1Des jugements contradictoires ont été portés sur les milices bourgeoises d’Ancien Régime. Pour certains historiens comme A. Babeau, les organisations issues des anciennes milices communales gardaient encore de la vitalité et jouaient un rôle important dans les communautés urbaines, ce qui expliquerait la rapidité de la mise en place des gardes nationales en 1789, la nouvelle structure s’appuyant sur des cadres très anciens1. Pour d’autres historiens comme M. Marion, ces milices n’avaient plus aucune importance, se contentant d’une participation très relâchée au maintien de l’ordre et se manifestant surtout le jour des cérémonies publiques2. Si la valeur proprement militaire des soldats de bourgeoisie est sans doute devenue progressivement insignifiante, la structure a joué un rôle politique fondamental, aussi bien dans l’intensification des relations sociales de quartier et l’entretien de la cohésion globale de la communauté que dans le processus de distinction de l’élite dirigeante3. Par sa contribution majeure à l’entretien d’un patriotisme de cité, cette troupe d’habitants demeure une composante essentielle de la vie politique nantaise.

Les services de la milice bourgeoise

Le service militaire

Les compagnies de milice

2La milice bourgeoise correspondait à une troupe formée par les habitants de la ville de Nantes, chaque foyer devant fournir un milicien, même les veuves à partir d’un revenu moyen, l’unité de base étant constituée par une famille noyau, avec ses enfants non mariés, mais aussi ses valets et ses domestiques à condition qu’ils soient logés. De nombreuses exemptions accordées aux gens d’Église, aux officiers du roi, aux membres du corps de ville, aux habitants inscrits sur les registres des classes depuis Colbert pour la mobilisation de la flotte de guerre, aboutissaient à rejeter l’essentiel de la charge sur les petits marchands détaillants et artisans ainsi que sur leurs compagnons disposant d’un domicile propre.

3Après l’édit d’union de 1532, François I^er a modelé l’organisation des milices des villes bretonnes sur le modèle français. En 1598, il existait quatorze compagnies de milice, sept dans la zone intramuros, sept responsables des faubourgs. Cette division du territoire intérieur semble traditionnelle, bien que difficile à dater avec précision. Les archives anciennes indiquent quelquefois six, quelquefois sept quartiers4. Cet ensemble est resté stable jusqu’en 17225, date où la compagnie de la Fosse, qui avait charge de la zone portuaire en forte expansion avec la renaissance commerciale du port depuis le dernier tiers du xvii^e siècle, fut scindée en quatre nouvelles compagnies. Un arrêt du conseil du 22 février 1727 en fit même naître une autre du côté de la Chézine, à l’extrémité de la Fosse, sur la paroisse de Chantenay6.

4Au temps du conseil des bourgeois, les habitants étaient regroupés par dix sous l’autorité d’un dizainier dépendant lui même d’un cinquantenier placé à son tour sous le commandement d’un centainier qui avait la responsabilité d’un quartier. Selon les documents du xvii^e siècle, chaque compagnie était dirigée par trois officiers supérieurs, un capitaine, un lieutenant, un enseigne, secondés par des sergents, l’ensemble encadrant un effectif variant le plus souvent entre 160 et 200 miliciens, avec fifres et tambours pour chaque formation7. En 1562, 2 310 hommes furent jugés en état de porter les armes pour une population qui devait dépasser quelque peu les 20 000 habitants. La revue du 22 mai 1693 pour former un bataillon de 300 soldats ne recense que 2102 hommes, sans compter les officiers et les sergents8. Une enquête de 1 725 livre le chiffre de 4 774 assujettis pour une population avoisinant les 45 000 habitants9. Remarquons tout de même qu’il existe une différence entre les deux critères de désignation, tel chef de famille juridiquement obligé au service n’étant pas forcément apte économiquement à l’honorer. Une enquête de 1770 ne recense que 3 376 officiers et soldats alors que la ville approche les 70 000 habitants10.

5Un calcul rapide laisse entrevoir pour la fin du xvii^e siècle un effectif théorique d’un peu moins de deux cents hommes par compagnie, ce qui semble avoir doublé le chiffre normal de la fin du xvi^e siècle puisqu’un règlement du lieutenant général en Bretagne, daté de 1576, parle de cent hommes pour chaque compagnie11. En réalité, les effectifs varient selon les quartiers, allant, en 1693, de 140 à 170 miliciens dans la zone intramuros, à 230 pour le Marchix et même 370 pour la Fosse, et simplement 70/80 pour Richebourg et les îles. Pour justifier le morcellement de 1723, les demandeurs ont ainsi plaidé le respect des équilibres démographiques, les quartiers de la Fosse regroupant, selon leurs dires, au moins le quart de la population12.

6L’obligation de servir en armes faisait partie intégrante de la citoyenneté urbaine. Naturellement, une mobilisation de tous les habitants, dans l’exaltation d’une menace toujours mal appréciée et surtout exagérément gonflée, n’était décrétée que dans de grandes occasions. Partons d’un exemple concret pour mesurer les divers degrés de la mise en défense. Le 28 avril 1612, le gouverneur du comté, le duc de Montbazon, fait accepter dans une assemblée générale des principes défensifs. Dans la zone intramuros, chaque compagnie reçoit un jour de garde par semaine et elle n’y envoie que le tiers de son effectif afin d’alléger le service grâce à une rotation sur trois semaines, ainsi « le tiers de chaque compagnie menée et conduit par le capitaine en chef d’icelle, un gaultre jour l’aultre tiers conduit par le lieutenant et l’aultre tiers aultre jour par l’enseigne, ainsi chascun à son tour consécutivement assisté de l’un des sergents de la bande et le cinquantenier de la même compagnie. Et en regard des fors bourgs les habitants feront paraillement la garde la nuit en deux corps de garde de chacun d’iceulx selon le département qui en sera faict par leurs capitaines en sorte qu’ils n’en aillent à la garde que de trois sepmaines en trois sepmaines13… » Ceci caractérise le premier degré de la mobilisation, c'est-à-dire une surveillance adaptée à un danger lointain.

7L’assemblée calviniste de Saumuren 1611 avait réveillé les anciennes peurs si souvent ressenties dans les guerres religieuses du dernier tiers du xvi^e siècle. Une assemblée générale du15 mai avait donc pris les devants en décidant que chaque compagnie serve par moitié pour son jour de garde, avec cinq escouades sous les ordres du lieutenant, d’un cinquantenier et d’un sergent, et cinq autres escouades sous les ordres de l’enseigne, d’un cinquantenier et d’un sergent14. Dans un dernier stade, le règlement prévoit que » en cas d’allarme ou aultre urgente nécessité, les dits capitaines, lieutenants, enseignes, sergents, cinquanteniers, caporaux, soldats et compagnies de la dite ville se trouveront promptement en armes à la porte de leur capitaine pour estre conduits et mis en deffence ses places et quantons de la dite ville de Nantes suivant les anciens départements15… » Ici, la mobilisation est générale.

La persistance d’un sentiment d’insécurité jusqu’en 1629

8Le premier quart du xvii^e siècle connaît une sorte de résurgence du climat caractéristique de l’époque des guerres de religion. Tout commence avec l’assassinat d’Henri IV, les premières contestations des Grands contre la régente et l’inquiétude des huguenots devant la nouvelle politique extérieure. Le pays nantais est placé naturellement au centre des intrigues puisque le gouverneur de Bretagne, le duc de Vendôme, demi frère de Louis XIII, y possède la baronnie d’Ancenis avec un château puissant, ce qui forme une excellente base pour le rassemblement des es fidèles, et que les Rohande Blain, qui figurent parmi les principaux chefs du parti protestant, sont toujours ardents aux prises d’armes pour défendre les privilèges acquis en 1598. N’oublions pas non plus l’axe stratégique que constitue la vallée de la Loire ! En février 1614, Vendôme, privé de sa charge de gouverneur, cherche refuge dans le comté nantais. La grande ville ligueuse refuse de lui ouvrir ses portes malgré son attitude ondoyante et son double jeu vis à vis de la régente16. Jusqu’à la paix de Sainte Menehould (15 mai 1614) la milice est en alerte. L’amnistie profite à Vendôme qui est rétabli gouverneur de Bretagne, mais doit nettement modérer ses entreprises, car les États de Bretagne réunis à Nantes en présence du roi et de la régente en août 1614 se révèlent très loyalistes. Le 31 juillet 1615, Louis XIII, qui se prépare à partir en Guyenne pour son mariage avec Anne d’Autriche, alerte la municipalité car le prince de Condé refuse de le suivre, ce qui entraîne de nouvelles précautions17.

9En janvier 1616, Vendôme rassemble ses fidèles entre Ancenis et Champtocé. Protestant encore de sa fidélité, mais déjà condamné par le parlement de Bretagne, il plonge dans la révolte en février et bloque, avec le prince de Soubise, le trafic sur la Loire. La municipalité nantaise tient de nombreuses assemblées générales en février 1616 pour une défense très renforcée. La paix de Loudun du 3 mai 1616 ramène le calme et une nouvelle amnistie pour la grande noblesse révoltée. Le 17 août 1616, Louis XIII prolonge les officiers de milice en les félicitant pour leur attitude exemplaire, une majorité d’entre eux étant en service depuis 1598. Le capitaine du château, suspect de complicité avec la rébellion et surveillé par la milice depuis longtemps, est disgracié à la fin d’août 161618. Au début de septembre, les princes de Condé et de Vendôme sont arrêtés, mais ce dernier parvient à s’enfuir, ce qui provoque une nouvelle mise en alerte de la ville de Nantes. Le pouvoir royal craint une autre prise d’armes autour de Vendôme et de Nevers à la fin de 1616 et au début 1617, tous deux condamnés par le parlement de Paris pour crime de lèse majesté et déclarés rebelles en février 1617. Avec le nouvel ordre qui suit l’assassinat de Concini, la ville peut relâcher ses efforts.

