1Le maire ayant un mandat annuel, les échevins et le syndic des mandats de trois ans, le corps électoral était donc convoqué tous les ans pour renouveler le bureau servant, les échevins étant changés par tiers. L’idée, universellement admise, d’une vocation de la « sanior pars » à diriger la cité justifiait l’existence de listes d’éligibilité destinées à lui réserver ce privilège. D’un autre côté, le principe médiéval de la convocation de tous les chefs de feux de la communauté s’était perpétué dans une assemblée générale ouverte convoquée à son de cloche. La coexistence de la cooptation et d’une assemblée générale de composition sociale très diversifiée pose le problème du rôle des institutions municipales dans la structuration de la communauté d’habitants. Doit-on raisonner en termes d’exclusion ou plutôt de cohésion sociale ?

2Quoi qu’il en soit des rapports entre les catégories sociales nantaises, le choix des électeurs ne pouvait plus constituer autre chose qu’une première sélection soumise ensuite au contrôle de la monarchie. Depuis 1598, la ville avait perdu son autonomie électorale. À travers une comparaison entre un idéal exprimé par les Nantais et le choix final du pouvoir central, c’est la réalité de l’absolutisme monarchique le plus ordinaire qui se trouve ainsi révélée dans sa plus ou moins grande intensité.

Les listes d’éligibilité

La composition des listes

Le principe de cooptation

3Si le dernier tiers du xvi^e siècle ne paraît pas connaître de règlement avec un chiffre à respecter, cette situation allait être radicalement modifiée en 1598. Dans le nouveau statut promulgué, Henri IV ordonna de composer des listes de 16 noms pour le poste de maire, de 36 pour deux places d’échevins et de 10 pour la fonction de procureur du roi-syndic1. Ces chiffres furent conservés jusqu’à ce que le maréchal de La Meilleraye les modifie en avril 1644, en demandant l’inscription de 21 candidats pour la place de maire et de 42 candidats pour deux échevins2. Ils ne bougèrent plus jusqu’à la suppression de ce filtrage en juillet 1789. À partir de 1598, ces listes furent composées la veille des élections, le 30 avril de chaque année, lors d’une réunion du grand bureau où les anciens maires et échevins étaient appelés à se joindre à leurs collègues en charge. On ne remplissait que les places rendues vacantes par élection, décès ou démission, une inscription étant viagère. Chaque membre présent proposait son ou ses protégés qui étaient inscrits sur un document préparatoire et le grand bureau votait sur cette liste de possibles3 La présélection des candidats par le corps de ville est un principe qui se retrouve dans quasiment toutes les villes françaises, même si les formes de la cooptation sont variables. Les Nantais n’ont cependant jamais senti le besoin de recourir au tirage au sort4 Seules les villes comme Bordeaux, avec une assemblée électorale très étroite entièrement cooptée, se passent de ce filtre initial devenu superflu5.

4Cette égalité de tous les participants fut remise en cause en avril 1686 par le maire de La Nicollière de Lisle qui prétendit « estre en droict et possession de nommer et establir sur la liste de messieurs les eschevins un notable et habitant de ladite ville pour remplir une des places vaccantes ainsy que ses prédécesseurs antiens maires ont toujours faict… ». L’existence de ce privilège est contestée par les échevins qui précisent « qu’ils n’ont point opposé que monsieur le maire propose tels personnes qu’il trouvera bon estre, pour passé de sa proposition, tout le bureau délibérant, aller aux picques pour scavoir sy la personne qu’il proposera sera jugée capable de remplir l’une des charges d’eschevin, mais non par mondict sieur le maire se puisse aroger le droict à lui seul de mettre aucunes personnes sur la liste sans l’advis du bureau… 6». Le maire, appuyé par le marquis de Molac, gouverneur de la ville, est parvenu à imposer sa liste au scrutin du premier mai. Ce passage en force n’a guère été apprécié du corps électoral puisque son protégé, le marchand apothicaire Le Normand, n’est pas parvenu à se placer parmi les six premiers proposés au choix royal. Les échevins contestataires ayant fait appel au Conseil du roi, l’arbitrage du différend a été confié au premier président de la chambre des comptes qui, après l’étude des lettres patentes de janvier 1559, décembre 1580, avril 1598 et de tous les registres de délibération depuis 1601, a fini par donner raison aux opposants en suscitant l’arrêt du conseil du 10 octobre 1686 ordonnant de nouvelles élections pour le 10 novembre qui ne firent que confirmer les résultats précédents.

5Le système des listes d’éligibilité connut une légère modification pendant une décennie. En 1644, le maréchal de La Meilleraye, gouverneur de Nantes, fit accepter la préparation de trois listes séparées pour chaque catégorie de places à pourvoir, une première composée de membres de la chambre des comptes, une seconde des membres du présidial, une troisième avec les marchands de Nantes7 La réforme visait à assurer une représentation équilibrée des grands corps nantais dans les listes de candidats que les électeurs envoyaient au roi. Les officiers de finance étaient rattachés à la compagnie des Comptes et les avocats et procureurs au siège de Nantes. Ce système de désignation fonctionna pendant dix élections. En 1654, le maréchal renonça pourtant à sa réforme, observant qu’il « trouvait inconvenant l’usage des trois listes employées les années précédentes, en raison des difficultés que présentait l’inscription des personnes n’appartenant ni aux officiers, ni aux marchands8 ». Le système traditionnel à liste unique fut donc rétabli, même si en avril 1686, suite au conflit déjà évoqué, le syndic suggéra vainement de revenir à la procédure de 16449. Cette réforme ne toucha pas la liste d’éligibilité préparée pour le procureur syndic qui continua à être composée suivant la tradition 10

6Existe-t-il, comme à Angers ou comme à Lyon, des pressions plus ou moins contraignantes des gouverneurs qui cherchent à imposer leurs candidats11 ? C’est ce que révèle le maire Guillaume de Lisle en avril 1686 pour défendre son candidat. Il a nommé le sieur de La Guiberdière Le Normand, « homme jugé capable non seullement par nousdict maire, mais encore par monseigneur le marquis de Mollac, gouverneur de cette ville auquel la communauté a la dernière obligation comme à son protecteur en touttes ses affaires, à la recommandation duquel il a estably le dict sieur de La Guiberdière suivant le billet de mondict seigneur le gouverneur de lui signé et envoié ce jour qu’il a communicqué et faict lecture en plain bureau… »12. Remarquons cependant qu’une telle démarche scandalise les échevins servants et anciens qui refusent d’en tenir compte, provoquant ainsi un conflit dont l’arbitrage leur sera finalement favorable. Cette mention unique dans les registres du xvii^e siècle et la réplique très vive d’échevins manifestement choqués par une initiative inhabituelle laissent à penser que, la plupart du temps, les recommandations des gouverneurs ont respecté le droit de délibération collective au sein du corps de ville, préservant ainsi une réelle cooptation en n’intervenant que comme un élément parmi d’autres pour la détermination de la sélection.

7La montée en puissance de l’intendance au début du xviii^e siècle ne paraît pas avoir bouleversé cet équilibre traditionnel. Il est évident que le choix du maire de Nantes ne pouvait que préoccuper ce nouveau tuteur. À l’automne 1715, au moment du rachat de l’office, Ferrand s’interroge sur la conduite à tenir dans sa correspondance avec son subdélégué :

« Sur qui croyez vous qu’on puisse jeter les yeux pour la charge de maire de Nantes ? Il faudrait un bon sujet qui eut de l’autorité et je suis persuadé qu’un maître des Comptes conviendrait fort. Que pensez-vous de Monsieur de La Ville Jégu ? Tout ceci entre nous, s’il vous plaît ! » Quelque temps après, son analyse a légèrement évolué : « Je proposerai, comme vous le pensez, le président des Treilles pour maire et en second lieu Ville Jegu, maistre des Comptes ; je scai que l’on propose le sénéchal, mais je ne le crois pas assez fort pour cette place » 13

8Ces propos confirment l’existence de candidatures officielles qui ont cependant toujours besoin d’être entérinées par le corps de ville dans une véritable délibération avec suffrages pour être validées. Ferrand s’est sans doute heurté à un refus des officiers des Comptes qui ne veulent plus se commettre avec une institution au prestige social érodé par la suppression de presque tous les privilèges d’anoblissement puisqu’en 1716, pour contrer le sénéchal Charette, il a dû appuyer le procureur du roi au présidial Boussineau qu’il avait utilisé ponctuellement comme subdélégué au début de sa commission en Bretagne. Cette distanciation n’empêche pas la compagnie des Comptes de faire connaître ses préférences. Elle semble ainsi avoir retardé l’élévation du subdélégué Mellier à la direction du bureau de ville 14

Critères de composition

9Selon le règlement de 1598, les membres du clergé ne pouvaient prétendre à la mairie de Nantes. En 1646, le sieur Coupperie des Jonchères, ancien président du présidial, fut rayé de la liste de maire sur sa demande car il venait d’être ordonné prêtre 15

10En 1685, Louis XIV crut utile de justifier son refus des candidats proposés par les Nantais. Il indique ainsi que le premier « a déjà exercé cette charge pendant deux années consécutives » et, pour les deux autres, que « l’un est trop âgé et l’autre a trop peu d’expérience pour l’exercice de cette charge » 16 Allusion à un mandat maximum de deux ans et à une tranche d’âges idéale pour les responsabilités municipales ? L’étude des mandats des maires montre que les trois ans sont assez fréquents dans le dernier tiers du siècle, mais il n’est pas impensable que le pouvoir royal ait été saisi de plaintes de la part de certaines familles nantaises. Une telle évolution a pu sembler négative à des notables traditionnellement partisans d’une rotation rapide dans le bureau servant, afin que les honneurs et avantages municipaux soient distribués sur le plus grand nombre possible de familles. En 1670, les anciens maires et échevins avaient violemment protesté contre la volonté du sénéchal Jacques Charette, sieur de Montbert, maire depuis 1668, de demeurer inscrit comme éligible pour un éventuel troisième mandat 17 Ils fondaient leur opposition sur des règlements d’Henri III et Henri IV interdisant au maire de rester plus de deux ans en charge. Leurs récriminations avaient d’ailleurs paru fondées au marquis de Molac car celui-ci avait annulé les élections du 1^er mai 1670. Tous furent cependant désavoués par un arrêt du conseil qui permit à Charette de se maintenir.

11Pierre du Cassia, marchand originaire du Pays Basque, ne devait guère avoir plus de 55-60 ans en 1685. Comme la tranche d’âges 35-50 ans apparaît comme la période la plus favorable pour concourir au poste de maire, l’intervention royale trouve dans les habitudes nantaises un élément de justification. Rappelons tout de même que ce même pouvoir central a nommé au xvii^e siècle sept maires de plus de soixante ans sans difficultés apparentes. Le chevalier Guy Frain, seigneur de la Marqueraye, est écarté pour « manque d’expérience ». Ici encore, l’attitude royale reste énigmatique car ce noble d’environ 55 ans, fils d’un conseiller au présidial devenu sénéchal des régaires et candidat proposé au roi comme maire en 1654 et 1655, était lui-même conseiller au présidial de Nantes. Plusieurs autres notables, qui ne disposaient que de cet office, ont été installés sans problèmes à la tête du bureau servant, y compris certains maires de moins de trente cinq ans qui auraient pu être contestés pour leur trop grande jeunesse ! L’exigence d’une bonne expérience était partagée par les édiles puisqu’une règle non écrite, mais scrupuleusement respectée, écartait les purs rentiers des responsabilités.

