1Si les structures politiques des cités ont perdu de leur importance à l’époque romaine, elles n’ont pas disparu pour autant. Les cités pérégrines1 conservaient leurs magistratures traditionnelles. À Thasos, par exemple, on constate que les magistratures anciennes poursuivent leur exercice et que, si la réalité des charges subit de profondes modifications, les noms, eux, ne varient pas2. La continuité d’une cité dans le domaine « politique » se marque en particulier dans la persistance de listes de magistratures qui font suite aux catalogues des temps classiques. De fait, les inscriptions, mais aussi les auteurs comme Plutarque et Dion, témoignent du libre fonctionnement des institutions locales soumises, il est vrai, à l’action des élites sociales, ce qui conduit à poser le problème du rôle des notables - et du pouvoir romain - dans la sauvegarde des valeurs de l’autonomie locale et à tenir compte du modèle d’organisation politique et sociale que Rome cherche à imposer ou à favoriser.

« Autrefois, il était possible [à vos ancêtres] de déployer leur valeur dans bien des domaines, par l’exercice de l’hégémonie, en se portant au secours des cités injustement agressées, en contractant des alliances, en fondant des cités, en gagnant des guerres ; aujourd’hui, il ne vous est absolument plus possible d’agir ainsi, mais il vous reste, je crois, le privilège d’exercer votre empire sur vous-mêmes, d’administrer votre cité, d’honorer qui le mérite et de témoigner votre satisfaction par une manière d’applaudir différente de celle du vulgaire, de délibérer, de rendre justice, d’offrir des sacrifices aux dieux et de célébrer une fête ; en toutes ces occasions, il vous est possible de vous montrer meilleurs que les autres. »

2Par ces propos qu’il adresse aux Rhodiens, Dion de Pruse3, comme Plutarque4, insiste sur l’idée que « les temps sont autres », en particulier dans le domaine de la vie « politique5 ». Or, l’image que les discours honorifiques des cités nous renvoient du fonctionnement des instances civiques témoigne-t-elle de l’évolution qu’a connue la société et révèle-t-elle une focalisation des cités sur d’autres secteurs de la vie civique, marqués par des connotations agonistiques et culturelles ?

3Dans son compte rendu d’un ouvrage6 qui offre un bon inventaire des services rendus par les notables à leur communauté, tant dans le domaine de la politique extérieure qu’en matière de politique intérieure (dans un cadre chronologique allant du iv^e av. J.-C. au iii^e siècle apr. J.-O), Philippe Gauthier7 marque bien la nécessité de prendre en compte l’évolution historique et fait valoir que l’activité des notables à l’époque impériale n’est pas directement comparable à celle des notables de l’époque hellénistique. Il signale en particulier que l’idée selon laquelle tel notable, du fait de ses relations personnelles avec les puissances de l’heure, tenait entre ses mains le destin de la cité, dont il devenait lui-même le protecteur attitré, vaut seulement pour les périodes de crise, en particulier au i^er siècle av. J.-C8. Il souligne aussi la nécessité de s’interroger sur la valeur et la portée de la documentation (constituée pour une bonne part de décrets honorifiques).

4Or, l’examen de la documentation épigraphique, en particulier les textes qui déroulent la « carrière » des magistrats9, atteste à première vue une permanence du fonctionnement des instances civiques qui étaient celles des cités d’époque classique et hellénistique, si ce n’est que ces magistratures et liturgies sont assumées désormais par une élite locale souvent limitée à quelques représentants de l’aristocratie locale.

5Il faut cependant faire apparaître certaines particularités ou spécificités et noter une fois encore, dans la documentation, une disparité qui ne donne la part belle qu’à un petit nombre de cités, et tout particulièrement à Sparte.

Les décrets des cités et le problème de l’équilibre des pouvoirs

Les données du problème

6Il n’est pas facile, dans un contexte où les membres des Assemblées et des corps de magistrats se limitent à la catégorie des notables, de déterminer le rôle que peuvent assumer la « cité » et le dèmos comme entités politiques10 ; d’autant que, dans les inscriptions, les termes de « polis » et de « dèmos » ne renvoient pas toujours à une communauté politique, mais à une collectivité plus large qui regroupe les sexes, les classes d’âge et les catégories juridiques : « la cité, transformée en collectivité, n’est pas dans ce genre de documents un être actif, mais seulement l’objet de libéralités [...]11 ». De fait, la cité peut n’être présentée comme organisme politique que par sa mention dans la formule de résolution où apparaissent les instances politiques qui ont voté le texte et l’on voit dans la documentation, en ce qui concerne Sparte, Messène ou Olympie, le rôle apparemment décisif joué par des conseils oligarchiques.

7I. Levy12, il y a de cela plus d’un siècle, avait déjà souligné que la haute direction de la cité, en matière proprement politique, était aux mains d’un groupement d’un caractère original : un bureau, composé du secrétaire de la ville et des membres du principal collège des magistrats, quelle que fut la désignation spécifique de ce collège. Dans ce bureau, le secrétaire du peuple jouait un rôle important et semble avoir été un personnage considérable — en général un fonctionnaire unique, associé à des magistrats qui forment un collège (synarchia) et sont désignés d’ordinaire par le titre d’archontes, qui a perdu la valeur d’une appellation spécifique.

8Des études plus récentes13 permettent de corriger le tableau qu’avait brossé I. Levy, mais l’idée d’une perte du caractère démocratique des institutions civiques reste avérée à partir d’une époque qu’on peut situer au plus tard sous le règne d’Auguste, avec l’instauration de Conseils dont les membres étaient nommés à vie et non plus élus ou tirés au sort chaque année. La place centrale occupée par ce Conseil est une donnée assurée de la définition des cités grecques à l’époque impériale14. Mais il reste difficile de déterminer, dans ces régimes à tendance oligarchique, jusqu’à quelle époque et avec quels pouvoirs l’ecclésia continua de se réunir dans les cités.

9La mutation du Conseil en un véritable ordre de notables ne s’est pas faite en tout cas partout au même rythme. En Asie Mineure, ces Conseils devinrent dès le milieu du i^er siècle av. J.-C. de véritables sénats, dont les membres forment un ordre, sous la direction du boularque. H. W. Pleket15 va même jusqu’à évoquer, à l’intérieur des Conseils eux-mêmes, un processus supplémentaire d’oligarchisation qui serait révélateur des manœuvres par lesquelles un groupe encore plus restreint de prôteuontes16, issus de quelques familles de notables, se serait efforcé de monopoliser le pouvoir politique.

10On peut poser à partir de là le problème, dans la pratique politique des citoyens, du rôle joué par les instances collectives de délibération dont l’opinion commune, on le sait, veut qu’il ait été assez formel dès l’époque hellénistique et particulièrement à l’époque impériale, eu égard à la place occupée par ces Conseils de notables dont le fonctionnement révèle la partition du corps civique entre une aristocratie de bouleutes et le reste des simples citoyens, réduit à une masse indifférenciée.

11Dans le cadre de fêtes civiques organisées par de très grands notables, des études fondées sur des exemples de cités d’Asie Mineure (Priène et Pergame notamment, avec, pour cette dernière, le cas de Diodôros Pasparos), ont fait apparaître comme nouveauté le souci d’établir des distinctions sociales et de proposer une image plus hiérarchisée de la communauté civique (en distinguant par exemple les bouleutes, les autres citoyens et les étrangers résidents — ce qui expliquerait l’association de certains grands évergètes aux activités et aux privilèges de la Boulé, à titre honorifique et comme marque de reconnaissance publique).

12Qu’en est-il des cités péloponnésiennes et plus particulièrement de l’image que nous transmettent les discours civiques du fonctionnement des instances politiques ?

13Tenter de déterminer le caractère oligarchique ou démocratique des institutions civiques, à travers une analyse du fonctionnement et des pouvoirs de l’Assemblée, du Conseil ou d’autres instances civiques, c’est en même temps être conduit à examiner de qui est la mémoire politique que façonnent les discours officiels et dans quelle mesure on peut faire apparaître une répartition des responsabilités entre le peuple, composante obligatoire de la cité (les notables, malgré leur prédominance, ne peuvent être la cité à eux seuls ! et l’on a pu noter17 que le pouvoir du peuple était encore bien réel dans les cités grecques au début du ii^e siècle18), les magistrats et le Conseil — ce dernier pouvant jouer un rôle essentiel, dans une optique aristocratique et timocratique, comme équivalent local du Sénat romain, sous des appellations diverses (Boulè, synédrion ou synklétos19). Le conseil dirigeait la vie religieuse officielle de la cité, avait la haute main sur les finances locales, votait les distinctions (statues, position honorifique) et, dans bien des cités, désignait aussi bien les titulaires de charges importantes que les magistrats.

14L’étude des décrets s’avère dans cette optique fondamentale20 : elle permet d’isoler une documentation qui mérite d’être examinée à part, dans la mesure où elle concerne les traces de prises de décision dont le caractère est proprement « politique ».

De la basse époque hellénistique au règne des Sévères : histoire d’un déclin ?

15Les décrets honorifiques pris directement par les cités péloponnésiennes elles-mêmes et leurs instances délibératives21 semblent connaître, au fil du temps, une raréfaction qu’illustre le tableau ci-dessous.

Tableau 4 : Décrets des cités péloponnésiennes

La base époque hellénistique

16C’est à la basse époque hellénistique surtout que l’on voit fonctionner les organes de décision de la cité ; or, si l’on met à part le rôle joué par la tribu d’Amyclées en Laconie, les assemblées de prêtresses à Mantinée, la synodos des technites dionysiaques d’Argos et celle des gérantes à Tégée, on peut souligner que les décrets sont adoptés par deux grands groupes d’instances délibératives :

• le démos et/ou la polis dans plusieurs des cités périèques de Sparte (Cotyrta, Gérénia, Géronthrai et Gythéion) appartenant au koinon des Lacédémoniens qui s’était constitué après 146 av. J.-C. sous l’influence de Rome22 (il s’agit de décrets accordant le statut de proxène et d’évergète aux dédicataires). L’exemple de Gythéion permet de mieux cerner ce qu’étaient les compétences de l’assemblée et certaines spécificités des institutions23, puisque deux des textes issus de cette cité24 semblent témoigner d’un lien entre la réunion du peuple « en grande assemblée » et l’octroi d’honneurs exceptionnels aux dédicataires : dans l’un des documents, Philémon et son fils Théoxénos reçoivent à vie la possession et la gestion du sanctuaire d’Apollon ; dans l’autre, les Cloatii obtiennent, outre les honneurs et privilèges qu’on accorde aux hôtes publics et aux bienfaiteurs de la cité, le droit d’être invité par les éphores en exercice à prendre le premier rang dans tous les concours organisés par la cité. Dans ces mêmes décrets pris par le peuple réuni « en grande assemblée », on notera deux autres particularités : les textes sont exposés dans le sanctuaire d’Apollon et leur publicité est assurée aux frais de la cité et non, comme cela semble être plus souvent le cas, grâce à des fonds privés.
• les archontes (c’est-à-dire les magistrats), les synèdres (c’est-à-dire les membres du Conseil) et le démos, agissant selon des combinaisons variables d’une cité à l’autre en Argolide, Messénie et Arcadie, à quoi s’ajoute le cas particulier d’un décret pris par les synèdres d’Olympie, dans le cas d’un arbitrage territorial entre Messène et Sparte : archontes + synèdres + démos à Épidaure ; archontes + synèdres à Argos25, Épidaure et Orchomène ; démos + synèdres à Argos, Épidaure, Ègine, Messène et Mégalépolis ; archontes et démos à Thouria ; synarchia et gérantes à Calamai ; synèdres à Olympie.

