, demeurait intellectuellement bien vivant et que la véritable frontière culturelle séparant les marchands artisans et les notables classait encore beaucoup de ces derniers du coté du peuple comme l’a montré une étude sur l’Agenais. En 1710, après une accélération de l’opposition socioculturelle liée au développement du rationalisme qui produit un mutation rapide dans les années 1680, il ne s’est plus trouvé personne parmi les élus pour prendre la défense du système traditionnel jugé vraiment périmé. Seul le manque d’intérêt de la Régence pour une question jugée sans doute marginale vue de Paris a permis la survie d’une tradition idéologiquement condamnée par l’élite dirigeante nantaise.

10Comment interpréter cette originalité nantaise ? La réponse tient dans la synthèse opérée entre l’équilibre des deux grands groupes sociaux pourvoyeurs et l’évolution idéologique de la monarchie. Le passage de la gestion par assemblée à celui par bureau de ville en 1565 a obligé les marchands à rechercher l’appui du groupe social médian pour dépasser l’opposition de la judicature. Après la Ligue, les gens de justice ont lucidement tiré toutes les conclusions de leur stratégie de loyalisme en évitant le plus possible des occasions d’intervention du pouvoir central. L’entretien de la cohésion sociopolitique de la communauté est devenue ainsi une priorité pour laquelle l’intégration des élites populaires à la vie municipale est restée perçue comme essentielle. Lorsque l’absolutisme financier a malgré tout rogné l’autonomie de gestion, le négoce triomphant du début du xviiie siècle, en mal de reconnaissance sociale, a voulu requalifier une institution redevenue le symbole de sa prépondérance urbaine.

11Comme dans toutes les villes du xviie siècle, les candidatures aux responsabilités municipales n’étaient pas libres, mais soumises à la cooptation des magistrats servants et anciens. L’analyse attentive des mécanismes de promotion a souligné naturellement l’efficacité des liens de parenté directs ou indirects, mais aussi l’impact des réseaux de relations personnelles, l’efficacité de la solidarité corporative et des protections accordées par de grands personnages, toutes choses qui relativisent le simple jeu mécanique de la parenté. Cette régulation était très favorable au développement des jeux d’influence parmi les notables car, contrairement à ce qui existait dans de nombreuses autres villes, on ne connaissait ni obligations d’équilibrage entre les professions et les états, ni interdiction de cohabitation de parents proches, ni structuration du bureau par quartiers, ni procédure de tirage au sort. Cette souplesse de l’institution et la légèreté de la tutelle monarchique ont favorisé une assez bonne corrélation entre la composition sociologique du bureau de ville et l’évolution des grandes tendances économiques et politiques du xviie siècle nantais.

12La nécessaire redéfinition des horizons d’un commerce essoufflé dans la première moitié du xviie siècle, la progression en deux phases d’une politique mercantiliste avec Richelieu et Colbert, l’énorme influence de l’image répulsive de l’aventure ligueuse, la baisse de prestige de l’institution liée à la pression monarchique et la réaction aristocratique apparue dans la chambre des comptes, puis ensuite dans le siège présidial expliquent pourquoi l’échevinage a été dominé par les officiers de justice et leurs auxiliaires de 1598 à 1640, puis ensuite par les marchands et négociants de 1670 à 1720, la phase intermédiaire étant celle de la redistribution des cartes. La direction du bureau de ville est cependant restée le fait des officiers de justice, et principalement des magistrats supérieurs du présidial. Cette évolution dans le temps, observable également à Amiens, sépare Nantes des villes à constante domination marchande comme Lyon ou Marseille ou des villes sous le contrôle des gens de justice, qu’ils soient officiers comme à Paris, Angers, Toulouse, ou simplement avocats comme à Besançon ou Douai, mais aussi des villes comme Lille où des propriétaires rentiers, roturiers ou anoblis, récemment sortis de la marchandise, dominent la scène.