12Les protections familiales et corporatives ou les réseaux d’amitié ou de fidélité restaient naturellement les bases décisives de la réussite. Cette auto-défense de l’oligarchie s’opérait au détriment des artisans et des marchands détaillants. En 1725, le maire Gérard Mellier, rappelle dans une note à l’échevin Le Prieur, le principe du maréchal d’Estrées de ne pas proposer de « gens mécaniques » pour les charges municipales et les grades supérieurs de la milice bourgeoise18. L’analyse sociologique des listes de candidatures montre qu’à côté des marchands drapiers qui sont bien intégrés à la vie municipale, les seuls métiers qui peuvent nourrir quelque espoir d’obtenir une responsabilité d’échevin sont les maîtres apothicaires, les marchands droguistes ou épiciers et certains marchands casseurs d’acier.

13La tradition politique nantaise paraît donc attachée à une très grande souplesse, laissant jouer au maximum la puissance des familles, à la différence de l’esprit de réglementation qui prévaut dans la plupart des autres villes françaises 19 Les critères d’origine géographique, de parenté, de répartition par quartiers, d’équilibre des professions se sont toujours effacés devant la seule réputation 20

Les groupes sociaux concernés

La liste d’éligibilité pour le poste de maire

14Une recherche dans les archives n’a permis de retrouver que six listes préparées pour pourvoir au poste de maire, mal réparties chronologiquement. Une seule concerne le xvii^e siècle (1628) et les cinq autres sont regroupées sur la deuxième moitié du xviii^e (1748-1752-1756-1776-1786).

15Tirer des conclusions générales valables pour le xvii^e siècle à partir de l’étude des inscrits de 1628 est un peu risqué. Cette source unique témoigne de l’écrasante domination des officiers de justice et de finances, ce qui paraît vraisemblable quand on pense à la logique de la réforme de 1644-1654 où le gouverneur a donné deux listes aux officiers contre une aux marchands, sans doute influencé par les élections antérieures. Si la prévôté et les régaires, qui se partagent le territoire nantais pour la justice au premier degré, sont représentés, ce sont le siège présidial et la chambre des comptes qui dominent très largement. Les marchands sont très marginalisés avec un seul représentant en la personne d’Imbert d’Orléans, consul du commerce en 1600 et juge consul en 1608.

Liste d’éligibilité pour de maire en 1628

16La concordance entre cette liste d’éligibilité de 1628 et les résultats des votes des électeurs nantais, que nous connaissons grâce aux comptes-rendus des greffiers municipaux, lui accorde une bonne représentativité pour les deux premiers tiers du xvii^e siècle.

La liste d’éligibilité pour les postes d’échevins

17Un dépouillement systématique a permis de retrouver douze listes de suffrages dont trois du xvii^e siècle et neuf du xviii^e siècle. Celles de 1628, 1698, 1699, 1706, 1714 concernent directement notre période, celles de 1729, 1748, 1752, 1756, 1767, 1776 et 1782 permettent de prolonger l’analyse jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.

18Le document de 1628 fait la part belle aux gens de justice qui représentent presque la moitié de l’ensemble et constituent donc le premier groupe de pression en termes de rapport de forces. Il faut cependant observer que ce ne sont pas les officiers qui sont les plus nombreux, mais bien plutôt leurs auxiliaires comme les avocats et les procureurs. Il existe donc une différence très nette avec la liste des candidats pour le poste de maire de la même année, dominée par les officiers supérieurs de la chambre des comptes ou du siège qui laissent aux auditeurs, aux simples conseillers, aux juges des régaires et aux autres professions juridiques la liste échevinale. Les marchands, très marginalisés dans la compétition pour la charge de maire, s’affirment ici comme le deuxième ensemble social du recrutement en occupant entre 25 et 30 % des places. Ces deux groupes dominants ne laissent qu’une place réduite à quelques officiers de finance qui renforcent malgré tout le corps des officiers qui rivalise ainsi numériquement avec les marchands.

Équilibre sociologiques sur les listes d’éligibilité d’échevins

19Les documents qui illustrent l’extrême fin du xvii^e siècle et les deux premières décennies du xviii^e siècle témoignent de la profonde évolution des bases du recrutement. Les marchands exercent maintenant une domination très nette en monopolisant environ les deux tiers des candidatures. Le tiers restant est laissé aux gens de justice car les officiers de finances sont absents de ces listes. Ce sont essentiellement les avocats et les procureurs qui ont profité de la redistribution des cartes en occupant un terrain déserté volontairement par les officiers de justice qui ne veulent plus associer leurs noms à l’institution municipale depuis le dernier tiers du xvii^e siècle. Deux exceptions traduisent cependant un lent retournement de situation. L’inscription d’un auditeur sur les listes de 1698 et 1706 s’analyse plutôt comme l’étape ultime d’une rupture tandis que l’apparition d’un avocat du roi au présidial en 1714 marque les retrouvailles des officiers du siège et du corps de ville et annonce une restauration des relations pour le xviii^e siècle. La toute puissance numérique de l’ensemble marchand touche ici à son apogée puisque, sur les listes de 1767 et 1776, il ne correspond plus tout à fait à la moitié de l’effectif, offrant ainsi un regain d’influence à l’ensemble des gens de justice dans lequel les officiers réapparaissent plus nombreux avec des origines plus variées (siège, amirauté, régaires, maîtrise des eaux et forêts, hôtel des monnaies)21.

Liste d’éligibilité pour les échevins en 1628

5. Liste d’éli en 1714

Inscription sur les listes et chances de succès

20Le notable ambitieux désirant siéger au bureau de ville avait-il surmonté l’épreuve la plus difficile lorsque qu’il avait franchi le barrage de la cooptation dans la séance du 30 avril ? L’inscription à vie sur la liste de candidature lui offrait la garantie d’une présentation prolongée devant le corps politique, ce qui accroissait théoriquement ses chances de sélection.

21Pour la désignation du maire, deux types de candidatures sont à distinguer : celles d’anciens échevins passés il y a vingt ou trente ans par le bureau servant et celles d’officiers du roi qui accèdent directement à la compétition électorale, le rapport étant de sept pour neuf. Les situations professionnelles des anciens échevins, toutes moins brillantes, justifient cette étape supplémentaire. La cooptation directe, sans expérience municipale préalable, profite essentiellement aux offices supérieurs de la chambre des comptes et de la cour de Nantes. Ici le taux de réussite est bien meilleur puisque sur neuf notables cooptés, deux n’ont jamais été sélectionnés, deux autres ont été proposés, l’un deux fois l’autre trois fois, et cinq sont effectivement devenus maires de Nantes. S’il est possible de généraliser ces remarques pour le xvii^e siècle, elles montrent donc que tous les cooptés ne partent pas à égalité de chances, les grands officiers de la ville étant nettement favorisés face aux anciens échevins pour qui cette promotion ultime sur la liste des candidats au poste de maire ressemble plutôt à un cul-de-sac. Cependant, même pour ceux qui ne s’imposent pas, cette cooptation correspond certainement à la dernière distinction honorifique d’une carrière bien remplie.

22Pour les échevins, les résultats obtenus suggèrent une assez grande différence entre la situation du début du xvii^e siècle et celle du début du xviii^e siècle. En 1628, dix-sept candidats ont fini par obtenir une responsabilité municipale dont seize au poste d’échevin et un seul à celui de procureur du roi-syndic. Ce chiffre important, qui englobe la moitié de l’effectif, montre qu’à cette période une inscription sur la liste semble une garantie assez appréciable pour un futur succès. De 1698 à 1714, les choses vont tout autrement puisque les personnalités consacrées par le roi ne forment qu’une petite minorité des inscrits (5, 6, 7 sur 42). La cooptation assure donc beaucoup moins la probabilité d’un succès devenu beaucoup plus aléatoire.

23Le nombre de notables n’ayant jamais connu les faveurs de l’électorat n’a jamais dépassé le quart de l’effectif et varie selon les exemples analysés dans une fourchette allant de 12 à 23 %, 1628 étant comme 1714 au niveau le plus élevé. La principale différence entre 1628 et le début du xviii^e siècle vient surtout du nombre de candidats qui n’ont été proposés qu’une seule fois au pouvoir royal. Dans le premier cas, leur chiffre est moyennement élevé, nettement inférieur aux admis et aux oubliés, tandis que dans les autres cas, il se détache très nettement et s’affirme ainsi comme la situation la plus vécue, avec une proportion qui oscille entre 26 et 45 % des exemples. Par contre, les notables présentés plusieurs fois sont plus rares en 1628 et plus nombreux de 1698 à 1714, la majorité se contentant de deux ou trois sélections. Il apparaît ainsi qu’à la fin du règne de Louis XIV, le candidat sélectionné qui n’est pas confirmé immédiatement risque fort de ne jamais connaître le corps de ville. Pour la plupart, ou la première sélection est la bonne ou bien les malheureux languissent inutilement pendant des années sur une liste dans la plus grande indifférence du corps électoral. Un miracle restait cependant possible 22 !

Les assemblées électorales

Électeurs et stratification sociale nantaise

La procédure électorale du xvii^e siècle

24Droit théorique d’entrée de tous les nobles, bourgeois et manants de la ville et de ses faubourgs, désintérêt massif du plus grand nombre d’entre eux, participation irrégulière d’une minorité suffisamment hétérogène pour y inclure une part non négligeable d’artisans et de boutiquiers, persistance des assemblées générales délibératives sur les grands problèmes urbains, réaction oligarchique d’une fraction de l’élite dirigeante à partir des années 1580, voilà semble-t-il les principaux caractères de la tradition politique que le xvi^e siècle laissait en héritage en 1598.

25En 1598, la ville de Nantes perdit la liberté d’élire directement sa municipalité. Par lettres patentes données à Nantes en avril 1598, Henri IV établit dans un nouveau règlement son contrôle sur la désignation des officiers municipaux. Les élections étaient fixées au premier mai de chaque année et ne pouvaient se dérouler qu’avec l’autorisation du gouverneur de ville qui renforçait ainsi son rôle de tuteur de la vie municipale23. La plupart du temps, cette permission se confondit avec un automatisme administratif et la rareté des difficultés limita les interventions des gouverneurs.