17L’existence d’un collège de synèdres qui agissait de concert avec les magistrats, mais détenait en fait l’essentiel des pouvoirs constitue bien à cette époque une nouveauté dans les institutions politiques des cités : elle témoigne de la place qu’occupe désormais dans les cités un conseil restreint d’allure oligarchique, renouvelé périodiquement, et qui se superposait à la Boulè, voire prenait sa place pour les prises de décision. P. Fröhlich, dans une étude sur « Les institutions des cités de Messénie à la basse époque hellénistique26 », centrée sur la question de la reddition de comptes des magistrats, souligne, dans le cas de Messene au i^er siècle av. J.-C, ce rôle prépondérant joué par le synédrion et son secrétaire. Pour illustrer la place centrale que tiennent le Conseil et son secrétaire à cette époque dans la vie des cités de Messénie, il cite le règlement des Mystères d’Andanie où l’on voit que ce sont les synèdres qui décident de l’affectation des revenus de la cité et qui sont chargés des compléments à apporter au règlement et ajoute l’exemple d’un décret de souscription datant du règne d’Auguste27 qui honore le secrétaire des synèdres.

18La mention fréquente du démos associé aux prises de décision dans les cités d’Argolide, Messénie et Arcadie citées ci-dessus, est peut-être à interpréter comme l’indice de l’existence d’un contrepoids à l’importance des instances civiques de type oligarchique28.

19Mais surtout, en essayant de combiner mémoire politique et géographie des cités, on aboutit à constater que seuls, quelques grands ensembles ont gardé le souvenir pour l’époque tardo-hellénistique d’un fonctionnement politique où se conjuguent des influences de type à la fois oligarchique et démocratique : on peut distinguer en effet, outre un groupe de cités périèques de la côte méridionale de Laconie, une sorte d’axe qui, d’Orchomène à Égine, en passant par Argos et Épidaure, donne leur spécificité à des cités d’Arcadie orientale et d’Argolide, mais aussi à Messene et à sa région, jusqu’à la frontière avec l’Arcadie, du côté de Mégalépolis. Il s’agit donc très nettement des parties méridionale et orientale du péloponnèse qui sont concernées, avec les pôles que semblent représenter Argos et Épidaure à l’Est, les cités périéques au Sud de la Péninsule. L’analyse de l’expression de la mémoire civique, en même temps qu’elle permet de mieux cerner dans ces cités, dans une certaine mesure, les interactions dans le domaine politique entre les élites et la communauté, fait donc apparaître aussi une géographie politique qui témoigne d’un déséquilibre entre deux grandes moitiés du Péloponnèse.

D’Auguste aux Flaviens

20Durant la période qui va d’Auguste aux Flaviens, l’exemple de deux textes de Corinthe en latin témoigne du fonctionnement commun de trois formes d’autorité dans l’élaboration de dédicaces honorifiques : celles de la colonie et de l’empereur, mais aussi celle de la cité dont le Conseil émet un décret. Si l’on excepte les débris d’un texte relatif à l’organisation du culte impérial à Gythéion, on peut souligner dans le reste de la documentation le rôle joué par des groupements à caractère religieux — les prêtres d’Asclépios et ceux de Zeus Épidotès à Mantinée, le collège d’Oupésia à Messène29 —, mais surtout la mention relativement fréquente du dèmos, évoqué seul à Messène et dans un décret de consolation des Lacédémoniens, associé au Conseil dans un décret de proxénie de Méthana, aux synèdres et aux Romains « négociants » à Mégalépolis, aux éphores et à la « cité » à Cardamylé. Ce dernier cas permet d’ailleurs de poser le problème de la définition de la notion de « cité » qui n’apparaît en tant que telle explicitement que dans une inscription honorifique de Lycosoura (un autre texte arcadien, à Mantinée30, est défini comme « décret des Antigonéens », puisque Mantinée, comme l’on sait, gardera sa dénomination d’Antigonéia jusqu’à l’époque d’Hadrien).

21Parmi les cités dont les décrets honorifiques évoquaient la place des synèdres à la basse époque hellénistique, on ne trouve plus mentionnées que Mégalépolis et Messène, ce qui semble confirmer l’impression que l’Arcadie et la Messénie - ou du moins la région comprise à peu près entre le mont Ithome et les sources de l’Alphée et plus largement, on le verra, un ensemble de cités qui délimitent la bordure orientale de l’Arcadie - occupent durant cette période une place particulière dans la mémoire politique péloponné-sienne. La raréfaction des mentions des synèdres se retrouve d’ailleurs dans les dédicaces honorifiques et les listes de magistrats31. On peut isoler à ce sujet deux particularités :

• la mention répétée, dans des textes datés du règne d’Auguste32, des « négociants » romains installés à Mantinée et Mégalépolis, un phénomène qu’il faut peut-être mettre au compte d’une spécificité arcadienne, dans le cadre de la question de l’identité politique des cités et de leurs rapports avec le pouvoir romain ;
• l’existence à Messène d’une institution spécifique, le collège d’Oupésia, qui semble pouvoir être défini comme une gérousia, à en juger par la formule qui accompagne une dédicace datée du ii^e siècle, approuvée par « décret de la gérousia » (ΨГ33) et surtout par le témoignage de trois autres dédicaces, retrouvées dans le « sanctuaire K » de Messène ou à proximité, datées des II^e-iii^e siècles34, et adressées par « les gérontes sacrés d’Oupésia » à des prêtresses d’Artémis Orthia, ce qui permet aussi de suggérer, comme le faisait L. Robert35, qu’on a affaire à une association à finalité religieuse, qui s’occupait du culte d’Artémis Oupis (épithète thrace de la déesse qui aurait donné son nom à l’association cultuelle elle-même36) : il ne s’agit donc pas d’une gérousia civique, comme le Conseil de Sparte, mais d’une gérousia cultuelle - comme celle d’Éphèse, chargée, à l’époque romaine, d’administrer le culte d’Artémis, puis le culte impérial37, ou comme celle d’Asclépios Sôter à Hyettos, attestée seulement au iii^e siècle38. Le décret qui émane directement du collège d’Oupésia39, daté de 42, et qui permet de fixer le nombre des gérontes à 76, a été adopté en l’honneur d’un personnage connu précisément comme secrétaire des synèdres dans un texte messénien du tout début du i^er siècle : il faut peut-être voir là l’indice d’un lien entre le fonctionnement du synédrion messénien et celui du collège d’Oupésia à cette époque.

22L’ensemble des décrets conservés qui composent notre documentation pour cette période dessine une nouvelle géographie politique, marquée par la permanence du rôle joué par Mantinée, Messène et de certaines cités du sud-ouest du Péloponnèse, mais aussi par un effacement presque total de l’Argolide : l’expression de la mémoire politique, envisagée sous l’angle des prises de décision que constituent les décrets, semble avoir été confisquée au profit de quelques régions - la Messénie et l’Arcadie orientale essentiellement - favorisées par le pouvoir romain, tandis que le fonctionnement même des instances civiques traduirait une imbrication plus étroite du politique et du religieux.

Des Flaviens aux Sévères

23Le pouvoir de décision des synèdres n’est mentionné que rarement à l’époque des Flaviens et des Antonins, en association avec les archontes à Trézène ou avec le démos à Élis et vraisemblablement à Mégalépolis ; un décret de Sparte fait valoir le rôle des gérontes dans l’organisation des Léonideia à l’époque de Trajan.

24À cette époque, la documentation semble garder surtout le souvenir de la place occupée par les Éléens et le Conseil d’Olympie. Les liens entre le sanctuaire d’Olympie - qui n’était pas une ville, mais possédait des bâtiments publics, comme le bouleutérion et le prytanéion — et l’État éléen se traduisent par un dédoublement des fonctions sur le plan politique et cultuel illustré en particulier par le témoignage de Pausanias40.

25La Boulè d’Olympie, mentionnée régulièrement dans notre documentation41, se réunissait dans le bouleutérion, où se déroulaient des discours improvisés et des déclamations de toutes sortes42. H. Taeuber43 souligne le rôle de la cité des Éléens dans la consécration de statues honorifiques à l’époque hellénistique et jusqu’au règne d’Hadrien environ44. Il ajoute que la Boulè d’Olympie, rarement mentionnée dans la documentation avant l’époque d’Hadrien45, se joint cependant ensuite à la cité des Éléens dans ce rôle et, de façon sporadique, décide elle-même de l’érection de statues honorifiques46. Il n’y aurait en tout que cinq mentions du démos éléen dans ce contexte47 dont l’une, datant vraisemblablement du règne de Trajan48, associe le démos au synédrïon, c’est-à-dire au Conseil de la cité.

26Si l’on met à part, à l’époque des premiers Antonins, deux décrets émanant directement, l’un des archontes et de « l’ensemble du peuple des Éléens49 », l’autre de la Boulè d’Olympie, les textes révèlent le rôle d’approbation50 que jouent le Conseil des Éléens comme celui d’Olympie pour des dédicaces privées ou publiques, émanant dans ce dernier cas de cités (Messène51) ou plus souvent du koinon des Achéens52. À partir du iii^e siècle, ce rôle est souligné par la mention de l’abréviation ΨB (pséphismati boulès) gravée sur la pierre53. La documentation, en majorité originaire du sanctuaire d’Olympie, semble révéler ici une volonté de préserver le souvenir de la dimension panhellénique dans laquelle l’action « politique » des cités pouvait trouver à s’inscrire : c’est ce dont témoigne clairement en tout cas le texte d’une dédicace du koinon des Achéens, approuvée par décret de la Boulè des Éléens54, où l’on souligne qu’il y a consécration de « tous les Grecs ».

27Paradoxalement, il semble donc que ce soit en liaison avec la vie politique plus qu’avec la vie agonistique que les cités du Péloponnèse accordent dans leur mémoire une place au sanctuaire d’Olympie. Dans un article qui aboutit à présenter les Olympia qui se créent localement dans l’Orient grec à l’époque impériale et témoignent du prestige dont bénéficiaient les concours d’Olympie durant cette période, A. Farrington55 souligne que les mentions de victoires olympiques à la basse époque hellénistique et à l’époque impériale concernent beaucoup plus des cités d’Asie Mineure que les cités mêmes du Péloponnèse, à la différence de ce qui se passait entre le v^e et le iii^e siècle av. J.-C56. Et, dans la documentation péloponnésienne conservée, force est de noter la prépondérance des inscriptions éléennes : tout se passe à cet égard comme si la référence aux victoires olympiques était devenue surtout une composante de l’identité éléenne, les autres cités préférant en général des espaces civiques locaux comme lieux de mémoire.

28C’est d’ailleurs dans ce rôle d’approbation de dédicaces privées ou publiques, et sous une forme abrégée (essentiellement « ΨB »57) qu’est évoqué le « Conseil des cités » - avec le cas particulier de la lettre qu’adressent à la cité d’Aigai « le peuple, la Boulé et les synèdres d’Argos », dans le cadre du renouvellement de la parenté entre les deux villes organisé par le rhéteur P. Anteius Antiochos à la fin du ii^e siècle58, indice peut-être au moins à cette époque de l’existence de la Boulè et des synèdres comme instances séparées59. Ces formules conservent la trace d’une autorisation officielle donnée sous la forme d’un décret dont le texte devait préciser la nature et l’emplacement de monuments honorifiques qui devenaient propriété de la cité60. La réutilisation de tel ou tel de ces « monuments », notamment les bases de statues à la fin du iii^e siècle et au début du Iv^e siècle témoigne d’une coupure chronologique et d’une altération sous cette forme de la mémoire des cités, dans le contexte des invasions barbares qui déterminent une crise historique.

29Dans notre documentation, l’expression sous cette forme du rôle joué par le Conseil de la cité se rencontre très largement en Corinthie-Argolide61 où les occurrences - à en juger du moins dans un ensemble où la datation de plusieurs textes reste incertaine — s’inscrivent surtout dans le contexte des époques flavienne et antonine, une période où se situent également les quelques dédicaces qui attestent l’usage de cette formule ailleurs dans le Péloponnèse : en Laconie (Sparte, Gythéion et le cap Ténare d’où proviennent une série de textes datés de l’« époque impériale »62) et en Arcadie (Mégalépolis, Mantinée et Tégée63).