13Les responsabilités municipales apportant dignité et honneur aux familles qui en étaient pourvues, beaucoup de lignages en ascension sociale ou soucieux de renforcer une réputation déjà bien établie, ont essayé d’accéder à ces postes. La supériorité de la demande sur l’offre impliquait l’acceptation du principe de rotation rapide pour répartir les bienfaits sur le plus grand nombre, sous peine de voir se développer des frustrations propres à déclencher des luttes de factions dangereuses pour la paix sociale et l’autorégulation du corps de ville. D’un autre côté, ces mêmes considérations honorifiques auraient pu aussi bien pousser certains lignages supérieurs à conserver les responsabilités dans leur parenté grâce à la cooptation.

14Cette étude a permis de souligner au contraire la vitesse de rotation des familles dans la classe politique. À Nantes, beaucoup de maires et d’échevins ne sont que des météores qui traversent pendant un temps très court l’espace municipal. Sauf à dénaturer le terme, les dynasties sont très minoritaires. Si l’engagement familial supplante de peu la présence individuelle dans l’histoire municipale, c’est essentiellement grâce des couples tels que père-fils, oncle-neveu, cousins. La brièveté des mandats empêche toute carrière politique. Même en additionnant les années de service, les familles demeurent très peu de temps aux affaires. Les décalages chronologiques qui séparent souvent les mandats interdisent la constitution de monopoles familiaux durables, même si des alliances matrimoniales croisées permettent de prolonger une influence. Si l’analyse a souligné l’existence d’un noyau central qui a certainement beaucoup influencé l’orientation de la politique municipale nantaise, il est impossible de parler de monopole de quelques familles toutes alliées en parenté.

15Cette forte recomposition de l’élite municipale, récemment soulignée à propos des villes flamandes des Temps modernes, amène à poser la question de la validité interprétative de l’expression « caste municipale » si souvent employée par les historiens. Sauf exceptions liées à des échevinages dont les charges sont viagères, comme Angers au xvie siècle, ne s’agit-il facilité de pas d’une langage reposant sur le caractère faussement exemplaire de quelques puissants lignages isolés et l’absence d’étude statistique de l’ensemble du corpus ? L’inadéquation de ce terme pour les villes de Lille, Valenciennes et Nantes invite à reprendre le dossier pour d’autres grandes cités jugées jusqu’ici un peu trop hâtivement.

16La vie politique urbaine des Temps modernes est commandée par l’évolution du concept de souveraineté qui obéit à une confrontation dialectique entre deux légitimités. Les corps de ville tirent leur autorité de la monarchie dans la mesure où ils ont été créés ou légalisés, puis ensuite modelés par la législation royale. Pourtant, la persistance des assemblées générales prouve que l’attachement au principe de citoyenneté urbaine subsiste toujours comme référence théorique indispensable. Il existe d’ailleurs une analogie évidente entre le royaume et la cité qui se manifeste dans les couples roi-maire, conseil-échevinage, assemblée et conseil des notables, états-généraux-assemblée générale, même si les deux modèles ne sont pas entièrement superposables. Faire l’histoire de la vie politique urbaine française au xviie siècle revient à montrer comment se concrétise à la base le passage d’une monarchie tempérée, fondant son autorité dans l’échange de pouvoirs et de privilèges contre le loyalisme générateur d’ordre, à un absolutisme où le contrôle centralisateur est justifié par l’affirmation de l’indivisibilité de la souveraineté toute incluse dans la personne du roi.

