1Les recherches institutionnelles et sociales ont déjà clairement indiqué que les responsabilités municipales ne pouvaient échapper à l’élite urbaine qui a vocation naturelle à diriger. Le sommet de la pyramide sociale urbaine n’est cependant pas uniforme et une observation plus fine, à petite échelle, distingue aisément des strates internes aussi bien dans le monde du grand commerce que dans la judicature. Cette estimation plus précise des niveaux de fortune des élus s’avère indispensable pour compléter le portrait de cette élite politique. Une analyse de la composition des fortunes, cherchant à établir quels sont les investissements préférés selon les origines professionnelles ou l’échelle des dignités, doit permettre de conclure sur le caractère homogénéisateur ou au contraire fractionnaire des intérêts économiques. Il n’est pas déraisonnable, a priori, d’imaginer des attitudes communes vis-à-vis des placements financiers les plus rentables. Il faut seulement mesurer l’ampleur des convergences ou au contraire des spécificités catégorielles1.

Maires et échevins dans l’échelle sociale nantaise

Une approche à partir de sources fiscales

Les magistrats municipaux (fin xvi^e début xvii^e siècle)

2L’analyse repose ici sur des données extraites des rôles d’une taxation de 46 940 écus, levée en 1592-93 par ordre du gouverneur Mercœur pour procéder au remboursement d’un emprunt qui avait été réalisé pour financer les opérations militaires2. Les rôles paroissiaux ont été rédigés à la fin de 1592, mais aussi en janvier ou en avril 1593. Tous les élus ne sont pas cités car certains sont décédés et d’autres ont dû s’exiler à Rennes ou dans une autre ville favorable au parti royal. Les cotes fiscales des familles de maire sont pour la plupart supérieures à celles des familles échevinales, même si la coupure n’est pas absolue puisque certains maires ont exercé auparavant un mandat échevinal.

3Pour bien saisir la position des maires dans l’échelle sociale, il faut retenir que la plupart des cotes portées sur l’ensemble des rôles sont inférieures à 10 livres, la grande majorité des artisans s’échelonnant entre une et cinq livres, et qu’une minorité non négligeable, surtout dans les faubourgs, n’a pu être taxée que pour des sommes inférieures à une livre, la plus faible imposition (5 sols) étant associée à des professions comme cordonnier, « cousturier » ou portefaix, les charretiers étant plutôt cotés à 10 sols. À l’autre extrémité de l’échelle fiscale, les plus fortes taxes se situent entre 60 et 90 livres et sont surtout centrées sur la Haute-Fosse, dans le nouveau quartier du port. Selon nos relevés, six familles sur quinze appartiennent à cette élite supérieure de la richesse, quatre autres les suivant de près avec une mention à 50 livres3. Les origines marchandes s’équilibrent à peu près avec les origines robines, même si ces dernières s’appuient quelquefois sur des ancêtres marchands assez proches. Parmi les plus imposés, trois maires ont réalisé leur carrière dans le commerce international, tandis que Boutin et Brénezay appartiennent à la robe. Les Le Lou illustrent bien une transition d’état puisque le maire de 1573 a commencé comme marchand en gros et traitant avant de terminer comme maître aux Comptes, office repris par son fils, maire en 16034. Jean Rocaz, sieur de l’Abbaye, taxé à 90 livres sur la paroisse Saint-Vincent, fils du célèbre marchand Yves Rocaz, maire de 1566-1567, a adopté le genre de vie noble de propriétaire rentier5.

4Seules quatre ou cinq cotes se situent à un niveau inférieur par rapport à cet ensemble élevé. Les 25 livres de l’épouse de Gravoil peuvent peut-être s’expliquer par son veuvage. Les 24 livres de René Laurens ne concernent que le frère d’un officier du présidial qui a trouvé refuge à Rennes. Les officiers Fourché et André se rapprochent déjà des cotes importantes. Le cas le plus étrange reste celui de Michel Loriot, alloué puis sénéchal des régaires, qui n’est taxé qu’à 15 livres. Son rôle éminent dans l’animation de la Ligue à Nantes a peut-être justifié une sous-évaluation. Son frère Jean, trésorier des États de la Ligue, doit par contre 48 livres6.

5Dans cette levée d’impôt de 1592-1593, les maires de Nantes de la fin du xvi^e siècle et du tout début du xvii^e siècle appartiennent tous à l’élite de la richesse et la majorité se situe même au plus haut degré de ce groupe social supérieur.

6La répartition des cotes des échevins souligne un net décalage avec le niveau d’aisance et de fortune des maires. Les 30 livres servent de frontière pour opposer une majorité des deux tiers qui paie moins et une minorité d’un tiers qui est taxée au dessus. Pour comparaison, seules trois cotes de maires sur un ensemble de quinze exemples sont inférieures à ce seuil. Une élite, au dessus de 50 livres, se situe parfaitement à égalité avec les maires, mais elle est très étroite. Elle se compose principalement de neuf marchands auxquels sont associés deux officiers des Comptes et un propriétaire rentier7. Dans la fraction inférieure de l’échevinage, dix exemples au dessous de 10 livres indiquent que certains échevins ne sont pas estimés plus à l’aise que certains boutiquiers et artisans de rang supérieur. Ces médiocres de l’échevinage viennent à part égale du commerce et de la robe (4 marchands, 5 professions de justice, un sieur)8. Par eux, le corps de ville se rapproche de cette couche moyenne du « bon peuple » de l’artisanat et de la boutique qui est normalement exclu des responsabilités municipales selon des jugements de valeur relevant d’abord de l’échelle des dignités.

7La majorité des échevins, inscrite à plus de 20 livres, se positionne quand même nettement au dessus de la majorité des habitants cités sur les rôles fiscaux. Même si certaines fortunes sont seulement moyennes, les élus appartiennent à cette couche sociale favorisée placée au dessus du seuil de la dépendance économique, capable de résister à une mauvaise conjoncture, et qui n’a pas à se faire trop de soucis pour le lendemain.

Ventilation des maires et échevins sur un rôle fiscal de 1593

Les magistrats municipaux (fin xvii^e début xviii^e siècle)

8Les premiers rôles de capitation conservés dans les archives donnent la répartition des cotes fiscales pour l’année 1710, aussi bien pour la noblesse que pour les roturiers9. Pour l’analyse des maires, plusieurs limites gênent l’interprétation des données et enlèvent une partie de l’intérêt de la recherche. Quatre anciens maires seulement sont encore vivants en 1710, la longue mairie par office de Julien Proust repoussant ses prédécesseurs dans la décennie 1680. Ce dernier est taxé à 150 livres tandis que l’avocat du roi au présidial Le Roulx et le procureur du roi au présidial Boussineau le sont à 123 et 124 livres 10 sols (cotes officières forfaitaires), le marchand Louis Mesnard à 61 livres 10 sols. Les cotes des parents de six autres maires s’échelonnent entre 30 et 154 livres 10 sols. Les taxes des familles nobles ne sont pas comparables à celles des roturiers car le principe d’estimation n’est pas le même, le second ordre bénéficiant d’une sous-cotation par rapport à ses richesses réelles. Par malheur, le chiffre du maître aux Comptes Claude Bidé, taxé sur le rôle de la noblesse sur la paroisse Saint-Vincent, a été oublié par le rédacteur.

9Pour bien situer les maires et échevins dans la hiérarchie des imposés, il faut savoir que beaucoup de cotes sont inférieures à dix livres, les plus basses étant de trois, deux ou une livre, particulièrement nombreuses sur la paroisse Saint-Similien, certainement la plus pauvre de Nantes. À l’autre bout de l’échelle, les plus fortes taxations correspondent à 180-190 livres, en exceptant quelques situations hors normes comme celles des financiers Des Grassières (300 l)10et Nicolas Ballet (620 l)11. Ph. Jarnoux, dans son analyse de la bourgeoisie rennaise au xviii^e siècle, ayant montré la pertinence du seuil des vingt livres de capitation pour la définition de cette catégorie sociale, même si un sas compris entre 15/20 livres sert de jonction avec l’élite de la boutique et de l’artisanat, il paraît légitime de retenir cette base pour la bourgeoisie nantaise12. Tous les échevins sont capités au dessus de 20 livres, les 9/10^e étant même inscrits au dessus de 40 livres, les exemples s’équilibrant de part et d’autre des 70 livres. La hiérarchie ainsi révélée montre que tous les échevins sont aisés et vivent au delà de l’espace social où frappent les crises économiques, mais qu’ils ne sont pas uniformément riches, un écart de un à six dans les taxations ne pouvant que refléter des dénivellations importantes de fortune. Les quatre cinquièmes appartiennent cependant à la grande bourgeoisie et un cinquième se classe même dans l’étroite élite des meilleures fortunes bourgeoises selon les critères proposés par J. Meyer pour l’ensemble des villes de Bretagne13.

10Pour mieux cerner la position exacte des édiles nantais, il a paru suggestif de rassembler les cotes des échevins par origines professionnelles afin de les replacer dans l’ensemble de la catégorie en utilisant les indications connues pour la société nantaise à partir de la capitation de 173114.

Répartition des échevins sur le rôle de la capitation de 1710

11Ce tableau permet de constater que les échevins sont cotisés à un niveau nettement supérieur à la moyenne de leur catégorie professionnelle, ce qui veut dire que c’est l’élite de chaque secteur qui peut seule prétendre à l’obtention d’une responsabilité municipale. Ceci est surtout vrai des avocats, procureurs, médecins et marchands qui se disputent l’échevinage en ce début de siècle. La répartition de ces deux ensembles concurrents est d’ailleurs bien équilibrée de part et d’autre du seuil des 70 livres, mais la supériorité négociante s’affirme au niveau des plus hautes cotes que les avocats et procureurs ne peuvent atteindre. Les cotes supérieures à 100 livres suggèrent que seuls les officiers des cours royales peuvent rivaliser avec la fortune des plus riches marchands. Observons cependant que parmi les 40 cotes supérieures ou égales à 150 livres relevées sur l’ensemble de la capitation roturière, les négociants n’en assurent que la moitié face aux bourgeois rentiers et aux gens de justice, ce qui souligne une fois de plus l’importance du déséquilibre créé dans la classe dirigeante par le retrait volontaire des officiers de justice dans cette période. Les avocats et procureurs aisés peuvent soutenir la comparaison financière avec une large fraction des marchands en gros, mais ils sont surclassés par l’aristocratie du négoce. Dans la double structuration de la société du début du xviii^e siècle, la dignité seule ne fait pas tout et ne peut exister et ni s’imposer en dehors de toute considération financière15.