26La réunion se tenait l’après-midi dans la grande salle de l’Hôtel de ville de Nantes 24 Les grands corps, qui avaient le privilège de déléguer des représentants officiels, étaient prévenus personnellement par le procureur du roi-syndic lui-même. Les anciens maires et échevins recevaient la visite des archers de la mairie dans le même but. L’assemblée était placée sous le haut patronage du gouverneur des ville et comté ou, en son absence (cas fréquent), de son lieutenant au château. Si les deux étaient empêchés, on choisissait comme invité d’honneur un important officier de Justice. Pour convoquer le reste des participants à l’élection, la cloche du Bouffay sonnait pendant l’heure précédant l’ouverture du scrutin. Les maires et échevins et les délégués des grands corps (église, chambre des comptes, présidial et de rares fois université) venaient par eux-mêmes à la maison commune. À partir du milieu du siècle, les membres de la chambre des comptes, considérant avec dédain cette cérémonie, cessèrent d’y envoyer régulièrement leurs représentants 25 Deux délégations officielles allaient chercher le sénéchal, président de l’assemblée jusqu’en 1693, ainsi que le gouverneur de ville ou son représentant 26

27Avant l’ouverture du scrutin, le procureur-syndic prononçait un discours stéréotypé destiné à stimuler le sens civique des présents 27 En 1718, le subdélégué Mellier envoyé exceptionnellement par l’intendant pour calmer les passions, qui s’exprime donc à la place du syndic, résume parfaitement un siècle de tradition oratoire :

« Dans une ville recommandable par son ancienneté, par sa situation, par son commerce, vous avez un sensible intérêt à jetter les yeux sur des sujets qui possèdent les talents qui perfectionnent les offices municipaux, la sagesse, l’amour de l’ordre, la vigilance, l’assiduité, qui ayent les loix municipales écrites dans l’entendement et dans le fonds du cœur, qui soient remplis de zelle, de vigueur et d’attachement dans leurs fonctions et dont les manières d’agir extérieures et le procédé essentiel vous répondent de leur conduite. Ce sont à de tels sujets que vos suffrages sont deubs pour le bien de la patrie, faites vous un point de religion et d’honneur d’écarter dans cette occasion tous les préjugés qui naissent de l’alliance, de l’amitié, de la fréquentation, de l’amour propre. Il s’agit de proposer au Roy des sujets qui honorent leurs employs pour qu’ils en soient eux-mêmes honorés et qui marchent sur les traces des gens de mérite qui s’y sont signalés » 28

28Dans une perspective très idéaliste et quasiment surhumaine, le subdélégué trace le portrait du parfait officier municipal, mais évoque aussi au passage tous les problèmes de clientélisme qui structurent le fonctionnement de l’assemblée électorale. Demandant au participant de se dégager des liens d’homme à homme qui dominent cette sélection de dirigeants pour parvenir à la conscience d’une responsabilité collective dans le choix des édiles, il exige sans doute beaucoup à une époque où la notion de programme électoral reste inconnue et où la sélection des officiers municipaux n’est jamais rattachée à des idées. Même si ces exigences paraissent démesurées dans le cadre d’une vie politique locale très étroite où les querelles de préséance remplacent les débats sur l’organisation de la ville, ces perspectives n’en demeurant pas moins très intéressantes quand on sait que le subdélégué a dirigé de main de maître la municipalité de 1720 jusqu’à son décès en 1729, en prenant sur des dossiers difficiles comme celui des privilèges urbains des positions nouvelles incomprises, faisant passer l’intérêt général avant les avantages particuliers d’une minorité 29

29Après ce message d’introduction, le greffier de la municipalité lisait solennellement les listes d’éligibles établies la veille. Ces documents étaient ensuite remis au président afin que le vote puisse commencer sous son autorité. Les bourgeois et les manants commençaient à voter les premiers. Ils se déplaçaient et venaient devant le président exprimer verbalement le nom de leur candidat. Celui-ci, qui avait devant lui les grandes feuilles avec en colonne le nom des éligibles, portait un trait de plume en regard du nom entendu. Cette opération, appelée « pique », se déroulait sous les yeux du votant qui pouvait contrôler par lui-même le respect de sa volonté exprimée, à condition de savoir lire !

30Les documents du xvii^e siècle restent muets sur l’utilisation de bulletins qui semblent avoir été utilisés à la fin du xvi^e siècle 30 et Mellier en 1718 parle explicitement de vote verbal. S’il est difficile de dater la généralisation de cette dernière technique, on peut légitimement conclure au maintien du souci de discrétion exprimé dans les premières décennies de la municipalité. N’accablons pas trop vite le vote oral comme un procédé particulièrement anti-démocratique car c’est après tout la seule garantie dont disposent ceux qui ne savent pas écrire pour protéger leur expression. Les manipulations de bulletins ne sont pas en effet impossibles car les plus humbles des habitants pouvaient être trompés par des rédacteurs peu honnêtes inscrivant un autre nom que celui qui leur était demandé comme le montrent des incidents dans les assemblées de paroisses d’Angers 31

31Suivant l’importance numérique de l’assistance, ce défilé durait plus ou moins longtemps. En 1718, le procès-verbal note qu’il a fallu trois heures pour recueillir les suffrages de cinq cents personnes environ. Après les bourgeois et les manants venait le tour des notabilités qui jouissaient du privilège de ne pas se déplacer et qui inscrivaient leur pique eux-mêmes, assis à leur place, selon l’échelle des dignités. L’usage le plus couramment pratiqué marquait les positions suivantes, avec dans l’ordre croissant des honneurs, les anciens échevins, les anciens maires, les échevins en charge, le procureur du roi au présidial, les délégués du présidial, de la chambre des comptes, les deux chanoines représentant le chapitre de l’église cathédrale, le maire, le sénéchal président de l’assemblée. Les réunions électorales étaient parfois perturbées par des remises en cause de cet ordre de vote, chaque corps ou personnalité essayant une fois ou l’autre de faire passer son voisin avant lui 32

32Quand tous les présents avaient exprimé leur volonté, on comptait le nombre de piques obtenus par chaque éligible. Le greffier rédigeait les lettres destinées au roi en y indiquant les trois meilleurs scores pour la liste de maire, les six meilleurs scores pour la liste d’échevin et les trois meilleurs score pour celle du procureur du roi-syndic. En 1719, l’assemblée, qui a réuni six cents personnes, s’est étirée de quinze heures à dix neuf heures et trente minutes 33

Les catégories sociales intéressées

33Les procès-verbaux des scrutins du xvii^e siècle apportent des contributions très inégales à cette enquête sur la composition sociologique de l’électorat nantais. La plupart du temps, les greffiers se contentent d’évocations sommaires en insistant surtout sur la représentation corporative de la société nantaise, ce qui se comprend bien puisque c’est la structuration officielle du siècle et que cela leur permet d’insister sur la présence de la « saine et maire partie » des habitants suivant la formulation d’usage, la seule qui donne vraiment de la valeur à une assemblée générale. Si le greffier mentionne toujours la présence des membres de droit, il se contente le plus souvent d’inscrire deux ou trois dizaines de participants parmi lesquels se trouvent des officiers de milice et des employés de la municipalité comme les miseurs et contrôleurs, en mentionnant, pour certains seulement, leur situation professionnelle, avant de tout résumer par la formule : « et plusieurs autres habitans en grand nombre ». Heureusement pour cette enquête, le rédacteur fait quelquefois du zèle et fournit des énumérations anormalement longues. Ce sont ces documents qui permettent d’approcher au plus près la réalité du corps politique nantais du xvii^e siècle.

Composition des assemblées électorales

34Le procès-verbal du premier mai 1670 n’est pas exceptionnellement développé, mais contient une formule qui intéresse directement notre propos. Après la mention classique de la représentation corporative et la citation de quelques notables, le greffier évoque « la grande salle de la dicte maison de ville remplye de peuple attendant la réputation des listes pour donner leurs suffrages ainsy qu’il est accoustumé ». Le vocabulaire choisi suggère une composition sociologique diversifiée, avec au moins des boutiquiers et des artisans 34

35Les comptes rendus des années 1690-1720 sont malheureusement beau coup plus laconiques. En 1708 par exemple, outre la représentation corporative et six officiers de milice, sont simplement cités nominalement Assemblée électorale du 31 juillet 1685 AM BB 54

Assemblée électorale du 31 juillet 1685 AM BB 54

36 deux gentilshommes, 14 sieurs, 21 marchands, 10 gradués en droit et 7 artisans 35

37Les tableaux mettent en évidence une structuration en cinq grands ensembles : une représentation institutionnelle à base corporative dominée par le corps de ville, une forte participation marchande qui surpasse le plus souvent le groupe assez diversifié des gradués en droit et gens de justice, un rassemblement de bourgeois, c’est-à-dire de participants simplement appréhendés par leur nom de famille et jamais par leur situation professionnelle, une présence plus ou moins bien évoquée d’artisans et boutiquiers des métiers de la ville et des faubourgs. L’observation attentive de ces catégories internes soulève de nombreux problèmes.

38La présence d’un fort ensemble marchand était attendu dans une ville où le commerce régional et international constitue l’activité économique de base. L’utilisation du seul mot « marchand », sans autre précision accolée, oriente naturellement vers les grossistes de mer, mais aussi les marchands drapiers, les merciers, les pelletiers, les marchands droguistes ou épiciers, ainsi que les marchands d’acier puisqu’ils n’apparaissent pas dans les marchands spécialisés cités sur la liste de 1685. Le greffier a sans doute tendance à associer les marchands des métiers les plus prestigieux aux négociants internationaux 36

39L’ensemble de la judicature regroupe surtout les avocats et les procureurs, mais aussi des officiers d’importance seconde comme les notaires royaux ou les greffiers et leurs commis et les huissiers et sergents des tribunaux royaux. Quelques officiers au prestige plus relevé comme un sénéchal du chapitre en 1629 ou un auditeur en 1685 semblent vraiment déplacés dans une assemblée où les officiers des cours de justice ne se présentent pas pour suffrager, laissant leurs députés assurer la représentation symbolique de leur compagnie. Quand on sait que les maires sont recrutés spécialement dans cette strate sociale professionnelle, ainsi d’ailleurs que la majorité des échevins de la première moitié du xvii^e siècle, cet abstentionnisme surprend. Sans doute faut-il le comprendre comme un réflexe de fierté de notables conscients de se situer dans la pointe de la pyramide sociale nantaise et peu désireux de côtoyer dans une assemblée trop ouverte des « mécaniques » dont ils ne manquent jamais de souligner la bassesse des occupations. Conscients de leur faiblesse numérique qui lamine leur expression dans une assemblée où chaque voix compte, ils préfèrent s’abstenir, marquant ainsi dans ce geste de défiance, leur souci de maintenir leur rang. Satisfaits de contrôler le recrutement grâce au principe de cooptation, ils ne voient pas pourquoi ils iraient se compromettre dans une assemblée infiltrée par le « commun ».

40Ce sentiment de supériorité est largement partagé par tout le milieu officier, même par les titulaires de charges plus humbles comme celles des Eaux et Forêts, de la cour des monnaies, des régaires de l’évêque, sans doute par mimétisme avec l’attitude des officiers du siège et de la chambre des comptes. La fréquentation régulière des avocats, procureurs, notaires, greffiers et huissiers montre donc que cette strate inférieure de la judicature n’avait pas la même appréhension du problème, parce qu’elle avait conscience de sa véritable place dans l’échelle sociale de la cité et parce qu’elle cherchait au contraire à manifester sa présence dans les institutions municipales. Ayant remplacé les officiers du roi dans l’échevinage dans la seconde moitié du xvii^e siècle, ils n’en ont pas pour autant renié les assemblées électorales.

41Les notables dénommés « bourgeois » dans les tableaux sont ainsi classés parce que le greffier s’est limité à indiquer leur nom de famille précédé pour une minorité par le nom d’une terre. En 1637, on compte ainsi 13 sieurs et 19 simples notables et, en 1685, 42 sieurs et 75 bourgeois. Cette catégorie ajoute une nouvelle incertitude dans l’étude des électeurs nantais car nous nous sommes aperçu que les greffiers incluaient dans ce type de recension des habitants avec une activité professionnelle sans mentionner cette dernière. C’est la connaissance affinée de certaines familles marchandes qui a permis de déceler cet aspect trompeur du document. Il faut donc considérer les chiffres des bourgeois comme des estimations nettement surévaluées et ramener à des proportions moindres le nombre de notables rentiers qui participaient aux élections nantaises. Rappelons qu’il était de tradition à Nantes de ne jamais confier une responsabilité municipale à un notable demeuré rentier toute sa vie.