10En 1618, un voyage à Nantes de Marie de Médicis inquiète le roi qui obtient aisément une relance provisoire de la milice. En mars 1619, elle quitte de nouveau Blois pour l’Angoumois où le gouverneur d’Epernon commence à rassembler ses fidèles. Vendôme, qui se tient sagement aux côtés de Louis XIII, supervise les mesures de sécurité prises à Nantes en mars avril jusqu’à ce que Richelieu réconcilie les partis avec la paix d’Angoulême (20 avril 1619). Par contre, lorsque se déclenche la guerre dite de « la mère et du fils » en juin 1620, il bascule dans la révolte avec ses anciens complices pour se faire battre avec eux par l’armée royale aux Ponts-de-Cé, près d’Angers, le 7 août 1620. Pendant l’été, la milice nantaise veille19.

11Louis XIII et Luynes ayant considéré alors que le problème protestant devenait prioritaire, Vendôme en a profité pour se replacer sous la bannière royale, ce qui a contribué à sécuriser la population nantaise. Pendant que les troupes royales guerroient dans le Sud Ouest, il surveille la Bretagne et spécialement Vitré. La ville de Nantes ne connaît que les contrecoups de cette lutte contre le parti calviniste. Le 16 avril 1622, Louis XIII, après avoir battu le prince de Soubise à Saint Hilaire de Riez, ramène un peu plus de 600 prisonniers qui sont laissés à la garde de la cité alors que la guerre se déplace vers le Languedoc jusqu’à la paix de Montpellier (16 octobre 1622)20. Le prince de Rohan et son frère ayant repris les armes en décembre 1624, le roi alerte de nouveau la ville qui se remet en défense sous l’autorité de Vendôme. Les protestants menaçant l’embouchure de la Loire, ce dernier organise un bataillon de miliciens pour guerroyer sur le littoral et la troupe nantaise participe aux opérations de Port Louis qui obligent les soldats de Soubise à se rembarquer21. En avril, Louis XIII invite par lettre la municipalité à se montrer vigilante car la guerre continue dans le Poitou. En janvier 1626, il sollicite même son aide afin de constituer l’indispensable marine de guerre pour prétendre s’attaquer à la cité de La Rochelle. La municipalité, qui se réfugie derrière ses dettes et la situation de crise pour esquiver la demande, est sauvée par la conclusion d’une trêve en février 162622.

12Cette première époque se ponctue par l’arrestation de Vendôme le 13 juin 1626 et sa destitution du gouvernement de Bretagne, le prince étant compromis dans le complot ourdi par quelques Grands contre Richelieu La conspiration démantelée est liquidée à Nantes même à l’occasion de la venue du roi pour la session des États de Bretagne plus que jamais loyalistes : le comte de Chalais est décapité sur la place du Bouffay le 19 août 162623.

13Lorsque les troupes anglaises débarquent à l’île de Ré en juin 1627, que le prince de Soubise réussit à entraîner la population de La Rochelle dans la révolte armée et que Richelieu se décide à employer les grands moyens pour percer cet abcès au flanc du royaume catholique, la ville de Nantes est inévitablement englobée dans l’effort de guerre. Dès août 1627, la milice est mise en alerte parce que les autorités s’inquiètent d’éventuels raids de corsaires dans la Basse Loire24. La municipalité est sollicitée pour son aide tant matérielle que financière à propos du siège de la place maritime (septembre 1627 octobre 1628)25, mais la milice n’est pas obligée de former un bataillon de combat car les opérations se déroulent dans une autre province, le champ d’action des Nantais restant limité au littoral, de la Vilaine à Bourgneuf.

14La persistance du sentiment d’insécurité ne caractérise pas uniformément ce premier quart de siècle. Il faut naturellement excepter les années 1598 1610 marquées par la pacification intérieure réussie par Henri IV. Il faut presque mettre à part les années 1621 1628 où les dangers s’éloignent nettement du comté nantais qui ne s’inquiète que mollement en 1622 et peut être plus sérieusement en 1625. Restent donc dix années (16101620) où la ville a réellement vécu suspendue aux agitations princières, ballottée entre les prises d’armes et les fragiles réconciliations.

Les occasions de mobilisation de 1630 à 1720

15À partir de 1630, les inquiétudes nantaises sont nées principalement des contrecoups possibles des grands conflits internationaux. Dès 1631, la municipalité préfère fermer pendant plus d’un mois la porte Sauve tout sur son flanc occidental. Bien que le royaume ne soit pas officiellement en guerre, on craint sans doute une offensive de corsaires biscayens après la signature de l’alliance entre la France et la Suède en janvier 163126. Naturellement, lorsque Richelieu engage directement l’armée française dans les opérations militaires en 1635, les inquiétudes sont encore plus fortes. Des corsaires espagnols étant venus rôder près de l’embouchure, la ville de Nantes se met en état d’alerte pendant que des marins du Pouliguen essaient de les éloigner27. En juin 1641, ce sont des lettres de Louis XIII qui suscitent une mobilisation de la milice car il craint une attaque en tenaille avec offensive terrestre en Champagne des nobles ayant traité avec l’Espagne et raids navals sur le littoral de Bretagne et d’Aunis ainsi que dans les rivières de Nantes et de Bordeaux. La mort du comte de Soissons dans l’attaque sur la frontière est ayant découragé les conjurés, Louis XIII rassure la municipalité qui ordonne le retour au service ordinaire à la fin de juillet 164128 Des corsaires espagnols, signalés au large du Croisic, restent néanmoins menaçants jusqu’en 164329.

16Pendant la période très troublée de la Fronde, la municipalité et l’ensemble de la ville de Nantes sont restés d’une fidélité exemplaire au pouvoir royal. La milice n’a été appelée qu’à deux périodes très brèves en janvier avril 164930 et en juillet 165031. Pendant ces années où des prises d’armes ont agité l’Anjou, le Poitou, l’Aunis, la Saintonge, la Bretagne est restée très calme. Les États sont demeurés très loyalistes, les partisans de Condé regroupés derrière le duc de Rohan n’ayant réussi qu’à agiter de manière très superficielle la session tenue à Nantes en septembre octobre 165132. Le parlement, pourtant hostile à Mazarin et au maréchal de La Meilleraye, a rappelé à plusieurs reprises l’interdiction de lever des gens de guerres dans la province, certainement à cause des souvenirs très négatifs laissés par les guerres religieuses de la fin du xvi^e siècle33.

17Le déclenchement de la guerre de Dévolution en mai 1667 relance automatiquement l’activité des corsaires du Pays Basque espagnol qui viennent chercher leurs prises au large de l’estuaire de la Loire. À ces nouvelles, la municipalité réorganise un service bien chancelant et les officiers de milice reçoivent la mission d’enquêter dans leurs quartiers pour débusquer les déserteurs de la marine royale. Tout ceci reste assez superficiel et surtout très ponctuel34.

18Lorsqu’en avril 1672 les troupes royales marchent vers le Rhin contre les Provinces Unies, le problème est beaucoup plus sérieux pour Nantes où existe depuis le début du siècle une très forte colonie hollandaise qui mène la vie dure aux grands marchands nantais. Très refermée sur elle même, dotée de capitaux et de moyens techniques supérieurs, elle a attiré contre elle toutes les diatribes de marchands distancés dans la concurrence et jaloux de ses privilèges. La lutte a surtout été vive entre 1630 et 1660, dans la phase la plus vive de la crise structurelle du commerce nantais, lorsque les plus entreprenants avaient le sentiment d’être abandonnés par le pouvoir royal. Le risque était grand de voir les représailles dirigées prioritairement vers la Basse Loire. Les inquiétudes sont au paroxysme dans l’été 1674lorsque l’amiral hollandais Tromp s’empare de Belle Île. En juillet, le corps de ville doit en même temps rassurer les habitants du quartier de la Fosse qui craignent un raid ennemi en organisant la défense du port et satisfaire le marquis de Molac qui exige le transfert de 400 miliciens au Croisic35.

19Le 24 septembre 1688, dans une assemblée générale de la communauté, le maire donne lecture d’une lettre du gouverneur de Bretagne qui avertit du départ de la marine hollandaise et donne ordre de faire revue des compagnies de milice « qui ont accoustumé de prendre les armes pour la défense de la patrie ». Les consignes précisent de lever 150 hommes dans la compagnie de la Fosse, 30 hommes dans chacune des compagnies de la ville intramuros et 40 hommes dans chaque compagnie des faubourgs, soit un total de 520 combattants accompagnés de deux officiers par compagnie36 Cette troupe doit se tenir prête à partir pour Belle Île. Pour compenser les jours de travail perdus, chaque soldat est rétribué sur la base de dix sous par jour. Cette mobilisation et cette allocation s’intègrent dans le cadre nouveau de la milice nationale organisée par le ministre de la guerre Louvois afin de renforcer l’armée française. Avec le déclenchement réel de la guerre en octobre novembre 1688, le bataillon est appelé à Belle Île pour une courte durée puisqu’il est revenu à Nantes en mars 1689 pour honorer le passage du roi Jacques II qui se rend à Brest pour prendre la tête d’une expédition de reconquête de l’Irlande. Dans ces mêmes temps, la ville de Nantes reste sur la défensive37. En 1691, un détachement de trois cents miliciens se tient prêt à partir à la première alerte sérieuse.