12Pour mieux situer les maires et échevins dans la hiérarchie des fortunes au début du xviii^e siècle, il est indispensable de tenter une comparaison avec la puissance des familles nobles. Cette mise en parallèle ne peut avoir qu’un caractère approximatif étant donné l’existence de deux méthodes d’estimation séparées nettement à l’avantage du second ordre. Le rôle de l’évêché de Nantes a été dressé par les commissaires nommés pour ce travail dans les États de 1706. De la Roche Saint-André, L’Espinay et de La Chapelle Gacherie Charette appartiennent tous les trois à de puissantes familles anciennes et considérées, ce qui les plaçait sans doute à l’abri des pressions. Ces rédacteurs, gens du crû, se trouvaient néanmoins à la tête de clientèles plus ou moins développées.

13Rappelons quand même que les parlementaires, qui sont capités à part selon le niveau de l’office possédé et non pas celui de la richesse estimée, sont taxés au dessus des plus riches négociants, ce qui laisse augurer de la supériorité réelle de leur fortune et de leur patrimoine16. Beaucoup de parlementaires originaires du comté nantais ont d’ailleurs dans leurs ancêtres des maires ou échevins de la ville. Même si ces grands officiers restent pour la plupart attachés au comté de Nantes par leurs propriétés foncières, l’entrée dans la cour souveraine les a éloignés de la ville et les a au contraire rapprochés de la vie rennaise. La comparaison avec les dirigeants de la municipalité nantaise se trouve ainsi dévalorisée. Il est plus judicieux de rechercher des points de repère au sein de la noblesse du comté conservant plus d’intérêt pour la cité ligérienne17. En tenant compte de la sous-estimation des fortunes pour l’établissement de la capitation, il est évident que les maires et échevins de Nantes ne sont pas les plus riches du comté. Toutefois, la ville ne fournissant que deux des exemples à 90 livres, ces nobles très aisés sont davantage perçus comme des notables ruraux bien installés dans leurs seigneuries que comme des membres de la cité, même s’ils possèdent des appartements ou des hôtels particuliers en ville dans lesquels ils ne séjournent qu’épisodiquement. Cette perception de l’implantation contribue à réévaluer la puissance sociale des familles municipales dans l’espace urbain lui-même.

Une approche par les contrats de mariage

Les capacités à doter

14Le recours aux contrats de mariage dans une étude des fortunes de notables ayant été maires ou échevins d’une ville soulève plusieurs problèmes méthodologiques dont il faut prendre conscience18. L’enquête ne doit pas chercher à ratisser trop large car il serait vraiment contestable de tirer des renseignements de choix financiers de parents trop éloignés du magistrat municipal. Si les individus appartenant aux branches parallèles doivent être évidemment écartés, il en est de même des neveux et nièces par rapport à leurs oncles. Seule la filiation directe entre père et enfants peut soutenir notre recherche. Encore faut-il savoir sur quelle génération choisir les contrats de mariage ! La réponse ne saurait être univoque puisque les édiles n’accèdent pas tous au bureau de ville au même âge. Si, pour presque tous les marchands, il s’agit d’une responsabilité acceptée vers la fin d’une trajectoire professionnelle réussie, les gens de justice et surtout les officiers royaux appartenant aux familles les plus notables et recherchant plutôt le poste de maire peuvent être appelés plus précocement. Si dans la majorité des cas, il est plus judicieux de relever les dots féminines ou les apports masculins des enfants de l’édile puisque les dates de ces efforts financiers sont beaucoup plus proches de l’expérience municipale que son propre mariage, il arrive cependant que cette référence soit finalement plus parlante dans le cas d’une nomination précoce, d’un remariage ou même de premières noces tardives.

15Cette estimation de la répartition des familles municipales sur l’échelle de l’aisance repose sur l’analyse de 86 apports financiers relevés dans les contrats de mariage retrouvés grâce à de longues recherches dans les archives notariales. La plupart ont été rédigés sous le règne de Louis XIV, ce qui focalise trop notre regard sur la seconde moitié de la chronologie retenue. La moindre abondance des archives au début du xvii^e siècle, le manque de données chiffrées qui affectent certains contrats de cette période, mais surtout le manque de temps qui nous a obligé à nous limiter à des sondages pas toujours fructueux expliquent cette inégale ventilation de la documentation. Les recherches qui continuent apporteront de plus en plus de renseignements sur cette hiérarchisation interne de l’élite dirigeante. Si elles affineront utilement notre perception des strates de l’oligarchie, nous ne pensons pas qu’elles puissent renverser les conclusions qui se dégagent de l’observation de notre échantillon.

16Celui-ci se compose de 25 apports de familles de profession juridique contre 61 de familles marchandes. La première conclusion met en valeur la supériorité de la médiane des premiers qui correspond à 216 kg argent, pour un sous-ensemble compris entre 70 et 623 kg, par rapport à celle des seconds qui se limite à 84 kg argent pour une gamme de situations allant de 14 à 630 kg argent19.

Hiérarchie des contrats de mariage des familles municipales, 1598-1720

17La répartition des sommes énoncées par les gens de justice reflètent parfaitement la hiérarchie des situations professionnelles. L’ensemble des treize apports supérieurs ou égal à la médiane20 met en scène cinq fois la fonction de sénéchal de Nantes pour des chiffres très élevés compris entre 623 et 336 kg argent dont trois au dessus de 600 kg, deux fois la fonction d’alloué et lieutenant général du présidial (422 et 612 kg argent), deux maîtres aux Comptes (216 et 331 kg argent), un avocat au présidial (374 kg) et un procureur du roi aux Traites (280 kg). Restent les deux dots (408 kg argent) laissées à ses filles en 1621 et 1624 par Mathurin Blanchard de La Musse21, intendant de la Maison de Vendôme, ancien procureur général à la chambre des comptes de 1612 à 1619, maire de Nantes au début de sa carrière en 1611-1613 alors qu’il n’était encore que procureur du roi au présidial depuis 1602. Les douze exemples inférieurs à la médiane22 rassemblent un auditeur aux Comptes (152 kg), deux conseillers au présidial (104 et 156 kg), un procureur du roi au présidial (156 kg), deux avocats (81 et 136 kg), cinq procureurs (70 – 152 kg), un procureur fiscal de seigneurie (78 kg argent). Les exemples relevés suggèrent que les familles de procureurs, de notaires ou d’avocats, qui parviennent à se hisser jusqu’à l’échevinage, rivalisent aisément avec la majorité des familles marchandes qu’elles côtoient dans le bureau servant puisque la médiane des apports marchands ne rejette que trois exemples en position inférieure.

18Remarquons que les apports supérieurs sont le fait de notables qui ont tous été maire de Nantes à la seule exception de l’avocat Jacques Bridon, sélectionné pour l’échevinage par les Nantais en 1674 sans être retenu par le roi. À l’inverse, les douze exemples inférieurs concernent tous des échevins. La dénivellation sociale entre les fonctions du bureau de ville déjà soulignée à plusieurs reprises dans cette étude apparaît ici de nouveau en pleine lumière.

19La répartition des 61 apports des familles marchandes illustre aussi des différences de niveaux dans une composante essentielle de la bourgeoisie urbaine et correspond également avec les étapes classiques de l’élévation sociale dans ce milieu. Pour les 32 exemples inférieurs ou égal à la médiane23, ce qui correspond à des montants inférieurs ou égal à 10 000 livres, les alliances s’effectuent uniquement dans le monde marchand, sauf dans le cas de Françoise de La Ville, fille de marchand droguiste et sœur de marchand droguiste, échevin de 1691 à 1694, qui apporte 7 000 livres à Pierre De Guer, sénéchal de seigneurie avant de passer conseiller à l’amirauté après sa création en 169124. Les quelques familles qui n’ont pas accédé au consulat du Commerce se sont contentées des apports inférieurs, sans que la réciprocité soit automatique.

20Les 29 exemples supérieurs à la médiane marchande sont doublement révélateurs de la plus grande inégalité des fortunes dans l’aristocratie marchande. Avec des montants qui s’étalent entre 100 et 630 kg argent, les écarts entre ces riches négociants ou marchands de draps et soie donnent à cet ensemble une allure beaucoup plus éclatée qui l’oppose à l’ensemble de base beaucoup plus compact. Les apports financiers se répartissent cependant d’une manière assez équilibrée sur l’ensemble de l’échelle des fortunes : neuf entre 100/199, six entre 200/299, cinq entre 300/399, cinq entre 400/499, un entre 500/599 et trois au dessus de 600 kg argent. Toutes les familles présentes dans cet échantillon ont été appelées au consulat du commerce.

21Quasiment tous les négociants proposés par le corps électoral au poste de maire sont classés dans le groupe des plus forts apports25. Un contre-exemple isolé ne permet pourtant pas de systématiser l’équation entre extrême richesse et poste de maire puisque Guillaume Guilloré, marchand dont la famille est originaire du Croisic, fils d’échevin et échevin lui-même en 1695, proposé comme maire au pouvoir royal en 1719, ne peut offrir que 10 000 livres à sa fille qui épouse un marchand peu connu en 171226.