42La principale opposition entre tous ces tableaux vient surtout des mentions des artisans et des boutiquiers qui sont énumérés en grand nombre sur la liste de 1685, accidentellement semble-t-il sur celle de 1644 et celles, peu parlantes, du début du xviii^e siècle et pas du tout sur celles du début du xvii^e siècle. Ces différences apparaissent liées à la qualité des sources, les procès-verbaux de 1644 et surtout de 1685 étant beaucoup plus détaillés que les autres. Habituellement, le greffier ne prenait pas la peine d’inscrire les noms des artisans et des boutiquiers sur le registre des délibérations. Il a fallu le travail tout à fait exceptionnel de celui de 1685 pour montrer la diversité des métiers représentés. La domination du secteur alimentaire et du secteur textile renforcé par le travail des cuirs et des peaux correspond bien à la distribution ordinaire d’une ville d’Ancien Régime. Même si le mot maître n’est presque jamais indiqué devant la profession, il est logique de penser que ce sont avant tout des petits patrons d’échoppes et d’ateliers qui se déplacent pour suffrager, puisqu’ils forment la catégorie sociale intermédiaire entre la véritable bourgeoisie urbaine et la masse des salariés et des domestiques qui sont employés dans leurs entreprises. En 1710, lorsque l’élite supérieure cherche à réformer le règlement électoral, elle justifie toutefois son action par l’entrée abusive des salariés qui dénaturent ainsi un principe coutumier de la vie politique nantaise.

43Revenons pour finir à un extrait du procès-verbal de 1685 qui résume la composition sociale de l’électorat dans un raccourci évocateur en décrivant l’instant de vote avec le président qui « procèdde à la picque, lesquelles suffrages pris et receus tant des gens d’église, de la noblesse que des avocats, notaires, procureurs, médecins, marchands, apothiquaires, chirurgiens, huissiers et sergents, artisans et autres bourgeois, manans et habitans de ladite ville et faubourgs de Nantes… » 37Il est difficile, étant donné les défauts importants de la documentation, de conclure avec suffisamment de certitude sur les équilibres internes qui structuraient les assemblées électorales du xvii^e siècle. En prenant comme référence le scrutin de 1685 qui est le mieux décrit, on constate que l’ensemble des artisans et boutiquiers ne forme pas à lui seul une majorité dans le corps politique, même si la formule évasive finale laisse toujours planer un doute. Par contre l’addition des catégories de notables assure une domination confortable qui dessine une base sociale en harmonie avec les groupes sociaux qui alimentent la municipalité. Le groupe médian des artisans et boutiquiers, qui pouvait peut-être fournir le tiers des présents, n’était donc qu’en situation de force complémentaire. Cela ne signifie pas que leur rôle était ridicule car la structuration du corps politique devait se faire d’abord verticalement à partir de clientèles socialement composites plutôt qu’horizontalement avec des rivalités de classes sociales différentes. N’importe quel notable ambitieux désireux de s’imposer avait manifestement besoin des voix d’un nombre significatif d’artisans et de boutiquiers.

Les votants : une minorité des ayants droit

44Vouloir donner une idée d’ensemble de la participation électorale de 1598 à 1719 relève d’une ambition bien difficile à satisfaire tant la base documentaire statistique demeure fragmentaire et les quelques estimations obtenues très différentes les unes des autres. Les seuls chiffres certains sont ceux des trop rares procès-verbaux de scrutin conservés38 Pour la période 1696-1720, il est possible de donner une approximation à partir des résultats des notables proposés au roi39 La seule série continue qui ne couvre que les deux dernières décennies de la période analysée présente elle-même des aspects différenciés. De 1696 à 1706, les assemblées paraissent peu fréquentées puisqu’elles oscillent dans une fourchette basse (130 votants en 1700, 230 votants en 1701) ; par contre, de 1707 à 1719, les électeurs se pressent plus nombreux à l’Hôtel de ville, le scrutin le moins suivi réunissant 180 votants en 1714 contre plus de 400 en 1708 et plus de 600 en 1719 40

Variations numériques du corps électoral au xvii^e siècle

45700 600 500 400 300 200 100 0

46En prenant cette série comme base de référence, les élections de juillet 1685 correspondent au meilleur taux de participation et c’est peut-être ce qui explique l’attention particulière que leur porte le greffier. Toutefois, les chiffres constatés pour 1628 s’inscrivent également à un excellent niveau. Le scrutin de 1644 où le greffier cite déjà 232 participants, en se limitant à une ébauche de description pour la catégorie artisanale et boutiquière, renforce aussi cette image d’assemblée assez suivie. Cette impression caractérise aussi le scrutin de 1642 où les quatre meilleurs suffragés totalisent déjà 277 piques. Bien sûr, tous les exemples ne sont pas aussi haut placés. Les assemblées de 1607, 1616, 1661, 1681 n’ont sans doute pas atteint les deux cents participants, même si les procès-verbaux restent dans ces cas terriblement incomplets 41 Pour comparaison, rappelons que les consultations les plus suivies furent en 1768 pour le poste de maire (plus de 850 votants), en 1775 pour le poste de syndic (1 100 votants) et en 1628 pour les deux postes d’échevins (375 votants) 42

47S’il est assez délicat de proposer des explications pour rendre compte des variations numériques constatées le long de la période envisagée, l’interprétation des différences de voix comptées sur les listes d’une même assemblée ramène au degré de considération accordée aux types de responsabilités. Si les chiffres de 1628 sont en harmonie, ce n’est plus le cas de ceux du début du xviii^e siècle. En 1718 et 1719 une dénivellation considérable sépare le nombre des piques obtenues pour la désignation du maire ou du syndic et le nombre des suffrages destinés aux deux postes d’échevins. Manifestement la sélection des échevins motive moins. S’il est raisonnable d’admettre que certains électeurs ne se déplacent que pour une consultation particulière en ignorant les autres, il est plus difficile d’imaginer une reconstitution des opérations de vote. D’après les procès-verbaux des registres de délibération, les citoyens ne se présentent qu’une seule fois devant le président de séance 43 Si les électeurs indiquent tous leurs votes en même temps, c’est donc que certains ne parlent que pour la désignation du maire ou du syndic et ne donnent aucun nom pour les charges échevinales. Ce cloisonnement n’est compréhensible qu’en acceptant l’idée d’une forte dose de clientélisme dans la structuration interne des consultations nantaises, bien des électeurs ne se déplaçant que pour soutenir un notable bien précis avec lequel ils sont liés dans leur paroisse, dans leur bataillon milicien, dans un système de services et de protection.

48Quoi qu’il en soit, que les votants soient environ 200, 400 ou même 600 comme en 1719, il ne s’agit toujours que d’une faible minorité par rapport à l’ensemble des chefs de famille qui disposent du privilège d’entrer à l’Hôtel de ville. En prenant comme base de calcul l’équivalence moyenne de 4,5 habitants par feu, il est raisonnable d’envisager environ 5 500 feux sur la ville au début du xvii^e siècle, en retenant le chiffre de 25 000 habitants, et 9 000 feux au début du règne de Louis XIV, sur la base d’une population proche de 40 000 habitants 44. La vraisemblance de ces chiffres est confirmée par les données de la capitation de 1720 45

49Comme tous les documents d’Ancien Régime qui décrivent le système politique nantais rappellent bien le droit d’entrée de tous les habitants 46 le corps électoral potentiel correspond à environ 9 000 citoyens sous le règne de Louis XIV, ce qui place les meilleurs taux de participation entre 5 et 6 %. L’analyse des procès-verbaux ayant montré que la participation populaire ne concernait en réalité que le monde artisanal, il est sans doute raisonnable de doubler ces taux pour prendre une mesure plus juste du degré d’intégration des habitants à la vie municipale. Même si ce chiffre paraît dérisoire à l’aune de la démocratie française du second vingtième siècle, évitons surtout l’anachronisme ! Le corps politique nantais reste exceptionnellement important comparé aux maigres effectifs des assemblées des autres grandes villes de la France d’Ancien Régime.

50Par comparaison, le 17 août 1789, dans un moment de politisation intense après la prise de la Bastille et l’annonce des mesures décidées dans la nuit du 4 août, la ville étant passée à 70 000 ou 80 000 habitants et tous les habitants de plus de 25 ans inscrits au rôle des contributions étant admis à voter, les quatre candidats les plus suffragés pour le poste de maire ont recueilli ensemble 1 439 voix, ce qui doit correspondre environ à 1 600 suffrages exprimés. Le total des 18 meilleurs scores pour la désignation des six échevins donne 3 787 voix, le candidat le mieux placé en ayant obtenu 722 et le moins bien placé seulement 87, ce qui pourrait correspondre à un total de 4 500 suffrages, c’est-à-dire à une participation d’environ 750 personnes. En janvier 1790, le négociant Daniel de Kervégan, ancien échevin, a été plébiscité comme maire avec 1 500 voix sur les 1 510 suffrages exprimés, avec une participation limitée cette fois aux seuls citoyens actifs. Cette période est sans doute trop particulière pour servir de véritable base comparative, puisque dès les élections de novembre 1791 le nombre de suffrages était redescendu autour de 700 et qu’en décembre 1792, malgré l’instauration du suffrage universel masculin, il oscillait entre 800 et 900 47 Ici encore, la radicalisation de la vie politique après la chute de la monarchie et l’avènement de la République a pu provoquer un fort taux d’abstention qui rend délicate toute comparaison chiffrée.

51Des études récentes ont montré la bonne participation électorale en 1790 avant une contraction dès l’année suivante48. Remarquons que les grandes villes se distinguent par des niveaux inférieurs (30-36 %) et qu’à l’échelle départementale la Loire-Inférieure s’inscrit parmi les plus mauvais résultats (24 %). Ces rapprochements, qui sont à interpréter avec prudence, montrent quand même que les bons niveaux de participation de l’Ancien Régime étaient loin d’être ridicules et qu’il serait injuste de ne pas reconnaître à la population nantaise la place mesurée mais réelle qu’elle a occupée dans la vie politique locale sous l’administration monarchique. La plus grave erreur serait de prétendre juger du taux de participation à partir des réalités actuelles. En 1834, lors des élections municipales en application de la loi du 21 mars 1831, dans le cadre d’un suffrage censitaire qui ne retenait qu’un électeur sur neuf hommes âgés de 25 ans ou plus, le taux de participation à Nantes n’a pas dépassé 25 %, ce qui était quand même très faible par rapport à une moyenne de 46 % dans les grandes villes françaises 49

Les élites nantaises et l’assemblée électorale

52La définition des assemblées électorales n’a pas posé de graves problèmes jusqu’au début du xviii^e siècle malgré l’existence de tendances très oligarchiques signalées dès les premières décennies municipales.

La crise de 1631

53Au xvii^e siècle, les contradictions n’ont donné lieu qu’à une seule crise sérieuse dans l’oligarchie dirigeante. Le 8 mai 1631, le maire René de La Tullaye, conseiller maître de la chambre des comptes et le sous-maire René Chupin, marchand, se firent députer en cour par le bureau servant pour solliciter, entre autres choses, une contraction du corps électoral. Les échevins Jean Charette, conseiller au présidial, membre de la plus importante dynastie municipale, et François Garreau, avocat et procureur fiscal de la cour des régaires, s’étaient opposés à cette initiative qui avait cependant reçu le soutien des trois autres d’origine marchande, François Cailleau, Guillaume Michel, Mathurin François. Battus au bureau servant, les deux opposants ont considéré que l’affaire était suffisamment importante pour en appeler à l’arbitrage des anciens maires et échevins. Cette démarche mérite d’être soulignée car elle reflète une certaine vision de la constitution municipale nantaise. Elle pose en effet comme principe que la véritable légitimité politique ne réside pas principalement dans le bureau servant mais bien plutôt dans le corps de ville dans son entier.