20La descente d’une flotte anglaise au large de Quiberon en 1696 provoque le départ de quatre compagnies d’une centaine d’hommes chacune. Trois sont envoyées au Croisic tandis que celle de La Fosse s’installe à Paimbœuf. Un complément d’une cinquantaine de miliciens gagne Saint Nazaire peu de temps après. En mai 1697, un détachement de 540 miliciens est prévu pour une éventuelle riposte en cas de danger.

21En mai 1702, lorsqu’éclate la guerre de succession d’Espagne, le même scénario se reproduit, avec toutefois des effectifs très inférieurs. L’assemblée générale du 8 juin 1702 règle l’envoi de 76 miliciens à Belle Île. Le capitaine du Marchix, Joseph Le Roulx, avocat du roi au présidial, futur maire alternatif par commission en 1708, refusant de se déplacer, le célèbre négociant Joachim Des cazaux, capitaine de la très puissante compagnie de la Fosse, se porte volontaire. Il est relevé par un second détachement en 1703. Un troisième groupe d’une cinquantaine de miliciens arrive à Belle Île en mai 1706. Le nombre d’habitants déplacés demeure toujours très inférieur aux trois cents hommes prévus en cas de menace importante38 En 1709, des rumeurs de débarquement anglais sèment encore la panique dans le menu peuple déjà très éprouvé par la disette. En 1711, l’ordre de former un bataillon de deux cents hommes, donné de Quiberon par le commandant au château Lannion, est critiqué par l’intendant Ferrand qui doute de son utilité39. Il n’y eut aucun départ de Nantes.

22Au début du conflit, les patrouilles en ville sont reprises sur l’ordre du maréchal d’Estrées, avec chaque soir, présence d’une délégation d’une compagnie formée de 20 soldats, de deux sergents et de deux caporaux. Tout cela ne fonctionne pas très bien puisque l’inspecteur des milices de Bretagne en visite à Nantes en mars 1704 produit un rapport négatif qui justifie un rappel à l’ordre du commandant en chef de la province40. En ce qui concerne les notables, des témoignages contradictoires rendent délicate toute appréciation sur leur degré de motivation. Une assemblée générale du premier mars 1707 suggère au roi de maintenir les officiers en place, étant donné le peu de candidatures à cause des déplacements sur les côtes qui reviennent finalement fort chers. Pourtant, dans une autre assemblée générale du 29 mars 1711, deux notables sont en compétition. Louis Jouanne aulx, marchand de draps, échevin de 1705 à 1708, lieutenant de milice du quartier Sainte Croix Grande Rue depuis 19 ans, espère recueillir la succession de son capitaine décédé, mais se heurte à l’ambition de Julien Gendron, procureur du roi à la prévôté, qui a combattu en Allemagne pendant cette guerre sous les ordres du maréchal de Catinat41. Ce dernier est élu, son expérience militaire ayant dû peser dans cette période encore incertaine, avant la concrétisation des véritables négociations en octobre 1711.

La vocation militaire de la milice bourgeoise

23Après ce panorama d’ensemble du service militaire milicien pour ce long xvii^e siècle (1598-1720), comment conclure avec justesse42 ? Il nous paraît nécessaire d’y mettre de la nuance. Bien sûr, il ne saurait être question de réhabiliter la milice pour sa valeur militaire. Les rares entraînements, dont la qualité reste difficile à apprécier – les lettres patentes des créations d’office de 1694 obligeaient les officiers à réunir leurs troupes au moins quatre fois dans l’année pour les exercices du mousquet, du fusil et des autres armes selon une tradition difficilement respectée –, ne suffisaient pas à créer les automatismes indispensables aux manœuvres efficaces43. Le retard de l’équipement sur l’évolution des techniques militaires ne prédisposait pas non plus le bataillon nantais à jouer un rôle stratégique dans les batailles, le manque de mousquets obligeant par exemple la municipalité de 1674 à faire un net effort financier pour doter ses soldats d’armes correctes. Lorsque mousquet et pique sont remplacés par le fusil complété par la baïonnette à douille mise au point par Vauban en 1687, armes qui s’imposent dans la guerre de succession d’Espagne, la milice essaie de suivre. Si dans les revues de 1689 les ordres parlent déjà de fusils, peu d’habitants devaient en posséder, et il n’est pas étonnant de voir la municipalité procéder à des achats trente ans après44. Dans la crise de 1674, le bureau signale au gouverneur que les canons des murailles sont encore sans affûts, avant de réclamer un envoi urgent de matériel plus récent.

24Il semble bien que les principales mobilisations correspondent surtout au début des grandes guerres, lorsque la nouvelle de l’engagement des conflits alimente les inquiétudes d’une population encore éloignée d’une analyse rationnelle de la situation. Par précaution, la ville se met en état d’alerte les premiers mois, et comme la côte sud de la Bretagne n’a pas connu d’opérations militaires essentielles pendant le règne de Louis XIV, la population se rend assez vite compte de l’inutilité de la mobilisation permanente. La dislocation est donc prononcée en attendant une nouvelle convocation ponctuelle à l’occasion d’une prochaine menace. Les alertes de 1674 et 1709 montrent aussi comment la crise économique et sociale d’origine fiscale ou frumentaire peut préparer efficacement le terrain aux mouvements de panique par échauffement des esprits et accélération de la circulation des rumeurs.

25Pourtant, on aurait tort d’accumuler les jugements négatifs sur ce service militaire, sans essayer de le replacer dans ce qui fut son contexte exact. Les guerres religieuses de la fin du xvi^e siècle, qui ont vu se multiplier les courses de petites bandes faiblement armées, sans grande artillerie, ont redonné aux villes closes l’illusion de capacités militaires réelles, tant qu’elles n’ont pas été attaquées par de véritables armées complètes comme Amiens en 159745. La guerre des Princes et les contrecoups de la lutte antiprotestante ont prolongé artificiellement ce phénomène jusqu’en 1628 où le terrible épilogue du siège de La Rochelle a dû ouvrir les yeux des plus réalistes. De 1674 à 1711, la faiblesse des opérations militaires, qui a permis au bataillon nantais de participer à la guerre sans connaître le véritable champ de bataille, a aussi servi à entretenir l’illusion d’un certain rôle défensif. Tous les documents du début du xviii^e rappellent avec attention la vocation militaire de la milice nantaise qui reste une des composantes du patriotisme de cité. Dans un mémoire adressé au régent en 1717, c’est même la première définition proposée parmi tous les services rendus46.

Le service de police

La patrouille dans l’espace intramuros

26La principale mission confiée à la milice bourgeoise consistait à « monter la garde régulièrement toutes les nuits » et à effectuer « la ronde et patrouille dans la ville ». C’est la deuxième grande définition du service donnée par le mémoire des officiers de milice de 1717 déjà cité. Le principe était ancien car la ville gardait dans ses archives un mandement de la duchesse Jeanne, épouse de Charles de Blois, daté de 1347, et un autre du duc Jean V, daté de 1420, qui définissait le service à raison « d’une garde par mois pour chascun des mesnaigers et chefs d’hostel »47.

27Un règlement du gouverneur, enregistré dans l’assemblée du 23 octobre 1560, distingue encore le service de jour aux portes de la cité, avec à cette date trois portes ouvertes sur les six de l’enceinte par suite des premiers accrochages entre catholiques et calvinistes nantais, avec dix hommes à chaque entrée. Le guet nocturne repose sur cinquante miliciens, divisés en cinq groupes positionnés. Au xvii^e siècle, seule la ronde de nuit semble subsister, la fermeture des portes le soir et leur ouverture le matin étant confiée à des employés municipaux normalement désignés par le bureau servant48. Leur nomination a souvent été l’objet d’une rivalité entre les maire et échevins et le gouverneur de la ville, comme le montrent les désignations de La Meilleraye49. Mellier essaie vainement de retrouver cet ancien privilège municipal en 1725 grâce à l’appui de l’intendance50 Jusqu’en 1762, il a existé quatre portiers responsables de Saint Pierre, Saint Nicolas, la Poissonnerie et la Poterne et des portes du Port Maillard, de Sauve tout et du Port-Communeau. Les deux premiers touchaient 17 livres 10 sols par an, les deux derniers 35 livres51.

28La garde de nuit ne concernait que les compagnies de la zone intramuros, chacune étant responsable d’une nuit par semaine. La répartition s’effectuait par tirage au sort dans un bureau de ville, en présence du commandant au château, le 29 avril de chaque année. D’après les règlements du début du xvii^e siècle, les compagnies étaient divisées en trois pour ne sortir qu’une fois toutes les trois semaines. Ceci semble déjà correspondre à une mobilisation préventive dans un climat d’inquiétude. En 1701 et 1702, on se contente de vingt hommes accompagnés de deux sergents et deux officiers, ce qui allonge énormément la rotation pour un effectif moyen de deux cents miliciens. Des patrouilles de quatre à six miliciens parcouraient les rues en se relayant toutes les heures ou toutes les deux heures. Le service, qui commençait à six ou huit heures du soir, s’achevait à deux heures du matin. En attendant leur sortie, les miliciens demeuraient dans des corps de garde situés le plus souvent place du Pilory, aux Changes, à Saint Nicolas, à Saint Pierre ou au Bouffay. Les promeneurs nocturnes étaient contrôlés et tous les délinquants conduits à la prison du Bouffay.