Ascension sociale et engagement municipal

22On connaît bien la tendance de l’hypergamie féminine dans les alliances recherchées par les riches négociants puisqu’avec des offres de dots confortables ils sont en mesure de promouvoir leurs filles vers la bourgeoisie officière ou même, pour les plus fortunés, vers la noblesse de robe ou même d’épée. Dans ces familles marchandes municipales, on relève trois alliances marchandes contre six dans la bourgeoisie d’office parmi les apports 100/199 kg argent, quatre alliances marchandes, trois officières roturières et quatre nobles parmi les onze exemples de 200 à 399 kg argent, quatre alliances avec des négociants-financiers et cinq avec la noblesse parmi les montants supérieurs à 400 kg. Au total, onze alliances entre marchands contre dix huit qui manifestent une volonté d’agrégation à des milieux de réputation sociale supérieure. En 1682, le marchand Pierre du Cassia dote sa fille Anne de 48 000 livres pour son mariage avec Jean Charette de La Chapelle, fils du maire de 1650 et frère du maire de 167527. En 1693, la somme est montée à 54 000 livres pour sa troisième fille Suzanne qui épouse Julien de La Bourdonnaye, conseiller au parlement, de la plus célèbre dynastie parlementaire bretonne. Remarquons également que sa première fille Marie a épousé en secondes noces en 1679 messire Claude Bidé, alloué et lieutenant général au présidial, maire de 1683 à 1685, ce qui a directement opposé le beau-père et le gendre dans la compétition électorale.

23Certains contrats retenus nous permettent de saisir certaines familles au moment du décollage décisif qui va les faire passer de la marchandise aux offices et à la noblesse. La responsabilité municipale est ainsi acceptée dans une phase particulière de la trajectoire familiale, après que le commerce ait apporté le niveau d’aisance nécessaire pour la construction de la notabilité et avant que l’ascension vers la strate supérieure de la robe nantaise ne les fasse regarder avec dédain la responsabilité d’échevin. C’est le cas des Bouchaud, (dot à 25 000 livres en 1692), qui s’intéressent à la municipalité nantaise entre 1680 et 1730, avant de s’orienter nettement vers la chambre des comptes et les offices de trésorier de France28. Parmi les deux notables admis comme échevins sur les quatre prétendants, notons que le négociant Charles Bouchaud de la Foresterie, en charge de 1716 à 1719, fut élu, à sa sortie du bureau servant, député de Nantes au conseil de Commerce à Versailles29.

24Les Fresneau, qui se sont élevés dans le commerce à Nantes depuis le milieu du xvi^e siècle, n’obtiennent un premier poste d’échevinage qu’en 1685 après un premier essai manqué en 1662. Cela survient au moment où, tout en se maintenant dans le commerce de mer, l’élu commence à s’intéresser aux offices, car il acquiert une charge de payeur de gages de la maréchaussée de Bretagne. Cette réorientation progressive se confirme à la génération suivante qui assure la transition entre le négoce et la chambre des comptes, inaugurant ainsi l’orientation fondamentale de la famille au xviii^e siècle30. Les sommes indiquées par les contrats pour cette génération sont assez homogènes (entre 20 000 et 26 000 livres), qu’elles viennent de la famille ou qu’elles soient reçues en dots de la famille alliée31^. À la génération suivante, celle des offices supérieurs nantais, Geneviève Fresneau, fille du receveur des Comptes, épouse un riche négociant à la Fosse, Joachim Bernier, qui apporte 45 000 livres. La dot n’est pas indiquée sur le contrat32, mais le douaire de 1 200 livres, c’est-à-dire deux à trois fois plus qu’à l’ordinaire, suggère son importance, sans doute à un niveau plus ou moins égal au capital du mari.

25La progression des Boussineau présente des caractéristiques identiques. Cette branche cadette d’une famille noble du Saumurois a choisi de prendre un nouvel élan grâce aux spéculations commerciales et financières en se déplaçant à Nantes vers les années 164033. André I Boussineau, qui épouse Isabelle de Marques en 1649, trouve appui sur une ancienne famille nantaise d’origine espagnole qui a connu son apogée dans le dernier tiers du xvi^e siècle, mais qui éprouve des difficultés à progresser au siècle suivant. Consul de la Contractation en 1668-1669, parallèlement à sa responsabilité d’échevin (1668-1671), il a déjà acquis l’office de receveur général des décimes de Bretagne. En 1685, au mariage de sa fille Elisabeth avec le conseiller au parlement Joseph Le Meilleur, il offre 35 000 livres pour une dot augmentée d’une pension de 1 400 livres par an, ce qui représente un capital total d’environ 63 000 livres34. Son fils, André II, titulaire en 1679 de l’office du procureur du roi au présidial valant environ 50 000 livres, est élu et nommé maire de Nantes de 1716 à 1720, à la fin de sa très longue carrière. Lorsque sa fille Rosalie épouse en 1723 le maître aux Comptes Jacques Léonard de La Rablais, elle lui apporte 52 000 livres, somme néanmoins inférieure à la déclaration du futur qui promet 80 000 livres35^. Observons que l’apport consenti est moins important qu’à la génération précédente, ce qui peut sans doute s’expliquer par le choix d’un effort exceptionnel pour l’obtention d’une alliance avec un parlementaire. Ces derniers chiffres prouvent cependant l’excellence des fortunes des officiers du présidial et de la chambre des comptes qui sont capables d’assumer des charges financières aussi lourdes que bien des riches négociants dans les contrats de mariage.

26Les trois exemples analysés, caractérisés par des apports financiers intermédiaires entre les chiffres de la majorité et ceux de l’élite négociante, évoquent des familles en mutation. Après avoir assuré la progression de leurs fortunes grâce aux activités commerciales, leurs membres cherchent à passer à un échelon supérieur de la société d’ordres en se rendant acquéreurs d’offices de cour souveraine. Les familles marchandes en forte progression s’intéressent à la municipalité et au prestige qu’elle distribue, mais s’en éloignent dès qu’elles ont réussi à s’intégrer à la strate officière supérieure. Bouchaud de la Foresterie l’aîné, auditeur aux Comptes, n’apparaît qu’une seule fois dans les proposés au roi en 1716, l’année où son frère, négociant, est nommé échevin. Louis Fresneau de La Templerie, le seul qui soit resté marchand dans sa génération, est aussi le seul à intégrer le bureau servant en 1705. Cette attitude diffère de celle de familles marchandes plus riches qui restent fidèles au commerce et qui ne répugnent pas à voir leurs membres travailler à la direction des affaires urbaines comme simples échevins.

27Deux mentalités s’opposent donc, et il est évident que ce n’est pas le degré de richesse qui explique les divergences puisque ce sont les plus aisés qui demeurent fidèles à la municipalité. Ce clivage illustre plutôt un contraste entre des notables qui, restant fidèles aux activités marchandes ou manufacturières, même après l’intégration dans la noblesse par achat d’office de secrétaire du roi le plus souvent, ne ressentent pas le besoin de se distancier de l’institution municipale, et d’autres notables qui, accédant au statut noble par la voie des offices, ou se réorientant simplement dans les cours de justice royale comme le présidial, se sentent obligés d’adopter les préjugés anti-municipaux de leurs compagnies. Les premiers ne cherchent pas à renier une phase de leur ascension, les seconds ont manifestement quelque chose à faire oublier et à rejeter progressivement dans un passé révolu. Cette analyse ne caractérise naturellement que le règne de Louis XIV, les deux premiers tiers du xvii^e siècle présentant un profil sociologique différent.

Une approche par les inventaires après décès

28Les données numériques obtenues à la suite d’enquêtes menées sur les inventaires après décès permettent une autre approche du positionnement des notables municipaux dans la société nantaise. Ces repères ne parlent malheureusement que pour la troisième phase de cette histoire municipale. Le tableau présente les situations des notables sélectionnés par l’assemblée électorale, même si quelques uns n’ont pas été confirmés par le roi, car l’essentiel est bien d’en avoir été jugé digne à l’échelle nantaise.

Inventaires après décès de maires et d’échevins

29L’utilisation des inventaires après décès pour fixer une hiérarchie sociale par la richesse pose des problèmes liés à la nature de la documentation36^. Si les contrats de constitution indiquent le principal, les contrats d’acquêts ne mentionnent que les noms des parties, la date et l’objet, en précisant rarement la surface ou le prix. Les fermages accordés ne parlent ni de la durée ni des conditions financières. Plus les biens immeubles tiennent une part importante dans la fortune du maire ou de l’échevin, plus le montant de l’inventaire devient donc une notion toute relative qui n’assure qu’une approche partielle de la réalité. Dans ces conditions, prendre toutes les données quantitatives du document revient à avantager les artisans ou les boutiquiers qui bénéficient de l’estimation de leurs stocks, mais également les prêteurs d’argent, qu’ils soient professionnels comme les marchands banquiers ou créditeurs occasionnels comme la plupart des notables non marchands, tout en abaissant abusivement, dans une ampleur inconnue, les investisseurs immobiliers urbains et ruraux, c’est-à-dire principalement les gens de justice en ce qui concerne cette recherche. L’estimation de la valeur des biens assurant le confort et le plaisir de la vie privée dans le logement reste ainsi la seule base comparative possible, même si cette approche n’est pas non plus sans défaut puisque les marchands ont tendance à se contenter d’intérieur plus simples à cause de l’importance des investissements exigés par leurs activités tandis que les gens de justice ont tendance à traduire dans l’aménagement de leur logis leur supériorité dans l’échelle des dignités.

30Malgré ces imperfections, les bilans obtenus restent quand même utiles pour situer les groupes socio-professionnels les uns par rapport aux autres, à condition de ne pas prétendre à des définitions trop précises. Situons d’abord les familles municipales dans l’ensemble de la société nantaise. Deux études (1678-80 et 1700-1705) portant sur tous les inventaires enregistrés au présidial et à la prévôté montrent qu’une part très importante (46 et 40 %) des familles saisies ne dépassent pas les 500 livres, ce qui reste la base du strict nécessaire37. Plus de la moitié (60 et 55 %) se situent au dessous du seuil des 1 000 livres. Le sondage sur 1678-80 donne 18 % d’inventaires au dessus de 2 000 livres tandis que celui portant sur 1700-1705 en recense 27 %. En tenant compte de la dévalorisation monétaire, c’est environ entre le quart et le cinquième des familles recourant à cette pratique qui se définit comme classe supérieure.

