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Deuxième partie. La mémoire « politique »
p. 76-80
Texte intégral
1Le souci de se célébrer soi-même traduit l’existence de nouveaux modèles de la citoyenneté, qui s’expriment à travers la conscience de construire la tradition et la reconnaissance du rôle que jouent les rituels dans la formation de l’identité civique.
2Il faut, à propos de ce thème, renvoyer aux pages que M. Foucault, dans son Histoire de la sexualité1 consacre à ce qu’il nomme la « culture de soi », définie comme pratique à la fois personnelle et sociale, liée à une évolution qui se rattacherait historiquement aux modifications qu’ont subies les règles du « jeu politique ». Ces règles nouvelles auraient entraîné une accentuation de « tout ce qui permet à l’individu de fixer son identité du côté de son statut et des éléments qui le manifestent de la façon la plus visible2 », notamment les gestes de générosité et de magnificence, les conduites de dépense. D’ailleurs, ces conduites de générosité ne sont pas sans faire penser aux conduites de don caractéristiques des pratiques sociales de la société aristocratique homérique - la pratique de la générosité étant dans ce cadre l’un des traits marquants de la mentalité et de la sociabilité aristocratiques.
3C’est pourquoi j’ai tenu, dans la première partie, à faire valoir le lien entre les courants de pensée qui prônent le « souci de soi » et l’importance, dans les éloges que les cités adressent aux évergètes, du vocabulaire destiné à souligner la conformité du comportement des destinataires à un idéal moral relié cependant directement à l’activité civique et aux responsabilités « politiques » : les valeurs et les pratiques que propose la « culture de soi » ne sont pas en opposition avec la vie active ; elles permettent, comme le souligne encore M. Foucault3, qui les relie à une « problématisation de l’activité politique », de fixer les formes et les conditions dans lesquelles une action politique et, plus généralement, l’exercice d’une fonction, seront possibles ou non.
4Plutarque s’inscrit pleinement dans ce courant de pensée marqué par les idées stoïciennes : c’est le cas tout particulièrement dans le traité qu’il adresse au jeune Ménémaque, où l’activité politique est définie comme une « vie » et une « pratique4 », et où il est précisé qu’il s’agit d’un acte personnel pour lequel la naissance et le rang ne constituent qu’un cadre général. Le destinataire du texte de Plutarque incarne bien la situation des aristocrates grecs qui, tout en occupant les premiers rangs dans la vie politique de leur propre cité, n’en doivent pas moins avoir rapport aux « dirigeants » (ceux que les inscriptions appellent hoi hagouménoi à la basse époque hellénistique, hoi hégémones à l’époque impériale5), c’est-à-dire aux autorités romaines (le pouvoir politique est romain6), à l’intérieur donc d’un champ de relations complexes.
5Selon la définition qu’en donne par exemple Pauline Schmitt7, le « politique » peut être compris, de façon générale, comme l’« ensemble des rapports sociaux et des pratiques sociales qui ont trait au pouvoir de prendre des décisions pour la communauté [...] » ; or, aux yeux des Grecs d’époque hellénistique et romaine, la notion revêt un sens et une portée qui permettent de la définir, notamment dans le contexte des royautés hellénistiques, comme « l’art d’établir, de préserver et de défendre un système de domination sociale en accord avec ses propres aspirations ou celles d’un groupe, et de développer et d’utiliser le potentiel social et économique existant à cette fin précise8 » ; mais on peut aussi définir le politique comme « l’art de créer et de préserver des communautés dont les membres sont liés entre eux par des sentiments de loyauté mutuelle », ce qui s’applique tout particulièrement aux cités grecques elles-mêmes, capables d’inculquer aux citoyens ce sens de l’identité qu’on peut considérer finalement comme le facteur principal de la vie politique, et pas seulement comme un phénomène social.
6Quelle est donc la signification civique des discours dans une civilisation où le politique a changé de sens ? Comment redonner aux discours une signification politique ? En quels termes, dans le cadre d’une réflexion sur la mémoire des cités péloponnésiennes, peut-on poser la question de l’adhésion hellénique à la domination romaine et le problème des rapports entre pratiques et culture ou imaginaire politiques ?
7Je prendrai ici comme fil directeur la question de l’articulation entre les traditions9 poliades grecques et les nouvelles réalités politiques romaines, entre le passé historique grec et le présent historique romain - peut-on parler, comme dans le contexte de l’histoire politique d’Athènes à la fin du ve siècle av. J.-C.10, d’une dialectique qui s’instaure entre le passé et le présent et dire que les cités acceptent leur présent à condition de le reporter sur le passé ? —, en conduisant l’analyse selon trois chapitres, à travers lesquels je chercherai à dégager les spécificités péloponnésiennes sans négliger la dimension chronologique.
8La réflexion doit s’inscrire en effet ici dans une chronologie que détermine l’évolution de l’histoire politique des cités, marquée par l’instauration puis le développement de l’Empire romain. Plusieurs paliers significatifs peuvent être ici à nouveau distingués11 :
- la basse époque hellénistique : époque de transformations économiques, politiques et sociales pour les cités grecques qui, depuis l’instauration de la domination romaine en Grèce, sont placées sous l’autorité du gouverneur de Macédoine. L’Achaïe est érigée en « province » à partir de César, mais continue, à l’occasion, de dépendre du gouverneur de Macédoine (en 42 av. J.-C, puis de 30 à 27 av. J.-C).