29Il est difficile de donner un jugement exact sur le fonctionnement ordinaire de la milice au xvii^e siècle à cause de la rareté des documents, beaucoup plus nombreux relativement pour la fin du siècle précédent et surtout le suivant, mais aussi de la liaison évidente entre les rappels à l’ordre et la mobilisation plus intense en temps de guerre. Lors de ces derniers, les appréciations sont souvent négatives. L’absentéisme paraît sévir puisque le règlement du 9 janvier 1625 prévoit très concrètement un contrôle des sergents de ville, « pour les amandes desquelles ils auroient le tiers et les deux autres tiers appliquez à la vollonté des capitaines… sous peine aux dicts sergents de destitution par messieurs du corps de ville faucte d y faire un debvoir »52. En 1694, les officiers, témoins de la lassitude de leurs hommes, demandent la démobilisation et en avril 1704, le maréchal d’Estrées suspend la patrouille en constatant son impuissance à « empescher les désordres »53. En janvier 1714, le comte de Toulouse, qui relance la surveillance, espère que cet « établissement ne soit pas inutile cette fois comme il l’a été les autres fois » en rappelant au bureau de ville que « ceux qui étaient commis pour la patrouille étaient ceux là même qui commettaient le plus grand désordre », mais aussi que cette patrouille fut « autrefois établie avec le plus grand succès ». Pour l’intendant, les défaillances sont à mettre au compte de la négligence du maire Proust pour lequel il n’a aucune considération54 Que les insuffisances aient été notoires par rapport aux exigences militaires déterminées dans les assemblées de la communauté, le fait paraît assuré ! Mais peut-on en déduire un laxisme aussi développé dans le service ordinaire de la garde en temps de paix ? Les documents nous manquent.

Un instrument d’intervention généraliste

30Les autres composants du service civil sont très diversifiés. Dans le mémoire rédigé en 1717, les rédacteurs insistent sur leur participation à la lutte contre les incendies. La tradition réclame de « faire prendre les armes au premier son du tocsin à dix hommes par compagnies qui doivent être prêts de jour et de nuit afin d’empêcher les désordres et les vols et pour accélérer le service des seaux et des pompes »55. Cette règle est signalée dès 1568. Ils interviennent le 17 avril 1680 dans le terrible incendie des rues de la Casserie et de la Clavurerie, dans celui du 10 avril 1682 toujours dans la Clavurerie, mais côté Boucherie, ou encore dans celui du 29 janvier 1694 et dans celui de la halle du Bouffay les 17 et 18 février 1718 qui décide le bureau de ville à faire l’acquisition de pompes de secours56. L’arrêt du conseil du 10 février 1721, qui autorise le financement des équipements, rappelle d’ailleurs la mission de la milice dans les termes habituels57.

31La milice bourgeoise sert également à faire respecter les règlements de police édités par la municipalité et à lui permettre d’assurer quelques services publics. Lorsque, par crainte d’une approche des ennemis ou par suite d’une grave crise frumentaire nécessitant des importations massives de céréales, la municipalité désire connaître l’état des réserves des habitants et l’étendue de leurs besoins, elle charge volontiers les compagnies de milice de mener l’enquête dans leurs quartiers58. En septembre 1643, le grand bureau qui se préoccupe « d’arrester quelle quantité de grains on doibt achepter pour la ville et forsbourgs… » demande aux officiers de milice de parcourir leurs quartiers pour recenser dans chaque feu le nombre de personnes à nourrir, le reste de grains, et estimer les besoins annuels sur la base d’un achat familial à « 10 livres le septier »59. En octobre 1720, le gouverneur de la ville ordonne aux officiers de « faire les visites et perquisitions nécessaires chez les boulangers, meuniers, et tous les autres lieux qui seront suspects pour découvrir les fraudes »60. Cette collaboration dans l’exercice de l’approvisionnement pouvait s’avérer payante car les miliciens connaissaient bien leur quartier et les artisans ou détaillants qui y travaillaient.

32De la même manière, ils visitent les maisons et les appartements pour établir les listes des personnes astreintes au logement des gens de guerre, et on voit même le maire Mellier leur demander de dresser un état séparé pour les logements qui manquent de cheminées61. En mai 1637, le régiment du maréchal de La Meilleraye arrivant à Nantes, la milice est mobilisée pour organiser le logement des troupes62^.

33La dernière définition du mémoire de 1717 concerne la sécurité générale dans les quartiers. La vigilance est surtout requise lorsque la situation frumentaire du comté se détériorant des milliers de pauvres ruraux viennent chercher assistance à l’intérieur de la cité. Lorsque cette première menace s’inscrit dans un climat de tension religieuse ou de recrudescence des épidémies, il faut veiller. En août 1580, suivant une ordonnance du lieutenant général La Hunaudaye, chaque capitaine est tenu d’inspecter son quartier trois fois par semaine pour en chasser toutes les personnes suspectes et sans aveu, à peine de dix écus d’amende63. Un règlement du 5 octobre 1721 reprend exactement les mêmes termes avec en plus la menace d’une destitution de charge pour laxisme dans le service64.

La milice bourgeoise face aux émotions populaires

34Lorsque les tensions sociales s’exacerbent pour des raisons religieuses ou plus souvent pour des raisons économiques, les officiers et les soldats de bourgeoisie sont les premiers garants du maintien de l’ordre.

35En octobre 1602, des ligueurs encore ardents ont voulu s’opposer de manière violente à l’inhumation d’un célèbre huguenot. Des cris séditieux sont lancés contre Henri IV insulté comme renégat. La milice doit intervenir pour disperser les manifestants. Pendant l’été, la communauté calviniste avait été accusée d’attirer la peste sur la ville. Dès 1599, la municipalité avait dû convoquer la milice pour que le passage de la dépouille mortelle du célèbre chef huguenot Rohan, ramenée à Blain, ne dégénère pas en manifestation ultra catholique65.

36En 1630, dans une ambiance de crise politique, avec des notables divisés sur la gestion municipale et une population malmenée par l’addition de la disette et des épidémies, la tension est montée dangereusement à l’approche de la cérémonie d’installation du maire René de La Tullaye reconduit dans un second mandat. Craignant réellement un soulèvement des quartiers populaires, le bureau a décidé de faire protéger l’assemblée du 29 octobre par la milice en armes « avec interdiction à tous aultres habitans desdits ville et forsbourgs de porter armes ni bastons dans l’enclos…, à peine de vie ! » Cette démonstration de force suffit à éviter le dérapage redouté66.

37En novembre 1636, les immigrés portugais réfugiés à Nantes furent victimes d’une première explosion de xénophobie car ils étaient depuis longtemps détestés autant par le menu peuple qui leur reprochait un judaïsme secret que par les notables qui dénonçaient leur refus d’intégration dans la société nantaise. Le bureau municipal assemblé le lendemain, 24 novembre, décida de rétablir les chaînes dans les rues, de mettre en état les corps de garde, de faire patrouiller de nuit, de ne pas ouvrir les portes pendant la nuit sauf en présence du maire, et, sans condamner les agresseurs, de relever le nom de toutes les familles portugaises en établissant l’inventaire de leurs armes. Il fut interdit de courir les rues la nuit avec des armes et sous peine de mort d’utiliser des armes à feu. Le bureau du 27 novembre ajouta de nouvelles serrures aux portes de la ville, réorganisa au plus vite les corps de garde pour la milice et se préoccupa d’importer 100 tonneaux de seigle du Vannetais. Les éléments populaires les plus exaltés, encouragés par l’impunité dont ils avaient bénéficié, se crurent autorisés à sanctionner une seconde fois ces familles étrangères en pillant leurs ateliers et leurs boutiques en janvier 1637. Louis XIII sanctionna le bureau servant qui fut déchu de ses fonctions le 7 décembre 1637. La première émeute semble avoir totalement surpris une milice qui n’a pas recherché immédiatement les coupables, sans doute parce que beaucoup de ses membres approuvaient les agresseurs. Le service d’ordre restauré était si peu fiable qu’il n’a pas empêché la seconde agression67.

38La plus grave des émeutes a éclaté à Nantes en avril-mai 1675. Elle correspond à la phase initiale de la célèbre révolte dite du « Papier timbré » ou encore des « Bonnets Rouges » de Bretagne. La guerre de Hollande obligeant Colbert à imaginer des taxes nouvelles, les menaces militaires de la marine de guerre des Provinces Unies sur les côtes bretonnes ayant déjà terriblement échauffé les esprits en 1674, les nouvelles des séditions du 27 mars à Bordeaux, puis des 6 avril et surtout 18 avril à Rennes, entraînèrent une fermentation sociale à Nantes qui aboutit au sac des bureaux du tabac et du papier timbré les 22 et 29 avril. Le capitaine, l’évêque et des notables réussirent à négocier en douceur le retour au calme. Mais le 3 mai, l’émeute reprit de plus belle et les révoltés s’emparèrent de la ville en quelques heures, retenant prisonnier l’évêque revenu imprudemment parlementer. Le prélat fut échangé contre une animatrice de l’émeute, Michelle Roux, surnommée « La Veillone ». Le duc de Chaulnes arriva avec ses troupes le 22 mai pour liquider une révolte déjà calmée, ce qui permit de limiter la répression. Du côté des meneurs, trois payèrent pour les autres : un valet originaire de Basse Bretagne qui fut pendu, un savetier exposé au pilori et l’héroïne de la prise d’otage bannie du royaume. Pour sanctionner la responsabilité collective de la cité, les habitants furent condamnés à loger un régiment qui vint prendre ses quartiers du 2 au 21 juin 1675.