31Deux autres études portant sur les seuls inventaires des notables nantais permettent de préciser cette hiérarchie de l’aisance38. Pour 63 inventaires analysés entre 1680 et 1685, la moyenne de l’estimation de l’intérieur du ou des logis s’établit à environ 2 200 livres tandis que la médiane correspond à 1 859 livres. Pour 60 inventaires étudiés entre 1700 et 1707, la moyenne s’inscrit à 3 850 livres et la médiane à 2 400 livres, ce qui classe sept élus sur huit et cinq parents sur huit au dessus de ce dernier repère. Si tous les maires et échevins, à l’exception d’un notaire, sont nettement au dessus de ces seuils, une petite minorité, représentée par un procureur, un professeur d’Université et un conseiller au présidial, y parvient de justesse.

32La supériorité des plus importantes familles de la noblesse nantaise reste incontestée comme le montre la composition de la fraction des inventaires de notables dépassant les 5 000 livres de confort intérieur39. En 1680-1685, pour onze exemples sur un total de 63, on compte six nobles et un anobli, un officier de finance, un marchand, un sieur et quand même deux maîtres artisans dont les totaux sont peut être surévalués à cause de la présence de matériel professionnel. En 1700-1707, pour douze exemples sur un total de 60, encore six nobles et un anobli, trois marchands, un officier de justice et un propriétaire rentier. Pour les maires et échevins, cette supériorité est illustrée par les familles Charette et Bidé.

33Dans cette élite nantaise, les maires et échevins se placent toujours nettement au dessus de la médiane de leur catégorie professionnelle, ce qui confirme l’importance de l’aisance financière dans les critères de cooptation40. Les chiffres relevés pour les marchands les place plutôt au dessus des avocats et très au dessus des procureurs, notaires et professeurs d’Université, ce qui souligne encore la baisse de prestige social de la municipalité sous Louis XIV puisque les officiers des Comptes et du présidial qui la fuient paraissent avoir en moyenne un niveau d’aisance égal aux marchands membres du corps de ville.

Composition des fortunes

Les investissements commerciaux et manufacturiers

Le financement des navires

34Il est bien naturel de retrouver les échevins pratiquant le commerce de mer dans les activités d’armement. Certains choisissent de financer complètement leurs navires41, mais la plupart complètent avec des participations sous la forme de parts de navire42. D’autres se limitent à ce dernier type d’investissement43. La propriété des navires rassemble ainsi des marchands qui se côtoient à la direction des affaires municipales. François Gauvain, échevin en 1687-90, Étienne Grilleau (1665-68), Claude Marion (1669-72) et Jacques Hervé (Julien Hervé 1697-1700) se sont associés pour armer Le François. René Fresneau (1685-88), Claude Marion (1669-72), René I Montaudoin et Jean Praud ont armé L’Africaine. François Sauvaget (1691-94), Michel Despinose (proposé en 1696-98) et Paul Despinose (sur la liste d’éligibles de 1698 à 1729) possèdent ensemble Le Saint-Vincent44.

35Cette forme d’association est fréquente car les actes notariés avec un seul investisseur ne représentent que le quart des actes passés entre 1693 et 1730. La plupart des sociétés d’armement regroupent en réalité deux, trois ou quatre participants, car les sociétés avec cinq membres ou plus ne comptent que pour 9 à 14 % des exemples selon la décennie sur la même période. L’armement maritime est d’abord financé par le capital nantais puisque seulement 16 % des sociétés comptent un ou plusieurs non-Nantais, c’est-à-dire des marchands domiciliés dans les petits ports de l’estuaire ou de la côte proche comme par exemple Pornic ou Le Croisic, des marchands installés aux Isles ou dans d’autres villes du royaume45. Cet auto-financement local accentue encore plus la complémentarité des intérêts financiers des familles marchandes qui disposent de l’aisance suffisante pour accéder à l’échevinage. Il ne faut jamais oublier que des familles qui ne sont pas reliées par la parenté peuvent avoir d’autres liens de solidarité aussi puissants entretenus par le croisement complexe de participations financières à l’armement maritime.

36Cette interpénétration des intérêts économiques associe également à la politique municipale des familles qui ne placent pas directement un de leurs membres au bureau servant. Dans les associations commerciales, il arrive souvent qu’un seul marchand soit élu au bureau municipal comme s’il suffisait qu’un seul des partenaires s’intègre dans le cercle dirigeant pour parler au nom de tous46. François Bouchaud travaille avec Jacques Souchay, mais il est le seul à entrer au bureau servant (1690). Les deux beaux-frères, Jacques Valleton et Charles Bazille, sont associés, mais seul le premier est élu échevin en 1667. Il en est de même pour Étienne Grilleau (échevin 1665-1668) et Pierre Audet.

37Ce sont naturellement les commerçants de mer qui se retrouvent d’abord dans ce type d’investissement qui n’est pas pourtant interdit à d’autres notables venant d’horizons différents. Les marchands de draps de soie, deuxième base marchande à fournir des responsables à l’échevinage, ne semblent pas très nombreux à y risquer leurs capitaux d’après l’analyse des actes relevés pour la seconde moitié du xvii^e siècle chez les notaires Verger et Villaine. Jean Merceron, sieur de La Poitevinière, fils de Jacques Merceron, miseur en 1597-1600 et échevin en 1609-1612, et cousin germain de Jean Merceron de La Ramée et de La Hautière, échevin en 1650-1653 et proposé comme maire en 1668, est un des rares à s’y intéresser. En 1654, il achète une part de 1/16^e du Désiré et en 1671, un quart du Saint-Pierre47.

38Dans la seconde moitié du xvii^e siècle, les gens de justice ne paraissent guère s’intéresser à ce type de placement. Cette impression est confirmée par l’analyse des contrats notariés nantais entre 1680 et 1730 qui a fourni peu d’exemples de non-marchands. Parmi ces autres investisseurs, les officiers de justice sont minoritaires et la plupart sont liés à des activités financières : receveur de la ferme des tabacs, général des Monnaies, changeur à la Monnaie, receveur de SAR le comte de Toulouse, commissaire de la marine48. Les deux seuls noms liés à la municipalité sont Pierre Claude Le Breton, avocat au parlement, échevin de 1707 à 1710, qui est cité pour ce type de placement entre 1703 et 1706, et Gérard Mellier, cité en 1696-97 alors qu’il était intéressé dans les fermes de Bretagne sous la direction de son oncle Nicolas Ballet, financier nantais de très grande importance, ceci se plaçant bien avant son accession à la mairie en 172049. Cette conclusion sur la faiblesse de la participation des milieux non-marchands à l’armement de navires doit-être nuancée car il existe une tradition très importante du recours à la sous-participation qui est susceptible de drainer des capitaux d’origines très variées50.

La « grosse aventure de la mer » et les assurances maritimes

39Les actes notariés livrent de nombreux exemples de contrats de « cambie » ou de « grosse aventure ». L’investisseur, qui avance le capital, retient sur lui les « périls, fortunes et adventures de pertes de mer, feu, naufrage, prises par gens de guerre, pirates et autres accidents, aux us et coustumes de la mer ». Quand le navire est arrivé à bon port, il récupère son principal augmenté d’un intérêt calculé sur un taux fixé avant le départ ; si le navire ne rejoint pas sa destination, la somme est perdue pour le prêteur. Ce type de financement est beaucoup moins conçu comme une véritable assurance que comme un moyen d’attirer des capitaux extérieurs dans l’économie maritime. Il s’agit plutôt d’un prêt déguisé en assurance partielle.

40D’ailleurs tous les efforts des armateurs à partir de 1715 ont tendu à obtenir l’évolution de ces contrats aux modalités complexes vers un véritable système d’assurance nettement plus protecteur.

41Pour diminuer les risques financiers, les marchands se regroupaient sur chaque navire et diversifiaient ainsi leurs placements financiers. Ainsi en 1670, la Marie de Penerf est assurée par les sieurs Forget, Merceron, Michel et Huet, les trois premiers de familles échevinales ; en 1671, la Montagne d’or par Merceron, Michel et Despinose, aussi de familles échevinales51^. Les taux pratiqués variaient selon la destination et les risques encourus : une traversée vers l’Angleterre se traitait souvent entre 7 et 15 %, un voyage vers Terre-Neuve comme une droiture vers les Îles entre 18 et 25 %. Sous le règne de Louis XIV, les nombreuses guerres influèrent directement sur la variation des taux. De 1689 à 1697, ils sont montés à 60 % ; de 1702 à 1713 à 75 % pour Terre-Neuve et même à 80/90 % pour les Îles.

42Parmi les échevins pratiquant régulièrement la « cambie » retenons Jean Merceron, sieur de La Poitevinière, premier consul du commerce en 1650-1651, qui avance 3 900 livres en 1671 à des taux variants entre 16 et 29 %, ce qui lui laisse espérer un profit de 832 livres. Son cousin Hiérosme Merceron, sieur de Belanton, place 6 150 livres de 1668 à 1672 à des taux qui vont de 9 à 40 %, soit un gain possible de 1 632 livres. Cette famille de marchands de draps et soie n’hésite donc pas à aborder le commerce de mer sous son angle le plus périlleux, mais aussi le plus spéculatif. Jacques Danguy, sieur des Rédys, échevin de 1680 à 1683, risque 4 500 livres en pleine guerre de Hollande, en 1673, à 45 %. François I Bouchaud, échevin de 1690 à 1693, et son associé Souchay acceptent 9 % pour 420 livres en 1669, mais exigent 50 % pour 1 500 livres en 167452.

43Ce type de placement était ouvert à qui voulait bien prendre des risques. Certains membres de la noblesse de robe liés traditionnellement à l’histoire municipale y côtoient donc des grands marchands. Jean Charette de Montbert, (1674-1731), fils du sénéchal Jacques Charette, maire de Nantes de 1668 à 1671, frère du cadet du conseiller au parlement Gilles Charette, était, semble-t-il, coutumier du fait. Le 30 août 1715, il prête en cambie « pour employer à faire partye du payement de la pacotille de marchandises » que le capitaine Charles de Faye porte à la Martinique, « laquelle somme il déclare prendre à la cambie en grosse aventure de la mer » à 20 % « de profit aventureux ». Il renouvelle l’expérience le 27 novembre 1720 avec 1 000 livres investies sur le Cézar à 35 %53. Il avait déjà placé 9 200 livres en 1713-1714. Son frère, conseiller au parlement, l’imite avec 1 200 livres en 1720. Nicolas Bachelier, conseiller au présidial, échevin de 1654 à 1657, s’est beaucoup intéressé à ce type d’investissement à la fin de sa vie. De 1681 à 1685, les contrats notariés totalisent 16 952 livres complétées par un contrat de 1 200 livres souscrit en 1690 par son fils François, maître de la chambre des comptes. André I Boussineau, marchand et receveur général des décimes, est cité pour 1 000 livres dans un contrat de 1681. Tous les milieux sont concernés aussi bien au niveau des procureurs et des avocats que des officiers supérieurs des cours de justice. Mathurin Danguy, procureur du roi des Traites a placé 30 600 livres de 1710 à 171654. Charles Gellée, conseiller juge à l’amirauté, s’y intéresse en début de carrière (500 livres en 1695). Il sera par la suite nommé échevin en 1720 et lieutenant de maire par commission royale de 1735 à 1738.