30Les textes datés du iii^e siècle concernent l’Isthme, Nauplie et Hermioné. Dans cet ensemble, c’est à Hermioné64 et à Corinthe que la formule est le plus souvent utilisée, avec, au iii^e siècle, l’exemple d’une dédicace de Trézène 65 en l’honneur d’un philosophe, accompagnée de la formule « ΨB, δ », où le souvenir sous cette forme d’une approbation donnée aussi par le dèmos est à rapprocher de l’abréviation « ΨBKΔ » qui accompagne une dédicace de Tégée de la même époque66, en l’honneur du stratège et grand-prêtre à vie du koinon des Achéens. La spécificité à cet égard du règne des Sévères est illustrée en outre dans le cas d’Olympie où la formule « ΨB » n’est attestée qu’à cette époque67.

31Ce type d’abréviations souligne, dans l’expression de la mémoire civique aux II^e et iii^e siècles, l’emprise exercée par l’organe restreint que représente le Conseil dont le rôle « politique » peut trouver ainsi à s’affirmer68 pour cautionner des dédicaces honorifiques qui relèvent autant de la sphère privée que de la sphère publique. Du point de vue des spécificités régionales, on relèvera l’importance, dans le recours à ce type de formules comme expression d’une certaine forme d’autorité politique, à la fois de la région éléenne, avec le rôle joué par les Conseils d’Élis et d’Olympie, et de la péninsule argolique qui, dans cet usage, éclipsent les autres cités péloponésiennes aux ii^e et iii^e siècles.

32Si elle n’est pas due au hasard des trouvailles archéologiques, on ne manquera pas de signaler l’absence de tout décret à l’époque des Sévères mais il faut compléter cette analyse par l’examen de la place qu’occupent ces mêmes instances civiques et le pouvoir romain lui-même dans les inscriptions honorifiques qui ne sont pas des décrets et ne bénéficient pas non plus d’une approbation explicite par décret de la cité.

Le fonctionnement des institutions civiques

33Dans les cités, s’agissant des instances « politiques », on peut tenter de répondre, dans la perspective qui est la mienne, à deux questions fondamentales :

• « de quoi y a-t-il souvenir ? » : c’est-à-dire de quels types de fonctions (liturgies et magistratures), de quelles institutions civiques est-il fait mention ? — en laissant de côté ici les fonctions qui ont un rapport direct avec le culte de divinités et de héros (elles seront prises en compte dans la dernière partie), mais en incluant le témoignage des listes de magistrats et particulièrement celui des « cursus honorum », tous datés de l’époque antonine69, ainsi que celui des dédicaces aux empereurs et aux membres de leurs familles, où il peut être fait référence à des magistrats en fonction au moment de la dédicace — ce qui constitue une manière d’insérer dans un contexte « politique » civique cette forme d’allégeance au pouvoir politique romain ;
• « de qui est la mémoire ? » : pour répondre à la question, je laisse de côté ici les textes — il s’agit du plus grand nombre — qui émanent de « la cité » en général (polis, accompagnée ou non de l’ethnique) et je ne reprends pas ce que j’ai dit ci-dessus de l’origine des décrets, mais je retiens ceux qui témoignent du fonctionnement d’instances particulières au sein de la cité et ceux qui concernent des regroupements de cités, afin de dégager des spécificités.

Magistratures et liturgies : vue d’ensemble

Tableau 5 : Magistratures et liturgies

34Note 7070

35Note 7171

36Note 7272

37Note 7373

38Note 7474

39Note 7575

40Note 7676

41Note 7777

42Note 7878

43Note 7979

44Note 8080

45Plusieurs des fonctions mentionnées ci-dessus apparaissent dans des textes qui ont la forme de listes et de catalogues.

46Note 8181

47Note 8282

48Il en va ainsi de dédicaces de Thalamai à Damoia, datées de la première moitié du ii^e siècle83, ou de listes du i^er siècle av. J.-C. à Sparte, en rapport avec le culte des Dioscures84, où voisinent les fonctions politiques et religieuses (bidéos, géronte, éphore, nomophylax, gynéconome, héraut, devin, purificateur, secrétaire), les noms de métier (par exemple : aulète, cithariste, didascalos, architecte, sculpteur, doreur, lecteur, serviteur, fournisseur de vivres, teinturier, boulanger, bouquetière, mageiros), les titres agonistiques (vainqueur aux Carneia), ou encore, également à Sparte, de catalogues de Tainarioi d’époque augustéenne85. De telles listes révèlent du moins comment le domaine de la vie religieuse sert de cadre au fonctionnement des institutions de la cité et, du même coup, à la construction d’une mémoire « politique ».

49On peut mentionner aussi les listes de fonctionnaires religieux à Olympie (i^er siècle av. J.-C.-iii^e siècle apr. J.-C.86), où l’on notera que l’accès à ces fonctions semble avoir été réservé aux seuls Eléens et souvent aux membres de quelques grandes familles, sans qu’on ait cherché à éviter le cumul des fonctions.

50Des hiérothytes87 sont connus par des inscriptions agonistiques de Messène et des cursus honorum de Sparte des i^er et ii^e siècles. À Messène, les hiérothytes prenaient leurs repas avec les agonothètes dans le hiérothysion, un bâtiment dont l’essentiel semble dater du i^er siècle av. J.-C. et qui, d’après Pausanias, renfermait les statues de tous les dieux que les Grecs vénéraient, ainsi qu’une statue en bronze du héros fondateur, Épaminondas, et des trépieds anciens88.

51Un ensemble de « cursus honorum » à Sparte au ii^e siècle89 constitue un corpus plus original : on y retrouve les fonctions mentionnées dans le tableau ci-dessus (ambassadeur, agoranome, bidéos, bouagos, chréophylax et chréono-mos90, diabètes, éphore, épimélète, géronte, grammatophylax, gymnasiarque, hipparque, nomopbylax, patronome, secrétaire du Conseil, synthytès, syndikos, trésorier, seitônès), mais certains de ces textes mentionnent des charges spécifiques qui n’apparaissent pas dans les dédicaces honorifiques proprement dites : elles relèvent du domaine de la vie agonistique (proclamateur des Eurycleia, chorège) et judiciaire (dikastagôgos91, xénocritès92, « Juge pour Cythère93 »). Il faut ajouter un « administrateur des affaires d’Euryclès94 » et la fonction de gynéconome95. Dans cette même documentation spartiate du ii^e siècle, plusieurs textes96 font référence à la charge d’« épimélète de la cité ». Le titre renvoie à une institution athénienne dont la première occurrence apparaît dans un texte de Diodore relatif au traité conclu en 317 av. J.-C. entre Athènes et Cassandre97, mais qui est attesté surtout par la documentation épigraphique du Haut-Empire98 dont l’examen conduit J. H. Oliver à souligner l’importance dans la vie civique de cette fonction qui pouvait être détenue à vie et exercée conjointement avec d’autres charges (épimélète de Délos, prêtrises, stratège des hoplites). A Athènes, l’épimélète était lui-même un Athénien, avec la citoyenneté romaine dans la plupart des cas et appartenait à l’aristocratie locale. Oliver considère que l’épimélète devait contribuer à assurer la protection des biens publics et sacrés de la cité, notamment face aux empiétements possibles de personnages puissants, sous les règnes de Claude, Néron et des Flaviens, c’est-à-dire avant l’institution des correctores. Aucun épimélète de la ville n’est attesté après la réforme due à Hadrien de la constitution athénienne. Dans quatre des textes Spartiates99 tous de l’époque d’Hadrien, figure le titre d’« épimélète de Coronée » : la ville messénienne de Coronée était alors dans la dépendance de Sparte, qui l’administrait par un épimélète envoyé chaque année, comme elle le faisait à la même époque pour Kaudos, une île méridionale située en face de la Crète100. C’est dans ce contexte aussi qu’il paraît possible de situer la « protection » exprimée par le titre de prostatès poléôs qui apparaît dans deux dédicaces de Méthoné et de Sparte, datées des ii^e-iii^e siècles101.

52Dans notre documentation, les épimélètes à la basse époque hellénistique sont les personnages chargés de la mise en place des honneurs conférés aux dédicataires et dans un cas (à Sparte), sont responsables de l’accueil des Romains. C’est aussi le rôle qu’ils assument à Lycosoura au i^er siècle, dans un texte où l’on précise qu’ils doivent s’occuper d’archiver le décret. De façon générale, l’existence de cette fonction paraît bien illustrer le phénomène qui se développe surtout à partir de la basse époque hellénistique, d’une « liturgisation » des magistratures, entraînant une dissociation, de plus en plus souvent, entre le titre du magistrat (essentiellement pour les gymnasiarques et agonothètes), qui peut être accordé à un enfant102 ou à une femme, et ses responsabilités, assumées par un épimélète, ou un hypogymnasiarque103.

53Des listes d’éphèbes, qui gardent le souvenir des magistrats et du personnel chargé d’encadrer les éphèbes, sont riches parfois d’enseignement sur la variété des fonctions dont elles attestent l’existence, dans le cadre de la vie du gymnase et du renouveau de l’éphébie dans les cités grecques d’époque romaine. Un catalogue de Tégée, daté du milieu du ii^e siècle, est à cet égard révélateur : la liste des éphèbes est encadrée par la mention de deux groupes de personnages : les magistrats principaux (gymnasiarque, hypogymnasiarque et archéphèbe) d’une part, le groupe des autres personnes chargées d’encadrer les éphèbes d’autre part (responsable de l’huile, secrétaire, médecin, barbier, pédotribe, porteur de palme et une personne chargée d’alimenter le foyer). Dans certains catalogues messéniens104, où les éphèbes sont répartis en fonction des cinq tribus traditionnelles de la cité, apparaît l’expression hoi apo tan poleôn : elle désigne une catégorie qui regroupe 5 éphèbes dont trois, dans le texte SEG, 47, 388, portent des noms romains, preuve, peut-être, que des éphèbes originaires de cités membres de la Confédération messénienne à l’époque d’Auguste105 pouvaient accomplir leur entraînement éphébique au gymnase de Messène.

54Que conclure sur l’apport de ces textes énumératifs ? Si de tels catalogues, à travers le souvenir des charges et des fonctions qu’ils énumèrent, témoignent de la vitalité que connaissent les grands secteurs de la vie civique, ils n’en révèlent pas moins que l’effort de mémoire qu’ils reflètent ne concerne finalement qu’un nombre restreint de cités péloponnésiennes : Sparte et Messène, Élis avec le sanctuaire d’Olympie, Tégée.

55Dans les colonies romaines, à Corinthe et Patras, rares sont les textes qui conservent en grec le souvenir de fonctions civiques : les mentions de charges jugées honorifiques relèvent principalement des autorités romaines et ne laissent que sporadiquement apparaître la « cité » elle-même dont les composantes politiques traduisent surtout les réalités romaines. La fonction d’eisagôgeus, par exemple, est évoquée plusieurs fois, mais dans des textes en latin106 et essentiellement en rapport avec les concours associés directement à l’empereur107.

56Les textes qui font exception en se présentant comme l’expression d’une mémoire grecque concernent des personnages célébrés à l’époque d’Hadrien ou Antonin comme agonothètes - une fonction souvent citée par ailleurs dans la documentation latine108, puisque, compte tenu de l’importance des concours de l’Isthme, elle constituait le sommet de la carrière et était donc, comme apparemment aussi à Patras, placée au-dessus du duumvirat. De telles limites frappent-elles aussi l’expression de la mémoire institutionnelle dans les inscriptions honorifiques ? C’est ce qu’il convient d’examiner à présent, en recentrant la réflexion sur ces discours officiels des cités et en s’interrogeant, à l’intérieur des grands secteurs de la vie civique, sur l’existence d’éventuelles spécificités.

57En ce qui concerne la vie agonistique, notre documentation illustre l’importance qui était accordée aux fonctions d’agonothètes (l’agonothésie était considérée comme un honneur et souvent placée au sommet de la carrière locale) et à celles qui étaient liées à l’agonothésie, en particulier dans les cités qui étaient responsables de l’organisation d’un concours panhelléni-que109, d’où, dans notre documentation, la prépondérance de l’Isthme et de l’Argolide avec l’évocation récurrente, depuis la basse époque hellénistique jusqu’aux Antonins, des Héraia et des Néméa, des Sébasteia et des Néméa, mais aussi des concours d’Épidaure (Dionysia à la basse époque hellénistique et sous le principat d’Auguste, Apolloneia + Asclapieia + Kaisareia d’Auguste aux Flaviens, Asclapeia sous les Antonins).