39Comparativement à ce qui s’est passé à Rennes ou en Basse Bretagne, Nantes s’est finalement heureusement sortie de cette explosion de colère contre la fiscalité royale. Pendant la crise, la milice est restée assez discrète, les officiers essayant de rétablir le calme en parlementant. Après la seconde émeute il n’y a pas eu d’affrontements armés dans les rues, la troupe municipale ayant plutôt choisi de laisser pourrir la situation en attendant la venue du gouverneur. Il était sans doute impossible de risquer une politique plus ferme, une bonne partie des miliciens devant largement partager les insatisfactions des contestataires. Le maire et les échevins se contentèrent de bien contrôler la garde des portes de la ville avec des hommes sûrs68.

40Ces quelques exemples concrétisent le rôle de maintien de l’ordre qui était fixé à la milice urbaine, mais aussi les limites de ses possibilités d’intervention quand une crise suffisamment grave secouait l’ensemble de la population. Si le corps social dans son entier était gagné par un profond motif d’insatisfaction, il ne fallait pas trop compter sur les « citoyens soldats » contaminés comme les autres. La milice n’était vraiment fiable que dans les conflits mineurs, lorsque la strate moyenne des artisans boutiquiers restait relativement épargnée par les difficultés économiques et sociales.

Problèmes militaires, milice et vie politique urbaine

Le patriotisme nantais

Les remparts et l’artillerie

41Dans l’agrégat des ensembles disparates qui formaient le royaume de France, la population nantaise avait encore très nettement conscience de former une communauté originale, dont la spécificité était surtout concrétisée par son catalogue de privilèges, mais aussi par le spectacle de son rempart qui l’isolait le temps venu du plat pays et de ses incertitudes et auquel était étroitement associée l’image de la défense commune grâce à l’union des différents groupes sociaux rassemblés dans l’intérêt supérieur de la cité. Même si cette dernière idée était devenue largement mythique au xvii^e siècle, l’histoire des agitations militaires du comté nantais a connu la juste demi-mesure pour entretenir les illusions dans les esprits. Les guerres religieuses du xvi^e siècle et spécialement la révolte de Mercœur, qui a permis de faire miroiter une redistribution des rôles entre les deux capitales bretonnes, ont certainement revivifié un état d’esprit auparavant en décadence, doublement menacé par le fossé culturel grandissant entre la notabilité et le commun d’une part et surtout par l’évolution des techniques militaires, spécialement la puissance de feu de l’artillerie d’autre part69.

42La crise de 1627 relative au problème du transfert de l’artillerie nantaise aux troupes royales assiégeant La Rochelle révèle un profond attachement aux symboles militaires de la défense et de l’autonomie de la cité. Au milieu d’août, Louis XIII demande à la municipalité de lui fournir des couleuvrines et de « l’artillerie bastarde » pour armer des vaisseaux. Le grand bureau du 28 août décide de supplier le roi de ne pas désarmer la ville en insistant sur le risque de la voir tomber dans des mains malveillantes, allusion à peine voilée aux gesticulations de Vendôme depuis 1610 jusqu’au complot de Chalais récemment démantelé. Le 3 septembre, le bureau propose même de fournir en remplacement des vivres et des outils jusqu’à concurrence de 4 000 livres prélevées sur la miserie municipale.

43Le duc de Guise, lieutenant général de l’armement des vaisseaux de guerre, arrive à Nantes le 9 septembre, pour exiger les canons demandés initialement, pièces célèbres connues à Nantes sous le nom des « douze apôtres ». Le 29 septembre, les maire et échevins proposent de fournir huit bons canons de fer qui seront achetés par la municipalité plutôt que de laisser partir son artillerie. Pour défendre cette position, les élus députent le maire et des échevins vers Louis XIII à Saumur, le 8 octobre 1627, avec mission d’insister sur le fait que « la ville de Nantes se voyait depuis longtemps convoitée par les ennemis du trône, qu’on la considère comme le boulevard du royaume catholique, boulevard contre lequel avaient échoué les tentatives sans cesse renaissantes du parti calviniste et que lui enlever ses moyens de défense était l’exposer à être prise par cette faction impie »70.

44Une seconde députation avec le maire Ménardeau, quatre échevins et le syndic, est mandatée le 31 octobre pour rencontrer de nouveau Louis XIII à La Rochelle qui finit par accepter de laisser les « apôtres » à la communauté contre le versement de 12 000 livres destinées à l’achat de trois flûtes flamandes, ainsi que la fourniture de cent habits et cent paires de souliers, accord confirmé par lettre patente du 12 novembre 162771. Viennent s’y ajouter du matériel de terrassement en janvier 1628 et surtout le prêt de douze bateaux pour achever la digue d’encerclement de la cité révoltée en mars 162872. La communauté gardait toutefois les canons fétiches, c’est-à-dire le symbole de sa prétention à l’autodéfense, l’image édulcorée d’une unité politique qui avait encore les moyens de contribuer à sa propre sécurité.

45Dans les attitudes traditionnelles pouvant servir à définir ce patriotisme urbain entre aussi l’attachement sentimental au rempart. Au xvii^e siècle, ce dernier se dégrade lentement, abandonné par la monarchie qui ne pense qu’aux places fortes des frontières du Nord et de l’Est ou aux défenses littorales. Les maires et échevins se sont pourtant préoccupés régulièrement de son entretien, sans être capables de dégager le financement nécessaire par suite de la priorité accordée aux réparations des ponts et à l’entretien, néanmoins insuffisant, du pavage73. Son état pitoyable, les habitants finissant même par l’utiliser comme réserve de pierres de taille pour la construction de leurs édifices personnels, a donc logiquement conduit à une érosion de son rôle éminent dans la culture politique urbaine74. À partir de 1720, Gérard Mellier, maire très entreprenant et plutôt innovateur, veut détruire ces vieilles murailles qui gênent son programme d’urbanisme, mais se heurte au gouverneur de la ville qui refuse la démolition en 172775. Cette obstruction, liée à la préservation d’une symbolique de pouvoir, ne saurait pourtant passer pour l’expression d’un renouveau d’affection envers un équipement peu respecté.

L’animosité traditionnelle contre les soldats de métier

46La seconde tournure d’esprit qui formait la base même d’un patriotisme urbain correspondait surtout à une grande méfiance des soldats de métier et à l’extrême répugnance à les recevoir, exception faite de la petite garnison du château qu’il fallait bien tolérer. Cette hostilité, si caractéristique des « bonnes villes » lorsqu’elles prétendaient assumer seules les responsabilités de leur défense, a été ravivée par les guerres de religion. Les archives nantaises du dernier tiers du xvi^e siècle fourmillent d’exemples qui montrent parfaitement la vigilance aussi bien des notables que du menu peuple dans l’application réelle de cet idéal. Parmi les exemples les plus éloquents, citons la crise qui oppose le capitaine de Sanzay à la municipalité de 1568 à 1570, le conflit avec le lieutenant général La Hunaudaye à propos de l’entrée de troupes dans les murs en 1580 ou encore la logique du maire Charles de Harouys qui refuse aussi bien d’accueillir les troupes de Mercœur en octobre 1588 que celle de Nevers qui remonte du Poitou en janvier 158976. Par attachement aux privilèges urbains qui comportent l’exemption du logement des gens de guerre à demeure, ce maire, pourtant très représentatif du parti des « politiques », néglige le contrepoids militaire propre à freiner la dérive de Mercœur.

47Les archives du xvii^e siècle montrent la permanence de la méfiance atavique vis à vis de la soldatesque. En avril 1614, le gouverneur de Montbazon est obligé de démentir avec vigueur une fausse rumeur selon laquelle « il avait commandement d’establir de nouvelles garnisons dans les tours fortifiées et parties de la ville, outre celle qui a esté de tous temps au chasteau »77. À la fin du xvii^e siècle, lorsque les conflits avec l’Angleterre ramènent la Bretagne et ses côtes au premier plan du champ militaire, les passages de troupes se multiplient, provoquant les récriminations des logeurs qui cherchent tous les moyens de gagner l’exemption78. La multiplication des ventes d’office portant cet avantage pour attirer la clientèle provoque le gonflement rapide des listes de déchargés. L’intendance doit exercer une double surveillance, en déboutant certains demandeurs aux prétentions non fondées, mais en protégeant aussi certains exemptés chargés abusivement par la municipalité79.