54Les deux échevins convoquèrent pour le 12 mai une assemblée générale qui se tint malgré le refus du maire de s’y déplacer et sa dénonciation préalable de toutes les décisions qui pourraient y être prises. Cette assemblée cassa les délibérations du 8 mai en expliquant qu’elles reposaient sur des « faits calomnieux et faux ». L’ancien bureau trouvait inconvenant de traiter les élections passées de « séditieuses » lorsqu’on y avait « toujours procédé avec paix et sans tumultes » 50 La lecture des registres de délibérations, qui rendent compte des assemblées de 1629, 1630 et 1631, ne portent aucune mention de perturbation interne. Face à cette division exceptionnelle du corps de ville, faut-il parler idéologie ou simplement tactique ? Défendre la tradition, c’était juger l’arbitrage demandé au groupe médian des artisans comme un facteur d’intégration sociale plutôt positif, les séances électorales permettant de rassembler ceux qui le désiraient autour du corps de ville. C’était peut-être aussi, pour les grands lignages, se laisser la possibilité de manœuvres plus aisées à l’intérieur de l’assemblée.

55N’oublions pas non plus que cet affrontement a éclaté dans une période de terrible crise frumentaire, la municipalité multipliant les réunions pour solutionner les problèmes d’approvisionnement en céréales51. Si les élections n’ont pas été perturbées, des menaces de sédition avaient pourtant inquiété le corps de ville à l’occasion de l’installation des nouveaux élus en octobre 1630, des accusations de spéculation ayant été portées contre La Tullaye, maire prolongé 52 Le 29 octobre, les compagnies de milice étant mises en état d’alerte, et interdiction donnée à tous les autres habitants de se déplacer avec armes et bâtons, la mise en place de la nouvelle municipalité s’était effectuée sans drame, malgré une tension assez forte traduite par le greffier qui mentionne des « clameurs extraordinaires » ne pouvant venir que des artisans et des boutiquiers admis traditionnellement à ce genre d’assemblée 53 Dans cette situation assez confuse où l’agitation apparaît en même temps comme une critique de l’insuffisance de l’action municipale mais aussi comme un soutien dans la pression exercé sur le parlement pour obtenir des céréales des évêchés de Vannes et de Cornouaille, le maire a pu garder du ressentiment pour cette frange artisanale gagnée à la contestation.

56Les 15 et 18 mai 1631, les deux échevins opposants se retrouvèrent seuls au bureau ordinaire. Un grand bureau du 21 mai décida « une députation en cour pour défendre les droitz de la ville, ledit sieur le maire s’y estant pourvu », avec une allocation de 2 000 livres pour la délégation54. Le 25 mai, des échevins des deux partis ont rejoint le bureau servant, dans lequel le maire n’est pas réapparu jusqu’à la fin de son mandat. Dans l’assemblée d’installation des nouveaux élus tenue le 3 août 1631, le procureur-syndic donna lecture des lettres de Louis XIII qui interdisait les assemblées non convoquées par le maire et qui ordonnait de remettre la copie des pages du registre de délibération allant du 8 au 21 mai au gouverneur de la ville, le duc de Montbazon, qui ne donna aucune suite à cette affaire. Le 2 mars 1632, le gouvernement de ville fut donné au marquis de La Meilleraye qui ne remit jamais en cause la définition du corps électoral nantais.

L’expression d’une réaction oligarchique en 1710-1716

57Dans le grand bureau du lundi 14 avril 1710, René Montaudoin, échevin élu en 1709, réagissant sur un réquisitoire prononcé par le procureur syndic à la séance précédente, a critiqué sévèrement le fonctionnement de l’assemblée électorale nantaise tout en proposant par inversion le profil d’un corps électoral mieux adapté. Ce négociant, un des plus entreprenants de cette époque, forme avec ses trois frères cadets le plus puissant groupe familial de marchands armateurs de Nantes des années 172055. Issu de cette élite sociale en pleine ascension avec l’essor du trafic transatlantique vers les Antilles et du tout nouveau circuit triangulaire, il s’exprime ici comme porte-parole d’une classe dirigeante qui ne supporte plus le caractère laxiste de la tradition électorale nantaise.

58Pour définir les indésirables, Montaudoin utilise deux critères : « plusieurs particuliers non établis, comme commis, clercs, facteurs de boutiques, garçons des barbiers et des perruquiers, compagnons de toutes sortes de métiers, portefaix, crocheteurs, careleurs de souliers, batteliers et autres gens mercenaires et de vil métier et même des particuliers qui ne sont pas habitants de cette ville et fauxbourgs56 ». D’abord le lieu de résidence, car la municipalité ne s’occupe que de la ville et ses faubourgs et cela exclut tout ceux dont le domicile est extérieur à cette circonscription. Celle-ci a évolué très légèrement sous l’Ancien Régime avec quelques agrandissements comme en 1625 où les habitants des banlieues de Vertais et Pirmil furent admis à voter. Ensuite la profession car elle permet d’éliminer non seulement les compagnons et les domestiques qui sont obligés d’employer leur force de travail chez d’autres, mais aussi une certaine fraction de l’artisanat. Les exemples cités caractérisent en effet des métiers très pauvres qui regroupent les gens du port dont certains sont pourtant de véritables petits patrons comme les portefaix qui employaient des compagnons et qui ont essayé en vain de former une corporation. D’ailleurs Montaudoin prend bien soin de terminer sa harangue en reprenant la vieille expression stéréotypée des grands notables : « autres gens mercenaires et de vils métiers ». On sent ainsi derrière un discours visant explicitement les salariés le désir d’exclure le plus grand nombre possible de travailleurs manuels jugés indignes d’arbitrer les rivalités entre les candidats à la municipalité.

59Dans un premier temps, cette prise de position n’a pas provoqué l’intervention de l’autorité de tutelle, sans doute parce que la municipalité avait pensé résoudre le problème par ses propres moyens. La lecture aux prônes des grandes messes, la publication officielle aux carrefours par le trompette de ville, l’affichage sur les murs, les menaces d’expulsion par les archers de la ville ne pouvaient être que des mesures provisoires en attendant la publication d’un nouveau statut par le gouvernement royal. L’affaire, qui aurait pu s’enliser comme en 1631, fut relancée par sa connexion avec les revendications des officiers de la milice bourgeoise. Dans l’édit de mars 1694 qui avait créé des offices vénaux de colonel, major, capitaines et lieutenants, le roi avait accordé aux acquéreurs « le droit estre appelés dans les assemblées et cérémonies publiques, d’y avoir rang et séance et voix délibérative57 ». Les officiers voulurent déduire de cette définition leur intronisation parmi les corps constitués convoqués statutairement aux assemblées de ville. Ces prétentions, contraires à toute la tradition du xvii^e siècle, furent vivement combattues par les bureaux servants et ceci d’autant plus facilement que les offices avaient été rachetés par la communauté en 1706. Naturellement, cette interprétation n’était pas celle des officiers miliciens qui considéraient que le statut donné en 1694 restait valable même si les titulaires des charges les avaient obtenues par le système électoral traditionnel.

60Les élections de 1715 furent l’occasion des premiers accrochages assez sérieux, ce qui incita les officiers de milice à rédiger un mémoire pour l’information du maréchal de Château renault, commandant en chef en Bretagne (20 février 1716). Cette initiative a poussé le bureau servant du 3 avril 1716 à préciser ses vues sur la composition idéale d’une telle structure politique et à solliciter du Conseil du roi, par le canal du comte de Toulouse, la publication d’un nouveau règlement beaucoup plus restrictif. Le conseil renvoya toutes les pièces à l’intendant de Brou et ce dernier ordonna logiquement à son subdélégué à Nantes, le général des finances Mellier, d’entendre les parties adverses afin d’instruire le dossier, ce qui fut réalisé à partir du 9 juin 1716.

61Cette consultation a abouti à la rédaction d’un projet d’arrêt du conseil dans lequel Mellier a repris l’essentiel des propositions de la municipalité nantaise avec quelques corrections personnelles. Dans les premières lignes de ce texte non daté mais élaboré dans l’été 1716, le subdélégué reprend à son compte toutes les accusations rituelles contre les désordres des assemblées électorales 58 Les maires et échevins souhaitaient maintenir une assemblée générale pour les élections ou les affaires communes, avec le gouverneur ou celui qui commande à sa place dans la ville, le président du présidial ou en son absence le sénéchal ou un autre officier du présidial pour le suppléer, le procureur du roi au présidial, les 6 députés des trois corps traditionnels, le maire, les échevins, le syndic, le greffier, les anciens maires et échevins, ce qui correspond à l’usage établi au xvii^e siècle. Au delà, les droits civiques ne concernaient plus que les autres juges, avocats et procureurs du roi des juridictions royales de la ville, les juges consuls des marchands en exercice et sortis de charge, les docteurs, professeurs et agrégés de l’Université, les capitaines, lieutenants et enseignes des compagnies de milice bourgeoise, les six avocats les plus anciens à partir du jour du serment, les six procureurs postulants de la chambre des comptes et du présidial, les six plus anciens notaires royaux selon l’ordre du tableau, les marguilliers des paroisses de la ville et des faubourgs accompagnés de deux anciens marguilliers ayant rendus leurs comptes à leur fabrique, les gardes et contre-gardes avec les deux plus anciens marchands de drap de soie et les syndics et jurés des corps des Arts et Métiers 59

62Comme il est aisé de le constater, la tentative de restructuration de l’assemblée électorale correspondait au désir de la modeler sur un schéma plus conforme à la hiérarchisation officielle de la société sous l’Ancien Régime. En liant l’expression des habitants aux suffrages des représentants des grands corps constitués de la ville, la municipalité songeait à établir une harmonie entre son assemblée générale et les principes constitutifs de la société, correspondance qui n’existait que très partiellement. Dans une perspective corporative, la consultation des délégués de tous les états urbains suffisait bien à déclarer une assemblée « générale », c’est-à-dire à prendre l’avis des habitants par l’intermédiaire des « élus » de ses corps qui sont loin d’être tous choisis par suffrages comme le montrent les précisions contenues dans le projet. Avec cette solution, la municipalité conservait une expression de la strate intermédiaire des artisans et des boutiquiers grâce à la convocation des jurés des Arts et Métiers et sans doute de certains marguilliers de paroisse.

63La comparaison entre les crises de 1631 et de 1710-1716 montre l’ampleur des mutations dans la culture politique des notables nantais. Si dans le premier exemple l’affrontement se termine par la préservation du principe d’intégration sociale verticale qui reste le fondement de la société traditionnelle, force est de constater qu’il ne s’élève aucune voix pour défendre ce modèle au début du xviii^e siècle. Le fossé séparant le peuple et les notables s’est donc considérablement agrandi au point qu’une association dans une relation même inégale est devenue insupportable. Le glissement progressif d’une municipalité conduite par les officiers de justice, dont une forte minorité de nobles anciens, à une suprématie écrasante de grands marchands, dont un bon nombre de nouveaux riches en marche vers l’anoblissement, pourrait bien être l’origine essentielle de cette évolution culturelle. Le débat ayant été lancé par un des plus riches négociants, il est tentant de rapprocher cette réaction oligarchique de l’évolution sociale et culturelle qui pousse à la même époque, dans tous les grands ports du royaume, les grands marchands à affirmer leur rang supérieur dans l’échelle des dignités en prenant le nom de négociants pour ne plus être confondus, sous la même appellation, avec les petits marchands détaillants. À Nantes, c’est à partir de 1720 que la nouvelle formulation est systématiquement utilisée sur les listes d’éligibilité.