44Au total, 28 % de non-négociants ont fourni un peu moins de 20 % de la somme globale donnée à la « grosse aventure » nantaise. Ceci ne représente qu’une partie de la réalité car beaucoup de nobles ou d’officiers préfèrent la procédure plus discrète du seing privé. Jean-Baptiste Charette de Montbert, qui dispose dans son contrat de mariage de 1719 de 14 000 livres en contrats de grosse sur les 89 000 livres du total, est cité pour beaucoup moins dans les actes notariés55. Le prêt à la grosse aventure s’avère donc comme un complément essentiel de l’armement maritime nantais, mais sa diffusion sociale demeure difficile à mesurer.

Les sociétés du raffinage du sucre

45L’interdiction de Colbert en 1673 d’exporter du sucre brut a poussé des marchands en contact avec les îles à investir dans l’industrie sucrière. Le financement des manufactures reprend le modèle des sociétés d’armements des navires, avec division du capital en parts. Les actionnaires choisissent un « maître serviteur » pour diriger l’entreprise comme ils confient aux capitaines la conduite de leurs navires. Le dernier tiers du xvii^e siècle se caractérise par un très grand essor de cette activité qui prouve le dynamisme des entrepreneurs de cette période. Huit raffineries fonctionnent en 1685, douze en 1688, peut-être quatorze vers 1700. La crise survient alors puisque des chiffres incertains n’en donnent plus que deux à six en 1715 et quatre en 1736.

46Les Grilleau sont propriétaires de la raffinerie de Chesné, installée au bas de la Fosse. Elle est dirigée par Étienne II, « en société avec ses frères ». Ce sont les fils du marchand Étienne I, échevin en 1665-1668, dont Pierre, échevin en 1680-1683, actionnaire également dans d’autres raffineries56.

47L’ancienne raffinerie de Richebourg appartenait à Charles Gauvain de La Béhinière, d’une famille ayant donné sept échevins au xvii^e siècle, et à René Montaudoin, fondateur de l’illustre dynastie marchande, très liée elle aussi à l’échevinage de 1710 à 1730. Ils ont renfloué une affaire en difficulté en intégrant l’ancien propriétaire Louis Boyau comme associé et directeur de la société. Le 7 novembre 1679, ils engagent Mathurin Dumoulin, maître raffineur en sucre, moyennant 500 livres par an, en plus du logement et de la nourriture57. François Gauvain de La Perrière, frère cadet de Charles Gauvain de La Béhinière, s’associe avec Hiérosme Harsely, maître sucrier, le 29 novembre 1688, pour une durée de cinq ans et demi58.

48François I Bouchaud, sieur de La Foresterie, échevin de 1690 à 1693, est très actif dans ce type d’investissement. Ainsi, en 1685, il opère, pour une alliance de grands marchands, le rachat de la raffinerie de La Motte Saint-Nicolas. Les 15 et 19 février, il reprend les deux tiers du capital avec deux versements de 4 500 livres. Le contrat du 4 mai 1685 précise qu’il a agit pour un groupe dans lequel sont à égalité avec lui, pour un quart de capital, Jacques Souchay, banquier à Paris, Pierre le Jeune, et le duo Martin Souchay et Maurice Dubois, tous membres de familles très présentes dans le raffinage nantais. Le 11 juillet 1685, le rachat du dernier tiers leur permet de contrôler totalement la manufacture59.

49Le 26 octobre 1685, les marchands Louis Frémon, proposé comme échevin entre 1680 et 1687, frère cadet du maire Jacques Frémon, (1679-1682), conseiller juge au présidial, André de La Ville, échevin de 1691 à 1694, Jean Pellu, et le maître raffineur Mathurin Dumoulin forment une société pour l’exploitation de la raffinerie du Pigeon Blanc, au capital de 15 000 livres60. L’établissement est installé dans le faubourg Richebourg. Pierre Loppes, marchand droguiste, acquéreur de l’office d’assesseur municipal en 1693 et pour cela nommé comme échevin de 1693 à 1696, s’est associé avec Nicolas Bertrand et le sieur Woldenberg pour gérer la raffinerie du Pavillon, dans le faubourg de Richebourg, puis avec Pierre Feel, maître serviteur, en décembre 1693 pour une durée de six années61. Le capital de 30 000 livres a été fourni pour la moitié par Loppes et pour un quart par chacun des deux autres investisseurs.

50Les cessions de part dans la raffinerie de la Croix Blanche, établie dans le même faubourg, illustrent le caractère très spéculatif des opérations menées par les familles qui s’intéressent au travail sucrier. Le 27 mars 1685, les associés François Bouchaud, Pierre le Jeune, Jacques et Martin Souchay cèdent à un autre groupe formé de Pierre Grilleau, René Montaudoin et François Lucas, « le fond… consistant en sucre fin, bastarde, fins et gros sirops, charbon, chaux, chandelle et terre », le tout pour 13 000 livres. Le 28 septembre 1685, Bernard Christian Woldenberg, marchand raffineur, laisse les bâtiments et les ustensiles pour 14 000 livres. Le 10 janvier 1686, « il est néanmoins expressément convenu et accordé entre les partis que le sieur Woldenberg aura la liberté de s’intéresser pour un cinquième dans le grand du travail de la raffinerie pour le temps de 3 ans… En fournissant par luy sa cinquième partie du capital de la ditte raffinerie »62. Le 9 avril 1687, Pierre Grilleau, « tant en son nom que faisant pour Françoise Gobaud, veuve Étienne Grilleau », cède à Charles Gauvain les cinq douzièmes de la raffinerie (11 333 livres)63. Le 28 mars 1691, René Montaudoin, déjà propriétaire de la moitié de la raffinerie rachète l’autre moitié. Les affaires semblent prospères puisque le capital, qui correspondait à peu près à 27 000 livres en 1687, est estimé quatre ans plus tard à 41 900 livres. Le capital est cependant très vite redistribué après augmentation à 54 000 livres, avec une participation à 6/12 pour Montaudoin, 4/12 pour Jacques Gauvain, sieur des Ripotières, échevin de 1686 à 1689, 1/12 pour Olivier Berthelot et 1/12 pour l’ensemble des sieurs Baret, Boullay et Gallon64.

51La même pratique caractérise la raffinerie du Petit Louvre, située à la Fosse, « proche la clôture de l’hôpital général ». Le 22 mars 1686, Pierre Descazaux, marchand et échevin de 1674 à 1677, vend ses parts (2/5) à Jacques Souchay déjà intéressé pour deux cinquièmes dans la raffinerie. Il agit alors non seulement pour lui, mais aussi pour Claude Le Masne et Jean du Bois le Jeune. La nouvelle distribution du capital de l’entreprise s’établit dorénavant comme suit : Le Masne, Souchay, Bouchaud, deux septièmes chacun, Dubois un septième. Un accord passé le 15 janvier 1687 illustre très bien les multiples participations croisées qui tissent des liens entre tous ces grands marchands : « les sieurs Le Masne et Dubois déclarent se dessesir de toutes les prétentions dans les raffineries de la Croix Blanche et de la Motte Saint-Nicolas… et renoncent d’y jamais rien prétendre… parce que ledit Souchay remboursera auxdits Le Masne et Dubois les intérêts… » Cependant, « les parties peuvent à l’advenir s’intéresser en autres raffineries ou en establir de nouvelles 65… » En mai 1688, les quatre associés décident d’agrandir les installations. À la mort de Claude Le Masne en 1700, il apparaît que cette famille contrôle la totalité du capital. Dans la succession, la raffinerie, estimée à 30 000 livres, doit-être partagée entre cinq héritiers, trois fils et deux filles mariées dont Françoise Le Masne avec Jean Dubois. Pour régler le problème, deux des ayants droit ont dû se désister moyennant compensation financière. L’établissement est resté entre les mains de Jean Dubois et de Pierre et Martin Le Masne, chacun pour un tiers66. En septembre 1728, dans la succession de Jean Dubois et Françoise Le Masne, la raffinerie est estimée à 32 000 livres67.

Les placements financiers

Les opérations de crédit

52Ce type de placement correspond à des prêts effectués auprès de particuliers la plupart du temps, mais aussi auprès d’institutions administratives pour des sommes généralement plus importantes. Les taux semblent avoir connu une érosion entre 1650 et 1730, d’après la documentation recueillie. Les actes relevés dans les papiers du notaire Verger entre 1650 et 1700 montrent que le taux exigé avant 1680 s’établissait le plus souvent au denier 16 (environ 6 %), puis au denier 18 (environ 5,5 %) après cette date. Les exemples trouvés entre 1700 et 1730 le situe plutôt entre le denier 20 et le denier 30. Les créances sur les particuliers, plus risquées, étaient toujours plus productives que celles établies sur les institutions. L’auditeur Jean Regnier, maire en 1673-1675, prête 18 000 livres à son premier président en 1680. Sa succession est caractérisée par un grand nombre d’actes de crédit, dont 26 obligations passées avec toutes les catégories de la notabilité et même des artisans68.