- ce qu’on peut appeler l’« Empire d’Auguste », de 27 av. J.-C. à 69 apr. J.-C.12 : c’est durant cette période que se fixe, avec quelques vicissitudes, le statut de la « province » d’Achaïe. En 27 av. J.-C, l’Achaïe, avec comme capitale Corinthe, est détachée de la Macédoine ; elle devient province sénatoriale confiée à un gouverneur de rang prétorien et acquiert donc une autonomie administrative. Entre 15 et 44 se produit un réaménagement, peut-être lié à une certaine agitation en Grèce : l’Achaïe et la Macédoine cessent d’être sous contrôle du Sénat et passent sous l’autorité du légat de Mésie. En 67 a lieu la proclamation de Néron par laquelle l’empereur confère l’indépendance aux cités grecques13 - on note en tout cas l’absence de gouverneur d’Achaïe jusque vers 7214 ;
- la période qui va des Flaviens au règne de Trajan (69-117), dont on peut souligner l’homogénéité en ce qui concerne la politique impériale et l’octroi de la citoyenneté15. C’est à l’époque flavienne que la colonie de Corinthe connaît un nouveau dynamisme16. Jusqu’au début du iie siècle enfin, il est notable que, malgré certaines variations de la politique orientale romaine plus ou moins marquée de provincialisation, la frontière extérieure de l’Empire reste fixée sur le Danube et l’Euphrate et que, s’il y a tournant en ce domaine, il est à associer au règne de Trajan qui inaugure une nouvelle politique17 en menant la guerre contre les Daces et les Parthes afin d’annexer de nouveaux territoires ;
- les Antonins depuis Hadrien, dont le règne marque un tournant dans l’histoire de certaines cités comme, par exemple, Corinthe18.
Notes de bas de page
1 III. Le souci de soi, Paris : Gallimard, 1984, p. 112-130.
2 C’est moi qui souligne.
3 Op. cit., p. 119-120.
4 Cf. « Préceptes politiques » Moralia, 798 c-d.
5 Plutarque emploie aussi hoi krattontes ou bien encore hoi kreitones. Sur la question des « gouvernants » romains, cf. Th. Drew-Bear, « Deux décrets hellénistiques d’Asie mineure », BCH, 96, 1972, p. 435-471.
6 Cf. Jacques-Scheid, Rome et l’intégration de l’Empire, p. 251 -269.
7 La cité au banquet, p. 13.
8 Cf. A. Dihle dans A. Bulloch et al. (éds.), Images and Ideologies : Self-definition in the Hellenistic world, Berkeley, 1993, p. 287-295.
9 En réfléchissant à l’attitude des cités vis-à-vis de leur passé, on ne peut éviter de poser la question de la « tradition », avec toutes les ambiguïtés dont la notion est porteuse, au point de pouvoir être qualifiée de « mot-problème » (G. Lenclud, « Qu’est-ce que la tradition ? », dans M. Détienne (dir.), Transcrire Us mythologies. Tradition, écriture, historicité, Paris, 1994, p. 25-44). Dira-t-on que les cités cherchent à promouvoir leur passé en tradition ou qu’elles s’efforcent de le constituer en histoire ? On retiendra surtout l’idée que la tradition peut être définie comme réponse, trouvée dans le passé, à une question formulée dans le présent. C’est le « ressaisissement du passé », non le passé lui-même, qui institue la tradition.
10 Cf. N. Lotaux, La cité divisée, Paris, 1997, p. 273.
11 Voir aussi la chronologie proposée supra, p. 31-32.
12 Cf. CAH2, X, The Augustan Empire (43 B.C.-A.D. 69), 1996.
13 D’après Suétone (Néron, 24), la proclamation fut faite personnellement par Néron aux Jeux Isthmiques, juste avant qu’il ne quitte la Grèce, en 67 apr. J.-C. ou plutôt, d’après une inscription béotienne qui confient le texte du discours (Syll., 814), le 28 novembre 66 à Corinthe : voir M. Holleaux, Études, 1, Paris, 1938, p. 165-185 (où la tournée de Néron est qualifiée de « beau voyage funambulesque ») ; M. D. Campanile, « L’iscrizione neroniana sulla libertà ai Greci », dans B. Vergilio (éd.), Studi ellenistici, 3, Pise, 1990, p. 191-224 ; B. Levy, « When did Nero liberate Achaea— and why ? », dans Achaia und Elis, p. 189-194. On trouvera d’autres références bibliographiques dans Arafat, Pausanias’Greece, p. 140, n. 4. Sut l’impression que fit sut les Grecs la proclamation de Néron, cf. particulièrement Plut., « Sut les délais de la justice divine » = Moralia, 567 f- 568 a.
14 Cf. Sartre, L’Orient romain, p. 44.
15 Cf. Jacques-Scheid, Rome et l’intégration de l’Empire, p. 277.
16 Cf. infra, p. 275-276.
17 Elle sera suivie par Lucius Verus, Septime Sévère et Caracalla qui favoriseront eux aussi par leurs conquêtes cette nouvelle expansion de l’Empire.
18 Cf. D. Engels, Roman Corinth : An Alternative Model for the Classical City, Chicago, 1990, p. 71-74.
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La mémoire des cités dans le Péloponnèse d'époque romaine
Ce livre est cité par
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