48Les contacts entre la garnison et la population demeurent toujours très tendus et il suffit d’un peu d’énervement de chaque côté pour que l’explosion survienne avec les pires violences. En mai 1665, une bagarre faillit dégénérer. Après quelques coups de poings échangés entre un soldat et des habitants du quartier du Change, son officier voulut le venger et faire sortir la garnison « balle en bouche, mèche allumée, avec une botte de paille pour mettre le feu ». D’autres officiers, ayant plus de sang froid, réussirent à le dissuader, son homme étant notoirement connu pour vols répétés80 Le duc de Mazarin réactualisa le règlement pour éviter de tels débordements en rappelant que les soldats ne devaient pas porter d’armes à feu en ville, ni sortir par bandes, mais seulement deux par deux. Toute la troupe devait d’autre part être rentrée au château avant dix huit heures en hiver et vingt heures en été. Le maire et le prévôt étaient chargés conjointement du respect de l’ordonnance. Ce rappel à l’ordre eut peu d’effet sur les comportements si l’on en croit des témoignages de 1667 qui citent les vols, les bagarres, les agressions physiques dont certaines aboutissent au viol, les bris de marchandises en vente dans les boutiques81.

49Un drame survenu le 10 février 1706 montre comment se maintient cette suspicion qui, en entretenant une importante agressivité, dérape parfois vers la violence pure. Un habitant est venu se plaindre auprès de son lieutenant de milice et d’un échevin, messieurs Guilloré et Fresneau, négociants honorablement connus, des désordres dont se rendait coupable un sergent logé chez lui le temps d’une halte de son régiment. Les deux notables, sans chercher à négocier avec ses supérieurs, se sont déplacés en armes avec deux sergents de quartiers et quelques miliciens. Le militaire n’ayant pas voulu obtempérer aux ordres, sans doute par bravade, les habitants lui ont tiré dessus, le tuant sur le coup. Les deux notables n’ont été sanctionnés que par une admonestation pour une conduite « d’autant plus blamable qu’elle tendait à exciter une sédition entre les habitants et les gens de guerre » et une suspension d’une année dans leurs fonctions respectives82. La victime ne devait sans doute pas être un modèle de vertu, mais il faut plus certainement rapporter cette clémence à la prudence des juges royaux bien au fait des sentiments de la population et très conscients de la solidarité profonde de la communauté avec les deux accusés.

50En 1712, l’affaire Sevin renforce encore cette impression d’une réelle solidarité de quartier contre les gens d’armes qui ne respectent pas les biens des habitants. Le procès oppose un archer de la maréchaussée venu recouvrer des taxes dues par un huissier nommé Douillard et entré chez lui en son absence, et le sieur Sevin, orfèvre, enseigne de milice, accusé de l’avoir blessé inconsidérément. Les justifications de l’officier de milice illustrent parfaitement cet esprit de quartier qui rassemblait notables et petits bourgeois de boutiques et d’ateliers autour de la défense de leurs propriétés : « ayant été averti par la clameur publique qu’il y avait dans une maison de la Clavurerie des particuliers… qui voulaient enfoncer les portes du nommé Douillard qui était absent et voler, sur quoy comme officier de quartier, je me serais transporté, étant requis par les habitants… »83. Cet incident ayant entraîné blessure n’a pas empêché Sevin d’être nommé aide major de la milice en janvier 1721, c’est-à-dire responsable en second des manœuvres de la troupe nantaise84.

51Dans sa correspondance avec son subdélégué Mellier, l’intendant de Brou déplore la fréquence des affrontements entre la troupe et les Nantais. En juillet 1717, des soldats du deuxième bataillon du régiment de Bourbonnais ont eu une altercation avec des habitants du faubourg de Pirmil qui a fait deux blessés par sabre dont l’un en danger de mort. Un habitant du faubourg de Barbin a subi le même traitement. Au même moment, trois dragons réformés du régiment de Belabre sont détenus au Bouffay à la suite d’une querelle avec les habitants qui a laissé deux morts. Des heurts opposent également les soldats aux boutiquiers, spécialement aux bouchers qui leur reprochent de débiter de la viande85. Les commentaires échangés entre les deux administrateurs traduisent clairement un réel sentiment d’impuissance.

La grande peur de 1674 et la notion de patrie

52La crise de 1674 concentre toutes les caractéristiques relevées au fil de cette analyse de l’évolution de la conjoncture militaire et des aléas de la milice bourgeoise. À la fin de juin, la menace d’une intervention de la marine de guerre hollandaise sur les rivages du comté nantais entretenait les plus folles inquiétudes dans une population prédisposée par sa mentalité et sa culture à accepter et à grossir n’importe quelle nouvelle colportée par la rumeur publique. À chaque guerre, les habitants craignaient ainsi un coup de main audacieux des marins ennemis dont on voyait aisément quelques bateaux remonter la Loire pour ravager les faubourgs désarmés.

53Naturellement, les quartiers de la Fosse étaient souvent le lieu de la plus extrême agitation à cause de leur ouverture sur la mer, en avant garde de la ville close, et de la présence de navires marchands et d’équipements maritimes qui leur donnait un caractère militaire stratégique. Leur population mêlée, où marins et travailleurs du port naturellement tournés vers le large s’inquiétaient plus que d’autres des nouvelles de la guerre navale, les prédisposait également à ce rôle d’agitation.

54La mobilisation de la milice pour la défense de la ville et des faubourgs n’est décrétée le 3 juillet que sous la menace d’une émotion populaire86 Le 5 juillet, le maire qui a reçu l’ordre du gouverneur d’envoyer un bataillon de 400 miliciens au Croisic doit s’incliner devant les protestations des officiers de milice pour qui le danger de subversion sociale est beaucoup plus réel qu’un éventuel coup de main de la marine hollandaise et qui soulignent l’incapacité matérielle et humaine de la milice à se trouver en même temps sur les deux fronts.

« L’affaire mise en dellibération par Messieurs les capitaines, lieutenants et officiers de milice, a esté dellibéré et arresté sur ce que la pluspart des habitantz estantz occupés a faire la garde pour la conservation de l’estat de la patrie et aussy pour empescher les murmures des peuples, joint que la ville et partye des habitantz sont sans armes et quainsy ont ne pourroient envoyer d’hommes armés, qu’il sera pour Messieurs du bureau fait très humble remontrance à Mondit seigneur de l’impossibilité qu’il y a d’exécuter ses ordres de ce cheff et le supplier instamment de se vouloir contenter du nombre de gens qu’on luy a envoyé »87

55Le bureau de ville, coincé entre les exigences du major au château et la résistance des officiers cherche une voie moyenne avec l’envoi d’une députation vers le gouverneur le 6 juillet88et la nomination le 7 du chef du bataillon réclamé89. La ville doit s’incliner le 10 juillet car si le marquis de Molac reconnaît le bien fondé de la mise en défense de la cité, il n’en juge pas moins indispensable l’envoi du bataillon90.

56Toujours très inquiets des conséquences de la radicalisation des critiques qui excitent les quartiers populaires91, les édiles n’ont plus d’autre solution que de montrer leur souci de la préservation militaire de la zone portuaire. Le 13 juillet, les officiers de la compagnie de La Fosse réclament

« des barricades et des barrières a tous les endroits de ladite Fosse où il en avoit cy devant dans les temps de guerre, comme aussi qu’il sera envoyé un nombre de canons qu’il sera jugé à propos sur l’isle d’Indrette et qu’il y sera posé corps de garde mesme auxdits endroitz qu’il sera jugé bien estre sur ceste dite rivière pour en empescher le passage aux ennemys et ordonne pour le reste les ordres et deniers nécessaires attendu qu’il y vat du service du Roy et du bien public »92.

57Le bureau décide d’ailleurs de soutenir un tel programme d’action auprès du gouverneur en l’étendant même à tous les faubourgs de la ville en lui demandant d’ordonner « sur quel fonds la communauté prendra des deniers pour parvenir à cette des panse extraordinaire et excessive ». Le retrait de la marine hollandaise à la fin de l’été a rassuré les habitants des faubourgs occidentaux, ce qui a entraîné une baisse de tension et le retour rapide aux conditions normales des tours de garde.

58La gestion de la crise dégage bien les contradictions qui résultent de la superposition de définitions différentes du patriotisme. Si pour certains cette valeur s’exprime avant tout dans la fidélité à la couronne et a donc essentiellement un caractère général concernant toutes les populations qui vivent dans la fidélité au roi de France, pour d’autres la formulation reste d’abord particulariste, régionaliste ou même citadine. Dans notre exemple, c’est le menu peuple qui se montre le plus attaché à cette dernière conception jusqu’à l’exprimer vigoureusement quand il estime que la municipalité ne la prend pas suffisamment en compte. La pression des faubourgs est telle que les officiers de milice sont obligés de suivre, même si leur ralliement semble obéir beaucoup plus à des considérations sociales qu’à une véritable convergence de vue sur l’idée de patrie Cette référence est pourtant invoquée dans sa définition proprement urbaine pour refuser l’envoi du bataillon. Au même moment, le marchand de draps de soie Louis Mesnard, sieur du Pavillon, ancien consul du commerce en 16571658, échevin de 1663 à 1666, juge consul en 16671668, accepte la tête du détachement « pour le service qu’il doibt au Roy, a monseigneur le gouverneur et a sa patrye »93. Ces contradictions au sein de la notabilité apparaissent ainsi comme un reflet éclairant de l’évolution lente et complexe de la conscience nationale. La lenteur avec laquelle les magistrats municipaux ont réagi pour la mise en défense de la ville et la priorité accordée à la préparation matérielle du détachement pour lequel on recueille des vivres et des munitions dès le 3 juillet montre toutefois la distance culturelle qui sépare déjà le peuple et les notables dans la définition identitaire de la communauté de Nantes.