53Les notables de l’échevinage se trouvaient aussi bien du côté des demandeurs que des créanciers. Les capitaux facilitaient parfois une opération à très court terme, ne posant aucun problème de remboursement. Ainsi en février 1693, messire Charles Valleton, juge prévôt, fils du marchand Jacques Valleton, échevin de 1667 à 1670, crée un contrat pour noble homme Julien Mabille, procureur au présidial, échevin de 1685 à 1688. Le capital de 2 000 livres et les intérêts annuels qui s’élèvent à 111 livres 2 sols et demi sont remboursés dès 169569. Le plus souvent, les sommes prêtées couraient pendant très longtemps comme le montrent les transmissions entre les générations dans les contrats de mariage et les successions.

54Cette circulation des capitaux renforçaient donc les liens entre des familles déjà associées dans la conduite des affaires de la ville comme l’illustre le remboursement effectué en 1681 par Renée Lorido, fille du maire de 1666-1668 et épouse du maire Guillaume de Lisle (1685-1688) au profit de Jeanne Bazille, veuve d’escuyer Jacques Valleton, sieur de La Peille, marchand à la Fosse, échevin en 1667-1670, cette dernière étant en possession de deux de contrats de 1657 et 1663 s’élevant respectivement à 2 400 livres et 1 500 livres70. Pierre Burot, sieur de Carcouët, échevin de 1703 à 1706, qui a prêté au moins 12 000 livres de 1687 à 1700, a dans sa clientèle des paysans du Loroux-Bottereau, paroisse où il est possessionné, mais aussi pour 200 livres Jeanne Lorido, déjà citée, pour 4 600 livres Catherine Maillard, veuve d’écuyer François Suhard, sieur du Coudray, dont la famille a donné plusieurs consuls à la Contractation et pour 4 000 livres le marchand Pierre Belot, échevin de 1698 à 170171. Les créances de Jean Urien, procureur au présidial, échevin de 1698 à 1701, citées dans sa succession en 1729, s’élèvent à 17 577 livres72. Julien Proust, sieur du Port La Vigne, maire de Nantes par office de 1693 jusqu’à son décès en 1715, avait placé 6 000 livres auprès des États de Bretagne en 1713 ; sa veuve Marie Le Tourneux en prête 20 000 à la mairie en 1716 et 10 000 à l’assemblée provinciale en 1720, à partir du remboursement de l’office municipal73.

55Les familles de noblesse de robe, qui se sont intéressées à la vie municipale au xvii^e siècle, n’en sont pas absentes comme le montrent les attitudes des Charette. Louis IV Charette de La Gascherie, (1685-1762), sénéchal et ensuite président du présidial, candidat malheureux au poste de maire en 1716 et 1722, fait travailler ainsi son capital (deux contrats de 4 000 livres chacun le 6 octobre 1721). Son frère cadet Alexandre, capitaine au régiment de Bresse, prend quatre contrats sur les États de Bretagne le 4 mars 1721 pour la somme globale de douze mille livres. En janvier 1723, il tient ainsi vingt contrats qui représentent 30 000 livres de capital qui lui assurent 600 livres de rente annuelle (placement au denier 50)74.

56Deux contrats de mariage passés par des familles illustres de la noblesse de robe nantaise révèlent comment les dots sont partiellement constituées à partir de ce type de placements. Le 7 juillet 1621, Jean Blanchard, conseiller d’état et intendant de la maison du gouverneur de Bretagne, marie sa fille aînée avec François de Becdelièvre, conseiller au parlement de la province. La dot s’élève à 40 000 livres dont 13 375 livres en argent monnayé et 26 625 livres en contrats de constitution75. La liste des débiteurs illustre les liens financiers qui relient les familles municipales entre elles. Claude de Cornulier, général des finances, maire de 1605 à 1607, a souscrit deux contrats pour 16 500 livres en 1620. Julien Bidé, contrôleur général des finances en Bretagne, d’une famille ayant donné deux maires et deux échevins, est inscrit avec le sénéchal de la Roche-Bernard pour 2 975 livres.

57Jacques Guyton, procureur au présidial, échevin en 1631, a souscrit 1 150 livres avec écuyer Michel Legale en 1619. Guillaume Blanchard, d’une branche parallèle, procureur du roi au présidial, futur maire de 1631 à 1633, a bénéficié de 6 000 livres en 1615.

58Le 16 juin 1647, Louis de Harouys, ancien premier président à la chambre des comptes et ancien maire de Nantes de 1623 à 1625, marie sa fille Louise à Jean Baptiste de Bec-de-lièvre, futur premier président. La dot est fixée à 105 200 livres76. Elle se décompose en trois parties : quatre contrats de constitution formant un principal de 23 200 livres, trois obligations donnant un capital de 11 000 livres et une reconnaissance de dette de 71 000 livres que les Blanchard de La Musse lui devaient encore pour l’acquisition de l’office de premier président négocié de 1631 à 1634.

Les achats d’offices

Exemples d’offices possédés par des maires et échevins

59Pour un nombre important de familles municipales, l’acquisition d’un office a précédé l’entrée à la municipalité et a souvent aidé à l’obtention de la responsabilité convoitée, spécialement pour le poste de maire qui semble demeurer dans la mouvance de certaines charges de la justice royale. L’investissement de capitaux dans les offices de judicature pouvaient donc espérer trouver quelques profits supplémentaires dans le prestige social dégagé par l’exercice du pouvoir urbain. Les écarts considérables qui séparent les prix des divers offices sélectionnent naturellement des familles de fortunes très inégales77. Sous le règne de Louis XIV, le coût des offices supérieurs du présidial est comparable à celui des charges de maître aux Comptes, alors que celui des offices d’auditeurs reste légèrement supérieur aux charges de conseillers au présidial. Il faut souligner le prix très élevé de la charge de sénéchal de Nantes qui est doté de beaucoup de pouvoirs et d’un grand prestige. Il dépasse aisément ceux demandés pour les offices de président aux Comptes qui sont eux même plus cotés que les offices de conseillers au parlement. L’admission de procureurs et à plus forte raison de notaires montre bien la perte de prestige social de l’échevinage entraînée par le retrait des conseillers au présidial.

Les investissements immobiliers

Les propriétés urbaines

60Il est possible d’approcher l’importance de la propriété urbaine aux mains des familles municipales vers 1678 grâce à trois enquêtes réalisées à partir des archives laissées par les commissaires chargés de la réformation du domaine royal de Nantes78. À partir du nom des propriétaires et des renseignements livrés dans l’historique de la possession se dessinent les contours sociaux d’un certain groupe dominant ainsi que les mutations qui affectent cette distribution de la propriété urbaine. En isolant les familles liées à la municipalité, il s’agit de mesurer l’importance relative de cette élite politique dans le contrôle du patrimoine urbain.

61Dans la paroisse Sainte-Croix, la rue des Jacobins est bordée de parcelles assez larges avec des corps de logis répartis autour de cours, avec une vocation résidentielle que ne trouble guère la présence de quelques études79^. Les propriétaires sont officiers aux Comptes ou au présidial, beaucoup appartenant à l’ordre de la noblesse. C’est là que se trouve le logis des Fournier de La Pinsonnière que Jean Fournier, conseiller au présidial, échevin de 1650 à 1653, maire de 1654 à 1656, décédé en décembre 1678, tenait depuis plus de 20 ans. Le bâtiment a « écurie, fannerie, remise de carrosse et autres dépendances ». Françoise Macé, tutrice de ses enfants après le décès de Louis Macé, seigneur de La Roche, président du présidial, maire de 1662 à 1664, y est propriétaire d’un logis qu’elle loue, puisque sa résidence principale se trouve Grande Rue, paroisse Notre-Dame. La rue des Jacobins est prolongée vers l’église Sainte-Croix par la rue de la Juiverie dans laquelle se trouve surtout de nombreuses études, mais aussi quelques boutiques. La propriété reste principalement robine, mais il s’agit plutôt de procureurs, d’avocats, de notaires et de professeurs d’Université. Maître Mathieu Belot, docteur en médecine et professeur à l’Université, échevin en 1672, y possède un logis, mais demeure rue du Theil, paroisse Saint-Denis. François Moriceau, procureur au présidial, échevin de 1676 à 1679, y possède deux corps de logis de belles dimensions80. Le procureur Jehan Bizeul, sieur de La Gravaudière, candidat échevin malheureux de 1670 à 1675, père d’un futur échevin de 1684-1687, a acheté en 1671 une maison à Claude II Bidé, seigneur de La Botinière, alloué et lieutenant général de Nantes, futur maire de 1683 à 1685.

62La rue des Chapeliers prend à la jonction des deux précédentes et remonte vers la place du Pilori. Elle a une vocation commerçante car la majorité des commerçants chapeliers réside sur place. Françoise Macé et Jehan Bizeul, déjà cités, y sont également propriétaires. Dans son prolongement, mais en descendant vers les quais et la Loire, s’ouvre la rue du Port-Maillard, le long de laquelle s’aligne beaucoup de boutiques. Jean Hallouin, sénéchal de Clisson, fils d’un greffier en chef du présidial, échevin en 1667-1670, y est propriétaire comme Honoré Reliquet, huissier de la chambre des comptes, frère du procureur syndic de 1672 à 1677. Les Coupperie y possédaient deux maisons. Pierre Coupperie de La Baugerie, chanoine et archidiacre de la Mée, en a vendu une en 1656. La veuve de Louis Coupperie, avocat au parlement, syndic municipal et frère du précédent, a cédé une partie de la seconde en 1664 à Thomas Dupas, procureur au présidial, échevin de 1679 à 1682. Ce dernier a acquis la partie restante en 1667 de Jean-Baptiste Coupperie, sieur des Jonchères, archidiacre de la Mée, sur saisie judiciaire.