17Face à une historiographie marquée par une insistance sur le dépérissement des institutions municipales au xviie siècle, la vie politique nantaise illustre le maintien partiel des pratiques de la monarchie mixte. Si la cité joue la carte du loyalisme, la monarchie ne touche pas à ses institutions et respecte la reproduction cooptative de sa classe dirigeante. Même si la contraction de l’autonomie administrative est une donnée générale à laquelle Nantes n’échappe pas, les relations entre ses élites et le pouvoir central montre une recherche de concertation pour un partage raisonnable de l’autorité au niveau local. Cette pratique, si différente de l’interventionnisme ravageur observé dans d’autres villes, oriente vers une interprétation plus fine de l’absolutisme, telle qu’elle se dégage des recherches historiques les plus récentes sur l’État au xviie siècle qui insistent sur le compromis historique passé entre les élites et la royauté dans une perspective de stabilité basée sur un partage du contrôle social. Si, dans son idéologie, la monarchie cherche bien à se détacher du principe de large conseil et si la reconnaissance des élections tient plus de la grâce royale que du respect d’un privilège ancien, la pratique a pu conserver certaines caractéristiques de la phase historique précédente dite de « l’entente cordiale ». Ainsi, c’est surtout grâce à la préservation d’une vie politique urbaine comme à Nantes au xviie siècle que la monarchie française, cherchant la définition la plus haute de son autorité dans une justification religieuse, a pu prétendre se maintenir en même temps dans l’idéal de la monarchie royale, non despotique.

18Dans son analyse de l’Ancien Régime, Tocqueville a beaucoup insisté sur la croissance d’une administration royale centralisée, accusée de dévitaliser ou même détruire les « institutions libres » et d’anémier la vie publique en écartant les hautes classes de l’exercice du pouvoir. La monarchie lui est apparue responsable de la fuite en avant de la pensée politique vers les débats théoriques du xviiie siècle fondés trop exclusivement sur une réflexion rationaliste, faute de lieux où les idées nouvelles puissent être confrontées assez vite à l’épreuve des faits. La monarchie administrative aurait ainsi travaillé à favoriser sa propre chute puisque sa répulsion congénitale pour les structures participatives aurait favorisé l’éclosion d’une vie politique abstraite, détachée des contraintes du terrain.

19La description de la vie municipale nantaise au xviie siècle invite à nuancer un jugement exagérément sévère ou mal adapté aux réalités de cette phase de l’Ancien Régime. Même si la gestion de l’oligarchie nantaise apparaît beaucoup plus comme une réaction défensive contre les agressions naturelles (famines, épidémies, crues ou débâcles de la Loire) ou politiques (contraction et fiscalisation croissante des privilèges urbains) que comme une volonté d’amélioration de structures reposant sur une analyse prospective du devenir de la ville, la résolution au fil des semaines des problèmes de la communauté d’habitants entretient une culture politique enracinée dans le concret le plus immédiat. Disons, pour reprendre la problématique de Tocqueville, que le champ d’action municipal est un des principaux lieux de conservation de la participation des élites sociales à l’administration du royaume de France.

20Remarquons également qu’à Nantes ce n’est pas le pouvoir royal qui a écarté les élites des responsabilités administratives, mais que ce retrait progressif et non irréversible, vient plutôt du développement d’un état d’esprit à l’intérieur même des strates supérieures de la société urbaine traditionnelle. Alors que dans la première moitié du xviie siècle, la noblesse de robe, même ancienne, et les officiers des cours supérieures de justice participaient volontiers à la municipalité, cette pointe de la pyramide sociale refuse désormais les responsabilités d’échevin dans la seconde moitié du siècle, tout en maintenant son estime pour le poste de maire. Il est tentant de faire retomber la responsabilité de ce divorce sur la monarchie en le liant à la perte de prestige subie par l’institution après la terrible réduction des privilèges d’anoblissement en 1667. Mais cette interprétation n’explique pas pourquoi l’érosion se manifeste dès le milieu du xviie siècle. Il s’agit plutôt de la diffusion d’un état d’esprit aristocratique par mimétisme, les grands officiers de justice ayant toujours dédaigné les postes d’échevins. Cette désaffection pourrait avoir des racines plus purement nantaises dans la mesure où, dans la période 1640-16-70, le pouvoir central a corrigé à la hausse la représentation politique marchande qui aurait été très abaissée si on avait respecté à la lettre les propositions du corps électoral. Le monopole progressif des marchands sur l’échevinage à partir de 1670 s’explique donc partiellement par le retrait volontaire des officiers de justice, les avocats et les procureurs n’étant pas souvent de taille à les remplacer.