58À partir de l’époque d’Auguste, l’agonothésie des concours d’Epidaure, exercée à plusieurs reprises au i^er siècle par la grande famille locale des Statilii, est rappelée dans plusieurs dédicaces honorifiques : elles concernent respectivement Lamprias, fils de Lamprias, son fils Timocratès, ainsi que T. Statilius Lamprias Memmianus, agonothètes des trois concours (Apollonieia, Asclapieia, Kaisareia110).

59Il est intéressant de faire ressortir cependant quelques particularités : dans des textes s’échelonnant du i^er au iii^e siècle, tous accompagnés de la formule « ΨB », un lien est clairement établi entre l’agonothésie et le comportement civique méritant du dédicataire, évoqué de façon générale et souvent sans que les concours concernés soient précisés. L’Isthme et l’Argolide tiennent dans ce petit dossier une place importante, notamment à la fin du II^e et au début du iii^e siècle, sous forme de dédicaces en l’honneur d’agonothètes de Cléonées, Nauplie et Hermioné, mais on peut y souligner aussi la présence de Sparte et de Mégalépolis.

60Lorsque le concours est précisé, on notera d’une part la fréquence des textes où les fonctions d’agonothètes sont exercées dans le cadre du culte impérial, sous forme de Kaisareia, avec le cas particulier d’Antinoéia célébrées à Argos et à Mantinée111 et, d’autre part, l’ancrage local de quelques concours (Mégala Eurycleia, Mégala Ourania, Dioscoureia, Léonideia) dont des textes de Sparte et de Gythéion gardent la mémoire, sous forme de dédicaces honorifiques qui semblent témoigner, particulièrement à la fin du ii^e siècle et au début du iii^e siècle, d’un souci de faire valoir le lien entre les fonctions d’agonothète et l’exercice de prêtrises de cultes locaux.

61L’importance accordée au gymnasiarque n’est pas surprenante, dans la mesure où ce personnage, comme l’on sait, gère l’institution qui reste peut-être la raison d’être principale de la cité à l’époque romaine. Or, la documentation péloponnésienne nous fournit l’un des premiers exemples, pour la basse époque hellénistique, de magistratures assumées par des enfants : il s’agit de deux dédicaces d’Epidaure du dernier quart du i^er siècle av. J.-C.112, qui associent un citoyen, prêtre d’Auguste, agonothète des premières Apollonia et Asclépiéia et son fils, âgé de quatre ans, gymnasiarque et agoranome de la panégyrie des Asclépiéia. On notera d’ailleurs qu’à Sparte, le premier gymnasiarque n’est attesté que sous les Flaviens113 et que c’est à la même époque que fut établie la fonction de bouagos.

62Un titre particulier, celui de néanischarchès, est attesté pour désigner le responsable du gymnase des jeunes gens dans une dédicace honorifique éléenne de l’époque flavienne ou antonine. On sait que l’un des gymnases de la cité d’Élis était réservé aux éphèbes pendant le temps d’entraînement des athlètes, durant lequel les jeunes gens poursuivaient leur formation. A Élis, les jeunes gens portaient le nom de Scythai114.

63La principale fonction de gestion économique de la cité reposait sur l’agoranomie dans les cités grecques (et sur l’édilité dans les colonies romaines), où elle était la plupart du temps considérée comme une liturgie et, de fait, à la charge financière du notable désigné115. Dans la Sparte romaine, la fonction n’est attestée qu’à partir du règne d’Auguste mais l’on voit bien par exemple le rôle prépondérant que devait jouer l’agoranome, à côté des éphores, dans l’organisation des Kaisareia et des Eurycleia institués par la cité de Gythéion au début du i^er siècle 116.

64Le sitônès117 et l’agoranome ont un rôle qui peut s’avérer déterminant pour les cités dans les périodes de pénuries alimentaires : en commémorant l’activité déployée par les notables lors de périodes difficiles, la cité garde en même temps souvenir de son histoire — et pas seulement dans le contexte des troubles qui affectèrent les cités à la basse époque hellénistique, comme en témoignent plusieurs inscriptions qui renvoient aux difficultés qu’ont pu connaître les cités à des époques plus tardives. C’est ainsi que l’on peut mettre en regard par exemple un décret d’Épidaure en l’honneur d’Euanthès, daté du i^er siècle av. J.-C, où la cité rappelle que le dédicataire assuma la charge d’agoranome à l’époque où M. Antonius était en guerre contre les pirates crétois118, et un texte du iii^e siècle, où la cité d’Élis et la Boulé d’Olympie font l’éloge d’un personnage qui a assumé les fonctions d’agoranome « dans une situation de pénurie119 ». De la même façon, aussi bien à la basse époque hellénistique à Argos120 qu’à Sparte au ii^e siècle121, la référence à des « circonstances pressantes » sert à rappeler le souvenir de ces moments critiques qu’ont pu connaître les cités.

65La fonction de décaprote, qui apparaît sous le règne de Trajan, est à mettre en relation avec la levée des impôts dus à Rome, assumée par les notables les plus fortunés dans les cités, au nombre de dix, comme l’étaient les decemviri. La fonction, attestée ailleurs dans le monde grec, en particulier en Asie Mineure, n’apparaît dans la documentation péloponnésienne qu’à Tégée et Messène, dans des textes de la fin du II^e et du début du iii^e siècles en l’honneur de personnages dont deux ont exercé aussi la charge de grand-prêtre du culte impérial. Le qualificatif d’axioneikos, attribué à l’un d’entre eux par la cité de Messène souligne la connotation agonistique qui s’attache aux fonctions politiques et économiques qu’assument les élites locales.

66Les richesses, notamment foncières, des notables ne sont guère évoquées directement et ne transparaissent qu’à travers les munificences pour lesquelles on les loue ; les conduites de dépense sont interprétées en termes d’éthique. Les dédicaces et décrets honorifiques, en effet, ont l’avantage de faire apparaître le lien, dans la mémoire civique, entre l’exercice des différentes charges et les conduites de dépenses122, surtout lorsqu’elles sont spontanées, comme c’est le cas pour les évergésies, ce qui permet de rattacher les responsabilités « politiques » assumées par les magistrats à la fois aux traditions civiques et à la mentalité aristocratique.

67Plusieurs des fonctions qui ont place dans la mémoire « politique » des cités ont trait au rôle que pouvaient jouer les notables dans le cadre de structures fédérales dont certaines, comme le koinon des Achéens123, ont pris une importance croissante dans la vie de la province : c’est le cas des stratèges, secrétaires ou grand-prêtres du culte impérial et, après la création du Panhellénion, de l’archonte des Panhellènes. En ce qui concerne le koinon des Achéens, et l’influence qu’y exercent les notables des cités, les discours honorifiques font apparaître une évolution entre le i^er siècle, où le koinon paraît dominé par les notables d’Argos et d’Épidaure, et les II^e et iii^e siècles, où ce sont les Messéniens qui occupent une place essentielle.

68Dans le domaine de la vie politique, on notera par ailleurs la place particulière qui est accordée durant toute la période aux fonctions d’ambassadeurs, surtout dans la mémoire de cités d’Argolide et de Laconie. Dans ses « Préceptes politiques » (805 A), Plutarque en témoigne à sa manière en notant qu’« aujourd’hui que les affaires des cités n’offrent plus de guerres à diriger, de tyrannies à abattre, de grandes alliances à conclure », l’une des façons de faire carrière politique reste de participer à des ambassades124 auprès de l’empereur.

69Quelques exemples concernent, à la basse époque hellénistique, des personnages envoyés comme ambassadeurs à Rome pour une demande de philia kai symmachia : il s’agit d’une dédicace de Trézène qui évoque en même temps la question de la paix avec les habitants d’Hermioné125 et d’un décret honorifique des synèdres et du Peuple d’Épidaure126, dont les considérants soulignent le zèle, le soin et la constance dont a fait preuve le dédicataire. Une ambassade des Messéniens envoyée à Rome auprès de Tibère pour dire l’affliction de la cité à la mort d’Auguste et célébrer l’avènement du nouvel empereur est évoquée dans un fragment de décret127.

70La plupart des textes concernant des ambassades s’inscrivent cependant dans le cadre du ii^e siècle, particulièrement sous le règne d’Hadrien, et font ressortir, dans ce contexte des missions diplomatiques dont les cités entendent garder le souvenir, le rôle exercé par des familles ayant acquis la citoyenneté romaine (les Statilii à Argos, les C. Iulii à Sparte), mais aussi par des personnages dont les noms sont grecs (c’est le cas dans deux cursus Spartiates de l’époque d’Hadrien) — à quoi il faut ajouter un décret du synédrion panachéen en l’honneur de T. Statilius Timocratès et une dédicace du koinon des Achéens pour un membre de la famille des M. Antonii.

71La documentation garde en particulier le souvenir de plusieurs personnages, à Sparte128 et à Épidaure129 qui assumèrent les fonctions d’ambassadeur « à titre bénévole130 » ou « dans l’intérêt de leur patrie » : au texte d’Epidaure déjà cité, il faut ajouter une dédicace argienne en l’honneur de T. Statilius Timocratès Memmianus131, agonothète, helladarque à la fois du koinon des Achéens et des Amphictyons (à Delphes), Panhellène, qui souligne que le dédicataire a été ambassadeur auprès du sénat de Rome et auprès des royaumes « dans l’intérêt de sa patrie et des Grecs ».

72La mention, dans un cursus honorum132, d’un ambassadeur envoyé à Rome auprès d’Antonin, au sujet des affaires concernant les Éleuthérolaconiens et ayant réussi dans cette mission133 et l’allusion, dans le même texte, à un envoyé de la synarchia, qui fut ambassadeur à Tarente et honoré des mégistai timai, contribuent à éclairer quelque peu les relations que les communautés de cités pouvaient entretenir avec le pouvoir romain. Ces missions, par les dépenses et les risques qu’elles impliquaient, constituaient un aspect de l’évergétisme civique dont l’importance ne fit que croître, d’autant que depuis la conquête romaine, et surtout depuis l’établissement de la « paix romaine », ce ne sont plus les stratèges, mais les personnages capables de se faire les intermédiaires entre les cités et les autorités romaines qui apparaissent susceptibles de jouer un rôle en matière de politique extérieure134.

73On a déjà dit l’importance du cadre religieux dans lequel, souvent, la mémoire institutionnelle trouve à s’exprimer. On pourrait de fait, à partir du tableau ci-dessus (tableau 5), regrouper ce qui concerne les prêtrises, y compris celles du culte impérial : les prêtres sont aussi des évergètes, dont l’action allie générosité et piété et qui, en vertu de leur position sociale dominante, représentent les citoyens et leurs dieux. Garants de l’ordre religieux, les prêtres publics le sont aussi de la construction politique de la cité, tout autant que les magistrats, dont certaines fonctions appelaient d’ailleurs l’exécution de tâches sacerdotales — comme l’illustre par exemple telle remarque de Pausanias135 sur le rôle que jouent les magistrats de la cité d’Hermioné en Argolide lors des rites accomplis en l’honneur de Déméter Chthonia.

74Il n’en est pas moins possible de signaler quelques spécificités que fait apparaître la documentation136 : ainsi la fonction d’agrétas (« chef » du collège d’Oupésia), pour laquelle G. Iulius Epaphroditos, le dédicataire d’une dédicace du ii^e siècle, avait dépassé le montant de la summa honoraria en versant dix deniers au lieu de neuf à chaque géronte et donné un banquet pour la cité toute entière, ou encore l’exemple d’un décret des prêtres d’Asclépios à Mantinée en l’honneur de Iulia Eudia qui nous apprend que le soin de veiller à l’exécution des décisions prises par ce collège en l’honneur de celle qui fut sa bienfaitrice doit être confié à un personnage appelé épignoma, qui semble bien être non pas un membre de la synodos, mais un magistrat de la cité, laquelle intervenait pour faire respecter les décisions des prêtres d’Asclépios.