63La place du Bouffay est bordée à l’ouest par l’ancien château du x^e siècle reconverti en palais de justice et en prison en 1477, au nord par des maisons avec boutiques, à l’est par l’Hôtel des monnaies bâti au xv^e siècle et adossé aux remparts qui ferment la place du côté sud. Le long du mur de la ville se trouvent les halles bâties en 1628, ainsi qu’une maison appartenant à Renée Lorido, la fille du maire de 1666-1668 et l’épouse de Guillaume de Lisle, le maire de 1685-1688. Dans l’angle de la place et de la rue de la Monnaie se situait l’hôtel Le Lou, entre les mains d’une ancienne famille marchande passée dans la noblesse par les offices des Comptes et du parlement et très associée la vie municipale au xvi^e siècle et à l’aube du xvii^e siècle. La résidence habituelle du propriétaire Michel Le Lou, capitaine de cavalerie, était plutôt au château de La Motte, paroisse de la Chapelle-Glain, et il disposait encore d’un autre logis rue du Château, paroisse Saint-Laurent. Tout autour de la place étaient aussi disposées des loges, petites échoppes en planches de faibles dimensions, adossées à la muraille ou aux bâtiments. Un certain nombre étaient passées aux mains des notables : la famille Caillaud (échevins en 1636-37 et 1662-65) en possédait deux rue de la Poulaillerie.

64Dans la Grande Rue, les immeubles sont à deux ou trois étages, avec des toits en ardoise, des rez-de-chaussée en pierre surmontés de colombages de bois remplis de torchis81. Sur les 140 propriétaires dénombrés, 35 % résident sur place. Cet axe a d’abord une vocation commerciale, le recensement donnant 48 propriétaires marchands contre seulement 31 robins. La majorité des immeubles comporte une ou plusieurs boutiques. Il n’existe pas de véritables spécialisations, ni même de tendance majoritaire dans ces

Préférences paroissiales des maires de Nantes du xvii^e siècle

Préférences paroissiales des échevins du xvii^e siècle

65activités artisanales ou marchandes. La rue du Château appartient nettement aux robins et la rue Saint-Gildas aux ecclésiastiques. Dans l’ensemble des propriétaires se rencontrent surtout des « nobles hommes » ou des « honorables hommes », souvent « sieurs de » ; 88 % signent aisément les documents officiels. Les transactions sont nombreuses, avec un apogée vers 1640-1650 ; les acheteurs étant principalement marchands (52) et robins (25) et les vendeurs se dispersant dans tous les groupes sociaux. Sur les 165 propriétaires cités dans les registres des commissaires pour 1678, 28 appartiennent à des familles en relation avec la municipalité au xvii^e siècle.

66Le quartier des rues des Carmes et Saint-Léonard est très orientée vers le commerce et l’artisanat tandis que le secteur des rues Saint-Vincent, Beausoleil, Briord, du Moulin, Sainte-Claire, Verdun, reste nettement résidentiel82. Claude Bidé, alloué et lieutenant général, maire de 1652 à 1654, père du maire de 1683-1685, y a acquis en 1676 un corps de logis pour 16 000 livres83. La condition sociale connue pour 160 propriétaires permet de distinguer 42 nobles, 3 seigneurs, 32 sieurs, 22 ecclésiastiques, 18 robins, 3 professions libérales, 37 marchands et artisans et 3 petits métiers. La moitié des propriétaires résident sur place. Les nobles et les robins dominent nettement dans la zone est, tandis que les marchands et les artisans sont regroupés autour de la rue des Carmes. Trente familles liées à la municipalité sont concernées.

67Jusqu’en 1660, les quartiers de la vieille ville à l’intérieur des remparts restent toujours aussi recherchés, mais ensuite les grands marchands s’intéressent de plus en plus aux quartiers de la Fosse et des Quais84. Ces grands marchands possèdent un logis à la Fosse dont ils occupent le rez-de-chaussée et le premier étage et dont ils louent le reste. Jean Merceron de La Poitevinière établit des contrats en 1651 pour une chambre et un antichambre pour 75 livres, un cellier pour 50 livres, un corps de logis pour 200 livres85^. De 1650 à 1670, les loyers les plus fréquents restent inférieurs à 100 livres pour deux pièces avec boutique, cave et grenier. Pour un corps de logis, il faut compter entre 100 et 200 livres. De 1675 à 1690, le nombre de loyers de la première catégorie diminue au profit de ceux de seconde catégorie qui dépassent souvent les 200 livres86. L’avocat René Dachon, acquéreur de l’office de syndic en 1692, tirait 1 419 livres de sept locations à son décès en 170687. Les notables échevins achètent beaucoup à l’image du marchand Jean Merceron qui, en 1656, acquiert coup sur coup une maison, rue de la Poissonnerie, pour 6 600 livres (3 600 au comptant et le reste dans sept mois) et une maison, rue des Salorges, pour 8 950 livres88. Ces acquisitions viennent compléter un ensemble constitué par une maison rue de la Casserie, une autre sur la Fosse et une dernière rue Saint-Gérard. L’investissement dans l’immobilier urbain semble avoir été un placement fort recherché par les notables de la municipalité.

Les propriétés rurales

68Cette analyse de l’implantation foncière des élus municipaux repose avant tout sur le relevé des noms de terre qui a été effectué soit à partir des documents de type administratif liés à la vie municipale, soit à partir des mentions portées sur les actes des registres paroissiaux. Cette base d’études n’est pas entièrement satisfaisante car elle ne permet certainement pas d’obtenir la liste exhaustive de toutes les propriétés terriennes en possession des édiles. Certaines appellations consacrées par la tradition soulignent plutôt l’ancienneté de possession d’une terre que sa réelle importance économique ; une acquisition plus substantielle, mais plus récente pouvant être masquée par cette permanence des usages de dénomination.

69Le classement des propriétés foncières selon leur nature s’inspire de l’interprétation proposée par J. Gallet à propos du Vannetais relativement proche de ce comté nantais, qui, pour le xvi^e et la première moitié du xvii^e siècle, suggère de bien distinguer entre la seigneurie classique, avec son domaine et ses mouvances, sa propriété utile et sa propriété éminente, sa justice et ses droits féodaux, et la sieurie qui n’est le plus souvent qu’une simple propriété foncière, parfois rehaussée de droits honorifiques réduits à des manifestations de prestige89. En effet, ce qui distingue le mieux une sieurie d’une seigneurie, c’est que la première ne dispose pas de justice, donc ne jouit pas de délégation de puissance publique. La réformation du domaine royal engagée par Colbert au début du règne de Louis XIV a éclairci la situation en enlevant aux sieuries tous les droits féodaux que certaines avaient réussi à conserver, ne leur laissant guère que les prééminences d’église. Plus on se rapproche du xviii^e siècle, plus la dénomination de sieur tend à se confondre avec la simple propriété foncière90. Partant de cette réalité, la prudence est donc nécessaire dans l’utilisation des appellations relevées dans nos documents, car certaines risquent de n’être que des mentions honorifiques de complaisance. Une lecture critique a exigé la vérification systématique de la nature juridique des terres91.

70Tous les maires sont propriétaires fonciers, ce qui n’est pas le cas de tous les échevins. Sur un total analysable de 47 maires, une majorité de 26 élus disposent de seigneuries, avec 12 exemples de seigneuries de dignité supérieure et 15 exemples de qualité simple et ordinaire ; une minorité assez forte de 21 maires n’étant propriétaires que de simples sieuries. Parmi les onze exemples de maires qui sont parvenus à progresser dans la hiérarchie des seigneurs soit par acquisition d’anciens domaines déjà titrés, soit par élévation de leurs terres dans un rang supérieur grâce à la faveur royale, tous ne jouissaient pas encore de cette distinction suprême au moment de leur élection par le corps politique nantais et de leur nomination par le roi. Six d’entre eux appartenaient déjà à cette élite honorifique terrienne : Claude de Cornulier qui a obtenu l’élévation de sa seigneurie en châtellenie en 1604, un an avant d’accéder au poste de maire, René Charette de La Bretonnière, qui a acheté la châtellenie d’Aigrefeuille l’année même de sa promotion, et bien sûr son petit-fils Jacques Charette de Montbert, Jean Charette de La Gascherie et son fils Louis comme héritiers du second maire, Charles-César Chevalier qui a bénéficié de la transformation obtenue par son père, ancien échevin, dix ans avant sa nomination à la tête de la municipalité.

71Cinq autres personnalités n’ont réalisé cette ascension que postérieurement à leur mandat municipal. Jacques Raoul, maire en 1621-1623, n’obtient des lettres patentes pour une châtellenie qu’en 1631. La plupart acquièrent leurs terres titrées quelques années après leur sortie de charge : Louis Charette, maire de 1613 à 1615, a négocié la châtellenie de La Gascherie en 1617 ; Jean Blanchard, maire de 1611 à 1613, la châtellenie du Bois de La Musse en 1623, transformée en baronnie en 1644. Yves de Monti, maire de 1644 à 1646, a repris la vicomté de Rezé en 1652. René II Charette de Montbert, maire en 1636-1637, a hérité de la châtellenie d’Aigrefeuille, passée à son frère cadet, au décès de ce dernier mort sans postérité en 1647.

72Parmi les quinze autres exemples qui s’additionnent à ces onze plus titrés pour donner une majorité de titulaires de véritables seigneuries, relevons au moins quatre et peut-être six autres seigneurs hauts justiciers : le lieutenant civil et criminel André Morin (1617-1619), le maître des Comptes René de La Tullaye (1629-1631), les conseillers au présidial Jean Fournier (1654-1656) et Paul Cassard (1688-1690), le maître des Comptes Mathurin Boux (16481650), seigneur du Teil, paroisse de Saint-Aubin les Ormeaux, près de Tiffauges, élection de Mauléon dans le Poitou, et René de Pontual, seigneur de Pontual, paroisse de Saint-Lunaire, évêché de Saint-Malo. Cela porte à une vingtaine d’exemples l’ensemble des maires qui jouissent donc comme seigneur de rang supérieur d’une fraction de puissance publique sur le monde paysan dans le cadre de leurs mouvances.

73La comparaison entre la nature des terres et les origines socio-professionnelles de leur propriétaire ne révèle pas de clivage très accentué entre sieurs et seigneurs, sans doute parce que tous ces maires sortent d’un milieu très étroit largement dominé par les officiers de justice. À y regarder de plus près, une proportion plus importante d’officiers supérieurs paraît marquer la catégorie des seigneuries et c’est au niveau des sieuries que se retrouvent le plus les avocats du roi au présidial, les sénéchaux des régaires et les marchands. Mais cette distinction n’est qu’une tendance qui ne s’exprime pas avec netteté car elle est contrariée par une certaine corrélation entre niveau de charge et nature des propriétés terriennes qui est une autre caractéristique de cette distinction.