Le sens d’un échec (1716-1720)

64Le 9 septembre 1716, l’intendant de Brou est en mesure d’expédier au conseil un rapport qui reprend en fait toutes les conclusions de son subdélégué. Il confirme l’existence « d’abus » dans les procédures de désignation des maire et échevins en authentifiant la description de Montaudoin de 1710 et en dénonçant, sans aucun sens critique, « les brigues de ceux qui aspirent a ces employs » comme les pratiques du clientélisme qui perturbent sérieusement le déroulement du vote 60 Au printemps 1717, le Conseil du roi n’ayant rien décidé, le maréchal d’Estrées écrivit de Paris le 21 avril pour avertir le bureau servant de la suspension provisoire des élections dans l’attente de la production d’un nouveau règlement. En septembre 1717, les sortants furent maintenus en place jusqu’au premier mai 171861. L’affaire traînait en longueur à cause de divergences d’analyse entre le gouverneur de Bretagne et son entourage qui penchaient vers le modèle malouin défini par l’arrêt du conseil du 22 mai 1714 et l’intendant qui suivait son subdélégué qui le jugeait impraticable à Nantes 62. Malgré les assurances données le 20 décembre 1717 par le conseiller d’État Le Pelletier et le 5 mai 1718 par le maréchal d’Estrées, le règlement attendu n’a jamais été publié. En octobre 1721, Mellier parle encore dans sa correspondance avec l’intendant des avantages à retirer de cette réforme introuvable63

65L’absence de réponse du gouvernement royal reste difficile à expliquer parce qu’aucun ministre ou conseiller d’État n’a jamais justifié un refus des propositions nantaises. Faut-il invoquer simplement le mauvais fonctionnement du pouvoir central bouleversé par les pratiques de la Polysynodie ou encore le peu d’intérêt porté à une affaire jugée très secondaire par rapport à d’autres dossiers beaucoup plus prioritaires ? Le réveil de l’agitation parlementaire à partir de la crise politico-religieuse janséniste et les grandes difficultés financières d’une monarchie passant de l’inévitable banqueroute partielle de la fin du règne de Louis XIV à l’effondrement du système de Law en 1720 ont dû certainement paraître plus importants que la composition d’une assemblée électorale qui ne jouait qu’un rôle secondaire dans le renouvellement sociologique du corps de ville. À une époque où la noblesse bretonne montrait de la combativité dans les États de la province, les affaires nantaises, qui ne remettaient pas en cause l’autorité royale, ont pu être jugées assez marginales par les tuteurs politiques de la ville 64 L’opposition de Mellier à la solution suggérée par le comte de Toulouse n’a peut-être pas facilité le passage du projet de l’intendance au conseil à un moment où les Grands y retrouvaient une influence importante.

66Dans ses commentaires, l’intendant se fait aussi le témoin de contradictions qui peuvent expliquer les réticences du conseil à procéder à un renouvellement important d’habitudes séculaires 65 Surtout, le blocage a pu venir d’une contradiction que la démonstration nantaise ne pouvait éviter. Justifier l’exclusion du peuple par les défaillances de certains échevins était remettre directement en cause la justesse du choix royal puisque les élections n’ont pour objet que de suggérer trois candidats pour un poste et que la décision finale reste entre les mains du roi et de ses conseillers. Mettre en avant la promotion de notables incapables était particulièrement malhabile, car cela contenait une critique implicite de la surveillance royale, ce que pouvait difficilement admettre la monarchie.

67La survie d’une assemblée électorale ouverte donne ainsi une coloration particulière à la vie politique nantaise sous l’Ancien Régime. Dans la plupart des autres grandes villes françaises, des assemblées beaucoup plus étroites sont largement cooptées 66ou closes en faveur de la judicature par exemple 67 quand elles ne sont pas structurées par quartiers ou68 ou à partir des corporations de métiers69. À Nantes, la compétition entre les réseaux d’influence n’a d’autre limite que la capacité des candidats à les mobiliser.

Le pouvoir royal et l’expression électorale des Nantais

Les intermédiaires influents

Les gouverneurs

68La documentation consultée prouve que l’intermédiaire naturel était plutôt le gouverneur de ville et que le gouverneur provincial n’intervenait que de manière plus exceptionnelle, même si cette distinction n’a pas grande valeur sous la longue tutelle du maréchal de La Meilleraye (1632-1664) qui a cumulé le gouvernement du comté nantais avec la lieutenance générale de la province. La documentation conservée dans les archives du secrétariat d’État aux Affaires étrangères, qui avait le comté dans son département de l’intérieur, illustre bien les mécanismes traditionnels 70

69Sur le procès-verbal des élections de 1647 signé du maire, du procureur syndic et du greffier et envoyé au gouvernement royal, les candidats recommandés au secrétaire d’État sont inscrits dans la marge et il est aisé de reconnaître l’écriture penchée du maréchal 71 Les lettres de nomination expédiées de Paris le 19 novembre respectent tout à fait ses suggestions 72 Sur le procès-verbal de 1648, les sujets préférés sont indiqués avec une croix placée devant leur nom et un tiret venant immédiatement derrière 73 Il est donc impossible de dire qui a placé ces signes. Par contre, l’acte officiel de nomination témoigne d’interférences d’influences et de patronages puisque le sieur Le Haste, receveur des décimes, signalé avec une croix, voit son nom rayé au profit du sieur des Nouelles Bureau, procureur au présidial, dont le nom est rajouté juste au dessus74. Sur le procès-verbal de 1649, une croix devant le nom du maire sortant appuie sa continuation tandis qu’une accolade placée dans la marge protège les deux candidats de la liste du siège présidial 75 Les installations postérieures à Nantes prouvent que tout a été parfaitement respecté. Dans le document de 1650, les recommandations sont de nouveau inscrites dans la marge et l’écriture du maréchal se déchiffre une fois de plus assez facilement 76 Les paquets expédiés de Paris le premier septembre 1650 entérinent ses suggestions 77

70Le dossier de 1651 est tout à fait intéressant dans la mesure où il montre que les informations qui remontent au secrétariat d’État ne sont pas toujours fiables, ce qui résulte peut-être d’un trop grand éloignement du terrain, à moins qu’il ne s’agisse des conséquences des rivalités des systèmes de clientèle. Sur le procès-verbal expédié par le bureau nantais les candidats recommandés ont cette fois leurs noms soulignés, mais une mention ajoutée dans la marge indique : « fault employer et nommer Noël Bureau, et Moricaud » 78 Cette discordance est d’autant plus curieuse que ces deux procureurs au présidial sont déjà membres du bureau servant ; le premier, ayant été élu et installé en 1648, a ainsi terminé son mandat et doit donc sortir de charge, tandis que le second, nommé en 1649, a encore un an à accomplir. L’acte de nomination rédigé à Paris le 14 juillet 1651 porte comme échevins les deux notables dont les noms avaient été soulignés ; mais avec en marge cette précision : « en lieu et place des sieurs Noël Bureau et Moricaud » 79 Une correspondance interne n’explique que partiellement ce flottement gouvernemental puisque une partie des informations reste erronée. Une note signée Chessé indique que « M. de Brisacq est très humblement supplié de vouloir employer les noms des sieurs de La Rive de La Garde et Desloges pour eschevins qui sont nommez dans le procès-verbal de la maison de ville de Nantes et dy adjouter au lieu et place des nommez Nouel Bureau et Mourricault, Monsieur le maréchal désirant que ces deux derniers sortent cette année »80

71La documentation de 1661 montre un choix très respecté, comme celle de 166481. La nomination du marquis de Molac au gouvernement du comté à la fin de 1665 confirme la solidité des habitudes. Sa correspondance est particulièrement parlante. Dans une lettre adressée au secrétaire d’État pour sa première intervention post-électorale, il commente ses recommandations envoyées à Paris :

« Je me donne l’honneur de vous escrire cette seconde lettre pour l’élection qu’il plaira au Roy de faire de ceux desquels j’ay marqué en marge d’une croix selon que Sa Majesté a eu la bonté de le faire de tout temps a la nomination de mes prédécesseurs en ce gouvernement estant très assuré Monsieur que mon choix doit estre fait des plus dignes de remplir les charges et aussy je dois répondre de ceux que je nomme a Sa Majesté ; pour maire Monsieur le Sénéchal et premier magistrat qui est de la meilleure famille de Nantes et très bon juge, pour premier eschevin le nommé Provin s’il vous plaist estant homme d’âge et lequel a des enfants aussy vieux que le nommé Ballue aussy second eschevin, quoyque ce dernier soît nommé devant dans la liste, ainsy Monsieur, il n’y a qu’a mettre le dernier nommé devant l’autre, pour sindic des Roberderies Langlois est un fort honneste homme inthyme amy de Monsieur d’Harouys qui me l’a fort recommandé ; voilà la grâce que vous demande instamment votre très humble et obéissant serviteur » 82

72Ce justificatif de sélection est un parfait condensé de toutes les caractéristiques des opérations post-électorales nantaises. C’est bien le gouverneur de ville qui conseille le pouvoir central sur les désignations à effectuer, mais il est sensible à la réputation et aux interventions des plus grands lignages de la ville, surtout si ces derniers peuvent s’enorgueillir de toute une tradition de service du roi et de loyalisme dans les moments difficiles de la monarchie. La reconnaissance de l’influence des Charette et des Harouys en est ici le meilleur témoignage. Les limites de l’absolutisme dans ces nominations sont nettement visibles car les gouverneurs choisissent dans une sélection qui reste l’expression du corps politique et leur autorité se limite à octroyer la place de premier échevin à celui qui aurait mérité la seconde en respectant le nombre de piques obtenues.

73Il reste pourtant des points obscurs dans toutes les tractations qui s’effectuent au plus haut niveau et des interventions de dernière minute sont capables de changer le cours des choses. Deux exemples peuvent servir à poser le problème sans pouvoir malheureusement le résoudre. L’acte de nomination rédigé à Paris le 18 juillet 1672 qui continue le maire Libault pour une année et qui nomme les sieurs Becot, médecin, et Fenice, procureur aux Comptes, comme échevins, n’a pas été entièrement respecté car le premier échevin installé n’est pas Bécot, mais Nicolas Libault, le fils du maire maintenu, qui avait obtenu le plus de piques aux élections du premier mai 83 Le même scénario se reproduit en 1675 où l’acte préparé par le secrétariat d’État donne le poste de maire à Sébastien de Pontual, sieur de la Ville-Revault, président à la chambre des comptes, ce qui n’empêche pas de voir installer le sénéchal Louis Charette de La Gascherie qui avait triomphé aux élections du 9 juin 1675 84

74Qui peut troubler les habitudes traditionnelles de sélection ? Un parallèle avec une autre affaire de nature différente peut néanmoins donner un éclairage sur les interventions des plus puissants. Julien Proust, maire de Nantes par office depuis 1693, a souhaité obtenir la grande députation du Tiers aux États de 1697. Il était en compétition avec le sénéchal de Nantes Charette de La Gascherie, soutenu par le prince de Conti. L’affaire se traite dans une correspondance entre le secrétaire du comte de Toulouse, nouveau gouverneur de Bretagne, le maréchal d’Estrées, gouverneur de Nantes et monsieur de Sévigné, lieutenant général du roi au comté. Le maire a même obtenu une recommandation de l’évêque de Nantes. La décision appartient à Toulouse, l’intervention décisive paraît avoir été celle du maréchal d’Estrées 85

75Reste à savoir comment ces tuteurs parvenaient à se faire une opinion sur les notables que les suffrages extrayaient des strates sociales supérieures de la cité86. Le commandant du château, officier permanent, était sans doute bien placé pour recueillir les appréciations qui couraient sur telle ou telle personnalité locale. Peut-on envisager des contacts avec les chefs des grandes compagnies de judicature, le premier président de la chambre des comptes, le président du présidial, le sénéchal, pour obtenir des avis sur les officiers ou les gens de justice travaillant dans leurs tribunaux ? Il est vraisemblable d’imaginer des relations suivies avec les grandes familles garantes de la fidélité à la monarchie depuis la fin du xvi^e siècle. Les liens avec les Harouys, Charette, Blanchard, Cornulier qui ont donné bien des commissaires du roi aux États de Bretagne ou qui ont obtenu beaucoup de brevets honorifiques de conseillers d’État ont certainement largement formé le jugement des gouverneurs, comme Molac l’avoue lui-même en 1666. Il ne faut pas non plus sous-estimer la méthode la plus simple, c’est-à-dire la recherche d’informations auprès du maire sortant ou des anciens maires toujours associés à la vie municipale et bien placés pour satisfaire la curiosité du gouverneur puisqu’ils avaient sans doute poussé l’un ou l’autre des candidats proposés au roi sur les listes d’éligibilité ou tout au moins participé collectivement à leur cooptation.