21Au xviie siècle, la vie politique nantaise reste très marquée par ses caractères traditionnels. L’ouverture de l’assemblée électorale au « bon commun » ne permet pas de conclure au caractère démocratique d’un système dans un siècle qui reste très étranger à cette préoccupation. L’énorme absentéisme des citoyens potentiels, l’absence de liberté de candidature et l’importance accordée à la présence de « la maire et saine partie » des habitants soulignent suffisamment le caractère oligarchique du corps de ville. Cependant, l’arbitrage demandé à une assemblée ouverte, incarnant dans une pratique à la fois réelle et symbolique la souveraineté de l’ensemble de la communauté, apparaît aussi comme la célébration régulièrement renouvelée de l’unité plus ou moins mythique de l’ensemble des habitants de la cité. Cette dernière est encore vécue dans le mental de nombreux Nantais comme un corps qui a besoin de tous ses membres pour continuer à vivre, ce qui contribue à ranger les différences sociales et culturelles derrière une définition juridique globalisante.

22Tant que cette interprétation de la communauté parvient à surpasser les sentiments de mépris qui viennent naturellement aux notables face aux travailleurs manuels, le système nantais peut survivre. Sous le règne de Louis XIV, l’évolution sociologique du corps de ville, le creusement du fossé culturel entre peuple et élite et la progression de la centralisation administrative se sont associés pour détruire les bases du modèle nantais. À partir de 1710, les notables ont vainement cherché à épurer le corps politique nantais. Les solutions envisagées en 1716, reproduites en 1749 et même en 1786, ne portent pas du tout la marque d’une réflexion nouvelle ouverte sur l’avenir. Les projets, qui ont pour but essentiel de marginaliser l’expression artisanale au profit d’un collège électoral en harmonie sociale avec le vivier de recrutement de la municipalité, cherchent à calquer plus strictement la structure du corps politique nantais sur le schéma classique des ordres et des états dans une période où le modèle de la société de classes ne cesse de progresser.

23Cependant, les pratiques politiques nantaises ne sont pas totalement étrangères à une nouvelle culture politique qui se définit à partir des années 1760. L’individualisation des votes considérés comme égaux, l’expression personnelle par un canal oral relativement discret et le respect de la règle de la majorité sont les bases fondamentales de la citoyenneté qui se définit contre les représentations organiques de la société. Le suffrage des chefs de feux supprime les distinctions juridiques et sociales dans un corps politique unifié, générateur de consensus. L’absence de système à deux degrés, qui rend inutile la pratique du mandat impératif, préfigure l’assemblée de représentants de la nation définie par les Révolutionnaires. L’émancipation progressive du bureau servant et l’appel privilégié aux anciens magistrats dans la procédure de consultation ont aussi nettement favorisé l’affirmation de la liberté d’action des élus par rapport à leurs mandants, base fondamentale du régime parlementaire.

24Lorsque, dans le débat politique national, la souveraineté est de plus en plus associée à la Nation, les structures politiques dans lesquelles le sujet du roi absolu n’a jamais cessé d’être un citoyen servent de préfiguration approximative et provisoire d’un grand projet d’avenir. Comme dans la rhétorique de l’opposition parlementaire de la seconde moitié du xviiie siècle où un nouvel agencement de théories anciennes aboutit à la formation de principes nouveaux, l’expérience traditionnelle d’une vie politique urbaine peut être utilisée pour appuyer des espérances nouvelles. Les réalités politiques nantaises soulignent assez bien les potentialités réformatrices d’une tradition réinterprétée. La mise en évidence de cette continuité historique, dans laquelle le neuf recouvre et se réapproprie l’ancien, marque finalement comment cette longue plongée dans l’histoire nantaise du xviie siècle contribue à l’exploration des racines lointaines des systèmes représentatifs contemporains.

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