75Rares par ailleurs dans notre documentation sont les femmes qui assument une magistrature ou une liturgie en dehors d’un contexte religieux : la situation dans le Péloponnèse d’époque impériale est à cet égard différente de celle que connaissent à la même époque d’autres régions, notamment l’Asie Mineure dont on voit qu’elle constitue une référence privilégiée pour les études qui traitent des élites féminines dans les cités grecques d’époque hellénistique et romaine137 - même s’il apparaît que la participation des femmes à la vie publique était en fait très limitée, la présence féminine sur la scène publique et politique relevant en fait, si l’on suit les analyses de R. van Bremen138, de stratégies familiales plus ou moins ouvertement affichées à partir du i^er siècle av. J.-C. et orchestrées par les hommes.

76Globalement, donc, dans l’ensemble des grands domaines de la vie civique, si l’on cherche à faire valoir les spécificités que permet de dégager l’examen de la mémoire institutionnelle des cités péloponnésiennes, on est amené à marquer la place particulière occupée par l’Argolide et par Messène, tant dans la sphère politique que religieuse, avec une évolution qui fait apparemment accorder une place plus grande, dans la mémoire des cités, à Messène à partir du i^er siècle. Il ne faut pas négliger non plus la vision que les discours officiels de Mantinée et Tégée transmettent de l’identité politique et religieuse de ces cités et surtout, il faut prendre en compte les fréquentes références à ce qu’on serait tenté d’appeler un « modèle spartiate » qui permet de mesurer l’importance qu’avait prise la culture civique spartiate dans la mémoire péloponnésienne.

L’exemple spartiate

77La position particulière de la cité de Sparte doit être rattachée sans doute au préalable à la question des rapports des cités avec le pouvoir romain et de la place qu’elles peuvent accorder à l’histoire romaine dans leur mémoire139.

78Le rôle de Sparte pendant la guerre d’Achaïe lui a permis d’être traitée favorablement par Mummius et les dix commissaires et l’on sait par Plutarque140 que c’est à la suite d’une démarche auprès des Romains que les Lacédémoniens purent recouvrer leur constitution ancestrale (qui avait été abolie par Philopoimen) et la restaurer « dans la mesure où ils le pouvaient après tant de maux et une période de corruption si grande ». Sparte, cité libre, conserva une pleine autonomie locale qui lui permit de jouer un rôle dans les relations entre cités du monde grec à cette époque en même temps qu’elle développa ses liens de patronage avec les grandes familles de l’aristocratie romaine141.

79Les bonnes relations de Sparte avec Octave (le futur Auguste) se trouvèrent renforcées en 38 av. J.-C. par le mariage d’Octave avec Livie qui était rattachée par naissance et par son premier mariage aux Claudii, patrons de Sparte. Par ailleurs, l’étude du monnayage de Sparte a montré que les 29 émissions qu’on datait jusqu’alors de la période 146-30 av. J.-C. appartenaient toutes aux décades 50-30 av. J.-C, près de la moitié se situant dans les années 30, ce qui laisse supposer que le renouveau du monnayage Spartiate après le milieu du siècle était une réponse à la demande romaine de fonds142.

80À plusieurs reprises, Pausanias signale les remaniements politiques opérés par Auguste en faveur de Sparte : il rappelle ainsi que Cardamylé, séparée de la Messénie par Auguste, fut soumise aux Lacédémoniens de Sparte143 et, ailleurs144, il fait allusion à la partie de la Messénie adjointe par Auguste à la Laconie, dans la direction de Gérénia et à la frontière entre cette région et la Messénie145 et signale que d’autres actions d’Auguste (rattachement des Messéniens de Pharai à la Laconie, don de Thouria aux Lacédémoniens de Sparte146) doivent trouver leur justification dans le souci d’Auguste de récompenser les Lacédémoniens qui furent les seuls, en Grèce continentale, avec Mantinée, à ne pas prendre le parti d’Antoine à Actium.

81Nul doute que ces conditions historiques ont contribué à favoriser le fonctionnement de la vie politique, même si l’on a pu noter147 que le maintien des institutions à Sparte était plus apparent que réel, malgré la survivance des éphores et des gérontes, ou même la référence à la rhétra dans un décret de consolation de l’époque de Trajan148.

82Force est de constater néanmoins l’influence de Sparte comme modèle institutionnel et de souligner le rôle joué ainsi par des fonctions spécifiquement doriennes. C’est le cas des gérantes dont le rôle est évoqué par la formule « conformément aussi au jugement des gérantes » qu’on trouve dans quelques décrets fragmentaires149 : il semble s’agir d’un avis préalable à une décision qui est prise, elle, par le collège des synarchiai, appelé synarchia dans la documentation d’époque impériale, une instance que distingue son caractère oligarchique150.

83Les termes de Boulèl/bouleutes ne sont d’ailleurs pas clairement attestés dans la documentation avant l’époque des Sévères et l’on est tenté de se rallier à l’idée que les séances du « Conseil » devaient être composées des gérontes auxquels s’étaient joints les synarchiai — c’est-à-dire éphores et nomophylaques -, l’ensemble constituant l’instance délibérative et législative principale de la cité romaine151. On aurait donc eu affaire à une « boulè composite », dont les gérantes n’auraient formé qu’une partie, même s’il s’agit de la plus importante numériquement (les listes de magistrats donnent habituellement, outre le secrétaire, 23 gérantes, 5 éphores et 5 nomophylaques).

84Quant aux éphores, ils semblent avoir conservé un rôle important, sinon primordial, dans le gouvernement local. La fonction est attestée à Sparte mais aussi dans les cités de la Ligue des Lacédémoniens durant la basse époque hellénistique, tandis que sous le principat, elle ne se rencontre plus guère que dans les textes de Sparte et de Gythéion, cette dernière cité gardant la mémoire du fonctionnement de la Ligue devenue Ligue des Éleuthérolaconiens. Dans deux cursus honorum datés par Spawforth152 de 168-172, une expression apparemment insolite - le « préposé aux innovations » ou « en charge lors des troubles » - pourrait faire référence à des tensions socio-économiques déclenchées par les difficultés financières auxquelles la cité aurait dû faire face à l’époque de Marc Aurèle.

85Depuis le Iv^e siècle av. J.-C, les théoriciens admirent l’équilibre et la stabilité de la constitution Spartiate (qui a servi de modèle en particulier à l’idée d’une « constitution mixte » telle que la présente Polybe au livre VI de ses Histoires). Or, il faut souligner l’importance dans la cité de Sparte de deux catégories de magistrats chargés de « protéger » ou « garder » les lois : les patronomes et les nomophylaques153.

86Ces derniers apparaissent pour la première fois à Sparte sur des émissions monétaires de l’époque du triumvirat, mais la date précise de leur institution n’est pas connue154. Ils sont en tout cas bien attestés dans les cursus honorum et les listes de magistrats155 révélant l’importance qu’on continue d’accorder à une fonction qui était assumée à l’époque classique par la gérousia.

87On notera par ailleurs que les nomophylaques apparaissent comme gardiens des lois dans la définition de la constitution que propose Platon156 dans les développements qu’il consacre à l’établissement des institutions dans la nouvelle cité. Il s’agit de 37 citoyens âgés d’au moins 50 ans, qui occupent cette magistrature pendant 20 ans ou jusqu’à ce qu’ils aient atteint 70 ans et dont l’accession à cette fonction se fait à la suite d’une sévère sélection. Pendant la période transitoire que marque l’instauration de la cité nouvelle s’appliquent des procédures particulières qui donnent un rôle important à la cité Cretoise de Cnossos. L’institution des nomophylaques est la plus déterminante de la cité-État. Si elle ne constitue pas une nouveauté de l’époque impériale, son histoire la rattache plutôt à un idéal aristocratique qui ne renvoie cependant pas à un contexte spécifiquement dorien. On sait en effet par Aristote157 que la garde des lois était confiée dans l’Athènes archaïque à l’Aréopage, jusqu’aux réformes d’Éphialte, ce dernier ayant lui-même créé, si l’on en croit un fragment de Philochore158, un collège de 7 nomophylaques qui auraient eu aussi des fonctions religieuses159 - mais P. J. Rhodes160 estime plus vraisemblable de n’assigner l’institution d’un tel collège qu’à une période précédant de peu 323 av. J.-C.

88À l’époque hellénistique et romaine, les nomophylaques sont attestés à la fois comme collège et comme magistrats individuels, par exemple à Démétrias, Alexandrie, Pergame et Cyrène, où l’on connaît l’existence d’un nomophylakeion161. Les nomophylaques constituent une catégorie importante de magistrats dans la cité d’Abdère, d’origine ionienne (c’est une colonie de Téos), où ils remplacent les timouques à partir du ii^e siècle av. J.-C.162.

89L’existence des patronomes, qu’il faut considérer, vraisemblablement, comme des « Gardiens de la loi et de l’ordre ancestraux », n’est attestée

90- malgré une remarque (erronée ?163) de Pausanias (II, 9, 1) qui attribue l’établissement de ces magistrats à Cléomène III -, que dans la documentation épigraphique d’époque romaine (depuis le i^er siècle av. J.-C), dans le contexte de la vie du gymnase et de l’entraînement éphébique164. A plusieurs occasions, dont aucune n’est antérieure au règne de Trajan, la fonction est associée à celle de gymnasiarque165 et, dans le cas de la patronomie de Publius Memmius Pratolaos qui et Aristoclès, le texte précise que le dédicant est honoré « pour avoir protégé les lois de Lycurgue ».

91Il est intéressant de souligner, à la suite de Spawforth166, le lien possible entre la fonction de patronome et le domaine des Lykourgeia éthè, cette dernière expression devant être comprise comme renvoyant à ïagôgé167.

92Lycurgue lui-même a d’ailleurs été désigné comme patronome éponyme168 :

• dans les cursus honorum : IGV, 1, 45,1. 2-3 et 10-11 ; SEG, 11, 496, 1. 5 ; 497,1.2 :500,1.3 ;
• dans une dédicace à Artémis Orthia de la fin du ii^e ou du début du iii^e siècle :IGV, 1,312,1.7-8 ;
• dans une dédicace du iii^e siècle (IGV, 1, 541,1. 13) adressée par les synarchontes à Publius Memmius Pratolaos qui et Aristoclès, désigné comme « épimélète de la patronomie du dieu Lycurgue, ce dieu étant patronome pour la quatrième fois », et dont le texte précise qu’il a été le premier et le seul à avoir « joint » cette fonction d’épimélète de Lycurgue à sa propre patronomie (1. 14-17169). S’il a joint les deux fonctions successivement, comme le pense P. Veyne170, Pratolaos a donc été lui-même patronome éponyme l’année précédente. P. Memmius Pratolaos s’est donc chargé des tâches de la patronomie éponyme en une année où, sans doute par faute de candidats, les dépenses de cette fonction étaient prises sur les revenus du dieu171 - ce qui s’était déjà produit à trois reprises et était destiné à se reproduire assez souvent. On pense à ce sujet aux occasions, qui ne sont pas rares à l’époque impériale dans les cités du monde grec, où c’est le dieu lui-même qui doit assumer la responsabilité des pratiques cultuelles qui se déroulent dans son sanctuaire, comme ce fut le cas par exemple pour Apollon et son oracle de Claros sous les Antonins.

93Les patronomes formaient un collège de six magistrats, dont l’un était éponyme — à moins que cette définition ne repose sur une interprétation erronée du texte IG V, 1, 48172 et qu’il soit préférable de comprendre que les patronomes étaient assistés de six synarchoi, appelés, dans une inscription du ii^e siècle173, « synarchonr.es de la patronomie174 », d’un secrétaire et d’un hypérétas175. Si l’on accepte la restitution de Kolbe au début d’un catalogue d’éphores176, on notera qu’Hadrien semble également avoir détenu le titre de patronome177 et l’on soulignera le rapprochement possible avec une inscription honorifique de Cythère178 qui désigne l’empereur comme « nomothète et évergète de la cité ». Des patronomes étrangers, en outre, sont attestés à l’époque d’Antonin le Pieux179 : un sénateur éphé-sien, C. Claudius Demostratus Titianus, l’historien A. Claudius Charax de Pergame et un notable de Cyrène, D. Cascellius Aristotelès. Peut-être la fonction de patronome constituait-elle pour ces étrangers un moyen de marquer leur admiration pour le système d’éducation Spartiate.