76Le gouverneur devait être également sollicité par les candidats eux-mêmes qui restaient évidemment les premiers gestionnaires de leurs ambitions. Faut-il aller jusqu’à soupçonner une sorte de vénalité occulte dans la mesure où les hommes du roi n’auraient pas été insensibles aux cadeaux ou aux versements financiers ? C’est ce que laisse entendre le maréchal Victor-Marie d’Estrées qui déclare dans une lettre au bureau de ville en janvier 1715 : « Pour moi qui n’ai jamais su et ne saurai jamais ce que c’est que de prendre de l’argent pour mes suffrages, comme ont fait par le passé les autres gouverneurs, vous pouvez vous assurer que les représentations que j’aurai l’honneur de faire à Sa Majesté ne seront jamais qu’en faveur des meilleurs sujets » 87 De telles pratiques ont bien existé à Angers sous le règne de Louis XIV 88

Le rôle de l’intendance au début du xviii^e siècle

77Il semble bien que la création de l’intendance de Bretagne en 1689 ne se soit pas traduit immédiatement par une redistribution du pouvoir de contrôle de la composition de l’échevinage qui est officiellement demeuré le fait du gouverneur de ville. La correspondance des intendants avec le contrôle général laisse tout à fait cette impression car elle est surtout composée de pièces de nature économique et spécialement de dossiers relatifs aux exigences fiscales de la monarchie en guerre contre la plupart des nations d’Europe89. Les problèmes commerciaux sont souvent perçus à travers les difficultés du conflit avec la Hollande et l’Angleterre. Dans tout cela, aucun procès-verbal électoral annoté, aucune lettre de recommandation pour pousser même un marchand. Après l’analyse des archives concernant un très grand Ouest du royaume sur la période 1677-1689, E. Le Roy Ladurie conclut d’ailleurs « quant à la manipulation des élections municipales, elle est effectivement attestée à Caen, mais ne semble pas constituer une règle générale, au contraire de la mainmise sur les finances de la ville » 90

78Sans doute y aurait-il plus de profit à rechercher du côté de la correspondance entre les intendants et leurs subdélégués, la monarchie disposant par ce canal d’une autre source d’information. Les lettres échangées par Mellier avec ses supérieurs depuis 1710 abordent très rarement ce genre de problème, ce qui s’explique par la transformation du poste de maire en office jusqu’en 1715, mais qui traduit aussi un réel désintérêt pour les élections d’échevins qui se déroulent chaque année 91. Le choix du maire est par contre très surveillé. L’intervention décisive de Ferrand en faveur de son ancien subdélégué Boussineau, procureur du roi au présidial, paraît la seule explication raisonnable de sa nomination comme maire en 1716 alors que le corps électoral nantais ne lui avait donné que 37 voix contre 205 au sénéchal et président du présidial Charette et 180 au négociant Descazaux, premier député de Nantes au conseil royal de Commerce en 1700 92

79Cette pression nouvelle ne se traduit cependant pas par la marginalisation du gouverneur de ville. En mars 1715, Ferrand, qui cherche à convaincre le corps de ville de procéder au rachat des offices municipaux, n’oublie pas de mentionner dans son argumentation une identité de vue entre les commissaires royaux 93. En 1720, Feydeau de Brou écrit à Mellier : « ...vous me faîtes part de la proposition qui vous est faîte par Monsieur le maréchal d’Estrées au sujet de la mairie de Nantes. Je ne sçay s’il y a des difficultés insurmontables, mais je suis persuadé que cette place ne pourrait être mieux remplie et que la ville auroit grand besoin de quelqu’un qui remit toutes choses en bon ordre, ce que vous êtes plus capable de faire que personne 94… » Ces remarques suggèrent plutôt une étroite collaboration entre les représentants de la monarchie qui s’explique sans doute par la rapide détérioration du climat politique en Bretagne après la disparition de Louis

80XIV. Le maréchal Victor-Marie d’Estrées a sans doute jugé utile de pousser Mellier vers le fauteuil de maire contre les candidats du présidial qui pouvaient apparaître comme les protégés des Charette dont l’image de marque se dégradait rapidement auprès des représentants de la monarchie à cause de leur complaisance avec l’opposition nobiliaire bretonne naissante.

81Le 7 mai 1721, Mellier avertit le maréchal d’Estrées : « Je connais assez le caractère de ceux dont les noms seront envoyés pour avoir l’honneur de vous observer que j’estimerais a propos sous vostre bon playsir, Monseigneur, de faire nommer les sieurs Darquistade le jeune et Louis Joualneaux pour eschevins et de continuer Monsieur Bouhier de la Brégeollière pour syndic » 95 L’intervention fut très efficace et les « paquets royaux » ordonnèrent l’installation des trois protégés. En 1724, il confie à l’échevin Le Prieur : « Il me paraît que Monsieur Claude Lory et Monsieur Jacques Souchay sont les meilleurs sujets de la liste pour être proposés à Sa Majesté. J’ai choisi d’en informer à ce jour Monseigneur le maréchal » 96 Ce sont effectivement ces deux notables qui furent désignés par le conseil.

82Le gouverneur de ville gardait cependant sa liberté et on aurait tort de le croire aux ordres d’informateurs locaux qui pouvaient d’ailleurs lui recommander des personnes différentes. Même un agent aussi écouté que Mellier en a fait l’amère expérience en mai 1725. Mellier se plaint auprès de l’intendant d’une sélection malheureuse et irréfléchie avec le ton supérieur du donneur de leçon :

« J’ai l’honneur de vous envoyer la liste de ceux que Sa Majesté a choisis et nommés le 14 de ce mois pour remplir les charges municipales. Ce sont les mêmes sujets que j’avais proposé à Monseigneur le maréchal d’Estrées, à l’exception du sieur Trois ville, au lieu duquel on a nommé le sieur Brétineau qui déplaît ici à tout le monde par son caractère emporté et bizarre. Il n’a eu d’autres suffrages pour être envoyé que ceux des porte-faix et des plus vils artisans de cette ville. Monseigneur le maréchal est allé bien vite sans approfondir le faict, il me paraît qu’il commence à s’en repentir parce qu’il m’a fait l’honneur de m’en écrire et parce qu’il a dit à Monsieur Le Prieur, lequel connaissant le sujet ne lui avait rien déguisé de la vérité » 97.

83Il existait ainsi autour des élections un espace où pouvaient se déployer plusieurs types d’influence même si le gouverneur de ville semble rester le véritable meneur de jeu. Les exemples recueillis, aussi bien dans la période 1648-1686 que dans la décennie 1720 illustrent des interventions qui se placent après l’expression du corps politique et qui se limitent à un réaménagement interne, certaines rectifications aboutissant même à une meilleur correspondance entre la décision finale de la monarchie et l’expression première des Nantais. Ce respect de la volonté de la communauté et cette surveillance compréhensive des agents royaux se différencient nettement des tutelles beaucoup plus contraignantes analysées dans d’autres villes comme Angers ou Lyon par exemple98. L’analyse des réalités nantaises permet donc d’insister sur la diversité des pratiques d’une monarchie d’inspiration absolutiste au xvii^e siècle.

Une bonne concertation

La désignation des maires

84L’addition de certaines élections totalement inconnues ou partiellement inexploitables écarte 59 nominations présentant des défauts majeurs pour conclure avec sérieux sur le poids du contrôle royal, ce qui laisse les 98 exemples pour la période 1598-1788. En supposant un accord vraisemblable dans le cas de confirmation pour une année supplémentaire, la base d’étude peut-être élevée sans trop de risques d’erreurs à 111 exemples. Sur 98 exemples parfaitement analysables, 64 correspondent à une identité de vue complète puisque le roi installe le candidat le plus suffragé, 29 à une entente partielle où le roi choisit dans la liste présentée tout en bousculant la hiérarchie issue du scrutin et 5 seulement à un choix extérieur. En supposant que tous les maires continués dans toutes les années où la documentation n’existe plus aient été placés en première position par l’électorat, ce qui est assez vraisemblable, cela porte les exemples de complète concordance à 77 sur une base de 111, c’est-à-dire à presque 70 % des désignations des deux siècles. En isolant la période 1598-1719 qui nous intéresse en priorité, cette proportion ne change pas (58 cas sur une base de 83).

85Les ententes partielles pourraient être perçues comme des conflits limités. Si nous préférons la première formulation, c’est parce que sur les 29 exemples relevés sur deux siècles, 21 ne sont que des divergences provisoires puisque les notables récusés ont obtenu la charge de maire soit avant soit après cette réponse négative. Huit notables seulement ont connu la malchance d’un échec total, ce qui reste quand même bien faible. Les véritables crises de confiance entre le pouvoir royal et la communauté de Nantes sont finalement exceptionnelles.

86En 1599 Henri IV recommanda vivement comme maire Gabriel Hus, trésorier des États de Bretagne. Les bureaux l’inscrivirent sur la liste des éligibles, mais il n’obtint aucune voix dans l’assemblée électorale qui vit le triomphe de Charles Harouys, le maire sortant. Le roi, qui tenait à récompenser un fidèle serviteur très précieux pendant la Ligue, imposa son protégé par lettres du 14 juin 1599. En 1608, Henri IV refusa les trois candidats proposés pour assurer un deuxième mandat au maire sortant, Michel Loriot, sénéchal des régaires. Ce problème naquit peut-être tout simplement d’un manque de rodage de la nouvelle pratique de désignation. L’habitude de prolonger le maire sortant pour une année supplémentaire devenait la norme. Les Nantais ne mesurèrent sans doute pas suffisamment la force de cette tendance et cette mauvaise appréciation aboutit au rejet de leurs candidats. Cette première expérience ne fut pas méditée avec assez de clairvoyance car le même dysfonctionnement se reproduisit en 1616.

87L’assemblée électorale de 1641 sélectionna le président du présidial et deux marchands. Ces notables se trouvèrent victimes de la négligence de leurs prédécesseurs puisque le poste fut confié au président aux Comptes Juchault du Blottereau pour « qu’il veillast soigneusement pendant l’exercice de sa charge à l’administration de la pollice de notre dite ville, ayant appris qu’elle avait été trop négligée depuis quelques années » 99 Il ne semble pas que les capacités de gestionnaire des trois candidats proposés soient en cause, car l’heureux élu avait lui-même été récusé par le roi deux fois précédemment en 1631 et 1639. Il paraît plutôt que le pouvoir royal ait pensé à un avertissement pour réactiver une municipalité jugée trop indolente.