59Ce témoignage montre aussi sans détours le dépérissement des aptitudes militaires de la défense collective dont le principe a été complètement miné de l’intérieur par les clivages entre les groupes sociaux. Bien des soldats sont sans armes puisque le milicien doit normalement s’équiper à ses frais et que peu d’habitants cherchent à le faire, soit par réelle impuissance financière, soit par sentiment de gaspillage étant donné le très faible taux d’utilisation. Le véritable équipement est devenu un luxe qui intéresse surtout les notables dans une perspective d’intégration à l’élite dirigeante. D’autre part, la mission originelle de défense de la cité a été complètement submergée par un autre impératif qui n’est qu’une conséquence de l’éclatement de la société urbaine dans le cours du xvi^e siècle. L’ennemi intérieur a remplacé le danger extérieur et la milice semble plus utile pour surveiller les manifestations du menu peuple que pour la conservation de l’autonomie citadine.

La milice comme composante importante de la vie politique

L’affirmation de la dignité du corps dans la communauté d’habitants

60Dans tous les documents qui résument le rôle de la milice, par exemple dans les lettres de provision des offices crées en 1694 ou dans un mémoire de 1717, se trouve toujours cité en bonne place, parmi les fonctions essentielles, le privilège de se rassembler pour les entrées de ville à l’occasion des visites princières ou des grands administrateurs, pour les grandes processions religieuses et pour les installations des nouveaux maire et échevins. Ces jours de fête, où l’ensemble de la communauté était conviée à la représentation de la hiérarchie urbaine, offraient à la milice bourgeoise une occasion de s’afficher parmi les compagnies les plus prestigieuses. Dans cette société où la hiérarchie des dignités était si importante, c’était naturellement le service le plus doux et le plus aimable qu’on pût demander aux miliciens et surtout à leurs officiers. Dans les cérémonies les plus politiques comme les entrées de ville et les renouvellements des bureaux servants, le rassemblement des compagnies autour des élus restait un puissant facteur d’entretien du patriotisme urbain, l’attachement au maire colonel étant directement vécu comme une fusion dans la communauté, puisque dans la logique des théories monarchiques du xvii^e siècle, le maire pouvait passer pour l’incarnation de l’ensemble des habitants comme le roi était lui même l’expression de la nation, même si leur légitimité était de nature radicalement opposée.

61Dans les entrées de ville, la milice bourgeoise accompagnait le bureau vers la porte où le premier magistrat urbain accueillait l’illustre visiteur en lui offrant les clés de la ville dans un bassin d’argent pendant que les canons tonnaient en signe de respect et d’allégeance. Elle formait ensuite une haie d’honneur et un cortège d’apparat pour le conduire à sa résidence où elle entourait encore le maire et les échevins lors de la remise des cadeaux94 Dans les installations, après le serment du maire et la remise des sceaux, des clés des archives et des clés de la ville, venait une cérémonie très symbolique du patriotisme urbain et du rôle idéologique important tenu par la milice bourgeoise, structure de rassemblement des groupes sociaux juridiquement et économiquement différenciés. Dans la cour de l’Hôtel de ville où étaient regroupées toutes les compagnies représentées, faute de place, par 25 puis 40 hommes chacune, le représentant du roi au château intronisait le maire colonel de la milice et faisait jurer à tous les présents parfaite obéissance au premier magistrat95. Après ce geste solennel, les compagnies sortaient pour aller former une haie d’honneur au cortège officiel invité à entendre la messe, et ce depuis le portail de l’Hôtel de ville jusqu’à celui de Notre Dame, puis celui des Cordeliers à partir de la fin du xvii^e siècle. Le retour s’effectuait dans les mêmes conditions.

62Dans cette perspective d’une fonction sociale et politique d’encadrement se replaçant naturellement dans l’ensemble juridique des corps et des états, il était important que la milice puisse manifester avec éclat son prestige si elle voulait prétendre à une quelconque reconnaissance sociologique. L’année 1667 est particulièrement révélatrice de cet état d’esprit. À partir de l’exemple de la ville de Rennes, les officiers exigent le droit d’infliger des amendes de 20 livres pour les rébellions, et de réclamer des dommages et intérêts pour les officiers frappés et insultés par les plus irascibles du menu peuple96. Les compagnies intramuros et celle de la Fosse choisissent de prendre un uniforme de style militaire qui fait ensuite la fierté de la troupe97. La même année, le maire Lorido, ancien marchand important, parvient à se faire admettre aux États de Bretagne l’épée au côté, en tant que colonel de la milice bourgeoise, alors qu’il ne peut prétendre qu’à l’anoblissement municipal. Le corps de ville, extrêmement fier de cette prestation un peu inespérée, prend bien soin d’entretenir cette élévation en consignant le procès verbal aux archives de la ville et en décidant d’offrir à tous les futurs maires une épée et un porte épée à la hauteur des prétentions et de l’honneur du corps de ville98.

63Une rivalité traditionnelle entre la compagnie de la Fosse et les compagnies intramuros existe déjà à la fin du xvi^e siècle. En 1598, Henri IV lui a laissé le privilège de prendre la tête ou la queue du cortège sans tirer au billet comme les autres compagnies, en occupant la place laissée par la colonelle qui choisit d’abord. Cet arrangement pourtant favorable ne calme pas ses appétits puisque le duc de Montbazon est obligé de rappeler le règlement le 3 juin 1614, suite à des perturbations survenues tant aux montres générales qu’aux cérémonies solennelles99. Après trois quarts de siècle de tranquillité, les incidents ont fini par renaître100. Le 27 juillet 1695, lorsque la compagnie colonelle s’apprête à sortir de la cour de l’Hôtel de ville après une revue, des injures sont proférées par les miliciens de Saint Clément, assimilant leurs compagnons d’armes aux « gens servans aux basses œuvres et au nettoyement des latrines »101. Les altercations ayant dégénéré en mêlée générale, un couvreur d’ardoise est mortellement blessé de deux coups d’épée. Les troubles deviennent tels qu’en 1703 on décide de prendre l’ordre d’ancienneté en charge des capitaines, exception faite de la compagnie colonelle qui conserve sa liberté de choix102. Cet arbitrage ne satisfait pas les négociants qui ne cessent de faire pression pour l’obtention d’une reconnaissance publique de leur élévation sociale et politique. Lorsque l’arrêt du conseil du 22 janvier 1723 accorde la séparation de l’unique compagnie en quatre unités nouvelles, il confirme en même temps à la première compagnie de la Fosse les privilèges de marche de l’ancien détachement103.

64Dans les assemblées du xvii^e siècle, la milice n’était pas distinguée en tant que compagnie privilégiée comme l’étaient l’Église, la compagnie des Comptes ou celle du présidial. Si ses officiers se présentaient à l’Hôtel de ville pour donner leurs piques, ils devaient passer comme les plus ordinaires des citoyens devant le président de séance pour lui exprimer les noms de leurs favoris. Politiquement, cela n’avait aucune importance puisque le système de vote nantais ne reposait absolument pas sur une structure corporative, mais sur le comptage du nombre de voix des présents. Les suffrages des officiers ne pesaient donc pas moins que ceux des députés des corps invités ; simplement, il y avait un énorme problème de position honorifique. Les représentants des corps avaient le privilège d’être assis et d’inscrire eux mêmes leur coup de plume sur la liste officielle des candidats. Les officiers de milice, mélangés au peuple, se tenaient debout dans la grande salle et devaient s’intégrer dans la longue file des votants qui passait devant le président.

65Au début du xviii^e siècle, alors qu’une réaction oligarchique se manifeste avec force à Nantes, ce rejet vers le commun paraît intolérable. Après les élections de 1716 où cette position inférieure est durement ressentie, les officiers se fondent sur la délibération du 28 décembre 1580 pour montrer qu’ils « étaient invités dès 1530 aux assemblées de l’Hôtel de ville et même aux festins des installations des maire et échevins »104. Leur argumentation procède par assimilation. Partant de ce qui est incontestable parce que coutumier, c’est-à-dire leur association aux séances délibératives de la communauté, ils entendent jouir également des privilèges politiques reconnus aux autres corps invités. Leur intégration en tant que compagnie représentative dans le système de consultation des bureaux municipaux conduit logiquement à leur accorder les marques de dignité réservées aux autres corps intermédiaires dans les assemblées électorales.

66Grâce au maintien de leur revendication aux scrutins de 1718 et 1719, les compagnies ont fini par obtenir gain de cause pour leurs capitaines et les lieutenants avec l’arrêt du conseil du 10 janvier 1721. Le roi, prenant en compte le fait qu’ils doivent « rendre leurs suffrages sans aucune distinction avec la populace au tourniquet près du président » et reconnaissant leur désir de « ne pas être confondus avec les plus vils artisans », ordonne qu’ils « rendent leurs suffrages immédiatement après lesdits maires et échevins selon leur rang et ordre au bas du bureau »105. Il y ajoute le privilège d’être assis sur un simple banc, en forme de fer à cheval, placé au bas du bureau, mais sans aucun dossier pour bien marquer la différence avec celui du corps de ville. Ayant gagné cette première manche, les officiers ne s’estiment pas pour autant satisfaits et, grâce à la protection du maréchal d’Estrées, réussissent à ajouter un dossier à leur banc en décembre 1726 et même un marchepied en avril 1728, les deux légèrement plus bas que ceux du corps de ville pour respecter l’échelle des dignités106.