94L’entraînement éphébique est resté dans la Sparte romaine une institution civique180 contrôlée par des magistrats annuels, dont les mieux connus sont les bidiéens, qui sont, après les gérontes, les éphores et les nomophylaques181, les magistrats les plus fréquemment cités dans la documentation épigraphique, d’Auguste à la fin du règne des Sévères. Les bidiéens182 étaient, d’après Pausanias (III, 11, 2), chargés d’organiser les concours183 pour les éphèbes, en particulier celui du Platanistas. Le nombre de ces magistrats — 5 chez Pausanias — est porté en général à 6 dans la documentation épigraphique184, où ils se trouvent associés aux épreuves des équipes de sphaireis et au concours féminin des Dionysiades. Le nombre semble correspondre aux 6 gynéconomes de IG V, 1, 170 ainsi qu’au nombre de tribus de la Sparte impériale. La présence des bidiéens est attestée pour la première fois à l’époque d’Auguste, en particulier dans les banquets sacrés qui avaient lieu au Phoibaion185. Peut-être s’agissait-il d’une des innovations constitutionnelles de Cléomène III186.

95Une place particulière semble avoir été occupée dans le domaine de l’éducation éphébique par les sphaireis (ce que soulignerait la diversité des endroits où furent retrouvées les inscriptions les concernant), dans un contexte où il est possible de poser le problème de l’existence de subdivisions du corps civique Spartiate, à partir de l’utilisation qui est faite dans les inscriptions des termes ôbai et phylai187. Dans la documentation épigraphique, le terme de phylai n’apparaît que dans un contexte éphébique et athlétique188 et c’est dans ce même contexte qu’il est possible de définir la relation entre ce qui est appelé ôba et la « tribu » : les ôbai ne sont mentionnées que dans les inscriptions concernant des sphaireis, tandis que ces mêmes inscriptions ne mentionnent jamais les phylai. Les phylai, portant les mêmes dénominations que les ôbai entre lesquelles étaient divisés les sphaireis, correspondraient donc à d’autres groupements d’éphèbes. Trois ôbai sont en tout cas bien documentées, celles des Kynoureis, Limnaeis et Pitanatai. S’y ajoutent vraisemblablement : Mesoa, Néopolitai et Amyklaeieis189. Dans le décret d’Amyclées, on relèvera l’intérêt d’une référence (1. 10-11) à une cérémonie religieuse et à un banquet pris en charge par l’ôba, sans doute en liaison avec le sanctuaire d’Alexandra mentionné plus loin. Ces indices, quoique maigres, incitent à conclure à l’existence d’une administration indépendante à Amyclées, assumée par des magistrats spécifiques (notamment les dogmatographoi, qui ne sont pas autrement attestés), tandis que les autres ôbai auront été administrées directement par les magistrats dans la cité de Sparte.

96Deux autres fonctions spécifiquement Spartiates semblent pouvoir être reliées aussi à la catégorie des sphaireis. L’une, celle d’aristindès, est attestée dans une dédicace honorifique et dans un cursus honorum du ii^e siècle190 : il faut peut-être rapprocher le terme de l’adverbe qui signifie « selon le rang, le mérite191 » et comprendre qu’il désigne celui qui a été choisi parmi les meilleurs, c’est-à-dire, dans le contexte des dédicaces de sphaireis où le mot est utilisé, parmi ceux qui se sont distingués dans le domaine de l’agôgé ; l’autre, celle de diabétès, apparaît dans des inscriptions du ii^e siècle192 - principalement des cursus honorum — et dans les dédicaces de sphaireis193 : il semble s’agir d’une fonction à caractère liturgique, destinée à aider au financement de chaque équipe de sphaireis rattachée à une tribu et qui semble avoir été habituellement détenue par des Spartiates au début de leur carrière civique194. La fonction s’inscrirait donc, comme celles de patronome, de bouagos et d’hipparque, dans le domaine de l’entraînement éphébique.

97S’agissant des fonctions liées à l’entraînement éphébique, si l’on excepte la charge de gymnasiarque partout attestée195, dont on sait qu’elle fut instituée dans le courant de l’époque hellénistique, lorsque les cités ont pris en main l’administration des gymnases, et généralisée à la basse époque hellénistique196, il faut citer aussi les bouagoi197 : la fonction ne semble pas attestée avant l’époque flavienne (Domitien) ; en revanche, entre 80 et 240 environ, les dédicaces de bouagoi au sanctuaire d’Artémis Orthia représentent plus des deux tiers des textes conservés. On trouve en outre, attestés par quelques textes isolés, des références à la fonction d’hipparque198, mal connue mais qui aurait présenté un caractère liturgique et s’inscrirait, comme celles de patronome, de bouagos et de diabétès, dans le domaine de l’entraînement éphébique auquel se rattache aussi très vraisemblablement le terme kasen, utilisé dans des listes de magistrats d’époque antonine199 pour désigner un lien de parrainage. Aucune des personnes désignées ainsi dans les inscriptions touchant à la vie publique ne semble avoir exercé aucune des grandes magistratures liturgiques de la cité romaine, sans doute pour des raisons financières.

98Les références à la vie publique qu’introduisent les discours d’éloge de la cité Spartiate contribuent donc à perpétuer le souvenir d’un système éducatif dont il s’avère que le fonctionnement est spécifique de l’époque impériale et contribue à relier la mémoire civique à un fonds de traditions doriennes que cristallise en particulier la figure de Lycurgue200, ce qui explique que Strabon201, dans sa reconstitution de l’histoire de Sparte, prend soin de souligner l’importance du rôle de Lycurgue qui permit aux Doriens installés en Laconie d’affirmer en Grèce une supériorité (hégémonia) qui n’aurait pris fin qu’à l’époque de la suprématie thébaine puis macédonienne.

99Le caractère florissant du système Spartiate ne fait pas de doute à l’époque romaine et traduit un renouveau dont témoigne la documentation épigraphique : l’agôgé était devenue l’expression élaborée d’une certaine spécificité Spartiate, correspondant à l’image que les Spartiates prétendaient donner de leur société - autrement dit, l’agôgé romaine correspondait à l’idéologie civique de l’époque. On remarquera qu’une telle vision, fondée sur l’idée d’une permanence des usages ancestraux, et sur la conviction que l’héritage culturel s’est transmis sans changement, risque de fausser complètement la définition de ce qu’était l’agôgé à ses débuts et de gommer trop vite les ruptures qui jalonnent l’histoire de l’agôgé202. Il ne faut pas négliger notamment le fait qu’à l’époque de la seconde Confédération achéenne, Sparte fut contrainte de suivre un modèle d’éducation achéen (imposé par Philopoimen en 188 av. J.-C.) et subit vraisemblablement une atteinte générale dans le domaine de ses institutions — les institutions Spartiates avaient d’ailleurs déjà connu des transformations sous le règne de Cléomène III : abolition de l’éphorat et limitation des pouvoirs de la gérousia, avec en particulier création d’un magistrat appelé patronomos.

100S’il n’est guère aisé de fixer avec précision la date de restauration de l’ancien système, bien qu’on puisse être enclin à la situer au lendemain de la conquête romaine, en 146 av. J.-C.203, on soulignera cependant la place donnée dans la mémoire Spartiate à des fonctions civiques qui sont en rapport direct avec les « Lois de Lycurgue », comme en témoignent les allusions au « patronage » (prostasia) des Lykourgeia éthè dans des dédicaces datées de la fin du II^e ou du début du iii^e siècle204, ainsi que la mention d’avocats de ces mêmes « Lois » dans un cursus honorum et dans un catalogue de magistrats datés du ii^e siècle205. La mention de didascaloi attachés spécifiquement aux « Lois de Lycurgue », attestée par une dédicace qu’ont offerte ces magistrats au fils d’un sénateur romain sous le règne de Marc Aurèle ou des Sévères206, permet de supposer l’existence d’un enseignement dispensé aux éphèbes, sans doute dans le domaine de l’histoire et des traditions Spartiates207. Une inscription honorifique spartiate, vers la même époque208, évoque les qualités dont le dédicataire a fait preuve « dans le domaine des Lois ancestrales de Lycurgue », tandis qu’une dédicace honorifique atteste, toujours au iii^e siècle209, l’existence d’un exégète des Lykourgeia éthè. Cet attachement à un idéal traditionnel déborde même le cadre chronologique de notre étude, puisque telle inscription de Sparte en l’honneur d’un proconsul d’Achaïe, datée du début du Iv^e siècle210, met le dédicataire au même rang que Lycurgue, « pour son caractère et pour ses actes » et nous apprend qu’on lui a élevé une statue au théâtre de Sparte, « près de Lycurgue211 ».

101Or, les spécificités laconiennes que met en évidence la mémoire institutionnelle des cités ne concernent pas seulement le domaine de l’éducation. Il apparaît en effet que certaines fonctions relevant du domaine de la vie judiciaire et financière ne sont connues que par la documentation spartiate (essentiellement des cursus honorum des II^e-iii^e siècles) : trois de ces textes, datés du ii^e siècle212, mentionnent des personnages qui ont exercé les fonctions de dikastagôgoi, c’est-à-dire qui ont été chargés de rencontrer et d’escorter jusqu’à leur cité d’origine les juges auxquels Sparte avait fait appel213.

102Plusieurs textes214 attestent au ii^e siècle l’existence d’avocats civiques (syndikoi) qui étaient envoyés devant l’empereur ou le gouverneur pour plaider une cause où la ville était engagée215. Il faudrait mentionner enfin l’existence d’un « Juge pour Cythère », attestée au ii^e siècle par le cursus honorum d’un des membres influents de la famille des Iulii216. À la même époque, un fragment de cursus honorum et une inscription honorifique217 se réfèrent à la fonction de damosiomastas, où il faut voir peut-être l’équivalent de mastros, un titre que portaient des magistrats financiers à Pellène, Rhodes, Delphes et Lindos218.

103Dans la sphère agonistique et religieuse, on notera la mention, dans des cursus honorum Spartiates du ii^e siècle219, de la fonction de synthytès, qu’il faut entendre ici, compte tenu de la mention, dans deux de nos textes, des Actia (de Nicopolis220) et du concours de Naples, comme celle de délégué envoyé par la cité de Sparte pour « s’associer aux sacrifices221 » dans le cadre de concours célébrés par des cités étrangères.

104Il vaut la peine de relever une fois encore l’originalité de certaines fonctions exercées par des femmes, en faisant remarquer, à la suite de Spawforth222, que, dans la vie publique, c’est seulement dans le domaine des cultes civiques que les femmes de l’aristocratie locale pouvaient occuper une position prépondérante : on peut prendre l’exemple de Xénocratia223, membre de la famille des Memmii, connue par plusieurs dédicaces qui relient le personnage à l’Éleusinion de Sparte (Kalyvia Sochas), un sanctuaire qui devait « regorger224 » de statues de femmes vers le milieu du iii^e siècle.

105C’est dans le domaine de la vie religieuse qu’apparaît le terme agora-chos pour désigner une magistrature féminine attestée seulement dans deux inscriptions honorifiques de Sparte, datées des II^e-iii^e siècles225 : les deux personnages féminins concernés sont des prêtresses qui portent en outre un titre plus répandu mais lui aussi limité apparemment à la société spartiate et messénienne, celui de thoinarmostria qu’on peut traduire par « ordonnatrice de banquet ». La plupart des inscriptions226 concernent des prêtresses Spartiates, mais l’on rencontre le titre dans le texte relatif aux mystères d’Andanie227 ainsi que dans une inscription trouvée sur l’agora de Messène228 : le lien explicite de plusieurs de ces textes avec l’Éleusinion de Sparte, à Kalyvia Sochas, laisse penser que cette fonction est à mettre particulièrement en rapport avec le culte de Déméter et Coré en Laconie et Messénie, en tout cas dans le contexte des ii^e-iii^e siècles, auquel appartiennent la plupart des documents. On a vu dans cette fonction une « liturgie », assumée par des femmes de l’aristocratie locale229 dont le rôle aurait été de préserver une conduite décente parmi les dîners de femmes lors des banquets rituels tenus dans le sanctuaire. Relevant du même champ sémantique que le verbe qui signifie « ajuster », en rapport avec la fonction des harmostes, ces gouverneurs que Sparte avaient établis dans les cités qui lui étaient soumises au iv^e siècle av. J.-O, après la guerre du Péloponnèse, la fonction de thoinarmostria donne à l’expression de la mémoire civique une connotation morale bien en accord avec les idéaux traditionnels de la société lacédémonienne, dans un domaine touchant à la fois à la vie religieuse et aux pratiques éducatives dont il faut sans doute d’ailleurs aussi rapprocher la mention, dans l’un de ces textes230, d’une autre fonction qui pourrait avoir concerné la direction des amphitaleis231 une institution aussi bien grecque que romaine en vertu de laquelle on accordait la préférence, en matière de fonctions religieuses réservées aux enfants, à ceux qui avaient encore leurs deux parents.