88En 1685, l’opposition du roi s’est accompagnée du souci de respecter les règles coutumières de désignation. Il rejeta les trois candidats proposés par l’assemblée du premier mai, mais au lieu d’imposer un candidat choisi à l’extérieur, il ordonna la tenue d’une nouvelle assemblée qui proposa de nouveaux noms parmi lesquels il fit alors un choix 100

Contrôle royal sur le choix du maire 1598-1719

89Il serait exagéré de considérer les cinq désaccords complets comme autant de crises graves entre la ville et la monarchie. Si effectivement les nominations de 1599 et de 1641 ont un caractère nettement politique et peuvent servir à illustrer un absolutisme en action, il est plus difficile d’en dire autant de celles de 1608 et de 1616 qui résultent d’une harmonisation encore insuffisante des attitudes sur les prolongements de mandats et encore moins de celle de 1685 dont l’épilogue n’appartient d’ailleurs pas au type étudié. Avec le caractère exceptionnel des choix en dehors des sélectionnés, le nombre très faible de notables soutenus à Nantes et totalement écartés par la monarchie et l’importance des conflits partiels qui ne sont que de simples décalages chronologiques de propositions, tout converge pour donner l’image d’un pouvoir monarchique qui fait largement confiance à l’expression du corps politique nantais. Il serait inexact de parler d’un absolutisme pesant dans la désignation des maires. La stratégie du loyalisme, maintenu sans défaillance pendant tout le xvii^e siècle, a eu sa récompense dans une réelle liberté d’action dans l’élection du maire.

La désignation des échevins

90De 1598 à 1788, les échevins étant renouvelés par tiers et le mandat normal étant fixé à trois ans, la communauté de Nantes aurait dû se réunir régulièrement annuellement, c’est-à-dire 191 fois. Pourtant ce chiffre ne peut servir de base à une enquête. La première raison provient d’incidents qui ont empêché le déroulement ordinaire de la procédure électorale. En 1643, la mort de Louis XIII gela la situation ; en 1699 un conflit entre l’échevinage et le prévôt fit annuler les élections ; en 1717, l’attente d’un nouveau règlement justifia leur suspension et en 1719 le Régent omit de nommer des échevins. Les créations d’offices balayèrent aussi les élections en 1723, de 1734 à 1737 et de 1742 à 1747. La seconde raison vient tout simplement des lacunes archivistiques, les mêmes que pour les élections du maire (16 années). Le troisième problème est posé par l’inadéquation de la méthode du maréchal de La Meilleraye (1644-53) à l’étude du respect de la volonté nantaise. Au total, 15 élections annulées ou inutilisées par le pouvoir royal, 10 élections réformées et 16 dossiers perdus. Cela porte à 41 les années impropres à l’analyse, ce qui réduit la base de l’enquête à 150 élections et nominations.

91Sur les résultats connus, le fait le plus notable est évidemment l’absence de crise très profonde entre le roi et la communauté de Nantes. Jamais celui-ci ne choisit d’échevins en dehors de la liste proposée. Deux incidents révèlent bien cette volonté de collaboration. En décembre 1637, Louis XIII destitua tout le bureau municipal mais lui substitua l’ensemble des six candidats désignés par les élections du premier mai 1637. Politiquement la crise est grave, mais Louis XIII sanctionne la municipalité tout en respectant la volonté des électeurs101. En 1740, Louis XV, n’étant pas satisfait de la composition sociologique de la liste uniquement formée de gens de justice très liés au présidial, annula les élections du premier mai, mais sélectionna les échevins dans la nouvelle proposition du 30 juillet qui regroupait 2 négociants, 2 conseillers au présidial, un avocat au parlement et un bourgeois rentier102. Cette rectification est le seul exemple d’un refus d’une liste issue de l’expression des électeurs.

92Quatre solutions s’offraient au roi : le respect entier de la volonté nantaise en nommant les deux premiers de la liste, le respect partiel en ne désignant que le premier ou le deuxième inscrit et l’opposition limitée en délaissant les deux premiers proposés pour choisir parmi les quatre derniers. Le premier et le dernier cas de figure représentant chacun un quart des situations. Le choix du premier proposé en délaissant le second représente presque le tiers des situations et le choix du deuxième proposé en oubliant le premier n’atteint pas le cinquième des exemples étudiés. Ces chiffres dégagent donc l’impression d’une réelle volonté de collaboration de la part du gouvernement royal car dans les trois quarts des cas existèrent quand même des accords partiels.

93Cette volonté de respecter en partie les suffrages nantais a évolué au cours de l’Ancien Régime. Jusqu’en 1670, le pouvoir royal demeura très avare de collaboration entière comme si un renforcement de l’autorité gouvernementale passait par la répétition annuelle de désapprobations partielles de la volonté d’une communauté de ville. Il fallut attendre 1619 pour connaître une première sélection des deux premiers inscrits, 1635 pour une deuxième et 1654 pour une troisième. À partir de 1670, cette pratique se développa beaucoup et se perpétua jusqu’à la fin de la municipalité. Curieusement, c’est donc à partir du règne de Louis XIV que la monarchie se montra plus respectueuse de la volonté des habitants. Pour les désaccords partiels, le roi oublia plus souvent le deuxième inscrit que le premier qui put estimer en moyenne avoir un peu plus d’une chance sur deux d’être retenu par le bon plaisir royal (57 %). Ceci peut encore s’interpréter comme la marque d’un certain respect de l’expression du corps politique. Cette mentalité a eu tendance à s’accentuer avec le temps.

Contrôle royal sur le choix des échevins 1598-1719

La désignation des procureurs du roi-syndics

94De 1598 à 1788 se sont déroulées 47 élections de procureur syndic. Les archives municipales restant silencieuses pour 7 d’entre elles à la suite de destruction de registres ou d’oublis d’inscription du greffier, la base d’analyse comprend 40 désignations. Il convient tout d’abord d’insister sur l’absence de tout incident pendant deux siècles, le roi choisissant toujours le premier employé de la municipalité parmi les trois candidats proposés et n’ayant annulé aucune élection pour vice de forme ou pour affirmer son mécontentement. Sur les 40 nominations, 24 correspondent à un parfait consensus entre le gouvernement et la communauté et 16 marquent une légère divergence de vue, le deuxième de liste étant préféré onze fois et le dernier cinq fois. Dans notre long xvii^e siècle (1598-1720), les discordances sont légèrement plus affirmées puisqu’on relève 14 exemples d’ententes complètes pour 13 bouleversements de l’ordre du suffrage, dont 8 au profit du second et 5 au profit du dernier. La monarchie fut donc moins strictement respectueuse de la volonté nantaise dans le choix des syndics que dans celui des maires puisque le taux d’entente complète dépasse à peine 50 % alors qu’il culmine à 70 % pour le maire.

95L’harmonisation a profité d’un accord assez large sur le principe d’une certaine permanence de l’officier dans l’institution municipale. Les exemples de choix du premier de la liste ont souvent correspondu à des propositions de prolongation. La correspondance entre les vues gouvernementales et les désirs de la communauté n’a toutefois pas toujours été parfaite et les appréciations sur la durée du maintien en charge ont quelquefois divergé. La principale origine des désaccords provient de la volonté du pouvoir royal d’assurer une certaine rotation dans la fonction, alors que les électeurs ont spontanément tendance à maintenir dans leur poste des officiers qui sont perçus comme de bons serviteurs de la municipalité. Sur les 16 cas de désaccord partiel, 9 relèvent de cette interprétation et un seul correspond au type inverse, c’est-à-dire à la prolongation par le roi d’un syndic que la communauté désirait voir partir. Il faut peut-être voir ici la prudence d’un pouvoir central qui cherche à ce que l’homme du roi ne se transforme pas uniquement en défenseur des privilèges et libertés locales en demeurant trop longtemps au service de la ville.

Conclusion

96Les élections nantaises ne constituaient plus au xvii^e siècle que la première étape de la désignation des maire, échevins et syndic puisque le roi avait imposé son contrôle final en 1598. Dans cette sélection de candidats, l’expression du corps politique était canalisée par l’existence de listes d’éligibilité. À Nantes, comme partout ailleurs, triomphait le principe de la vocation de la « sanior pars » à diriger la ville, ce qui impliquait le recours à la cooptation pour garantir la reproduction de l’élite dirigeante. Dans cette séance annuelle du 30 avril, des pressions se faisaient certainement sentir et les vues des hommes du roi ou des grands officiers de justice y pesaient lourdement, mais la procédure légale, toujours respectée, garantissait le pluralisme des propositions. Les nouveaux cooptés ne le devaient qu’à la pluralité des voix.

97Ces listes de notables qui associaient dans des proportions variables des officiers du roi, des professions juridiques et des marchands étaient soumises à une assemblée électorale ouverte en théorie à tous les chefs de famille établis dans la ville, c’est-à-dire environ 9 000 citoyens sous le règne de Louis XIV. La plupart se désintéressaient de cette vie politique locale, considérant que c’était un privilège et un devoir de l’élite sociale, mais une minorité variant autour de 5 % acceptait de se déplacer à l’Hôtel de ville. La très grande variabilité des chiffres de participation suivant les années et selon les postes à pourvoir prouve que les élections restaient très marquées par les liens de personne à personne entretenus dans les réseaux de sociabilité. La réduction de l’élection à la désignation d’individus jugés aptes à gérer d’après leurs qualités personnelles interdisait les débats d’idées et les campagnes électorales avec des projets opposés. Pourtant, ces dernières existaient bien d’une autre manière puisque les notables les plus ambitieux devaient essayer de se composer une clientèle suffisante pour obtenir une place dans la sélection envoyée au gouvernement royal. C’est ce que les contemporains désignaient sous le nom de « brigues et cabales », régulièrement dénoncées par tous les partisans d’une plus grande fermeture de la vie politique, mais signes assez significatifs du dynamisme de cette dernière.

98Les faiblesses de la documentation rendent aléatoires les conclusions sur les équilibres sociologiques de ces assemblées électorales. La majorité numérique semble acquise aux catégories sociales qui forment l’élite économique, politique et culturelle de la ville, l’ensemble des artisans et boutiquiers ne devant guère dépasser le tiers des présents. L’importance numérique de ce corps électoral et sa composition sociologique diversifiée avec la participation des « mécaniques » font de la ville de Nantes un exemple très particulier dans la France d’Ancien Régime où la vie politique locale est souvent beaucoup plus sclérosée. Le maintien d’une tradition, qui oblige l’oligarchie dirigeante à recourir à l’arbitrage du « commun » pour se départager, encore acceptée au xvii^e siècle malgré la crise de 1631, a fini par provoquer un raidissement qui s’est particulièrement manifesté de 1710 à 1720. Dans un esprit d’épuration, l’élite dirigeante a souhaité établir une meilleure correspondance entre la définition de l’assemblée électorale et la base sociologique municipale dans le respect des principes de la société d’ordres qui demeuraient toujours prépondérants dans le discours politique à cette époque. L’échec de cette réforme, pourtant parrainée par l’administration royale en Bretagne, reste difficile à expliquer. Sans doute est-ce lié à l’aspect secondaire de la question à une époque où une fraction de la noblesse bretonne glisse vers l’opposition et aux désordres administratifs de la Polysynodie.