74C’est au niveau de la condition juridique et sociale des propriétaires que le parallèle est le plus significatif. Dans les onze titulaires de seigneuries titrées, nous constatons une domination très affirmée de la noblesse bien établie puisque dix exemples sur onze correspondent au moins à la quatrième génération de noblesse, la seule exception venant des Chevalier pour lesquels il reste des incertitudes quant à leur situation exacte. En acceptant leur prétention affichée les rattachant aux Chevalier de la Coindardière du Poitou, le groupe est homogène. Au niveau des titulaires de simples seigneuries, apparaissent seulement trois roturiers. La proportion d’anoblis augmente avec dix exemples sur quinze puisque les maires qui ont plus de trois générations de noblesse ne sont plus que cinq. Parmi les titulaires de sieuries, toujours une minorité de roturiers avec neuf exemples sur les 21 relevés. Les douze qui restent se répartissent entre huit exemples de noblesse récents (deux ou trois générations) et seulement quatre exemples de noblesse ancienne (à partir de quatre générations). Le positionnement social par rapport à l’ordre nobiliaire est ainsi ce qui correspond le mieux à la hiérarchie des propriétés foncières dans l’échelle des dignités.

Nature des propriétés foncières et statut social des maires

75Dans les quatre premières décennies du xvii^e siècle, tous les échevins sont dotés de propriétés foncières. Les sieuries l’emportent nettement sur les seigneuries établissant ainsi dès cette première séquence du début du siècle une nette différence avec les propriétés tenues par les maires de Nantes. Cette conclusion est d’autant plus intéressante qu’on pouvait attendre une ressemblance plus grande entre les deux catégories d’élus puisque l’échevinage de ces premières décennies est lui aussi largement dominé par les officiers du roi. Ce décalage montre que ces familles officières n’ont certainement pas la même puissance. Comme la plupart des échevins sont d’origine roturière lorsqu’ils accèdent à l’échevinage, le parallèle entre la nature des propriétés et la situation dans la hiérarchie des ordres est beaucoup moins significatif que pour l’analyse des maires. Néanmoins, il est à noter que les quelques exemples d’anoblis ne correspondent pas aux seigneuries qui sont la possession de notables roturiers.

Propriétés terriennes et situations professionnelles

76Les sieuries semblent être devenues le seul type de propriété envisageable pour les échevins de la fin du siècle. Même s’il convient d’être prudent dans les conclusions puisque le nombre des inconnues a augmenté, tout semble indiquer une moindre part dans la propriété foncière. Ceci traduit aussi bien une aisance plus limitée de certains élus qu’un moindre intérêt pour la terre de certains autres, ce qui semble en concordance avec l’évolution sociologique du recrutement qui a montré une quasi disparition des officiers de justice au profit des procureurs, avocats, notaires et médecins, mais surtout au profit d’un quasi monopole marchand sur l’institution. Les capitaux prioritairement mobilisés pour le grand commerce s’orientent donc dans une moindre proportion vers l’investissement foncier, surtout si la fortune est moyenne. Cette double explication rend sans doute compte des six notables sans terre et de la difficulté accrue à identifier les sieuries, beaucoup d’échevins se contentant de petits domaines, moins facilement repérables.

77Implantations foncières des maires du xvii^e siècle

Implantations foncières des échevins du XVII^e siècle

Implantations foncières des échevins du XVII^e siècle

Familles municipales et propriété foncières (%), 1598-1720

78Dans le diocèse de Rennes au début du xviii^e siècle, la part de la propriété noble domine encore celle de la propriété bourgeoise avec environ 25 % contre 18 % dont un peu moins des deux tiers entre les mains de la grande bourgeoisie. Ce rapport s’inverse d’ailleurs dans la première moitié du siècle92. Dans le cas des familles municipales nantaises du xvii^e siècle, cette tendance à la progression des investissements roturiers est longtemps gommée par les effets ultérieurs de l’évolution sociale. Nombre de familles ayant négocié des sieuries lorsqu’elles étaient encore dans la strate supérieure du Tiers État se glissent ensuite dans la noblesse grâce aux privilèges municipaux tant que cette voie ne se révèle pas trop hasardeuse et incertaine ou beaucoup plus sûrement par le passage par la chambre des comptes ou l’achat d’un office de secrétaire du roi à la Chancellerie de Bretagne, ce qui au bout du compte entretient l’importance de la propriété terrienne nobiliaire.

79Dans la seconde moitié du xviii^e siècle, des analyses précises de l’appropriation des terres dans le comté nantais ont livré des conclusions différentes selon des zones concentriques autour de la grande cité commerciale93. Dans une première couronne d’une vingtaine de kilomètres de rayon, les négociants nantais se montrent plus souvent acheteurs que vendeurs, mais gênent en cela les marchands de rang inférieur et les gens de justice dont le patrimoine foncier est en érosion. Au delà, dans une seconde couronne plus éloignée de la ville, les citadins comme d’ailleurs la vieille noblesse vendent plus qu’ils n’achètent. La préférence pour les acquisitions dans la couronne des vingt kilomètres est une réalité ancienne confirmée par les cartes établies à partir des possessions des familles municipales94. L’intérêt pour le vignoble le long de l’axe de la Sèvre et pour le pays entre Loire et Erdre, constaté pour la seconde moitié du xviii^e siècle, est déjà nettement lisible sur nos cartes du xvii^e siècle, même s’il semble plus affirmé chez les familles de maires que chez celles des échevins. Si les petites villes ont une aire d’intervention prioritaire qui ne dépasse guère la dizaine de kilomètres, l’ampleur supérieure du bassin foncier nantais est confirmée par les études réalisées sur d’autres grandes villes comme Rennes, Rouen ou Toulouse et même sur des villes moyennes comme Saint-Étienne, Clermont-Ferrand et Chartres95.

Conclusion

80Les différentes approches consacrées à l’estimation des fortunes des maires et échevins du XVIIe siècle ont confirmé leur appartenance à la couche aisée de la population, mais aussi l’existence de différents niveaux à l’intérieur de cette élite socio-politique. Les sources fiscales ont souligné une plus grande homogénéité des familles de maires et au contraire une plus grande dispersion des familles échevinales sur l’échelle de l’aisance.

81Dans le sondage de 1593, dix familles de maires sur quinze sont très fortement taxées, origine robine ou marchande s’équilibrant à peu près. Dans la capitation de 1710, certaines cotes de négociants dépassent celles des officiers au présidial et encore celles des procureurs et avocats, tandis que d’autres s’alignent au même niveau. Les cotes des familles nobles du comté, qui ont eu des ancêtres dans la municipalité du xvii^e siècle, prouvent que seule une frange très mince de l’échevinage, correspondant aux négociants les plus illustres, peut rivaliser avec le niveau de richesse de ces puissantes familles nobles bien implantées au parlement de Bretagne.

82Les contrats de mariage illustrent parfaitement cette diversité de situation. Pendant tout le xvii^e siècle, les exemples soulignent la puissance financière supérieure des grandes familles qui contrôlent les offices supérieurs de justice des cours nantaises et qui s’intéressent au poste de maire. Sous le règne de Louis XIV, ils prouvent la bonne tenue des familles d’avocats et de procureurs qui sont capables de rivaliser avec succès avec la majorité des familles marchandes. Ici encore se manifeste l’aisance supérieure des officiers des Comptes et dans une moindre mesure du présidial qui ne sont concurrencés que par les plus célèbres des négociants. Il ne faudrait donc pas se laisser aveugler par la réussite exceptionnelle de quelques familles négociantes pour croire que ce milieu a établi sa domination financière sur l’élite nantaise car les anciens lignages de la haute robe entretiennent fort bien leurs patrimoines. La hiérarchie des niveaux de vie suggérée par les inventaires après décès renforce encore ce schéma d’ensemble, même si les comparaisons entre marchands et gens de justice s’avèrent délicates à traiter dans ce type de source documentaire.96

83L’analyse de la composition interne des fortunes a mis en valeur certaines convergences, même si la distinction entre fortune marchande plus mobilière et fortune officière plus immobilière semble conserver toute sa valeur 96. La plupart des familles ont largement pratiqué les contrats de constitution en intervenant naturellement comme créanciers pour une clientèle socialement diversifiée, mais aussi comme emprunteurs pour faciliter des opérations à court terme. L’analyse des contrats de mariage et des actes de succession apporte des preuves évidentes d’un intérêt généralisé pour ce type de placement. Les échanges de capitaux entre familles municipales contribuent ainsi à tisser des liens plus étroits entre certaines lignées qui se côtoient ou se succèdent dans le corps de ville.

Éléments de fortune de quelques magistrats municipaux

84Les nobles et les « bourgeois » rentiers ou officiers sont à même de placer leur argent dans le commerce en achetant directement des parts de navire ou plus discrètement en sous-traitant des portions de parts à un actionnaire marchand et en investissant dans « la grosse aventure » qui apparaît plus comme une méthode d’appel de capitaux non-marchands que comme une véritable assurance. Pourtant, les enquêtes menées dans les actes notariés constatent les limites d’un tel transfert. Il convient donc de ne pas donner des proportions exagérées à un comportement qui paraît marginal, même si les accords sous seing privé dissimulent effectivement une partie des opérations. La constitution d’une puissante industrie de raffinage sucrier sous le règne de Louis XIV n’a concerné que des familles marchandes qui n’ont pas toutes manifesté de l’intérêt pour la municipalité. Les liens établis dans toutes les sociétés ont contribué cependant à complexifier le réseau de relations qui unit les véritables responsables de la gestion municipale.

85Les gens de justice, qu’ils soient simples avocats ou procureurs ou officiers des cours nantaises, ont conservé une mentalité économique plutôt traditionnelle. Le relevé des possessions terriennes illustre le décalage qui séparait les familles de maires beaucoup plus solidement établies et les familles d’échevins se contentant de domaines plus modestes. La prédominance des seigneuries du côté des maires et des sieuries du côté des échevins illustre une nouvelle fois la dénivellation sociale qui séparait la plupart des familles concernées par ces deux types de responsabilités.