106A l’époque des Sévères, une réticence qu’il est possible de déceler chez les Spartiates de rang sénatorial à exercer les magistratures et liturgies civiques témoigne peut-être d’un « changement d’atmosphère dans la politique locale232 », qui apporterait aussi une explication à l’attribution répétée du patronomat au dieu Lycurgue (à 8 reprises entre 221 et 240, contre 3 fois entre ca. 140 et 221), moyen pour la cité de recourir aux revenus du culte de Lycurgue pour financer cette magistrature.

107Une interprétation globale des composantes « politiques » de la mémoire civique, telles que permet de les appréhender l’étude de la mémoire institutionnelle à l’œuvre dans les discours d’éloge et les catalogues de magistratures aboutit à souligner la place dominante de Sparte où les élites locales, à partir surtout de l’époque flavienne, ont pris soin d’entretenir le souvenir de magistratures et liturgies dont la spécificité donne à l’image de Sparte un relief particulier dans la mémoire des cités péloponnésiennes. Rares sont en tout cas, dans l’ensemble de la documentation, les textes qui gardent le souvenir d’institutions et de traditions en rapport avec d’autres cités : on ne peut guère mentionner, à cet égard, qu’Argos et Épidaure, Élis et Messène et souligner le souci qu’ont eu ces communautés d’inscrire dans leur mémoire les références à certaines fonctions liées à la vie politique et religieuse des cités.

De qui est la mémoire ?

108Le choix des références qui structurent la mémoire politique des cités peut-il être mis en rapport avec l’identité de ceux qui président à l’élaboration des discours officiels où cette mémoire prend forme ? L’identité en question est souvent collective : dans la plupart des cas, la mémoire est celle de « la cité » en général et mainte formule où l’ethnique se trouve explicitement affirmé semble pouvoir être interprétée comme référence formelle à l’expression d’une volonté communautaire, une manière pour la cité de continuer à affirmer qu’elle se perçoit à la fois comme lieu géographique et comme communauté, selon des principes que l’on trouve à l’œuvre dès les débuts de l’histoire des cités233. Mais le contexte d’une vie civique dominée par l’action des notables rend ces expressions ambiguës : n’y a-t-il en fait de mémoire que celle que s’efforcent de perpétuer les élites locales ? Faute de pouvoir vraiment, dans les textes, remonter à ce qui serait l’expression d’une identité communautaire, une mémoire de la cité toute entière et pas seulement des élites, je m’attacherai plus particulièrement aux documents qui émanent de collectivités particulières, clairement identifiables, dont le tableau ci-dessous regroupe les occurrences.

Tableau 6 : Formes d’expression de la mémoire civique : les catégories de dédi.cants

109Note 234234

110Note 235235

111Un tel tableau fait apparaître la triple dimension — politique, religieuse et agonistique - du contexte auquel se rattache l’expression d’une mémoire civique prise en charge par une partie de la cité ou par un groupement de cités.

112Plusieurs des textes émanent des différents koina qui s’étaient constitués au cours de la période236 : le koinon des Achéens et le synédrion panachéen, mais aussi des regroupements spécifiques, qui s’étaient formés à l’échelle d’une région - les Éleuthérolaconiens237 ou le koinon des Arcadiens - et qui trouvent dans les discours d’éloge dont ils sont les dédicants aux premiers siècles de l’empire, un moyen de faire valoir leur existence comme composante d’une identité civique qui s’affirme au niveau régional ou à l’échelle de la « province ».

113Sur le plan du fonctionnement « politique » des cités, on notera les références au rôle tenu par différents Conseils : en association avec le peuple, en Argolide essentiellement, mais aussi à Mantinée et Tégée, dans la partie donc de l’Arcadie qui jouxte l’Argolide, ou encore dans la cité messénienne de Kyparissia. Les mentions explicites du rôle tenu par le démos seul ne concernent qu’Argos et Hermioné. À Olympie, les documents inscrivent dans la mémoire éléenne la place tenue par la Boulè d’Olympie, une instance dont le domaine d’intervention concernait essentiellement la consécration de statues honorifiques238 et dont l’action apparaît étroitement liée à l’affirmation d’une identité éléenne.

114L’examen du rôle des classes d’âge permet de souligner l’intrication des composantes politique et sociale de l’identité civique et de faire valoir, dans notre documentation, la spécificité de quelques cités. À Argos, Sparte, Messène et Tégée, il est possible en effet de faite ressortir le rôle que joue dans la mémoire civique la gérousie, une institution qui avait déjà sa place, quoique apparemment limitée239, dans la vie institutionnelle des cités grecques d’époque classique et hellénistique, mais qui connaît une expansion particulière durant l’époque impériale240 et apparaît comme une composante importante de l’identité à la fois politique et sociale des cités, telle que l’exprime en particulier l’organisation du corps civique masculin en classes d’âge :paides (jusqu’à 16 ans), éphèbes (entre 17 et 19 ans environ), néoi (environ 19-25 ans), poleitai (citoyens d’âge mûr) et gérontes (hommes âgés, au-dessus d’un certain âge). En ce qui concerne les néoi et surtout les gérantes, on peut d’ailleurs souligner, à la suite de Ch. Roueché241, qu’ils apparaissent régulièrement dans un contexte semi-politique : ils sont associés à la Boulè et/ou au démos dans les inscriptions honorifiques et ont un champ d’activité qui semble lié au gymnase ; ils ont leur place dans les cérémonies publiques, par exemple lors des processions organisées par la communauté civique, comme en témoigne notamment, à Gythéion, la procession organisée dans le cadre de la célébration du culte impérial à l’avènement de Tibère242.

115De fait, c’est dans les mêmes cités déjà mentionnées plus haut que l’on perçoit le mieux l’attachement à des structures sociales qui font la part belle aux activités du gymnase et à l’éducation des jeunes : tel est le cas d’associations spécifiques, comme celles des Delphidastai et des Léeitai à Argos, des hippotrophoi et néôteutoi à Messène ou des didascaloi chargés des « Lois de Lycurgue » à Sparte. Mais surtout, la documentation fait apparaître la permanence dans certaines cités, particulièrement à Argos, Sparte et Messène, de l’organisation en tribus dont on sait qu’elle servait de cadre aussi à l’organisation éphébique, comme en témoignent des listes d’éphèbes. C’est d’ailleurs dans des textes émanant de tribus243 qu’on trouve des allusions détaillées aux gestes de générosité des dédicataires accomplis dans le cadre de la vie du gymnase.

116À Messène, les cinq tribus qui accueillaient les éphèbes avaient tiré leurs noms de héros rattachés aux Héraclides : Aristomachis, Hylleis, Cresphontis, Daiphontis et Cléolaia. Mais il existait peut-être une sixième tribu244, composée d’étrangers, en particulier de Romains, comme l’attesterait un catalogue éphébique de 60 apr. J.-C, organisé en fonction des 5 tribus messéniennes, avec l’ajout de xénoi245. À Argos, il existait quatre tribus246, chacune attestée dans la documentation épigraphique d’époque impériale : trois (Hylleis, Dymanes et Pamphyloi) renvoient à des figures héroïques masculines et correspondent au système tripartite dorien traditionnel, mais l’une, celle des Hyrnathioi247, se rattache à une figure héroïque féminine, Hyrnetho (Hyrnatho), fille de Téménos et femme de Deiphontès. À Sparte, les éphèbes étaient répartis à l’époque impériale en fonction des subdivisions qui n’étaient plus celles des anciennes tribus gentilices (Dymanes, Hylleis et Pamphyliens), mais correspondaient à une organisation territoriale fondée sur l’ancien système des ôbai (Pitanatai, Mesotai, Limnaeis, Kynoureis et Amykléiens), parvenues au nombre de six grâce à l’adjonction des Néopolitai, les « Nouveaux Citoyens », peut-être dès la fin du iii^e siècle av. J.-C.248. L’institution éphébique était civique et supervisée par la cité, avec l’aide de magistrats spécifiques249.

117Les catégories sociales que représentent les associations ou les groupes dont on voit qu’ils sont partie prenante dans la construction de la mémoire civique ne sont autres bien sûr que celles qui composent l’élite des cités — rares du moins sont les textes dont les dédicants soient des artisans ou des commerçants par exemple250 : de ce point de vue, la combinaison de l’histoire des représentations et de l’histoire sociale des cités du Péloponnèse permet de conclure que ce sont les élites locales d’Argolide, de Laconie et de Messénie qui, plus que d’autres, ont réussi à transmettre une spécificité. Dans l’ensemble, l’effort de mémoire que traduisent ces textes témoigne ainsi, de la part de groupes qui ne sont qu’une subdivision de la cité ou composent des ensembles constitués à plus large échelle, d’une volonté d’affirmer une forme d’identité politique où les Romains sont parfois partie prenante.

Mémoire grecque/pouvoir romain

118De fait, dans les inscriptions honorifiques des cités, la mémoire institutionnelle définit un horizon politique dans lequel, compte tenu de la réalité de l’Empire administré par un pouvoir central romain, il importe de mesurer la place qu’occupent les autorités romaines.

119Il ne s’agit pas ici d’envisager tous les témoignages concernant la présence romaine dans les cités du Péloponnèse à partir de la deuxième moitié du ii^e siècle av. J.-C. ni d’intégrer par conséquent à l’analyse tous les éléments qui permettraient de mener une étude prosopographique complète251, mais d’essayer de mesurer, en se fondant sur les inscriptions honorifiques, la place qu’accordent les cités dans leur mémoire aux différentes formes du pouvoir romain, considéré sous l’angle des fonctions exercées par les Romains ou par certains notables locaux qui se sont tournés vers les carrières plus amples de l’État. Ce faisant, on verra la place accordée dans la mémoire civique à des noms purement latins et on pourra poser la question de savoir si la citoyenneté dans les cités grecques a perdu de son importance du fait de la présence des Romains et de leur participation à la politique des cités. Il est possible aussi d’aborder la question de la « culture politique » dont témoigne l’attitude des communautés civiques face au pouvoir romain et de s’interroger en particulier sur l’existence ou non d’un consensus dans l’expression du loyalisme à l’égard du pouvoir impérial252 : l’institution et la célébration d’honneurs pour le Prince étaient un moyen de s’attirer la reconnaissance du pouvoir et de jouer un rôle dans la société impériale, tout en se définissant comme sujets. Dans le cas de Mytilène, Rowe met l’accent sur le rôle joué par les élites locales (Théophanès et Potamon), tel qu’il apparaît dans la documentation épigraphique. Mais si ces textes permettent peut-être d’évoquer une « révolution dans la conscience de soi » des cités, qui prennent acte de l’importance des notables dans la définition de leur identité politique, il faut se garder de négliger les collusions entre pouvoir romain et élites locales que traduisent ces mêmes textes, empreints d’idéologie aristocratique, et rappeler qu’en dehors des élites, les sentiments à l’égard du pouvoir romain peuvent avoir été différents et engendré des tensions que masque la documentation officielle.