Parallélisme entre les élections municipales et miliciennes

67La désignation des officiers de milice suivait la même procédure que celle des membres du bureau servant. L’assemblée électorale des chefs de feu proposait trois notables pour chaque grade parmi lesquels le roi choisissait sur les conseils du gouverneur. Cette tradition élective fut suspendue par l’édit royal de mars 1694 qui créait pour la ville des offices vénaux de colonel, major, huit capitaines et neuf lieutenants, abandonnant le reste à l’élection. Comme cela gênait beaucoup le maire qui était normalement colonel de la milice, l’édit ne fut enregistré au bureau qu’en décembre 1699, lorsque les édiles eurent négocié l’autorisation de racheter globalement les offices. Après une phase d’incertitude où Julien Proust, maire par office, crut pouvoir désigner directement les nouveaux cadres, l’usage coutumier fut restauré en 1702 par le maréchal d’Estrées, nouveau gouverneur du comté, avec comme innovation une séparation des deux scrutins, celui de la milice étant avancé au premier avril.

68Comme pour les maire et échevins, le corps électoral ne peut se prononcer que sur une liste d’éligibles qui semble élaborée à partir des propositions de chaque compagnie comme le rappelle une délibération de la paroisse Saint Similien du 10 mai 1634 :

« Apprès le son de la cloche capitulaire à la manière accoustumée se sont congregez et assemblez soubz le chapiteau de la dite église, N.V.et D. Missire Georges Arnaud, docteur en théologie, recteur de ladite paroisse, maistre Jean Boynier, lieutenant, ethonorable personne Blays Benoist, sieur de la Grenouillère, enseigne, Geoffroy Coudray, cinquantenier, Jules Lemerle et G. Letons, sergens…et aultres paroissiens…aux quelz après avoir esté délibéré des autres affaires de la paroisse a estére montré que c’est l’ordre ordinaire et accoustumé que quant la place de quelques chefs de compagnie est vacante les chefs qui restent ou autres membres des dites compagnies ont de coustume de s’assembler et de délibérer par entre eulx de ceux qui sont le plus capables de servir le Royentelles charges et en faire une liste qui doibt est resignée des dits chefs et par eux présentée au bureau ordinaire de Messieurs les maire et échevins107… »

69La suite du texte suggère cependant bien des dysfonctionnements ! » Et est il que le dernier jour d’avril qu’elle debvait estre présantée à Messieurs, et le lieu tenant estant absent et l’enseigne et aultres membres de la compagnie, tellement qu’ilzn’ont faict ny présanté à mes dit ssieur saulc une liste. Ce néangmoins Guillaume Primaud,[dit]La Paume, en avoict fait une et icelle faict couller sur le grand bureau et faict solliciter pour avoir les suffrages ». Les habitants du quartier dénoncent le procédé et, pour accabler son auteur, rappellent son séjour dans la prison du Bouffay en décembre 1613 et l’existence d’un mandat d’arrêt du 5 mai 1634 délivré par le tribunal des régaires. Ces péripéties soulignent naturellement le laisser aller qui règne dans la compagnie puisque ses responsables n’ont pas été capablesdesuivrelecalendrierélectoralpourrespecterlesstatutsdedésignation.

70Les problèmes de définition sociologique de l’assemblée électorale déjà évoqués pour les maires et échevins à partir de 1710 se sont posés à l’identique pour les officiers de milice et la demande de réglementation a connu naturellement le même échec que celle intéressant le bureau de ville108.Les élections du premier avril 1719 furent même l’occasion d’un affrontement entre le corps de ville et le commandant au château qui voulait les interdire comme en 1717. Mis en minorité devant le grand bureau par quatorze voix contre deux, ce dernier décida de se retirer en rappelant son opposition au déroulement du scrutin, ce qui n’eut aucun effet109.

71Comme pour le choix des maires et échevins, la nomination était entre les mains du gouverneur de ville auprès du quel il importait d’être bien introduit. L’abondante correspondance de Mellier nous a laissé des témoignages des interventions possibles du maire colonel. Dans une lettre du 7 mars 1724 adressée à Monsieur de Menou, commandant de la ville et du château, Mellier conseille :

« j’ai l’honneur de vous écrire pour vous informer que Mr. du Pontreau, conseiller au présidial et capitaine de milice, est décédé. Voilà une place vacante qui conviendrait fort à Mr. de Beaulieu Beloteau, au lieu de la compagnie de Saint Clément dont il est capitaine. Il doit avoir l’honneur de vous en écrire et de vous demander celui de votre protection à ce sujet auprès de Mgr. le Maréchal d’Estrées »110.

72Le parallélisme va même jusqu’aux accusations de corruption. Dans une lettre au maire Darquistade, datée du 22 mai 1736, le gouverneur du comté se scandalise des tentatives de corruption.

« Il m’est revenu, monsieur le maire, qu’il y a des particuliers qui pour obtenir une place d’officier dans les milices bourgeoises, offrent et donnent de l’argent pour trouver des protections… Je suis bien aise que vous fassiez connaître à tous les officiers de milice que si j’apprends qu’il y ait aucun qui donne de l’argent soit à quelque personne de ma Maison, soit à d’autres pour obtenir de pareils emplois, je demanderai qu’ils soient cassés et déclarés incapables de posséder jamais aucun emploi dans le corps de milice de la ville de Nantes »111.

73Ainsi, l’analyse de la procédure de désignation des officiers de milice ramène toujours vers des caractéristiques de la vie politique nantaise déjà observées pour la sélection du maire et des échevins. Le contraire eut été étonnant puisque c’est exactement le même corps politique qui s’exprime avec le même mode de scrutin et que le suffrage des habitants se limite à départager des notables qui maîtrisent le recrutement grâce au principe de la cooptation. Il est également une autre raison pour laquelle ces désignations paraissent jumelles : ce sont souvent les mêmes notables qui deviennent maire ou échevins et officiers de milice.

Conclusion

74La milice bourgeoise est restée au xvii^e siècle une des structures fondamentales d’encadrement de la société nantaise et, comme telle, a conservé des liens importants avec la municipalité. Cette troupe de soldats citoyens était appelée à rendre des services variés. Si sa valeur technique, déjà bien érodée au début du siècle, n’a pas cessé de se détériorer malgré quelques tardifs efforts d’équipements, elle n’a jamais perdu sa vocation militaire. Celle ci a trouvé régulièrement des occasions de se revivifier, même si de longues phases de paix se sont traduites à chaque fois par un relâchement du service de garde. Du point de vue des menaces extérieures, le xvii^e siècle se sépare en deux parties très inégales. Le premier quart qui s’achève avec le siège de La Rochelle prolonge la conjoncture du dernier tiers du xvi^e siècle avec des conflits de guerre civile et la hantise d’une expédition terrestre sur la ville forte. Après 1630, la guerre terrestre s’éloigne en gagnant les frontières nord et est du royaume et le danger vient de la mer, surtout avec les guerres de Louis XIV contre les Hollandais et les Anglais. La milice fournit à plusieurs reprises un bataillon pour la défense du littoral. Ce retour régulier de la peur d’une agression militaire est très important car il entretient le patriotisme de cité et redonne à chaque fois à la communauté l’occasion de restaurer sa cohésion face à un péril extérieur. C’est par ce biais que le service militaire de la milice reste un élément fondateur de la culture politique nantaise.

75Les compagnies étaient appelées également à traduire auprès des habitants les impératifs de la police municipale. La surveillance des gens sans aveu et l’expulsion des mendiants non originaires dans les temps de disette, les enquêtes dans les quartiers sur les besoins réels d’approvisionnement en céréales, la surveillance des artisans et boutiquiers au sujet de la police des prix et des poids et mesures, l’organisation concrète du logement des gens de guerre, les interventions dans les incendies ou à l’occasion des grands débordements de la Loire, étaient autant d’occasions de mobilisation. Toutes ces fatigues étaient compensées par les satisfactions d’amour propre octroyées par la participation aux grandes fêtes urbaines où la fierté ressentie à parader dans les rues faisait oublier tous les désagréments du service.

76La milice qui formait un organe essentiel du corps social nantais était très soucieuse de sa position dans l’échelle des dignités, ce qu’elle parvint d’ailleurs à améliorer au début du xviii^e siècle grâce à la redéfinition de sa place dans l’assemblée électorale nantaise. Le parallélisme total entre les élections municipales et miliciennes en faisait une globalité et tout problème perturbant l’une ne pouvait que toucher l’autre. Dans la mesure où les officiers furent régulièrement élus par suffrage des chefs de famille, exceptée la courte phase officière, la milice a fortement contribué à l’épanouissement d’une vie politique ouverte à Nantes en entretenant par la pratique une certaine intégration des couches populaires à la désignation des cadres dirigeants de la communauté, bien des notables cumulant les deux types de responsabilité. Il est probable que les solidarités tissées dans le cadre du quartier milicien et du fonctionnement de la compagnie ont formé des éléments décisifs dans le jeu des clientèles qui s’affrontaient dans les assemblées du premier mai. Devant une telle imbrication, il est impossible de parler de la vie politique locale à Nantes sans accorder une large place à la milice bourgeoise.