120La prise en compte par les cités dans leurs discours officiels de la présence des Romains et de leur participation à la vie politique revêt deux formes principales, selon qu’il est fait référence explicitement aux différents statuts des Romains impliqués dans la vie civique ou directement à de hauts fonctionnaires auxquels les cités ont jugé bon d’adresser des dédicaces honorifiques, mais en faisant mention de charges politiques qui concernent l’ensemble de la province d’Achaïe.

121Dans le premier cas, trois catégories peuvent être distinguées : les « Romains » (c’est-à-dire les Italiens) « trafiquants » (pragmateuomenoi), que je traduis par « négociants » ; les Romains « résidents » (katoikountes) et les Romains « possédants » ou « possessionnés » (eggaiountes) qui sont évoqués dans les dédicaces des cités ou associés comme dédicants à la cité.

122Le tableau ci-dessous révélera clairement que c’est entre la basse époque hellénistique et l’époque flavienne que les cités affichent un souci de prendre en compte officiellement la présence des Romains, ou plus largement des Italiens, et le rôle que leur permet de jouer leur intégration à la vie locale des cités253.

Tableau 7 : Les Romains dans la mémoire civique (statut socal)

123Note 254254

124On relèvera en particulier qu’à Élis à la basse époque hellénistique, les Romains « possédants » sont associés comme dédicants à la cité d’Élis et au koinon des Achéens, tandis qu’à Pellène, au i^er siècle, ce sont les Romains « résidents » qui sont associés à la cité dans une dédicace en l’honneur de P. Caninius Agrippa.

125Un second classement fera apparaître cependant la place accordée au pouvoir romain (en dehors du culte impérial) et aux fonctions politiques romaines (détenues par des Romains ou des notables locaux d’origine grecque) dans les inscriptions honorifiques des cités (y compris les textes approuvés par le Conseil de la cité) :

Tableau 8 : Les Romains dans la mémoire civique (fonctions politiques)

126Note 255255

127Note 256256

128Note 257257

129Note 258258

130Du ii^e siècle av. J.-C. à l’époque flavienne, on relève la place que certains personnages marquants de la politique romaine ont acquise dans la mémoire de quelques cités : si l’on excepte le cas des Romains secourables de Gythéion et le consul Marius à Argos, la documentation met en valeur, dans cette question des rapports avec le pouvoir romain à l’époque tardo-hellénistique et au i^er siècle, les cités d’Élis et de Messène, dans les régions donc qui ont été touchées le plus directement par la conquête romaine. À partir des Antonins, on constate un élargissement du cercle des cités qui donnent une place dans leur mémoire officielle aux titres et aux carrières des hauts dignitaires romains. Or, dans cet ensemble, il est possible de faire valoir quelques particularités.

131Un lien entre culture et exercice du pouvoir romain dans les cités apparaît en particulier dans les textes de Tégée et de Trézène, approuvés par décrets de la cité, en l’honneur d’un philosophe et d’un rhéteur259 qui ont exercé tous deux, au iii^e siècle, la fonction de curateur (logistès) — mais ce lien n’est pas spécifique à l’exercice du pouvoir politique romain, comme l’atteste par exemple un décret du Conseil d’Olympie260, daté de la fin du II^e ou du début du iii^e siècle, en l’honneur d’un sophiste membre du synédrion thessalien et de l’Aréopage à Athènes, une dédicace d’Élis et du Conseil d’Olympie pour un haut dignitaire originaire d’Antioche du Méandre, lui aussi rhéteur et qui exerça au début du iii^e siècle la charge de grand-prêtre du culte impérial d’Asie261 et deux dédicaces corinthiennes d’époque antonine262 en l’honneur de rhéteurs, toutes ces inscriptions honorifiques ayant reçu l’approbation de la cité par décret du Conseil. Il paraît intéressant de rapprocher de ces témoignages la base inscrite en l’honneur d’un Tib. Claudius (datée du i^er siècle263), retrouvée conjointement, dans la grande salle située au sud du bouleutérion de Messène, avec une statue masculine acéphale portant l’himation et représentée avec des rouleaux de papyrus à ses pieds. Il arrive que les dédicataires, dans quelques inscriptions émanant de cités péloponnésiennes, soient honorés exclusivement en leur qualité d’orateurs : ainsi dans une dédicace de Corinthe en l’honneur de l’orateur Peducaeus Cestianos, d’Apollonia, datée du ii^e siècle264, ou dans un texte d’Olympie daté du II^e ou iii^e siècle en l’honneur de Publius Aelius Antonius Crispinus Mètritimos, originaire d’Antioche265 - dans ce dernier cas, il semble que le personnage ait été honoré pour un don ou un service accordé à la cité d’Élis, plutôt que pour un discours délivré lors des concours. L’ensemble de ces textes témoigne du rôle spécifique que les sophistes avaient à jouer dans la vie politique — un rôle qui dépasse souvent le cadre de la cité et répond aux idéaux que définit la littérature politique de l’époque (Plutarque, Dion, Aelius Aristide). Une inscription athénienne du iii^e siècle en l’honneur de l’orateur et écrivain Dexippos266, que l’on peut replacer dans le contexte de l’invasion des Hérules, fournit une bonne illustration de l’idéal selon lequel la maîtrise de la parole est inséparable du courage, l’une et l’autre déterminant la décision politique : l’excellence dans l’action politique apparaît comme la conséquence naturelle de l’excellence dans le discours267.

132À partir de la fin du ii^e siècle, plusieurs de ces discours d’éloge en l’honneur des autorités romaines gardent la trace du fonctionnement d’institutions créées par le pouvoir impérial dans un souci de maintien de l’ordre dans les cités. Il s’agit de chargés de mission impériaux qui interviennent directement dans la vie des cités et dont la nomination remonte, pour certains, à l’époque de la remise en ordre de l’Empire par Vespasien. Parmi ces commissaires impériaux, trois catégories sont à prendre en compte : les correcteurs, les curateurs et les épimélètes.

133La fonction de correcteurs, c’est-à-dire correctores liberarum civitatum (« correcteurs des cités libres »268), est exprimée en grec par les termes diorthôtès ou épanorthôtès, « celui qui redresse, ou réforme ». Il s’agissait de sénateurs de rang prétorien ou consulaire qui présentent leur mission comme une remise en ordre de la situation des cités — ici les cités libres de la province d’Achaïe — liée au souci de l’empereur d’assurer leur équilibre financier et de les laisser hors de la juridiction des gouverneurs. Comme les curateurs, les correcteurs recevaient une mission spéciale de l’empereur qui leur donnait des pouvoirs que n’avaient pas le proconsul et ses légats — l’empereur apparaissant lui-même comme garant du statut des cités libres contre les empiétements du proconsul (désigné par le sénat) - mais au iii^e siècle, le texte d’Élis, dans notre documentation, montre qu’un même personnage pouvait cumuler le proconsulat d’Achaïe et la correcture des cités libres269.

134À Sparte, le pouvoir de décision du corrector est rappelé à la fin d’une dédicace, juste après la mention du rôle joué par le Conseil et le peuple dans le choix d’un patronome, membre d’une famille de Memmii, qui a exercé à plusieurs reprises les fonctions d’« épimélète de la patronomie du dieu Lycurgue ». On notera que le même adjectif « illustrissime » est appliqué au magistrat romain et au Conseil de la cité, bel indice de la façon dont les discours d’éloge, par le vocabulaire, réunissent les axes grec et romain de l’identité politique de la cité.

135Dans notre documentation, les textes qui mentionnent des curateurs270 confirment le fait que jusqu’à Antonin, le recours à cette institution paraît avoir été exceptionnel. Le rôle que jouent dans l’administration locale à partir du ii^e siècle les curateurs des cités (« épimélètes » ou « logistes », c’est-à-dire « vérificateurs des comptes ») est attesté par des textes de Patras, de Tégée et Orchomène en Arcadie, de Trézène et Asiné en Argolide. Il s’agit d’une magistrature extraordinaire confiée à des personnages appartenant à l’ordre sénatorial ou équestre mais étrangers à la cité. A partir du iii^e siècle, ils deviennent les premiers magistrats des villes. A Patras, le personnage concerné est l’historien Charax, détenteur de hautes fonctions politiques vers le milieu du ii^e siècle. Les dédicaces de Tégée et Trézène, au iii^e siècle, ont été toutes deux approuvées par un décret du Conseil et permettent de souligner, ici encore, les liens entre culture et exercice du pouvoir romain. Les textes d’Asiné et d’Orchomène sont des dédicaces de la cité à Septime Sévère, datées par référence à des curateurs.

136On notera en outre qu’il est rare que les discours honorifiques, dans notre documentation, gardent explicitement la trace des titres de chevalier ou de sénateur - l’accès des élites péloponnésiennes à l’ordre équestre s’étant développé pourtant surtout à partir du règne de Claude et, pour l’ordre sénatorial, à partir de Trajan et Hadrien.

137Le titre de « patron » est porté par des personnages éminents271, notamment C. Iulius Euryclès à Épidaure, souvent des magistrats romains, qui peuvent être qualifiés en même temps d’évergètes par les cités272, selon une terminologie qui « n’a rien que de normal », comme le souligne J.-L. Ferrary273, le patron étant par définition un évergète, puisque celui qui accepte la fonction de patron s’engage à rendre service à la cité, mais n’implique pas que les deux termes soient confondus.

138L’idée de « protection » est en outre exprimée par le terme de prostates274 qui implique certes une activité dépensée pour défendre les intérêts de la cité, mais ne désigne plus la relation formelle de patron à client qui fait du « patronat » une réalité spécifiquement romaine. Il s’agit cependant d’un vocabulaire dont l’emploi, bien attesté à l’époque classique, permet, comme pour le vocabulaire de l’éthique étudié dans la première partie, de mesurer une évolution : dans un passage des Mémorables (III, 6) où Socrate explique à Glaucon ce qu’il doit savoir pour pouvoir prétendre devenir le « protecteur » du peuple et son « bienfaiteur », Xénophon prend soin de faire ressortir l’importance des compétences dans le domaine de l’économie et des activités militaires, illustrant l’idée que l’homme politique doit savoir parler des revenus, de la guerre et de la paix275. Comme pour les valeurs qui définissent le comportement évergétique, un glissement s’est donc opéré du domaine militaire au domaine culturel.

139Le titre de « patron » implique des liens de clientèle entre cités et pouvoir romain dont le développement peut répondre à un souci d’étendre l’influence romaine, comme l’atteste en particulier, dans l’onomastique péloponnésienne, la diffusion des Antonii à l’époque d’Antoine. Mais on notera, à la suite de J.-L. Ferrary276, que le patronat a pu être perçu par les Grecs de façon tout à fait positive, non comme une forme de dépendance, mais comme un moyen d’agir auprès du gouvernement romain dans l’intérêt de la cité. Le patronat n’est pas fondamentalement un honneur que décerne la cité (il ne supplante pas en tout cas les honneurs traditionnels qui subsistent à côté de lui), mais un engagement qu’elle obtient des aristocrates romains. Les exemples que permet d’évoquer notre documentation concernent, à la basse époque hellénistique277, Épidaure, Patras, Tégée et le koinon des Achéens. Il faut ajouter à cela un fragment de dédicace de Méthoné d’époque antonine et une dédicace de la Boulè d’Olympie pour un membre de la famille des Claudii, au iii^e siècle. C’est dire que la place occupée dans la mémoire des cités elles-mêmes par ces hauts représentants du pouvoir romain278, en dehors du moins du cadre de la basse époque hellénistique, paraît plutôt restreinte. La fonction de patron était liée au caractère oligarchique du gouvernement sénatorial d’époque républicaine, ce qui explique la raréfaction des mentions de « patronage » à partir du règne d’Auguste et de l’instauration du principat, à caractère monarchique279. Mais la fonction ne disparaît pas pour autant, comme le montre aussi notre documentation : elle est assumée désormais par des notables locaux devenus membres de l’aristocratie impériale.

140Examinées en tant que communautés politiques et lieux de pouvoir, les cités péloponnésiennes révèlent donc un visage oligarchique, qui s’avère plus conforme aux pratiques romaines, et correspond à l’évolution que connaissent en général les cités depuis l’époque hellénistique, sous l’impulsion conjuguée de Rome et des élites locales.